Mémoires de la comtesse de Boigne (1921)/Tome I/II/Chapitre I

Émile-Paul Frères, Éditeurs (Tome i
Versailles. — L’Émigration. — L’Empire. — La Restauration de 1814.
p. 99-111).


DEUXIÈME PARTIE

ÉMIGRATION


CHAPITRE i


Séjour à Rome. — Querelles dans l’intérieur de Mesdames. — Société de ma mère. — L’abbé Maury. — Le cardinal d’York. — La Croix de Saint-Pierre. — Madame Lebrun. — Séjour d’Albano. — Arrivée à Naples. — La reine de Naples et les princesses ses filles. — Parti pris de quitter l’Italie. — Lady Hamilton. — Ses attitudes. — Bermont. — Passage du Saint-Gothard. — Mademoiselle à Constance. — Arrivée en Angleterre.

Je passerai rapidement sur le séjour que nous fîmes en Italie. Je n’en conserve qu’un léger souvenir ; je me rappelle seulement avoir entendu faire des récits sur les bisbilles de la petite Cour de Mesdames qui, même alors, me semblaient d’un extrême ridicule. Les querelles des deux dames d’honneur étaient poussées au point de diviser le petit nombre de Français alors à Rome. On était du parti Narbonne ou du parti Chastellux, et on se détestait cordialement.

L’attitude de mes parents se trouvait forcée par l’honneur que ma mère avait d’appartenir à Madame Adélaïde ; les Chastellux le reconnurent et ils restèrent en bons termes. Les enfants Chastellux vivaient en intimité avec moi, ainsi que Louise de Narbonne, petite-fille de la duchesse. Toutefois, pour ne pas faire de jaloux, nous étions tous également exclus de la présence des princesses.

Je n’ai pas vu madame Adélaïde trois fois pendant le séjour à Rome ; à la vérité, j’avais un peu passé l’âge où l’on s’amuse d’un enfant comme d’un petit chien. Malgré les querelles domestiques dont elles étaient témoins et victimes, jamais leurs entours ne sont parvenus à désunir les deux vieilles princesses. Elles sont mortes à peu de jours l’une de l’autre, ayant toujours vécu dans la plus tendre union. Madame Victoire avait une grande admiration pour sa sœur qui le lui rendait en affection.

La faible santé de ma mère la retenait habituellement chez elle. Chaque soir, il s’y réunissait quelques personnes, au nombre desquelles les plus assidues étaient les prélats Caraffa, Albani, Consalvi, et enfin l’abbé Maury, alors le coryphée du parti royaliste. Toutes ces personnes étaient spirituelles et distinguées. Je m’accoutumais à prendre goût à leur conversation. J’étais très gâtée par elles, et principalement par l’abbé Maury et le prélat Consalvi.

L’abbé Maury, en butte à toutes les haines, à toutes les intrigues romaines pour l’éloigner de la pourpre à laquelle la faveur du pape Pie VI l’appelait et y donnant sans cesse prise par ses inconvenances, fit un rude noviciat. Il venait raconter ses douleurs à ma mère ; elle le consolait et l’encourageait, tout en le grondant. Le pape le nomma archevêque de Nicée, et l’envoya nonce au couronnement de l’empereur Léopold, ce qui lui assurait le chapeau.

Au retour, il me donna la confirmation et, à cette occasion, une très belle topaze dont l’Empereur lui avait fait cadeau avec plusieurs autres pierres précieuses.

Depuis que j’ai été témoin de l’excès fabuleux de son avarice, je ne conçois pas comment il a pu se dessaisir de ce bijou. Peut-être cette passion n’était pas arrivée au développement que nous lui avons connue.

Monsignor Consalvi a eu une réputation européenne ; j’en reparlerai plus tard.

Le cardinal d’York, dernier rejeton des malheureux Stuart, habitait Rome. Ma mère était petite fille du gouverneur de son père ; à ce titre, il l’accueillit avec une bonté extrême.

Il l’engagea à venir chez lui à Frascati, l’été, et, l’hiver, il exigeait qu’elle et mon père allassent fréquemment dîner chez lui. On le trouvait dans un grand palais peu meublé, sans feu nulle part, un capuchon sur la tête, deux grosses houppelandes sur le corps, les pieds sur une chaufferette et les mains dans un manchon. Ses convives auraient volontiers adopté le même costume, car on gelait chez lui. Par excès de bonté pour ma mère, il faisait allumer quelques lattes de bois dans un quatrième salon, et il prétendait qu’à cette distance, sa respiration en était gênée. Notez qu’il avait du charbon allumé sous les pieds. Mais il faut bien conserver quelque chose de la royauté, ne fût-ce qu’une manie ! Ses gens l’appelaient : Votre Majesté. Les commensaux, plus relevés, évitaient toute appellation, ce que l’emploi de la troisième personne dans l’italien rend plus facile. Il ne parlait que cette langue et un peu d’anglais si mauvais qu’on avait peine à le comprendre, ce qui lui déplaisait extrêmement.

