Mémoires de la comtesse de Boigne (1921)/Tome II/VI/Chapitre V

Émile-Paul Frères, Éditeurs (Tome ii
1815. — L’Angleterre et la France de 1816 à 1820.
p. 172-184).


CHAPITRE v


Lord Castlereagh. — Lady Castlereagh. — Cray Farm. — Dévouement de lady Castlereagh pour son mari. — Accident et prudence. — Soupers de lady Castlereagh. — Partie de campagne chez lady Liverpool. — Ma toilette à la Cour de la Reine. — Beauté de cette assemblée. — Baptême de la petite princesse d’Orléans. — La princesse de Talleyrand. — Elle consent à se séparer du prince de Talleyrand. — La comtesse de Périgord. — La duchesse de Courlande. — La princesse Tyszkiewicz. — Mariage de Jules de Polignac.

J’ai déjà dit que je n’avais eu aucune connaissance détaillée des affaires par mon père. Je n’en ai su que ce qui est assez public pour qu’il n’y ait point d’intérêt à le raconter. Chaque semaine, il recevait deux courriers de Paris toujours chargés d’une longue lettre particulière du duc de Richelieu. Il lui répondait aussi directement, de sorte que les bureaux et la légation n’étaient pas initiés au fond de ces négociations dont le but, pourtant, était patent pour tout le monde. Il s’agissait d’obtenir quelque soulagement à l’oppression de notre pauvre patrie. Le cœur du ministre et de l’ambassadeur battaient à l’unisson ; leur vie entière y était consacrée.

Lord Castlereagh était un homme d’affaires avec de l’esprit, de la capacité, du talent même, mais sans haute distinction. Il connaissait parfaitement les hommes et les choses de son pays ; il s’en occupait depuis l’âge de vingt ans ; mais il était parfaitement ignorant des intérêts et des rapports des puissances continentales.

Lorsqu’à la fin de 1813 une mission, confiée à Pozzo, l’attira au quartier général des souverains alliés, il savait seulement que le blocus minait l’Angleterre, qu’il fallait abattre la puissance en position de concevoir une pareille idée, ou du moins la mettre hors d’état de la réaliser, et que l’Autriche devait être l’alliée naturelle de l’Angleterre. Il n’en fallait pas davantage pour le livrer à l’habileté du prince de Metternich. Lord Castlereagh est une des premières médiocrités puissantes sur laquelle il ait exercé sa complète domination.

Toujours et en tout temps les affaires anglaises se font exclusivement par les anglais et à Londres ; mais, pour tout ce qui tenait à la politique extérieure, Downing Street se trouvait sous la surveillance de la chancellerie de Vienne ; et je crois que cette situation s’est prolongée autant que la vie de lord Castlereagh.

Lorsque je l’ai connu, il ne donnait aucun signe de la fatale maladie héréditaire qui l’a porté au suicide. Il était, au contraire, uniformément calme et doux, discutant très bien les intérêts anglais, mais sans passion et toujours parfaitement gentlemanlike. Il parlait assez mal français ; une de ses phrases habituelles dans les conférences était : « Mon cher ambassadeur, il faut terminer cela à l’aimable » ; mais, si le mot était peu exact, le sentiment qui l’inspirait se montrait sincère.

Lord Castlereagh avait une grande considération pour le caractère loyal du duc de Richelieu, et la confiance qu’il inspirait a, partout, facilité les négociations dans ces temps de néfaste mémoire.

J’avais connu lady Castlereagh assez belle : devenue très forte et très grasse, elle avait perdu toute distinction en conservant de beaux traits. Elle avait peu d’esprit mais beaucoup de bienveillance, et une politesse un peu banale sans aucun usage du monde.

Au congrès de Vienne, elle avait inventé de se coiffer avec les ordres en diamants de son mari et avait placé la jarretière en bandeau sur son front. Le ridicule de cette exhibition l’avait empêchée de la renouveler, et les boîtes, que les traités faisaient abonder de toutes parts, fournissaient suffisamment à son goût très vif pour la parure et les bijoux. Toutefois, il était dominé par celui de la campagne, des fleurs, des oiseaux, des chiens et des animaux de toute espèce.

