Mémoires de la comtesse de Boigne (1921)/Tome III/Appendices/05

Émile-Paul Frères, Éditeurs (Tome iii
De 1820 à 1830.
p. 259-263).

v
Adrien de Montmorency, duc de Laval.
Monsures, 5 Sepbre.

Ma vieille amitié se sent très touchée, très émue des expressions singulièrement tendres et pénétrantes que je viens de lire dans votre lettre du 2. Vous accordez beaucoup d’intérêt et de pitié, à mes nouvelles douleurs. Cet excès de malheur, qui comble la mesures de mes misère, a remué en vous les souvenirs de notre intimité passée. Vous m’adressez de doux reproches que je suis très loin de mal recevoir.

Mais pourquoi ai-je été blessé ? c’est, pour ne rien dissimuler, que, depuis quelques années, notre amitié déjà si vieille, et si intime s’étoit encore resserrée par une confiance sans bornes de ma part. C’est que je vous aimois comme une sœur de mon choix ; c’est que je trouvois en vous, ma chère Adèle, une amie douée de raison, de jugement, de dévouement avec un charme infini dans le commerce de la vie ; il y avoit alors sympathie en toutes choses, en toutes circonstances, entre vous, et moi. Nous étions alors amis dans toute la perfection de ce sentiment.

Ainsi que nos parens nous avoient donné l’exemple de cette union inaltérable, cette seconde génération d’amis me sembloit réunir à la fois ce qu’il y avoit de plus solide, de plus doux et de plus honorable pour le cœur.

Qui donc a changé et bouleversé cet état de choses ? qui a formé de nouvelles amitiés, de nouveaux liens, qui a repoussé nos vieux souvenirs ? ce n’est pas moi. Vous avez raison lorsque vous dites qu’il ne faut pas rompre les vieilles liaisons pour en chercher de nouvelles ; personne plus que moi n’est pénétré de ces puissantes admirables expressions de Shakespeare

« those friends thou hast, and their adoption tried »
« grapple them to thy soul with hooks of steel. »

Je veux répondre à votre procédé avec tendresse, et sans récrimination ; j’irai vous voir incessament ; s’il ne s’agissoit que de vous aimer comme une ancienne connoissance, de m’en tenir à l’agrément de votre esprit, à la distraction d’une des maisons les plus agréables qui existent encore à Paris, ce seroit déjà fait, ou plutôt, je ne vous aurois témoigné aucun dissentiment. Vous n’avez à vous plaindre de mes froideurs que parce que vous étiez placée beaucoup plus intimement dans mon affection, dans mon estime, dans ma confiance ; encore une fois, je le répète, j’irai vous voir à ma 1re  course au val, je vous serrerai la main comme autrefois, et nous essayerons tous deux de fermer cette playe et de guérir cette profonde blessure.

Je retourne demain pour quelques jours à la r. de l’université ; et bien loyalement je vous déclare, ma chère adèle, que j’ai été bien sensible à la lettre [que] je réponds.

Je remets à Mad. Recamier ce mot pour vous, je pars pour Genève, et vous savez les consolations que j’y vais chercher : ne seroit-ce que ce secret, en commun avec moi, notre amitié seroit éternelle, et à l’abri des révolutions ; la France, le pauvre pays pourroit être bouleversée dans ses entrailles que notre vieille amitié fraternelle n’en pourroit être altérée, n’importe la différence de nos couleurs.

Ainsi pardonnez moi ma solitude, et jurez moi amitié ; c’est un serment qui ne sera changé, ni violé par moi.

Adrien.
Samedi 28.


Écrivez à M. Louis Bellanger, poste restante à Genève.

17 mars, Gênes [1831].

Avant hier soir à 11 h. 1/2 lorsque je lisois quelques pages angloises de Walter-Scott pour endormir mes chagrins sans y réussir, est entré dans ma chambre un ambassadeur poudré, de la meilleure compagnie, de doctrine pas si bonne à mon sens, mais si agréable dans les manières et si amical dans les souvenirs, que j’ai joui beaucoup de cette visite inattendue.

Vous pénétrez que c’est d’un de vos amis, ou au moins d’une de vos connoissances que je veux parler ; il alloit en toute diligence là où je l’avois accueilli, il y a cinq ans, avec sa femme et sa famille.

Depuis mon départ de Paris, je n’avois rencontré si bonne, intéressante, instructive conversation ; cet entretien a éclairci, a raffraichi toutes mes idées sur des sujets, des complications bien confuses pour ma pauvre ignorance.

Il est reparti immédiatement en toute diligence pour sa destination.

Il me parait évident que vous êtes trop loyal dans votre cabinet pour ne pas vouloir de guerre, pour en rejetter les horreurs et les chances, à quelque prix que ce soit, pourvû que vous soyez les Maîtres, ce qui peut n’arriver pas ; il est permis de s’en inquiéter.