Toute sa tendresse se portait sur Consalvi qu’il traitait comme un fils ; il ne pouvait se passer un moment d’Ercole, ainsi qu’il l’appelait à chaque instant, et le pauvre Ercole en était souvent bien ennuyé.

Le cardinal était alors furieux contre sa belle-sœur, la comtesse d’Albany, qui avait accepté une pension de la Cour de Londres ; il en parlait avec une fort belle dignité royale très blessée. Depuis, lui-même a eu recours à la munificence anglaise. Tant il est vrai qu’en temps de révolution il est bien difficile de préciser d’avance ce à quoi on peut être amené. Certainement, à cette époque, le cardinal croyait de bonne foi qu’il aimerait mieux mourir que de se voir sur la liste des pensionnaires de l’Angleterre, et pourtant il a sollicité d’y être placé.

Je me rappelle une aventure qui fit du bruit à Rome. Monsieur Wilbraham Bootle, jeune anglais, distingué par sa position sociale, sa figure, son esprit, et possesseur d’une immense fortune, y devint amoureux d’une miss Taylor qui était jolie, mais n’avait aucun autre avantage à apporter à son époux. Cependant monsieur Wilbraham Bootle brigua ce titre et obtint facilement son consentement. Le jour du mariage était fixé. À un grand dîner chez lord Camelford, on parla d’une ascension faite le matin à la croix posée sur le dôme de Saint-Pierre. La communication de la boule à la croix était extérieure. Monsieur Wilbraham Bootle dit que, sujet à des vertiges, il ne pourrait pas faire l’entreprise d’y arriver, et que rien au monde ne le déciderait à la tenter.

« Rien au monde, dit miss Taylor.

– Non, en vérité.

– Quoi, pas même si je vous le demandais ?

– Vous ne me demanderiez pas une chose pour laquelle j’avoue franchement ma répugnance.

– Pardonnez-moi, je vous le demande ; je vous en prie ; s’il le faut, je l’exige. »

Monsieur Wilbraham Bootle chercha à tourner la chose en plaisanterie, mais miss Taylor insista, malgré les efforts de lord Camelford. Toute la compagnie prit rendez-vous pour se trouver le surlendemain à Saint-Pierre et assister à l’épreuve imposée au jeune homme. Il l’accomplit avec beaucoup de calme et de sang-froid. Lorsqu’il redescendit, la triomphante beauté s’avança vers lui, la main étendue ; il la prit, la baisa, et lui dit :

« Miss Taylor, j’ai obéi au caprice d’une charmante personne. Maintenant, permettez-moi, en revanche, de vous offrir un conseil : quand vous tiendrez à conserver le pouvoir, n’en abusez jamais. Je vous souhaite mille prospérités ; recevez mes adieux. »

Sa voiture de poste l’attendait sur la place de Saint-Pierre ; il monta dedans et quitta Rome. Miss Taylor eut tout le loisir de regretter sa sotte exigence. Dix ans après, je l’ai revue encore fille ; j’ignore ce qu’elle est devenue depuis.

Je voyais souvent madame Lebrun ou plutôt sa fille. Elle était une de mes camarades de jeu. Madame Lebrun, très bonne personne, était encore jolie, toujours assez sotte, avait un talent distingué, et possédait à l’excès toutes les petites minauderies auxquelles son double titre d’artiste et de jolie femme lui donnait droit. Si le mot de petite maîtresse n’était pas devenu d’aussi mauvais goût que les façons qu’on lui prête, on pourrait le lui appliquer.

Le cardinal Corradini, oncle de Consalvi, possédait à Albano une petite maison qu’il prêta à ma mère et où nous passâmes deux étés. Je conserve un assez faible souvenir de ce ravissant pays, mais un très vif du plaisir que j’avais à y monter sur l’âne du jardinier.