Elle n’était jamais si heureuse qu’à Cray où lord Castlereagh avait une véritable maison de curé. On descendait de voiture à une petite barrière qui, à travers deux plates-bandes de fleurs communes, donnait accès à une maison composée de trois pièces. L’une servait de salon et de cabinet de travail au ministre, l’autre de salle à manger, la plus petite de cabinet de toilette. Au premier, il y avait trois chambres à coucher : l’une appartenait au ménage Castlereagh, les deux autres se donnaient aux amis parmi lesquels on comptait quelques ambassadeurs. Mon père a été plusieurs fois à demeure, pendant quelques jours, à Cray farm ; il m’a dit que l’établissement n’était guère plus magnifique que le local.

Lady Castlereagh avait le bon goût d’y renoncer à ses atours. On l’y trouvait en robe de mousseline, un grand chapeau de paille sur la tête, un tablier devant elle et des ciseaux à la main émondant ses fleurs. Derrière cette maison, dont l’entrée était si prodigieusement mesquine mais qui était située dans un charmant pays et jouissait d’une vue magnifique, il y avait un assez grand enclos, des plantes rares, une ménagerie et un chenil qui partageaient, avec les serres, les solitudes de lady Castlereagh.

Jamais elle ne s’éloignait de son mari. Elle était près de son bureau pendant qu’il travaillait. Elle le suivait à la ville, à la campagne ; elle l’accompagnait dans tous ses voyages ; mais aussi jamais elle ne paraissait dérangée ni contrariée de quoi que ce fût. Elle passait les nuits, supportait le froid, la faim, la fatigue, les mauvais gîtes sans se plaindre et sans même avoir l’air d’en souffrir. Enfin elle s’arrangeait pour être le moins incommode possible dans la présence réelle qu’elle semblait lui imposer. Je dis semblait, parce que les plus intimes croyaient qu’en cela elle suivait sa propre volonté plus que celle de lord Castlereagh. Jamais, pourtant, il ne faisait la moindre objection.

Avait-elle découvert quelque signe de cette maladie, qu’une si affreuse catastrophe a révélée au monde, et voulait-elle être présente pour en surveiller les occasions et en atténuer les effets ? Je l’ai quelquefois pensé depuis. Ce serait une explication bien honorable de cette présence persévérante qui paraissait quelquefois un peu ridicule et dont nous nous moquions dans le temps. Quoi qu’il, en soit, jamais lady Castlereagh ne permettait à son mari une séparation d’une heure, et cependant on ne l’a point accusée de chercher à exercer une influence politique. J’ai été témoin d’une occasion où elle montra beaucoup de caractère.

Parmi tous ses chiens, elle possédait un bull-dog. Il se jeta un jour sur un petit épagneul qu’il s’apprêtait à étrangler lorsque lord Castlereagh interposa sa médiation. Il fut cruellement mordu à la jambe et surtout à la main. Il fallut du secours pour faire lâcher prise au bull-dog qui écumait de colère. Lady Castlereagh survint ; son premier soin fut de caresser le chien, de le calmer. Les bruits de rage ne tardèrent pas à circuler ; elle n’eut jamais l’air de les avoir entendus. Le bull-dog ne quittait pas la chambre où lord Castlereagh était horriblement souffrant de douleurs qui attaquèrent ses nerfs. Les indifférents s’indignaient des caresses que lady Castlereagh prodiguait à une si méchante bête. Elle ne s’en inquiétait nullement et faisait vivre son mari familièrement avec cet ennemi domestique, évitant ainsi toutes les inquiétudes que l’imagination aurait pu lui causer. Ce n’est qu’au bout de quatre mois, quand lord Castlereagh fut complètement guéri, que, d’elle-même, elle se débarrassa du chien que jusque-là elle avait comblé de soins et de caresses.

