Mémoires de la comtesse de Boigne (1921)/Tome I/IV/Chapitre VI

Émile-Paul Frères, Éditeurs (Tome i
Versailles. — L’Émigration. — L’Empire. — La Restauration de 1814.
p. 350-361).


CHAPITRE vi


Première réception du Roi et de Madame. — Costume et étiquette de la Cour pendant la Restauration. — Arrivée de monsieur le duc d’Angoulême et de monsieur le duc de Berry. — Bal chez sir Charles Stewart. — Le duc de Wellington. — Le grand-duc Constantin. — Dispositions de monsieur le duc de Berry. — Préventions contre monsieur de Talleyrand. — Jalousie du comte de Blacas. — Mon père refuse l’ambassade de Vienne. — Sagesse du cardinal Consalvi.

Le Roi reçut les femmes, d’abord celles anciennement présentées, puis nous autres le lendemain. Il me traita avec une bonté particulière, m’appelant sa petite Adèle, me parlant de Bellevue et me disant des douceurs. Il m’a toujours distinguée toutes les fois que je lui ai fait ma cour, quoique j’allasse peu aux Tuileries.

En arrivant chez Madame, sa dame d’honneur, madame de Sérent, me demanda mon nom. Comme elle était fort sourde elle voulait me le faire répéter, Madame lui dit de son ton bref et sec :

« Mais c’est Adèle. »

Je fus très flattée de cette espèce de reconnaissance ; cela n’alla pas plus loin. Elle m’adressa une de ces questions oiseuses à l’usage des princes et qui ne supposait aucun précédent entre nous. Mes rapports avec Madame n’ont jamais été sur un autre pied.

C’est ce même jour, je crois, que la maréchale Ney ayant été faire sa cour, Madame l’appela Aglaé. La maréchale en fut excessivement choquée. Elle y vit une réminiscence du temps où, sa mère étant femme de chambre de la Reine, elle avait été admise auprès de Madame. Je suis persuadée, au contraire, que Madame avait eu l’intention de lui témoigner grande politesse, ainsi qu’à moi lorsqu’elle me désignait sous le nom d’Adèle. Mais le peu d’aménité de son ton, son parler bref, son geste brusque, son regard froid, tout s’opposait à ce que ses paroles parussent jamais obligeantes. Quelques personnes m’ont dit que, dans son intimité, ces façons maussades disparaissaient ; je n’ai jamais eu l’honneur d’y être admise.

Ces premières réceptions passées, on s’occupa à régler le costume et l’étiquette. Madame en fit une affaire des plus sérieuses. Cette préoccupation sévère, dans un pareil moment, de la longueur des barbes et de la hauteur des mantilles me parut une puérilité peu digne de la position.

Il fallait choisir un habit de cour. Madame désirait revenir aux paniers comme à Versailles ; la révolte fut tellement générale qu’elle céda. Mais on ajouta au costume impérial tout le paraphernalia de l’ancien, ce qui faisait une singulière disparate. Ainsi on attacha à nos coiffures grecques ces ridicules barbes, et on remplaça l’élégant chérusque qui complétait un vêtement copié de Van Dyck par une lourde mantille et une espèce de plastron plissé. Dans les commencements, Madame tenait à ce que cela fût strictement observé. Un modèle déposé chez ses marchandes devait être exactement [suivi] ; elle témoignait mécontentement à qui s’en écartait. Depuis, madame la duchesse de Berry s’étant affranchie de cette servitude, on avait suivi son exemple. Les barbes devenues très larges avaient pris l’apparence d’un voile et n’étaient pas sans grâce ; la mantille, en revanche, était arrivée à un degré d’exiguïté qui n’écrasait plus la toilette.

Ce point fixé, il restait à établir l’étiquette du local et ceci était de la compétence du Roi. C’est avec l’assistance du duc de Duras, principalement, que ce travail fut accompli, et qu’on établit les honneurs de la salle du Trône pour remplacer les honneurs du Louvre. Monsieur de Duras, plus duc que feu monsieur de Saint-Simon, tenait excessivement à ce que les distinctions attachées à ce titre fussent établies de la façon la plus marquée, et il inventa ce moyen. Monsieur et Madame le désapprouvèrent hautement, et la séparation entre les dames ne fut jamais établie chez eux.

