Mémoires de la comtesse de Boigne (1921)/Tome I/II/Chapitre II

Émile-Paul Frères, Éditeurs (Tome i
Versailles. — L’Émigration. — L’Empire. — La Restauration de 1814.
p. 112-122).


CHAPITRE ii


Séjour en Yorkshire. — Sir John Legard. — Son mariage. — Lady Legard. — Caractère de sir John Legard. — Son influence sur la jeunesse. — Ses opinions politiques. — Mademoiselle Legard. — Monsieur Brandling. — Séjour en Westmoreland. — Mon éducation. — Départ de mes parents pour Londres. — Je vais les y rejoindre. — Promenade avant mon départ. — Encore Bermont. — Bizarrerie de sa conduite.

Il est temps de peindre plus en détail nos hôtes. Le caractère du chevalier Legard figurerait admirablement dans un roman.

C’était un composé de ce qu’il y a de plus disparate. Né avec l’esprit le plus fin, le goût le plus délicat, l’imagination la plus vive, le besoin de toutes les communications intellectuelles, il avait passé, par goût, toute sa jeunesse dans la retraite d’une gentilhommière du Yorkshire avec les associés les plus vulgaires. Il y avait contracté les habitudes d’une tyrannie domestique dont sa femme était la première victime. Il lui faisait porter la peine d’un genre de vie dont elle était la cause bien innocente.

Madame Aston, mère de deux filles pauvres et d’un fils très riche, selon l’usage du pays, était une jeune veuve très sémillante à l’époque où sir John Legard, officier aux gardes, fit la cour à l’aînée des filles. Il n’y pensait plus guère lorsqu’il apprit que la seconde épousait monsieur Hadges et que l’aînée se tenait pour engagée avec lui. Il eut une explication où il lui représenta que sa fortune le forcerait à habiter exclusivement ses terres et qu’il ne voulait pas demander un si énorme sacrifice à une fille élevée dans le plus grand monde de Londres. Ma pauvre cousine ne comprit pas ce langage et accepta une main qu’on ne lui offrait plus qu’à regret.

Sir John quitta l’armée et s’établit en Yorkshire. Peut-être cette retraite aurait-elle été moins austère si madame Hadges n’avait commencé bien promptement à tenir la conduite plus que légère qui a tant fait parler d’elle. Lady Legard fut punie des torts de sa sœur par la sévérité toujours croissante de son mari. Elle était la meilleure femme du monde, mais la compagne la moins faite pour partager la retraite d’un homme distingué, non qu’elle n’eût assez de connaissances, mais la vie ne lui apparaissait jamais que sous son aspect le plus matériel.

Elle n’avait d’autre autorité dans la maison que celle de commander le dîner, et ce travail lui prenait chaque jour une bonne partie de la matinée. Une fois par semaine, de telle heure à telle heure, ni plus ni moins, elle faisait sa correspondance. Sa montre consultée, elle quittait une page commencée, prenait son rouet, remettant sa lettre à huitaine. Une autre heure appelait une promenade d’un nombre fixe de tours, toujours dans la même allée. Elle mesurait la quantité d’ourlets qu’elle devait accomplir dans un temps donné, et attachait de l’importance à achever cette tâche à la minute fixée. Son mari l’appelait milady Pendule, et il avait raison.

Hé bien, cette femme ainsi faite aimait le plaisir, le monde et surtout la toilette. Dès qu’elle trouvait la moindre occasion de satisfaire ses goûts, elle s’y livrait. Elle n’aurait pas osé demander des chevaux pour aller se promener, encore moins pour faire une visite ; mais, lorsque son mari lui disait d’une voix bien solennelle « Milady, il est convenable que vous alliez à tel château des environs », son cœur bondissait de joie. « Certainement, sir John, bien volontiers », et elle allait préparer ses atours. S’il s’agissait d’un dîner et qu’il y eût moyen de mettre trois épingles de diamants, ses seuls bijoux, sa satisfaction était au comble. Elle retrouvait ses impressions de vingt ans que, depuis vingt autres années, la sévérité de son mari tenait sous un éteignoir de plomb.