Lady Castlereagh n’était pas une personne brillante, mais elle avait un bon sens éminent. À Londres, elle donnait à souper le samedi après l’opéra. Elle avait préféré ce jour-là parce qu’elle n’aimait pas à veiller et que, le rideau tombant à minuit précis, pour que la représentation n’entamât pas sur la journée du dimanche, on arrivait plus tôt chez elle qu’on n’aurait fait tout autre jour de la semaine ; ce qui, pour le dire en passant, donne l’idée des heures tardives que la mode imposait aux fashionables de Londres quoique tout le monde s’en plaignit.

Ces soupers de lady Castlereagh, moins cohue que ses raouts, étaient assez agréables. Le corps diplomatique y était admis de droit, ainsi que les personnes du gouvernement ; les autres étaient invitées de vive voix et pour chaque fois.

Au nombre des choses changées, ou que j’avais oubliées, pendant mon absence, se trouvait le costume que les femmes portaient à la campagne. Je l’appris à mes dépens. J’avais été assez liée avec lady Liverpool dans notre mutuelle jeunesse. Elle m’engagea à venir dîner à quelques milles de Londres où lord Liverpool avait une maison fort médiocre, quoique très supérieure au Cray de son collègue Castlereagh.

Elle me recommanda d’arriver de bonne heure pour me montrer son jardin et faire une bonne journée de campagne. J’y allai avec mon père. Des affaires le retinrent et nous n’arrivâmes qu’à cinq heures et demie. Lady Liverpool nous gronda de notre retard puis nous promena dans son jardin, ses serres, son potager, sa basse-cour, son poulailler, son toit à porcs, tout cela médiocrement soigné.

Lord Liverpool arriva de Londres ; nous le laissâmes avec mon père et prîmes le chemin de la maison. J’étais vêtue, il m’en souvient, d’une redingote de gros de Tours blanc garnie de ruches tout autour ; j’avais un chapeau de paille de riz avec des fleurs, je me croyais très belle. En entrant dans la maison, lady Liverpool me dit :

« Voulez-vous venir dans ma chambre pour ôter votre pelisse et votre chapeau. Avez-vous amené votre femme de chambre ou voulez-vous vous servir de la mienne ? »

Je lui répondis un peu embarrassée, que je n’avais pris aucune précaution pour changer de toilette :

« Ah ! cela ne fait rien du tout, reprit-elle, voilà un livre pendant que je vais faire la mienne. »

À peine j’étais seule que j’entendis arriver une voiture et bientôt je vis entrer lady Mulgrave, en robe de satin, coiffée en cheveux avec des bijoux et des plumes, puis parut miss Jenkinson, la nièce de la maison, avec une robe de crêpe, des souliers blancs et une guirlande de fleurs, puis enfin lady Liverpool elle-même, vêtue je ne sais comment, mais portant sur sa tête un voile à l’Iphigénie retenu avec un diadème d’or incrusté de pierreries. Je ne savais où me fourrer. Je crus qu’il s’agissait d’un grand dîner diplomatique et que nous allions voir arriver successivement toutes les élégantes de Londres.

Nous nous mîmes à table huit personnes dont cinq étaient de la maison. On n’attendait pas d’autres convives ; mais c’est l’usage de s’habiller, pour dîner seul à la campagne, comme on le serait pour aller dans le grand monde. Je me le tins pour dit, et, depuis, je n’ai plus commencé les bonnes journées de campagne avant sept heures et demie, et vêtue en costume de ville.

Pendant que je suis sur l’article toilette, il me faut raconter celle avec laquelle j’allai à la Cour. Peut-être, dans vingt ans, sera-t-elle aussi commune qu’elle me parut étrange lorsque je la portai. Commençons par la tête.

Ma coiffure était surmontée du panache de rigueur. J’avais obtenu à grand’peine du plumassier à la mode, Carberry, qu’il ne fût composé que de sept énormes plumes, c’était le moins possible. Les panaches modérés en avaient de douze à quinze et quelques-uns jusqu’à vingt-cinq. Au-dessous du panache (c’est le nom technique), je portais une guirlande de roses blanches, qui surmontait un bandeau de perles. Des agrafes et un peigne de diamants, des barbes de blonde achevaient la coiffure.

