Mémoires de la comtesse de Boigne (1921)/Tome I/IV/Chapitre VII

Émile-Paul Frères, Éditeurs (Tome i
Versailles. — L’Émigration. — L’Empire. — La Restauration de 1814.
p. 362-375).


CHAPITRE vii


Séance royale. Nomination de pairs. — Mon père accepte l’ambassade de Turin. — Motifs qui le décident. — Madame et mademoiselle de Staël. — Monsieur de La Bedoyère. — Maladie de Monsieur. — Le chevalier de Puységur. — Le pavillon de Marsan. — Maintien des dames anglaises. — La comtesse de Nesselrode. — La princesse Wolkonski. — Mon frère obtient un grade. — La comtesse de Chatenay.

Après avoir livré au public la déclaration de Saint-Ouen, il s’agissait de formuler une charte ; mais, soit que les réflexions fussent venues, soit qu’on eût adopté celles qui avaient été suggérées, on commençait à trouver les concessions bien larges.

Monsieur de Talleyrand, dans son discours au Roi, avait dit élégamment que les barrières étaient des appuis ; la Cour craignait qu’elles ne fussent des obstacles. En supposant qu’il fût sage de ne pas inonder de trop de liberté un pays tenu depuis longtemps sous une sévère contrainte, c’était en tout cas une grande faute de nommer, pour rédiger la charte, trois hommes qui professaient hautement leur répugnance pour un gouvernement représentatif : le chancelier Dambray, monsieur Ferrand et l’abbé de Montesquiou.

Ils se sont vantés alors et ont avoué depuis qu’elle n’était, à leurs yeux, qu’un moyen transitoire pour arriver à l’ancien régime ou plutôt à la monarchie absolue. Car les institutions créées par le temps, les usages et les mœurs, qui formaient des obstacles insurmontables à l’arbitraire, avaient été emportées dans la tourmente révolutionnaire. Quoi qu’il en soit de leurs intentions, la France prit leur œuvre au sérieux, et elle l’a bien prouvé.

Malgré mon peu de goût pour les cérémonies, je voulus assister à la séance royale où la charte fut promulguée. Mon libéralisme fut courroucé de la manière dont on avait atténué les engagements de Saint-Ouen. La charte me sembla une mystification. Cette impression fut bien loin d’être générale ; chacun n’était occupé qu’à y chercher l’article qu’il pouvait utiliser à son profit. Je fus peu édifiée de mes compatriotes à cette occasion. Le Roi fut reçu à merveille. La cérémonie était belle, mais elle manquait de ce sérieux et de ce recueillement religieux avec lesquels un grand peuple aurait dû recevoir les tables de la loi. On était principalement occupé des nouveaux costumes, des nouvelles figures et des anciens usages redevenus nouveaux par une longue désuétude.

Lorsque le Roi termina son discours, bien fait et prononcé d’une voix imposante, par les mots de mon chancelier vous dira le reste, un sourire presque bruyant circula dans toute la salle. Après la lecture de la charte, monsieur Dambray fit celle de la liste des pairs ; il commença par les ducs et pairs de l’ancien, puis du nouveau régime. Arrivant aux pairs sénateurs, il lut entre autres les noms de monsieur le comte Cornet, monsieur le comte Cornudet avec un ton si parfaitement dénigrant et impertinent que j’en fus scandalisée et ne pus m’empêcher de dire à mes voisins :

« Voilà une singulière façon de se faire des partisans ! Ces gens auxquels on accorde une grâce considérable sont, par ce ton seul, dégagés de la reconnaissance. »

On ne fit que six nouveaux pairs, au nombre desquels se trouvait le comte Charles de Damas, déjà nommé commandant d’une des compagnies rouges de la maison du Roi. Aussi, quelques jours après, la comtesse Charles de Damas, qui a été depuis dans l’opposition ultra la plus forcenée, me disait-elle :

« Je vois des gens qui trouvent à redire à ce qui se passe ; quant à moi, comme je suis convaincue que le Roi a beaucoup plus d’esprit et de jugement que moi et qu’il est mieux placé pour voir ce qui est bien, dès qu’il a énoncé une volonté, je l’adopte sans un instant d’hésitation. »

Je me suis rappelé cette phrase parce que je me suis donné le plaisir de la lui rétorquer textuellement en 1815, lorsqu’elle était si furieuse qu’on ne fît pas périr tous les bonapartistes sur le seul cri de haro.