La nouvelle étiquette charma les duchesses et excita la colère des autres, surtout des vieilles dames de l’ancienne Cour. Il faut convenir que les précautions avaient été toutes prises pour rendre la distinction aussi choquante que possible pour celles qui y attachaient quelque importance. On arrivait par la salle des Maréchaux qui alors servait de salle des gardes et donnait sur l’escalier, on traversait le salon bleu à peine éclairé. Nous autres, restions dans le salon de la Paix qui ne l’était guère davantage. Les duchesses, continuant leur route, entraient dans la salle du Trône qui, seule, était éclatante de lumières. Un des battants de la porte qui y donnait accès restait ouvert ; un huissier s’y tenait pour refuser passage à qui n’avait pas droit. Il fallait voir la figure des anciennes dames de la Cour toutes les fois qu’une de ces heureuses du jour traversait le salon de la Paix et leur passait sur le corps. C’était une fureur constamment renouvelée et un texte journellement exploité en paroles qui m’ont souvent divertie. Les pauvres duchesses étaient en butte à bien des sarcasmes ; je laisse à penser comme on arrangeait celles de l’Empire.

Le moment où la porte se fermait annonçait l’entrée du Roi dans la salle du Trône. Il en faisait le tour en s’adressant aux duchesses, aux personnes titrées, ainsi que cela se disait exclusivement d’elles. Ensuite il se plaçait devant la cheminée, avec son service autour de lui, tantôt assis, tantôt debout, selon que la goutte le rendait plus ou moins impotent. La porte se rouvrait et nous entrions en procession, tournant tout court à droite, longeant le trône et arrivant devant lui où nous nous arrêtions pour faire une grande révérence.

Lorsqu’il ne nous adressait pas la parole, ce qui arrivait à neuf femmes sur dix, on continuait le défilé et on sortait par la porte donnant dans le salon qui précède la galerie de Diane et qui se désignait comme cabinet du conseil. Lorsque le Roi nous parlait, cela n’allait guère au delà de deux ou trois phrases pour les mieux traitées ; il terminait l’audience par une petite inclination de tête à laquelle nous répondions par une seconde grande révérence et nous suivions la route tracée par nos devancières.

À travers la galerie de Diane et en descendant l’escalier, nous arrivions chez Madame. Comme elle parlait beaucoup plus longuement que le Roi et à tout le monde, il y avait encombrement à sa porte. On finissait cependant avec un peu d’intelligence, et beaucoup de coups de coude, par entrer dans son salon. Elle était debout, placée presque à la hauteur des portes, sa dame d’honneur près d’elle, le reste de son service au fond de la chambre. Elle seule, quoique très parée, était sans manteau de cour. Au bout de très peu de temps elle reconnaissait tout le monde, sans aucune assistance de la dame d’honneur. On s’arrêtait devant elle ; elle disait à chacun ce qui convenait. Le ton seul manquait aux paroles ; avec un peu plus d’aménité elle aurait très bien tenu sa Cour. Lorsque le petit signe de tête annonçait que la conversation, beaucoup plus inégalement prolongée que par le Roi, était finie, on faisait la révérence et on passait chez monsieur le duc d’Angoulême.

On tombait sur lui toujours à l’improviste. Dans son disgracieux embarras, il ne savait pas rester à une place fixe. La gaucherie de ses paroles répondait à celle de sa personne ; il faisait souffrir ceux qui s’intéressaient à la famille, et pourtant, si ce prince avait succédé directement à son oncle, il est bien probable que la Restauration aurait duré paisiblement. J’aurai souvent occasion de parler de lui.

À la sortie de chez monsieur le duc d’Angoulême, nous nous trouvions dans le vestibule du pavillon de Flore, c’est-à-dire dans la rue, car, alors, il était pavé, et tout ouvert, sans portes ni fenêtres, aux intempéries de la saison. On ne permettait pas le passage par les appartements. Il nous restait le choix de traverser les souterrains des cuisines et les galeries ouvertes, ou de reprendre nos voitures pour gagner le pavillon de Marsan. Dans le premier cas, il fallait faire le trajet sans châle ni pelisse ; l’étiquette n’en admettait pas dans le château. Dans le second, il nous fallait aller chercher nos gens jusque dans la place ; on ne les laissait pas arriver plus près. Les courtisans chargés de régler ces formes n’avaient en rien pensé au confort des personnes appelées à en user.