Ce mélange de bijoux, de fleurs, de plumes, de blondes choquait fort à cette époque notre goût resté classique depuis les costumes grecs. Mais ce n’est encore rien.

Le buste était à peu près arrangé comme à l’ordinaire. Lorsque le corsage fut ajusté, on me passa un énorme panier de trois aunes de tour qui s’attachait à la taille avec des aiguillettes. Ce panier était de toile gommée, soutenue par des baleines, qui lui donnaient une forme très large devant et derrière et très étroite des côtés. Le mien avait, sur une jupe de satin, une seconde jupe de tulle garnie d’un grand falbala de dentelle d’argent. Une troisième un peu moins longue en tulle lamé d’argent, garnie d’une guirlande de fleurs, était relevée en draperie, de sorte que la guirlande traversait en biais tout le panier. Les ouvertures des poches étaient garnies de dentelles d’argent et surmontées d’un gros bouquet. J’en portais un devant moi de façon que j’avais l’air de sortir d’une corbeille de fleurs. Du reste, tous les bijoux possibles à accumuler. Le bas de robe de satin blanc bordé en argent était retroussé en festons et n’atteignait pas au bas de la jupe, c’était l’étiquette. La Reine seule le portait traînant, les princesses détaché mais à peine touchant terre.

Lorsque j’avais vu les immenses apprêts de cette toilette, j’étais restée partagée entre l’envie de rire de leur énormité, qui me paraissait bouffonne, et le chagrin de m’affubler si ridiculement. Je dois avouer que, lorsqu’elle fut achevée, je me trouvai assez à mon gré et que ce costume me sembla seyant.

Comme je suivais ma mère, je profitai des privilèges diplomatiques ; il nous amenèrent par des routes réservées au pied du grand escalier. On y avait établi tout du long une espèce de palissade qui le séparait en deux. D’un côté de cette balustrade, nous montions très à l’aise ; de l’autre, nous voyions les lords et les ladys s’écraser et s’étouffer avec une violence dont les foules anglaises donnent seules l’exemple. Je pensais, à part moi, que cette distinction, en pleine vue, déplairait bien chez nous. Au haut de l’escalier, la séparation se refit plus discrète ; les personnes ayant les entrées passèrent dans une salle à part. Elles furent admises les premières dans le salon de la Reine.

On lui avait fabriqué une espèce de fauteuil où, montée sur un marchepied et appuyée sur des coussins, elle paraissait être debout. Avec son étrange figure, elle avait tout l’air d’une petite pagode de Chine. Toutefois, elle tenait très bien sa Cour. Les princesses, suivant l’ordre de l’étiquette, étaient placées de chaque côté. En l’absence de la princesse Charlotte qui aurait eu le premier rang, il était occupé par la duchesse d’York.

Le prince régent se tenait debout vis-à-vis de la Reine, entouré de ses frères et de sa maison. Il s’avançait pour parler aux femmes, après qu’elles avaient passé devant la Reine.

Les ambassadrices avaient ou prenaient (car on accusait la comtesse de Lieven d’une usurpation) le droit de se mettre à la suite des princesses, après avoir fait leur cour et d’assister au reste de la réception. Je fus charmée de profiter de cet usage pour voir bien à mon aise défiler toute cette riche et brillante procession. Comme à cette époque de la vie de la Reine la Cour n’avait lieu qu’une ou deux fois par an, la foule était considérable et les présentations très nombreuses.

Nulle part la beauté des anglaises n’était plus à son avantage. Le plein jour de deux immenses fenêtres, devant lesquelles elles stationnaient, faisait valoir leur teint animé par la chaleur et un peu d’émotion. Les jeunes filles de dix-huit ans joignaient à l’éclat de leur âge la timidité d’un premier début qui n’est pas encore de la gaucherie, et les mères, en grand nombre, conservaient une fraîcheur que le climat d’Angleterre entretient plus longuement qu’aucun autre.

À la vérité, quand elles s’avisent d’être laides, elles s’en acquittent dans une perfection inimitable. Il y avait des caricatures étranges ; mais, en masse, je n’ai jamais vu une plus belle assemblée.