La charte promulguée, les souverains étrangers partirent.

Avant l’arrivée du Roi, Monsieur avait, en sa qualité de lieutenant général du royaume, envoyé dans les provinces des commissaires chargés de pouvoirs fort importants. Ils devaient se faire rendre compte par les autorités, examiner l’état du pays, en juger l’esprit et indiquer les mesures propres à le calmer. Cette commission aurait pu être utile ; mon père fut désigné pour en faire partie. Par une erreur typographique le nom de son frère, le vicomte d’Osmond, fut porté sur la liste du Moniteur, et mon père mit d’autant plus de zèle à l’y faire maintenir que les collègues désignés en même temps, se composant pour la plupart des entours immédiats de Monsieur, lui indiquaient que la besogne serait mal et légèrement faite. Tout modeste qu’il était, il fut assez blessé de voir qu’on avait eu l’idée de le placer sur une pareille liste.

Monsieur de Talleyrand lui expliqua que, lorsque son nom y avait été porté, il comptait qu’elle serait tout autrement composée et de gens auxquels il serait possible de confier des pouvoirs larges et véritables. Depuis les choix faits par Monsieur, on n’avait, au contraire, été occupé qu’à les limiter. Dans toutes les occasions, monsieur de Talleyrand a été on ne saurait mieux pour mon père. Leur connaissance datait de leur première jeunesse ; et, quoiqu’ils eussent suivi une route bien différente et que leurs rapports eussent été interrompus pendant vingt-cinq ans, cependant il a toujours fait grand état de la capacité et de la loyauté de mon excellent père.

Mes prévisions sur le changement survenu dans ses dispositions furent bientôt justifiées ; car, après avoir refusé d’aller à Vienne, il accepta l’ambassade de Turin. Malgré sa haute raison et son jugement supérieur, au milieu de cette curée de places, il n’avait pu s’empêcher de retrouver quelques velléités d’ambition.

Monsieur de Talleyrand lui montra Turin comme menant promptement à Londres, attendu que monsieur de la Châtre était incapable de s’y maintenir ; et, ce qui eut encore plus d’influence, il ajouta que Turin, étant regardé comme ambassade de famille, assurait de droit le cordon bleu. Or, mon père a toujours désiré cette décoration par-dessus toute chose, tant les idées conçues au début de la vie laissent de fortes traces dans les esprits les plus distingués ! Être chevalier de l’ordre lui semblait la plus belle chose du monde. Indubitablement, si monsieur de Talleyrand avait été ministre, à la première promotion il y aurait été compris.

Il faut que je raconte encore un trait qui confirme combien les impressions de jeunesse restent gravées dans l’esprit. Mon père avait été nommé commissaire français pour régler les limites après le traité de paix. Cette besogne était peu agréable ; il le sentait vivement. Ses collègues, les princes Rozamowski, le comte Wittgenstein y mettaient des formes charmantes ; le baron de Humboldt et sir Charles Stewart déguisaient leurs exigences en phrases polies. Mais le fond de ces transactions roulait sur le droit du plus fort, ce qui est toujours un terrain très pénible pour le plus faible. Mon père s’en tira aussi bien que les circonstances le permettaient. Le Roi le vit plusieurs fois et lui témoigna sa satisfaction.