Il était toujours désobligeant, souvent dur pour elle. Elle était uniformément douce, mais n’avait pas l’air d’attacher le moindre prix à ses mauvais procédés. Je suis persuadée que, si elle les avait ressentis, si son aspect n’avait pas été impassible, soit qu’il fut bien ou mal pour elle, il avait trop d’âme pour persister dans une conduite qui, même avec ces excuses, était fort répréhensible.

Le chevalier Legard, n’ayant pas d’enfants et ne trouvant à exercer pleinement ni sa sensibilité, ni même sa sévérité vis-à-vis d’une femme toujours immobile, s’entourait de jeunes filles de ses parentes, parmi lesquelles je faisais nombre, quoique beaucoup plus enfant.

Nous en avions une peur effroyable, mais nous l’adorions toutes. Un regard un peu moins sévère était une récompense que nous appréciions comme un triomphe. Quand, au bonsoir qu’il nous disait ordinairement, il ajoutait : « bonsoir, Adèle » ; et, une ou deux fois, dans de grandes occasions ; « bonsoir, mon amour (my love) », je ressentais un bonheur inexprimable.

Nous savions parfaitement que rien ne lui échappait, qu’il n’y avait pas un bon mouvement de notre cœur qu’il ne devinât et dont il ne nous tint compte. À la vérité, l’habitude qu’il s’était faite de toujours siéger en jugement sur le genre humain l’entraînait assez fréquemment dans des erreurs ; mais il avait la persuasion d’être juste, nous le sentions et lui en tenions compte. La justice est un grand moyen de domination vis-à-vis de la jeunesse.

Je n’étais pas une de ses favorites ; il me trouvait de l’orgueil. Il est convenu depuis que ce n’était que de la fierté. Placée dans une situation où je pensais que son autorité sur moi pourrait s’exercer de façon à blesser mes parents, je me tenais dans une grande réserve et ne m’exposais guère à ses reproches, mais je n’en étais pas moins sensible à son approbation. Il prenait chaque jour une prise de tabac après le dîner. Une fois, quelqu’un lui en demanda :

« J’ai oublié ma tabatière », dit-il.

Une de mes compagnes offrit de l’aller chercher.

« Merci, Adèle y est allée ».

Je revins, en effet, apportant la tabatière. J’avais aperçu le mouvement qu’il avait fait un instant avant en la cherchant.

« Ah ! vous aviez raison, sir John, dit milady. Adèle y est allée, vous le saviez donc ?

– Oui, je le savais. »

Et ce : je le savais, m’est resté gravé dans la mémoire comme une des paroles les plus flatteuses qu’on m’ait jamais adressées. Quel moyen d’éducation qu’une telle influence si on n’en abusait pas !

Il était martyrisé par la goutte et, pendant l’hiver surtout, cloué sur un fauteuil où il souffrait avec un courage admirable. Lorsqu’il avait la liberté de ses mains, il manœuvrait très adroitement son fauteuil dans toute la maison, mais souvent il était réduit à avoir besoin d’assistance même pour tourner les pages de son livre et c’était à qui de nous lui rendrait ce service. Quelquefois, pour nous témoigner sa reconnaissances, il lisait tout haut. Il préférait Shakespeare qu’il rendait admirablement, et accompagnait ses lectures de commentaires très intéressants. C’est à lui que je dois mon goût pour la littérature anglaise et le peu de connaissance que j’en ai acquise.

L’été, il retrouvait de la santé ; son adresse et son agilité devenaient incroyables. Il avait été très beau dans sa jeunesse, mais il était devenu fort gros et paraissait plus vieux que son âge, du moins à mes yeux.

Il aimait passionnément la musique. J’avais une belle voix ; il n’aurait jamais voulu me demander de chanter pour ne pas me donner d’amour-propre. Quelquefois il entrait dans la pièce où j’étudiais, sous un prétexte quelconque, en me disant : « Go on, child » (Continuez, enfant). J’avais très soin de choisir les morceaux qui lui plaisaient le plus ; et, lorsque je m’apercevais que le livre restait devant lui sans être lu ou le papier sans que sa plume y eût rien tracé, j’en ressentais une joie tout à fait dépourvue de cette vanité qu’il craignait de m’inspirer.