Ce costume insolite, en laissant aux femmes tous leurs avantages, les dispensait de la grâce dont, pour la plupart, elles sont dépourvues, de sorte que, loin d’y perdre, elles y gagnaient de tout point. L’usage des paniers a cessé depuis la mort de la vieille reine Charlotte. On a adopté le costume de la Cour de France pendant la Restauration.

J’avais été présentée lors de mon mariage, mais c’était dans un autre local et avec des formes différentes. D’ailleurs, j’étais dans ce temps-là plus occupée de moi-même que de remarquer les autres et j’en conserve un très faible souvenir. Au lieu que la matinée que je passai, en 1816, à Buckingham House m’amusa extrêmement.

Le baptême de la petite princesse d’Orléans donna lieu à Twickenham à une fête telle que le permettait un pareil local. L’empereur d’Autriche, représenté par son ambassadeur, le prince Paul Esterhazy, était parrain. Il y eut un grand déjeuner où assistèrent le prince régent, le duc et la duchesse d’York, les ducs de Kent et de Glocester. La vieille Reine et les princesses y vinrent, de Frogmore, faire une visite.

Je m’étais flattée d’y voir la princesse Charlotte, mais le prince Léopold arriva seul, chargé de ses excuses ; un gros rhume servit de prétexte. Le véritable motif était sa répugnance à se trouver avec sa grand’mère et ses tantes. Elle l’avoua plus tard à madame la duchesse d’Orléans. Elle l’aimait beaucoup et venait souvent faire des courses à Twickenham, mais je ne l’y ai jamais rencontrée.

On comprend que la journée du baptême fut lourde et fatigante. Ce diable chargé de princes, dans une modeste maison bourgeoise, se portait sur les épaules de tout le monde. On fit un grand soupir de soulagement quand la dernière voiture emporta la dernière Altesse Royale et la dernière Excellence et que, selon l’expression obligeante de madame la duchesse d’Orléans, nous nous retrouvâmes en famille.

En outre des affaires de l’État, mon père était encore chargé d’une autre négociation. Le prince de Talleyrand l’avait prié de faire ce qu’il appelait entendre raison à sa femme. Elle s’était réfugiée en Angleterre pendant les Cent-Jours et, depuis, il l’y retenait sous divers prétextes. Le fait était que monsieur de Talleyrand, amoureux comme un homme de dix-huit ans de sa nièce, la comtesse Edmond de Périgord, se serait trouvé gêné par la présence de la princesse. On comprend, du reste, qu’il ne fit pas cette confidence à mon père et qu’il chercha d’autres raisons. Cependant cette commission lui était fort désagréable ; il la trouva beaucoup plus facile qu’il ne s’y attendait.

Madame de Talleyrand, malgré sa bêtise, avait un bon sens et une connaissance du monde qui lui firent comprendre que ce qu’il y aurait de plus fâcheux pour le prince et pour elle, serait d’amuser le public de leurs dissensions intérieures. Madame Edmond étant logée dans sa maison, elle ne serait plus tenable pour elle à moins de parvenir à la chasser, ce qui ne pourrait s’accomplir sans scènes violentes. Elle prit donc son parti de bonne grâce et consentit à s’établir pour les étés dans une terre en Belgique, que monsieur de Talleyrand lui abandonna, et à passer ses hivers à Bruxelles.

Elle n’est revenue à Paris que plusieurs années après, lorsque la séparation était trop bien constatée pour que cela fût remarqué. Elle fut très douce, très raisonnable, et pas trop avide dans toute cette transaction où elle joua entièrement le beau rôle. Elle dit à ma mère ces paroles remarquables :