Lorsqu’il fut question de l’ambassade de Turin, cela n’alla pas tout droit. Ma mère était furieuse, moi très désolée, mon frère contrarié ; enfin mon père se décida à céder à nos vœux. Il alla chez le Roi et lui représenta qu’ayant refusé l’ambassade de Vienne il serait trop inconséquent d’accepter celle de Turin. Le Roi lui répondit que cela était bien différent, qu’il comprenait sa résistance pour Vienne mais que le roi de Sardaigne était son beau-frère ; et ce singulier argument parut concluant à mon père. Le Roi, qui tenait à le décider, lui ayant dit qu’il était disposé à lui accorder ce qui pouvait lui être agréable comme grâce et marque de contentement et de satisfaction, mon père inventa de lui demander l’entrée du cabinet, ce qui veut dire, la permission de lui faire sa cour les jours de réception dans une salle plutôt que dans une autre.

C’est nanti de ces deux résultats d’une longue conférence que mon père revint, très enchanté, nous dire qu’il n’avait pu résister plus longtemps aux ordres du Roi. Ce n’est que plus tard, et après qu’il eut accepté, que monsieur de Talleyrand prit des engagements pour Londres et le cordon bleu.

Je ne puis assez répéter que mon père est l’homme du sens le plus droit et de l’esprit le moins susceptible de petitesse que j’aie jamais rencontré, et pourtant il cédait là à des séductions qui n’auraient exercé aucune influence sur lui s’il avait eu vingt-cinq ans de moins. Quant à moi, je marchais d’étonnement en étonnement sans faire de progrès dans l’art du courtisan.

Cette nomination nous ramena de la campagne où nous avions été nous reposer d’un hiver et d’un printemps si agités. Ma mère avait fait une chute qui l’empêchait de remuer, de sorte que tous les embarras des préparatifs de départ tombèrent sur moi. Ces soins matériels, joints au chagrin de quitter mes amis et mes habitudes, m’absorbèrent tellement que je ne m’occupai guère des affaires publiques et qu’elles se présentent moins nettement à ma mémoire. Mais je retrouve encore quelques faits particuliers dans mes souvenirs.

Madame de Staël arriva peu après le Roi. Son bonheur de se retrouver à Paris était encore accru par la joie qu’elle éprouvait à se parer de la jeune beauté de sa charmante fille.

Malgré des cheveux d’une couleur un peu hasardée et quelques taches de rousseur, Albertine de Staël était une des plus ravissantes personnes que j’aie jamais rencontrées, et sa figure avait quelque chose d’angélique, de pur et d’idéal que je n’ai vu qu’à elle. Sa mère en était heureuse et fière ; elle pensait à la marier ; les prétendants ne tardèrent pas à se présenter.

Madame de Staël avait coutume de dire, depuis son enfance, qu’elle saurait bien forcer sa fille à faire un mariage d’inclination ; et je crois bien qu’elle a employé l’empire qu’elle avait sur elle à diriger son choix sur un duc et pair, riche et grand seigneur. C’est encore par des qualités plus personnelles que le duc de Broglie a justifié la préférence qui lui fut accordée ; au reste, j’anticipe sur les événements, car ce mariage n’eut lieu que l’année suivante.

La haine qu’elle portait à Bonaparte avait rendu madame de Staël très royaliste ; elle s’émerveillait elle-même de n’être pas dans l’opposition. Toutefois, la supériorité de son esprit ne lui permettait pas de tomber dans notre absurde intolérance. Je la voyais souvent. Chez moi, je lui entendais tenir un langage selon mon cœur ; mais, chez elle, j’étais souvent scandalisée des propos de son cercle. Elle admettait toutes les opinions et tous les langages, quitte à se battre à outrance pour la cause qu’elle soutenait ; mais elle finissait toujours par une passe à armes courtoises, ne voulant priver son salon d’aucun des tenants de ce genre d’escrime qui pouvait y apporter de la variété.

Elle aimait toutes les notabilités, celles de l’esprit, celles du rang, celles même fondées sur la violence des opinions. Pour des gens qui, comme moi, vivaient dans les idées rétrécies de l’esprit de parti, cela paraissait très choquant ; et je suis souvent sortie de son salon indignée des discours qu’on y tenait et disant, suivant notre expression de coterie, que c’était par trop fort.