Vers le commencement de 1792, arriva à Rome sir John Legard avec sa femme, miss Aston, cousine germaine de ma mère. Cette relation de famille amena promptement une grande intimité. Les ressources que mes parents avaient apportées de France s’épuisaient. Un seul quartier de la pension donnée par le Roi avait été payé. Le chevalier Legard leur demanda de l’accompagner à Naples, et de retourner ensuite avec lui dans son manoir de Yorkshire où il leur offrait la plus généreuse et la plus amicale hospitalité. Mes parents acceptèrent de passer avec lui quelque temps à Naples, sans s’engager au delà. Le chevalier Legard n’insista pas.

Nous restâmes dix mois à Naples. Ma mère fut très accueillie et fort goûtée par la Reine qui lui faisait conter la Cour de France et tout ce commencement de la Révolution, si intéressant pour elle et comme reine et comme sœur.

J’étais admise auprès des princesses ses filles, et c’est là où a commencé ma liaison, si j’ose me servir de cette expression, avec la princesse Amélie, depuis reine des Français. Nous parlions français et anglais, nous lisions ensemble, j’allais passer des journées avec elle à Portici et à Caserte. Elle me distinguait de toutes ses autres petites compagnes. J’étais moins en rapport avec ses sœurs, quoique nous fussions presque aussi souvent ensemble.

Cependant, après madame Amélie, j’aimais aussi madame Antoinette, depuis princesse des Asturies. Quant à madame Christine, qui est devenue reine de Sardaigne, nous l’excluions de tous nos plaisirs auxquels, quoique plus âgée, elle aurait volontiers pris part. Les deux princesses aînées, l’Impératrice et la grande-duchesse de Toscane, étaient mariées à cette époque.

Il y avait beaucoup d’étrangers à Naples, et je crois qu’on s’y amusait ; pour moi, comme de raison, je ne prenais que peu de part à ces gaietés. On me menait quelquefois à l’Opéra. J’étais déjà une bonne musicienne, et je commençais à avoir une assez belle voix dont Cimarosa s’était enthousiasmé. Il ne donnait pas de leçons, mais il venait fréquemment me faire chanter et m’avait donné un maître qu’il dirigeait.

Le moment de quitter Naples approchait. Le chevalier Legard demanda derechef à mes parents de le suivre en Angleterre. Les communications avec Saint-Domingue, dont on espérait encore quelques secours, y étaient plus faciles. Mon père avait conservé en Hollande tout son mobilier d’ambassade dont on pouvait tirer quelque parti. Enfin, et au pis aller, sir John Legard offrait chez lui, avec toute la délicatesse possible, une retraite honorable. Pendant les dix mois que nous avions passés à Naples, il avait comblé mes parents de toutes les marques d’amitié. En restant en Italie, nous devions tomber incessamment à la charge de Mesdames. Elles-mêmes commençaient à se trouver dans la gêne, et leurs entours ne verraient pas volontiers une nouvelle famille s’installer dans leur commensalité.

Toutes ces réflexions décidèrent mes parents à accepter les offres pressantes du chevalier Legard, après en avoir obtenu l’agrément de Madame Adélaïde. Elle consentit à leur départ, en ajoutant que, s’ils ne trouvaient pas à s’établir en Angleterre, tant qu’elle aurait un morceau de pain, elle le partagerait avec eux. La reine de Naples essayer de conserver ma mère à Naples ; elle lui offrit même une petite pension, mais alors on espérait encore dans ses propres ressources. La Reine, d’ailleurs, passait pour capricieuse, et la faveur de Lady Hamilton commençait. Cette Lady Hamilton a eu une si fâcheuse célébrité que je crois devoir en parler.

Monsieur Greville, entrant un jour dans sa cuisine, vit au coin de la cheminée une jeune fille n’ayant qu’un pied chaussé, parce qu’elle raccommodait le gros bas de laine noire destiné à couvrir l’autre. En levant les yeux, elle lui montra une beauté céleste. Il découvrit qu’elle était la sœur de son palefrenier. Il n’eut pas grand’peine à lui faire monter l’escalier et à l’établir dans son salon. Il vécut avec elle quelque temps, lui fit apprendre un peu à lire et à écrire.

Le feu s’étant mis dans les affaires de ce jeune homme très dérangé, il se trouva obligé de quitter Londres subitement. En ce moment, son oncle, sir William Hamilton, ministre d’Angleterre à Naples, s’y trouvait en congé. Il lui raconta que son plus grand chagrin était la nécessité d’abandonner une jeune créature fort belle qu’il avait chez lui et qui allait se trouver dans la rue. Sir William lui promit d’en avoir soin.