« Je porte la peine d’avoir cédé à un faux mouvement d’amour-propre. Je savais l’attitude de madame Edmond chez monsieur de Talleyrand à Vienne ; je n’ai pas voulu en être témoin. Cette susceptibilité m’a empêchée d’aller le rejoindre, comme je l’aurais dû, lorsque le retour de l’île d’Elbe m’a forcée de quitter Paris. Si j’avais été à Vienne, au lieu de venir à Londres, monsieur de Talleyrand aurait été forcé de me recevoir ; et je le connais bien, il m’aurait parfaitement accueillie. Plus cela l’aurait contrarié, moins il y aurait paru… Au contraire, il aurait été charmant pour moi… Je le savais bien, mais j’ai cette femme en horreur… J’ai cédé à cette répugnance, j’ai eu tort… Où je me suis trompée, c’est que je le croyais trop faible pour jamais oser me chasser. Je n’ai pas assez calculé le courage des poltrons dans l’absence ! J’ai fait une faute ; il faut en subir la conséquence et ne point aggraver la position en se raidissant contre… Je me soumets, et monsieur de Talleyrand me trouvera très disposée à éviter tout ce qui pourrait augmenter le scandale. »

Sous ce rapport elle a complètement tenu parole.

La douceur inespérée de madame de Talleyrand était compensée pour monsieur de Talleyrand par les tourments que lui causait madame Edmond. Elle s’était passionnée pour un autrichien, le comte de Clam, et, pendant que la femme légitime lui abandonnait la résidence de la rue Saint-Florentin, elle la fuyait sous l’escorte du comte. Monsieur de Talleyrand en perdait la tête.

Il était, d’un autre côté, persécuté par les désespoirs de la duchesse de Courlande, mère de madame Edmond, qui mourait de jalousie des succès de sa fille auprès de lui. En revanche, la princesse Tyszkiewicz, également passionnée pour monsieur de Talleyrand, n’était occupée qu’à lui adoucir la vie et à faire la cour la plus assidue à l’heureuse rivale à laquelle elle transférait ses hommages aussi souvent que monsieur de Talleyrand transférait son cœur, et, jusqu’à ce que madame Edmond, et peut-être les années, l’eussent fixé définitivement, cela était fréquent.

Jules de Polignac passa une grande partie de cet été en Angleterre. Il y était retenu pour accomplir son mariage avec une écossaise qu’il avait rencontrée à Paris.

Quoiqu’elle portât le beau nom de Campbell, il fallait peu s’arrêter sur la naissance qui n’était pas légitime, mais elle était belle et fort riche. Sa sœur était mariée à monsieur Macdonald. Mademoiselle Campbell avait été fiancée à un jeune officier tué à la bataille de Waterloo. L’hiver suivant, elle était venue chercher à Paris des distractions à son chagrin. Elle y trouva monsieur de Polignac ; il réussit à lui plaire, et obtint la promesse de sa main. Mais cela ne suffisait pas ; miss Campbell était protestante. Une pareille union aurait dérangé l’avenir de Jules ; il fallait donc obtenir d’elle de se faire catholique. C’était pour travailler à cette abjuration, et l’instruire dans les dogmes qu’elle consentait à adopter qu’il avait transporté son séjour à Londres. Pendant ce temps, il vivait à l’ambassade dans la même commensalité qu’à Turin, y déjeunant et y dînant tous les jours. Les événements n’avaient guère modifié ses opinions, mais son langage était plus mesuré que l’année précédente.

Le mariage civil se fit dans le salon de mon père. Nous nous rendîmes ensuite à la chapelle catholique, puis à l’église protestante. Cela est nécessaire en Angleterre où il n’y a pas d’autres registres de l’état civil que ceux tenus dans les paroisses. Je crois d’ailleurs que miss Campbell n’avait pas encore déclaré son abjuration.

Elle a fait payer chèrement au pauvre Jules les sacrifices qu’il lui imposait de son pays et de sa religion. Il est impossible d’être plus maussade, plus bizarre et plus désobligeante. Elle est morte de la poitrine, trois ans après son mariage, laissant deux enfants qui paraissent avoir hérité de la santé de leur mère aussi bien que de sa fortune. Jules s’était conduit très libéralement au moment de son mariage au sujet des biens de sa femme. Les Macdonald s’en louaient extrêmement. Il a été le meilleur et le plus soigneux des maris pour sa quinteuse épouse. L’homme privé, en lui, est toujours facile, obligeant et honorable.