Nous allâmes lui dire adieu peu de jours avant de partir pour Turin. Un jeune homme appuyé sur son fauteuil tonnait d’une façon si hostile contre le gouvernement royal, se montrait si passionnément bonapartiste que madame de Staël, après avoir vainement tâché de ramener sa haineuse éloquence au ton de la plaisanterie, fut obligée, malgré sa tolérance habituelle, de lui imposer silence. C’était l’infortuné La Bédoyère. S’il avait continué à tenir la conduite qu’indiquaient ses propos, il n’y aurait pas de reproches à lui faire. Mais, peu de semaines après, vaincu par les sollicitations de la famille de sa femme, il consentit à se laisser nommer colonel au service de Louis XVIII et l’année n’était pas révolue qu’il avait payé à la plaine de Grenelle le prix sanglant de la plus coupable trahison.

Monsieur tomba dangereusement malade et son état causa l’inquiétude la plus vive à tout ce qui s’appelait royaliste ; je la partageai très sincèrement. Il fut rendu à nos vœux ; hélas ! ce n’était ni pour son bonheur, ni pour le nôtre ! Il passa le temps de sa convalescence à Saint-Cloud. Nous y allâmes de Châtenay lui faire notre cour ; il fut très gracieux et très causant ; il nous montrait les élégances de Saint-Cloud avec grande satisfaction. Il disait en riant qu’on ne pouvait pas accuser Bonaparte d’avoir laissé détériorer le mobilier. La longue privation de ces magnificences royales les lui faisait apprécier davantage.

Je rencontrai à Saint-Cloud le chevalier de Puységur. Je l’avais laissé à Londres, quelques années auparavant, le plus aimable, le plus agréable et le plus sociable des hommes. Nous étions fort liés ; je me faisais grande joie de le voir. Je retrouvai un personnage froid, guindé, désobligeant, silencieux, enfin une telle métamorphose que je n’y comprenais plus rien. Je me retirai, embarrassée d’empressements qui n’avaient obtenu aucun retour. J’appris, quelques jours après, qu’en outre de l’anglomanie, qui lui avait fait prendre en dégoût tout ce qui était français, il était dominé par le chagrin de montrer une figure vieillie. Il avait perdu toutes ses dents et, jusque-là, il avait vainement tenté d’y suppléer. Un ouvrier plus adroit lui rendit par la suite un peu plus de sociabilité ; mais il ne reprit pas la grâce de son esprit et resta maussade et grognon. Il ne vint pas chez moi, mais je le voyais souvent chez mon oncle Édouard Dillon.

Un jour où lord Westmeath, qui s’occupait d’agriculture, avait été le matin à Saint-Germain, il nous demanda comment on nourrissait le bétail aux environs de Paris. Il trouvait faible la proportion des pâturages. Nous nous mettions en devoir de lui expliquer que, sur d’autres routes, il en trouverait davantage, mais le chevalier nous arrêta tout court :

« Vous avez raison, mylord, il n’y a pas de pâturages, les horribles vaches mangent des chardons dans les fossés ; et, d’ailleurs, on ne saurait découvrir les prairies en France parce que l’herbe n’y est pas verte.

— Comment, l’herbe n’est pas verte, et de quelle couleur est-elle ?

— Elle est brune.

— Quand elle est brûlée du soleil.

— Non, toujours. »

Je ne pus m’empêcher de rire et de dire :

« Voilà un singulier renseignement donné à un étranger par un français. »

Le chevalier reprit aigrement :

« Je ne suis pas français, madame, je suis du pavillon de Marsan. »

Hélas ! il disait vrai et, dans cette boutade humoriste, se trouve le texte de toute la conduite de la Restauration, de toutes ses fautes, de tous ses malheurs.