Arrivées au pavillon de Marsan, on montait chez Monsieur toujours parfaitement gracieux, obligeant et ayant l’art de paraître tenir sa Cour pour son plaisir et en s’y amusant. Puis on redescendait au rez-de-chaussée où monsieur le duc de Berry, sans grâce, sans dignité, mais avec une spirituelle bonhomie, recevait avec aisance. Au reste, je ne puis bien juger de sa manière de prince, car il a toujours eu avec moi des habitudes de familiarité. Son père et lui avaient rapporté d’Angleterre l’usage du shake-hand. Monsieur le duc de Berry l’avait conservé pour les anciennes connaissances, et je crois que Monsieur n’y a renoncé tout à fait qu’en montant sur le trône. Mais, passé les premiers jours, il ne m’honorait plus de cette distinction devenue rare.

À coup sûr cette réception était mal arrangée car on n’en sortait jamais qu’ennuyée, fatiguée, mécontente. J’étais des bien traitées et pourtant je n’y allais qu’en rechignant, le plus rarement qu’il m’était possible. C’était une véritable corvée ; il fallait changer l’heure de son dîner, s’enharnacher d’une toilette incommode et qu’on ne pouvait produire ailleurs, être aux Tuileries à sept heures, y attendre une heure à voir passer les duchesses, comme nous disions, se heurter à la porte de Madame, s’enrhumer dans les corridors extérieurs, malgré la précaution que nous prenions de nous envelopper la tête et les épaules dans notre bas de robe, ce qui nous faisait des figures incroyables, et enfin éprouver au pavillon de Marsan les mêmes difficultés à retrouver nos gens. Pour peu qu’ils ne fussent pas très intelligents, on les perdait souvent dans ces pérégrinations ; et, comme les hommes étaient complètement exclus des réceptions, on voyait de pauvres femmes parées, courant après leur voiture jusqu’au milieu de la place. Il faut ajouter à tous ces désagréments celui d’être trois heures sur nos jambes. C’est à ce prix que nous achetions l’honneur d’être dix secondes devant le Roi, une minute devant Madame et à peu près autant chez les princes. La proportion n’y était pas.

Les personnes chargées des cérémonies de Cour devraient mettre quelque soin à les rendre commodes ; la Restauration et ses serviteurs ne s’en sont jamais occupés. On a voulu renouveler les anciennes traditions, sans penser au changement de local et à celui des usages.

Par exemple, une femme à Versailles était toujours suivie de deux laquais, souvent de trois, et d’une chaise à porteurs qui la menait jusque dans les antichambres. Certainement les difficultés de communication n’étaient pas les mêmes pour elle avec de pareilles habitudes. Nos mères ne manquaient jamais de nous le rappeler, après avoir fait une diatribe sur la façon dont les duchesses leur passaient sur le corps, ainsi qu’elles s’exprimaient. Elles ne pouvaient s’y résigner ; elles nous racontaient qu’à Versailles on ne s’apercevait jamais des privilèges des titrées. Les duchesses n’avaient d’autre prérogative que de pouvoir s’asseoir au dîner du Roi, ce qui leur arrivait rarement, parce qu’il fallait, pour lors, assister à tout le repas et qu’il était plus commode de ne faire que passer.

À la vérité elles étaient assises au grand couvert, mais les dames non titrées n’y allaient pas, de sorte que la différence du traitement n’était jamais marquée. Ces dames oubliaient dans leur humeur que les voitures des duchesses entraient dans une cour réservée, que leurs chaises à porteurs suivies de trois laquais, au lieu de deux, et couvertes d’un velours rouge, entraient dans la seconde antichambre, et autres prérogatives de cette importance qui ressemblaient fort à celle d’attendre l’arrivée du Roi dans la salle de réception mais que l’habitude rendait moins désagréables à nos mères. La seule chose que j’aie jamais enviée aux dames de la salle du Trône était l’avantage d’expédier plus promptement l’ennuyeuse corvée de ces réceptions. Elles avaient lieu pour le Roi toutes les semaines ; les princes ne recevaient qu’une fois par mois.