Il était très Pitt plutôt que Tory. Il représentait parfaitement the independent country gentleman. Il n’aimait pas beaucoup la noblesse, méprisait les gens à la mode, détestait les parvenus. Il était passionnément attaché à son pays et avait tous les préjugés et les prétentions des Anglais sur leur suprématie au-dessus de toutes les autres nations. Il aimait le Roi parce que c’était celui de l’Angleterre, et l’Église parce que ses rigides principes de morale s’y associaient, plutôt qu’il n’était royaliste et religieux.

J’ai passé deux ans à boire tous les jours un demi-verre de vin de Porto au dessert après ce toast : Old England for ever the King and constitution and our glorious revolution. Probablement cette dernière phrase datait du moment où la famille des Legard avait renoncé aux principes jacobites.

Leurs pères avaient joué un rôle parmi les cavaliers. Je le croirais d’autant plus volontiers que sir John avait une très vieille tante, restée fille, qui ne venait jamais dîner chez lui à cause de ce toast. Elle habitait une petite ville des environs, Beverley, rendait beaucoup à son neveu, comme chef de la famille, mais avait deux grands griefs contre lui, en outre du toast : l’un d’avoir renoncé à l’habitation du manoir seigneurial, devenu trop grand pour sa fortune et qui était en mauvais état ; l’autre, de ne pas maintenir la prononciation gutturale du G, dans son nom qu’elle prétendait d’origine normande, Lagarde. Quant à elle, elle le disait toujours ainsi.

Elle me caressait beaucoup, et nous découvrîmes un beau jour que c’était à cause de mon sang normand. Sir John lui préparait un nouveau chagrin : non content d’avoir quitté son castel pour résider dans une plus petite habitation, il abandonna sa province.

Malgré leur amour exalté de leur patrie, les anglais tiennent singulièrement peu à leur endroit, s’il est permis de se servir de ce terme. Ils s’éloignent sans regret du lieu que leurs parents, ou eux-mêmes, ont habité longuement pour aller chercher une résidence qui s’accorde avec leurs goûts du moment, soit pour la chasse, la pêche, les courses sur terre ou sur l’eau, l’agriculture, ou toute autre fantaisie qu’ils appellent une poursuite, et qui les absorbe tant qu’elle dure.

J’ai connu un monsieur Brandling qui a quitté un beau château où il était né et avait été élevé, un voisinage où il était aimé, estimé, qui lui plaisait, pour aller s’établir à cinquante milles de là, dans une maison louée, au milieu du plus vilain pays, uniquement parce que ses palefreniers pouvaient y promener ses chevaux tous les matins, sur une commune dont la pelouse offrait dix milles de parcours, sans qu’ils eussent à poser le sabot sur une toise de chemin raboteux. Ce motif lui avait paru suffisant pour enlever sa femme, qu’il aimait beaucoup, au voisinage de sa famille et des relations de toute sa vie. De son côté, elle n’a jamais songé à se trouver molestée par cette décision qui n’a paru ni bizarre, ni contestable à personne. Si je ne me trompe, ce sont là des traits de mœurs qui font connaître un pays.

Pendant son séjour de quelques mois en Suisse, le chevalier Legard avait pris pour le lac de Genève et les promenades sur l’eau un goût qui le persuada qu’un lac était nécessaire à son existence. Il acheta quelques arpents de terre sur les bords du lac de Winandermere, dans le Westmoreland, et se décida à y bâtir une maison. En attendant, il en loua une dans les environs où il transporta ses pénates, et nous l’y suivîmes.