Le chevalier de Puységur est l’homme que j’ai vu le plus complètement affecté du regret d’avoir perdu les avantages d’une très agréable figure. On accuse les femmes de cette petitesse ; mais aucune, que je sache, ne l’a portée à ce point. Il était devenu complètement insupportable, et les jeunes gens qui avaient entendu vanter ses bonnes façons, son esprit et sa grâce en recherchaient vainement quelque trace. Son âpreté était devenue extrême ; il aurait voulu accaparer toutes les faveurs, et il faut savoir gré à Monsieur d’avoir supporté ses exigences en souvenir d’un ancien et, je crois, sincère dévouement.

Nota. — Bien des années plus tard, et au delà de l’époque où je compte arrêter ces écrits, en avril 1832, pendant le plus fort de la désastreuse épidémie du choléra, j’arrivai un matin chez la duchesse de Laval ; le duc de Luxembourg, son frère, et le duc de Duras s’y trouvaient. Je venais de recueillir de la bouche du baron Pasquier, qui y avait assisté, le récit de la mort de monsieur Cuvier, tombé victime du fléau qui décimait la capitale. Il avait témoigné à cet instant suprême de toute la hauteur de son immense distinction intellectuelle et d’une force d’âme conservée jusqu’au dernier soupir sans exclure la sensibilité. Mon narrateur était profondément ému et m’avait fait partager son impression.

J’arrivai chez la duchesse toute pleine de mon sujet et je répétai les détails que je venais d’apprendre. Les deux ducs écoutaient négligemment. Enfin monsieur de Luxembourg se penchant vers monsieur de Duras lui demanda à mi-voix :

« Qu’est-ce que c’est que ce monsieur Cuvier ?

— C’est un de ces monsieur du jardin du Roi », reprit l’autre.

L’illustre Cuvier est un des monsieur du jardin du Roi ! Je demeurai confondue. Hélas ! hélas ! me disais-je, que de pareils propos dans la bouche des capitaines des gardes, des gentilshommes de la chambre, des intimes du roi de France expliquent tristement le voyage de Cherbourg ! L’Europe nous enviait la gloire de posséder Cuvier, et la Cour des Tuileries ignorait jusqu’à son existence. Les deux ducs étaient du pavillon de Flore, comme monsieur de Puységur du pavillon de Marsan. —

Nous avions vu arriver successivement un assez grand nombre de femmes anglaises. J’ai déjà dit combien leur costume paraissait étrange ; mais je fus encore bien plus étonnée de leur maintien. Les dix années qui venaient de s’écouler, sans aucune communication avec le continent, leur avaient fait chercher l’initiative de leurs modes dans leurs propres colonies.

Elles avaient transporté dans nos climats les manières abandonnées et les habitudes du tropique, entre autres ces grands divans carrés sur lesquels on est couché plutôt qu’assis, et où femmes et hommes sont étendus pêle-mêle. Les grandes dames avaient conservé une certaine tradition de l’urbanité de mœurs des femmes françaises et s’étaient persuadées qu’elle était accompagnée de façons libres. Or, c’est ce qu’il y a de plus facile à imiter et, comme elles n’avaient plus l’original sous les yeux, elles s’étaient fait un type imaginaire qui nous étonnait fort.

Rien n’est plus éloigné de la vérité que cette idée adoptée par la plupart des écrivains anglais sur les femmes françaises. Elles ont en général de l’aisance de conversation, mais, dans aucun pays, le maintien n’est plus calme et plus sévère ; et, même avant la Révolution, lorsque les mœurs étaient beaucoup moins bonnes, les formes extérieures étaient encore plus rigoureuses.

Il est commun chez nous de voir des femmes qui passent pour légères conserver dans le monde un ton parfait ; je ne sais si la morale y gagne, mais la société en est certainement plus agréable. Les anglaises semblaient, au contraire, avoir jeté leur bonnet par-dessus les moulins. Je me rappelle avoir vu dans le salon de monsieur de Talleyrand, où toutes les femmes, selon l’usage des salons ministériels d’alors, étaient rangées sur des fauteuils régulièrement espacés le long du mur, une petite mistress Arbuthnot, jeune et jolie femme, qui affichait dès lors ses prétentions au cœur du duc de Wellington, quitter le cercle des dames, se réunir à un groupe formé exclusivement par des hommes, s’appuyer contre une petite console, y poser les deux pouces, s’élancer dessus très lestement et y rester assise avec les jambes ballantes que de fort courtes jupes ne couvraient guère plus bas que les genoux.