Je reviens à 1814. Sir Charles Stewart, frère de lord Castlereagh et commissaire anglais près l’armée des Alliés, donna un magnifique bal. Les souverains y assistèrent. L’Empereur et le roi de Prusse y dansèrent plusieurs polonaises, si cela se peut appeler danser.

On tient une femme par la main et on se promène au pas cadencé quelques instants avec elle. Puis on en change. Ordinairement ce sont les femmes, je crois, qui abandonnent les cavaliers ; mais ici c’étaient les princes qui prenaient l’initiative pour pouvoir faire politesse à plus de monde. Pendant la promenade, ils parlaient constamment à leur dame ; et, comme l’empereur Alexandre était fort grand et très sourd, quand la femme était petite il se tenait courbé, ce qui était plus obligeant que gracieux.

C’est au milieu de ce bal que parut pour la première fois à Paris le duc de Wellington. Je le vois encore y entrer, ses deux nièces, lady Burgersh et miss Pole, pendues à ses bras. Il n’y eut plus d’yeux que pour lui, et, dans ce bal, pavé de grandeurs, toutes s’éclipsèrent pour faire place à la gloire militaire. Celle du duc de Wellington était brillante, pure et accrue de tout l’intérêt qu’on portait depuis longtemps à la cause de la nation espagnole.

Ce fut à ce même bal que le grand-duc Constantin, après le départ de l’empereur Alexandre, demanda une valse. Il commençait à la danser lorsque sir Charles Stewart fit taire l’orchestre et lui demanda de jouer une anglaise désirée par lady Burgersh aux pieds de laquelle il était enchaîné.

Le chef d’orchestre hésita, regarda le grand-duc et continua la valse.

« Qui a osé insister pour faire jouer cette valse ? demanda sir Charles.

— C’est moi, répondit le grand-duc.

— Je commande seul chez moi, monseigneur. Jouez l’anglaise. »

Le grand-duc se retira fort courroucé et fut suivi de tous les russes. Cela fit grand bruit et il fallut que les autorités s’en mêlassent pour raccommoder cette sottise. C’est, je crois, le début des impertinences dont sir Charles a semé le monde sous le nom de lord Steward et qu’il continue sous celui de marquis de Londonderry.

Les deux princes, neveux du Roi, étaient arrivés successivement à Paris au milieu de tant d’événements sans que cela fît grand effet. Monsieur le duc de Berry avait alors le désir de vivre sociablement. Il fit quelques visites et vint chez moi. Je lui arrangeai plusieurs soirées avec de la musique ; il s’y amusait de très bonne grâce et montrait naïvement et spirituellement sa joie de la situation où il se trouvait replacé.

Toutefois, le manque de convenance, inhérent à sa nature, se faisait sentir de temps en temps. Je me rappelle lui avoir parlé une fois pour Arthur de la Bourdonnais, jeune et bon officier qui avait servi sous l’Empereur et qui souhaitait lui être attaché ; il m’écoutait avec intérêt et bienveillance, puis, tout à coup élevant la voix :

« Est-il gentilhomme ?

— Certainement, monseigneur.

— En ce cas je n’en veux pas ; je déteste les gentilshommes. »

Il faut convenir que c’était une bizarre assertion au milieu d’un salon rempli de la noblesse de France et, en outre, cela n’était pas vrai. Il s’était dit, avec son bon esprit, qu’il ne fallait pas être exclusif et qu’il était appelé à être le prince populaire de sa famille ; et, avec son irréflexion habituelle, il avait ainsi choisi le terrain d’une profession de foi, mal rédigée en tous lieux. Je le connaissais assez pour ne pas répliquer ; il aurait amplifié sur le texte si je l’avais relevé.

Monsieur le prince de Condé ouvrit sa maison ; on s’y rendit avec empressement. Ce vieux guerrier parlait à toutes les imaginations. Il avait perdu la mémoire et faisait sans cesse des erreurs, quelquefois, assez plaisantes, et dont la malignité des spectateurs tirait parti. On a dit dans le temps qu’il y avait intention de sa part, mais je ne le crois pas. Monsieur le duc de Bourbon aurait fait les honneurs du palais s’il avait su s’y prendre, mais il y avait apporté toute sa timide gaucherie d’émigration. Il présentait alors madame de Reuilly comme sa fille et réclamait de toutes les femmes qu’il connaissait leurs bontés pour elle. C’était sa phrase banale et que je lui ai entendue répéter à vingt personnes dans la même soirée. On était au reste fort disposé à les accorder, ces bontés, car madame de Reuilly était parfaitement aimable et elle avait le maintien, les formes et la conduite d’une femme de la meilleure compagnie.