Je dois dire que, pendant deux années, cet homme d’un caractère si impérieux, d’une humeur si intraitable, non seulement ne laissa pas échapper un mot qui pût être désagréable à mon père, mais encore vécut avec lui dans les formes de la plus aimable déférence. À la vérité, il l’aimait tendrement, mais il était presque aussi gracieux pour ma mère qu’il n’aimait pas autant, et qui froissait souvent ses susceptibilités.

La haute générosité de son caractère l’emportait sur son humeur et, s’il avait été plus rigide pour moi, c’était par système d’éducation. Au reste, il avait réussi jusqu’à un certain point, car, lorsque j’ai quitté sa maison hospitalière, à plus de quatorze ans, je ne croyais aucunement avoir le moindre avantage à apporter dans le monde.

Mon père, dans le temps de cette retraite, s’était exclusivement occupé de mon éducation. Je travaillais régulièrement huit heures par jour aux choses les plus graves. J’étudiais l’histoire, je m’étais passionnée pour les ouvrages de métaphysique. Mon père ne me les laissait pas lire seule, mais il me les permettait sous ses yeux. Il aurait craint de voir germer des idées fausses dans ma jeune cervelle si ses sages réflexions ne les avaient pas arrêtées. Par compensation peut-être, mon père, dont, au reste, c’était le goût, ajoutait à mes études quelques livres sur l’économie politique qui m’amusaient beaucoup. Je me rappelle que les rires de monsieur de Calonne, lorsque l’année suivante, à Londres, il me trouva lisant un volume de Smith, Wealth of nations, dont je faisais ma récréation, furent pour moi le premier avertissement que ce goût n’était pas général aux filles de quinze ans.

Ma mère, menacée d’une maladie du sein, dut aller consulter à Londres et le résultat de cette consultation fut qu’il fallait rester près des médecins. Sa famille se cotisa pour lui en fournir les moyens. Lady Harcourt, son amie, et lady Clifford, sa cousine, se chargèrent de ces arrangements. La reine de Naples, avec qui elle était toujours restée en correspondance, exigea qu’elle ne s’éloignât pas des secours de l’art et lui envoya trois cents louis, en la prévenant que, chaque année, l’ambassadeur de Naples lui en remettrait autant. Ses parents lui complétèrent cinq cent livres sterling avec lesquels il était possible de végéter à Londres.

Mon père revint en Westmoreland chercher mon frère et moi qui y étions restés.

Je ne puis m’empêcher de raconter ici une circonstance qui me frappa vivement. Le chevalier Legard, désolé de la perspective de se trouver seul avec sa femme, était encore plus maussade pour elle que de coutume, et j’en étais indignée, car elle était aussi bonne pour moi qu’il était en elle de l’être pour qui que ce fût. Un soir, nous étions toutes deux dans un petit char à bancs qu’il menait. Il y avait, de l’autre côté du lac, un effet de soleil tellement admirable que j’en étais frappée et je voyais bien que le chevalier l’était aussi. Il étouffait du besoin d’en parler. Enfin il s’adressa à lady Legard et, la regardant de son œil si intelligent, il s’écria avec enthousiasme :

« Quel glorieux coucher du soleil !

– Je ne serais pas étonnée qu’il plût demain, » reprit-elle.

Il se retourna sans mot dire, mais comme s’il eût marché sur une torpille. Tout enfant que j’étais, je compris combien ces deux êtres étaient mal assortis et, dans ce moment, ma pitié était bien plus vive pour le tyran que pour la victime.

Me voici arrivée à un fait si étrange dans le cœur humain qu’il faut bien que je le rapporte. Ce Bermont, que j’ai laissé muletier improvisé, ayant reçu à Rome, des prélats amis de mon père, une médaille inscrite : Au fidèle Bermont, à peine arrivé en Angleterre, fut pris, disait-il, de la maladie du pays. Il changea à vue d’œil ; enfin il prévint mon père qu’il ne pouvait plus tenir à son anxiété sur le sort de ses enfants, qu’il fallait qu’il allât les voir en France. La mort de Robespierre rendait ce projet praticable. Mon père lui dit :

« Eh bien, allez, mon cher, vous savez ce qui me reste, en voilà le quart ; vous reviendrez nous trouver quand vous serez rassuré, si vous ne trouvez pas à mieux faire.