Vous étiez bien aimable, amical dans votre dniére lettre. Vous vouliez me consoler de choses inconsolables ; ce qui n’est pas dans la puissance humaine. Vous reverrais-je dans quelques semaines, quelques mois ? Je ne le sais. Toujours, et dès ma jeunesse, j’ai eu horreur des injures et des outrages qui ne peuvent se venger avec l’aide d’un seul bras ; me garantirez vous le repos dans la dignité ? dans toute l’Europe, je puis voyager. Mon nom, j’ose le dire, est un noble passeport, ma conduite une bonne lettre de recommandation ; avec ces deux choses, je puis aller, séjourner dans toutes les monarchies de tous les tempéramens, comme dans les 22 républiques de la Suisse ; je trouve ma place au 1er rang de la société, à Genève, comme à Londres, Vienne, Rome, etc. Chez nous, il n’y a rien de cela ; ce nom et cette conduite, c’est un soupçon, c’est une surveillance, une perquisition.

Dieu m’est témoin que les nobles inconveniens, les dangers, je ne les appréhende pas.

En vérité, je ne sais si ce n’est pas une inconvenance, un mal-à-propos de causer ainsi tout haut, et de vous importuner de mes irrésolutions ; quoiqu’il en soit, c’est la franchise de l’amitié ; et la mienne est de si vieille date et de si bonne trempe que vous n’avez jamais pû recueillir un plus sincère hommage. ;

Je m’étonne que notre amie Juliette ne m’envoie jamais un souvenir ; je m’en sens plus humilié que blessé, puisqu’enfin j’étois le plus ancien de ses amis ; j’ai souvenance d’une petite lettre sans réponse au commencement de l’année.

Mille complimens à Poz… ; j’avais vû son neveu à Florence, aimé et goûté dans la meilleure compagnie.


25 mai, Milan [1831]

Une lettre du 17 que je reçois à l’instant de Caroline m’informe de l’objet d’une course qu’elle fesoit à Paris pour donner à votre pauvre père un témoignage de son intérêt à sa profonde douleur. Cette douleur, ma chère amie, est également la vôtre ; et qui sait mieux que moi en mesurer l’étendue, et apprécier tout ce qu’elle renferme d’amertume ! une mère dont jamais vous ne vous étiez séparée ; la famille la plus unie, la plus dévouée, la plus intimement dévouée les uns envers les autres qui exista jamais ! je connois donc tout ce que vous devez souffrir, tout le poids de cette insupportable douleur, tout ce que le ciel a réservé de chagrins pour les vieux jours de votre si bon et si vénérable père. Veuillez lui offrir les intimes hommages de ma vieille amitié héréditaire ; je sens pour lui ce que sentiroit mon angélique Mère, si elle étoit encore sur cette terre ; dans toutes les circonstances qui nous brisent le cœur, nous devons les partager ; nous aimer beaucoup enfin, par la raison que les sentimens prennent une double force lorsqu’ils sont transmis de génération en génération.

Voilà, ma très chère Adèle, l’expression des 1ers mouvements que produit dans mon âme si ouverte à toutes les émotions douloureuses la lettre de Caroline. Veuillez, je vous en conjure, vous en pénétrer, et offrir aussi à votre frère les assurances de toute ma sensibilité.

Le 4 de ce mois, je vous répondois, et je vous disois les alarmes que me causoit la poitrine de mon petit compagnon. C’est cette cruelle maladie qui nous retient ici depuis 5 semaines ; il est en convalescence à présent ; le médecin très habile se flatte que la playe au poumon est cicatrisée ; nous espérons pouvoir nous mettre en route dans une 12aine de jours. Nous voyagerons lentement avec les plus excessives précautions ; nous irons d’abord séjourner à Lausanne ; c’est là que je vous demande une réponse ; vous ne la refuserez pas à une vieille amitié qui sympathise si étroitement avec vos chagrins. À Lausanne, je prendrai mes dernières résolutions, c. à. d. des résolutions pour quelques semaines, quelques mois ; ce n’est pas la moindre des peines que de vivre toujours dans le doute, et d’user sa vie dans l’incertitude du lendemain.

Les papiers fois annoncent que leur héros est parti pour Genève. Je n’apprends pas que Juliette ait encore prit ce parti. Mais quel est l’établissement que va former son ami ? et de qui le compose-t-il ? son génie et sa femme ne lui suffisent pas. C’est sans doute à la campagne qu’il va le poser, on m’avoit parlé de Coppet ; cela n’appartient-il pas à la veuve d’Auguste ?

J’ai vu des arrivans de Vienne qui disent des merveilles de votre ami Marm., de ses habitudes avec un jeune homme de 20 ans, et de ses intimités avec un ministre de Po. Il y a là dedans plus de diplomatie que d’affection.

Adieu, chère et malheureuse amie ; quelque soit votre sort et le mien, je ne cesserai de vous aimer de la tendresse la plus fraternelle.