Nous nous aperçûmes promptement que les grands services rendus par monsieur de Talleyrand offusquaient monsieur de Blacas. Lui seul gouvernait le Roi et il ne voulait admettre aucun partage à cet empire. Les préventions de la famille royale, peut-être justifiées par la conduite précédente du prince de Talleyrand, mais que les événements récents auraient dû effacer, ne servaient que trop bien les vues du favori. Tout le monde vit bientôt ce que Monsieur de Talleyrand lui-même avait reconnu dès sa visite à Compiègne. Des obligations, trop publiques pour être niées, gênaient le Roi, et il n’avait de crédit et de force à espérer qu’en les puisant au dehors des Tuileries. Il ne chercha pas à se faire l’homme de la France, car, elle aussi, avait de trop grandes préventions contre lui, mais il essaya de se rendre indispensablement nécessaire par son influence sur les étrangers.

Dans son désir de s’émanciper du contrôle de monsieur de Talleyrand, monsieur de Blacas aurait voulu se faire une clientèle des gens un peu distingués du pays. Plus modéré, moins exclusif que les autres émigrés rentrés avec le Roi, loin de faire à mon père un tort de n’avoir pas adopté les passions de l’émigration, il sentait tout le prix d’un royaliste dévoué, sage, connaissant et jugeant sainement l’état des esprits en France où il était revenu depuis dix ans. Il aurait fort voulu l’attacher à sa fortune, mais mon père, incapable d’entrer dans aucune cabale, était sincèrement rallié à monsieur de Talleyrand depuis sa conduite à l’entrée des Alliés, et reçut froidement les avances de monsieur de Blacas.

C’était pendant le temps de ces caresses ostensibles du favori que chaque jour on m’annonçait la nomination de mon père à quelque ministère ; je ne m’en inquiétais guère, persuadée qu’aucune place ne le ferait consentir à perdre sa liberté. Je ne puis dire l’étonnement que j’éprouvai lorsqu’un jour il vint nous dire qu’on lui proposait l’ambassade de Vienne et qu’il nous fit valoir beaucoup de raisons pour l’accepter. Cependant il nous trouva si récalcitrantes, ma mère et moi, qu’il se rabattit à nous dire que la seule ambassade qu’il ne refuserait pas était celle de Londres.

Du moment qu’il fut constaté pour moi qu’il y avait une place qu’il ne refuserait pas, je compris qu’il les accepterait toutes, que peut-être même il finirait par les solliciter. Je dis à ma mère que nous ne devions plus chercher à exercer une influence qui ne ferait que gêner mon père ; elle fut d’autant plus facile à persuader qu’elle-même n’avait pas de répugnance pour une grande ambassade.

Le cardinal Consalvi ne laissa pas d’exercer quelque influence sur la décision de mon père ; il avait une haute estime pour ses talents, sa probité, sa sagacité, et il désirait vivement lui voir prendre de l’influence. Leurs âges étaient semblables ; le cardinal n’admettait pas que ce fût celui où l’ambition se devait arrêter, et lui-même fournissait la preuve de l’utilité qu’une saine judiciaire pouvait exercer, car, dans ces premiers moments, il arrêta toutes les extravagances longuement méditées par le clergé resté à l’étranger. Il venait fréquemment chez moi sans y être constamment établi comme à son dernier séjour ; les affaires le réclamaient.

Je n’ai rien à rabattre de l’opinion que je m’étais formée de sa capacité et de sa sagesse. Quelque temps après, il se rendit à Londres, pendant le séjour que les souverains alliés faisaient dans cette capitale ; et, grâce à l’esprit de convenance qui dirigeait ses actions, il réussit à y conserver toute la dignité de sa position et de son caractère, sans choquer les habitudes du pays où le peuple conservait encore des préventions extrêmement hostiles au papisme.