Bientôt, une colonie entière de dames anglaises vint nous apprendre que les façons de mistress Arbuthnot ne lui étaient pas exclusivement réservées.

Je vis souvent, mais sans y prendre grand goût, madame de Nesselrode ; celle-là était suffisamment froide et guindée assurément. Elle avait beaucoup d’esprit et préludait à la domination exclusive qu’elle a depuis exercée sur son mari. Elle était jalouse de tout ce qu’elle pouvait craindre avoir quelque influence sur son esprit et, à ce titre, elle m’honora d’une assez grande dose de malveillance.

La princesse Zénéide Wolkonski éprouvait un autre genre de jalousie toute orientale ; elle ne permettait pas même à son mari d’envisager une femme. Dès qu’elle fut arrivée à Paris, elle l’enferma sous clef. Quelques mois avant, dans un accès de frénésie jalouse, elle s’était mordu la lèvre de manière à en emporter un assez gros morceau. La cicatrice était encore rouge et nuisait à sa beauté qui était pourtant réelle. Je ne sais pourquoi j’avais trouvé grâce devant elle et elle permettait au pauvre Nikita de venir chez moi. L’Europe a depuis retenti des querelles et des folies de ce couple extravagant.

Mon frère commençait à sentir l’inconvénient de n’avoir aucune carrière et regrettait vivement d’avoir cédé aux instigations de sa coterie. Ma mère en était d’autant plus affligée qu’elle se sentait coupable de l’avoir influencé dans cette décision. Elle se détermina à demander une audience à madame la duchesse d’Angoulême. Cette princesse fut extrêmement bonne et aimable pour elle. Elle lui parla de son père, il était rare qu’elle en prît l’initiative, et, ce qui était plus rare encore, elle lui parla de son mari. Elle regrettait que son extrême timidité lui donnât une gaucherie qui empêchait d’apprécier un mérite réel qui pourtant, selon elle, ne manquerait pas de se découvrir à la longue. Elle montra pour lui une tendresse excessive.

Au reste, elle promit de s’occuper du sort de mon frère et, en effet, peu de jours après, il reçut le brevet de chef d’escadron. C’était un abus et un de ceux qui ont le plus aliéné l’armée et irrité le pays. Mais il était devenu si général parmi les gens avec lesquels nous vivions qu’il aurait été impossible de se montrer sans cette épaulette qu’on n’avait aucun droit raisonnable de demander.

Mon père était tellement blessé de cette folie qu’il n’avait pas voulu solliciter pour son fils. Ma mère n’entra pas dans cette idée gouvernementale. Mon frère fut enchanté d’obtenir un grade et moi de le lui voir.

La répugnance de Madame à parler de ses parents me rappelle une circonstance assez bizarre. La comtesse de Chatenay avait été souvent menée par sa mère, la comtesse de La Guiche, chez Madame, lorsque toutes deux étaient encore enfants. Madame s’en souvint et la traita avec une familière bonté ; elle la reçut plusieurs fois en particulier. Un matin elle lui dit :

« Votre père est mort jeune ?

— Oui, Madame.

— Où l’avez-vous perdu ? »

Madame de Chatenay hésita un moment puis reprit :

« Hélas ! Madame, il a péri sur l’échafaud pendant la Terreur. »

Madame fit un mouvement en arrière, comme si elle avait marché sur un aspic ; un instant après, elle congédia madame de Chatenay ; et, à dater de ce jour, non seulement elle ne lui a pas conservé ses anciennes bontés mais elle la traitait plus mal que personne et évitait de lui parler toutes les fois que cela était possible. Je ne cherche pas à expliquer le sentiment qui lui dictait cette conduite, car je ne le devine pas ; je me borne à être fidèle narrateur.