– Merci, monsieur le marquis, je n’ai pas besoin d’argent, j’ai ce qu’il me faut ».

Et il partit. Bermont avait gagné à la loterie, quelques années avant la Révolution, une somme de mille écus qu’il avait placée sur mon père. Il en avait exactement reçu les intérêts qu’il avait soin d’ajouter chaque trimestre à ses gages. Le livre de compte où cela était porté restait entre ses mains. Il l’emporta, ainsi que le peu d’objets de valeur qui restaient à mon père. On ne s’en aperçut pas de longtemps.

Lorsque mon père revint nous chercher, il avait laissé ma mère seule à Londres avec sa jeune négresse. Un soir, elle l’appelle en vain. On s’agite, on la cherche ; enfin, on découvre qu’elle est partie avec Bermont, revenu de France exprès pour l’enlever. Il en était devenu amoureux fou, et avait conduit cette intrigue sous les yeux de sa femme, sans qu’elle s’en doutât.

Peu de temps après, à Londres, deux hommes entrèrent dans le salon où je travaillais à côté de ma mère, couchée sur un canapé. Mon père nous faisait la lecture. Ces deux hommes venaient l’arrêter à la requête de Bermont ; on le mit dans un fiacre et on l’emmena en prison. On se figure notre désolation. Il fallait se procurer des répondants. Ma mère, qui n’avait pas quitté sa chaise longue depuis trois mois, se mit en quête d’en trouver ; elle y réussit au bout de quelques heures. Cependant mon père passa la nuit dans la maison d’arrêt.

Bermont réclamait les mille écus, plus les intérêts et ses gages, ainsi que ceux de sa femme depuis la sortie de France. Cela faisait une assez grosse somme pour de pauvres émigrés. Les livres de compte, qui auraient fait foi de l’exactitude avec laquelle il avait été payé, étaient en sa possession. Les gens de loi surmontèrent la répugnance de mon père, et obtinrent qu’il nierait la dette en totalité. Pour établir celle des mille écus, Bermont n’avait d’autre preuve que les intérêts constamment payés. Il lui fallut la fournir, en renonçant à une partie notable de ses demandes et en établissant sa mauvaise foi ; mais il n’avait plus rien à perdre vis-à-vis de lui-même et des autres.

Il se conduisit avec une insolence et une dureté dont rien ne peut donner l’idée, et il osa se trouver à l’audience vis-à-vis de son ancien maître qu’il avait fait traîner en prison, sans avoir même l’air troublé. Expliquera qui pourra cette bizarre anomalie.

Cet homme, pendant vingt-cinq ans de dévouement et de fidélité dans les circonstances les plus compromettantes, a-t-il joué un rôle dont il comptait obtenir récompense et, cet espoir échappant, est-il entré dans son naturel ? Ou bien ce naturel a-t-il changé tout à coup, et le vice a-t-il pris possession d’un cœur jusque-là honnête ? Cela m’est impossible à décider. Sa pauvre femme fut dans le désespoir. En outre de ses torts, elle pleurait son infidélité.

Pour en finir de cette aventure, je dirai qu’il emmena la jeune négresse à Dôle où il fit des spéculations qui ne réussirent pas. Il l’abandonna avec deux enfants. Elle chercha à travailler pour les faire vivre. N’y pouvant réussir, elle les prit un soir par la main et les déposa à l’hôpital. On fut quelques jours sans la revoir. Enfin on entra chez elle : elle s’était laissée mourir de faim, n’ayant plus un sou ni une harde dont elle pût se défaire.

Elle n’avait jamais porté de plainte, ni demandé de secours à personne. Seulement, en remettant ses enfants à l’hôpital, elle les avait recommandés vivement et, en s’en allant, elle s’était écriée : « Ceux-ci ne sont pas coupables, et Dieu est juste. » Cette pauvre fille, qui était aussi belle que l’admettait sa peau d’ébène, avait une âme fort distinguée et méritait un meilleur sort.