En effet, il alla la chercher au moment où les huissiers l’expulsaient de chez monsieur Greville, et bientôt il en devint éperdument amoureux. Il l’emmena en Italie. Je ne sais quel rôle elle joua auprès de lui, mais, au bout de quelques années, il finit par l’épouser. Jusque-là, il semblait la traiter avec une affection paternelle qui convenait à son âge et lui avait permis, jusqu’à un certain point, de la présenter dans le monde peu difficile de l’Italie.

Cette créature, belle comme un ange et qui n’avait jamais pu apprendre à lire et à écrire couramment, avait pourtant l’instinct des arts. Elle profita promptement des avantages que le séjour d’Italie et les goûts du chevalier Hamilton lui procurèrent. Elle devint bonne musicienne, et surtout se créa un talent unique, dont la description paraît niaise, qui pourtant enchantait tous les spectateurs et passionnait les artistes. Je veux parler de ce qu’on appelait les attitudes de lady Hamilton.

Pour satisfaire au goût de son mari, elle était habituellement vêtue d’une tunique blanche ceinte autour de la taille ; ses cheveux flottaient ou étaient relevés par un peigne, mais sans avoir la forme d’une coiffure quelconque. Lorsqu’elle consentait à donner une représentation, elle se munissait de deux ou trois schalls de cachemire, d’une urne, d’une cassolette, d’une lyre, d’un tambour de basque. Avec ce léger bagage et dans son costume classique, elle s’établissait au milieu d’un salon. Elle jetait sur sa tête un schall qui, traînant jusqu’à terre, la couvrait entièrement, et, ainsi cachée, se drapait des autres. Puis elle le relevait subitement, quelquefois elle s’en débarrassait tout à fait, d’autres fois, à moitié enlevé, il entrait comme draperie dans le modèle qu’elle représentait. Mais toujours elle montrait la statue la plus admirablement composée.

J’ai entendu dire à des artistes que, si on avait pu l’imiter, l’art n’aurait rien trouvé à y changer. Souvent elle variait son attitude et l’expression de sa physionomie. « Passant du grave au doux, du plaisant au sévère », avant de laisser retomber le schall, dont la chute figurait une espèce d’entr’acte.

Je lui ai quelquefois servi d’accessoire pour former un groupe. Elle me plaçait dans la position convenable et me drapait avant d’enlever le schall qui, nous enveloppant, nous servait de rideau. Mes cheveux blonds contrastaient avec ses magnifiques cheveux noirs dont elle tirait grand parti. Un jour, elle m’avait placée à genoux devant une urne, les mains jointes, dans l’attitude de la prière. Penchée sur moi, elle semblait abîmée dans sa douleur ; toutes deux nous étions échevelées. Tout à coup, se redressant et s’éloignant un peu, elle me saisit par les cheveux d’un mouvement si brusque que je me retournai avec surprise et même un peu d’effroi, ce qui me fit entrer dans l’esprit de mon rôle, car elle brandissait un poignard. Les applaudissements passionnés des spectateurs artistes se firent entendre avec les exclamations de : Bravo la Médéa ! Puis, m’attirant à elle, me serrant sur son sein en ayant l’air de me disputer à la colère du ciel, elle arracha aux mêmes voix le cri de : Viva la Niobé !

C’est ainsi qu’elle s’inspirait des statues antiques et que, sans les copier servilement, elle les rappelait aux imaginations poétiques des Italiens par une espèce d’improvisation en action. D’autres ont cherché à imiter le talent de lady Hamilton ; je ne crois pas qu’on y ait réussi. C’est une de ces choses où il n’y a qu’un pas du sublime au ridicule. D’ailleurs, pour égaler son succès, il faut commencer par être parfaitement belle de la tête aux pieds, et les sujets sont rares à trouver.

Hors cet instinct pour les arts, rien n’était plus vulgaire et plus commun que lady Hamilton. Lorsqu’elle quittait la tunique antique pour porter le costume ordinaire, elle perdait toute distinction. Sa conversation était dépourvue d’intérêt, même d’intelligence. Cependant il fallait bien qu’elle eût une sorte de finesse à ajouter à la séduction de son incomparable beauté, car elle a exercé une entière domination sur les personnes qu’elle a eu intérêt à gouverner : son vieux mari d’abord qu’elle a couvert de ridicule, la reine de Naples qu’elle a spoliée et déshonorée, et lord Nelson qui a souillé sa gloire sous l’empire de cette femme, devenue monstrueusement grasse et ayant perdu sa beauté.

Malgré tout ce qu’elle s’était fait donner par lui, par la reine de Naples et par sir William Hamilton, elle a fini par mourir dans la détresse et l’humiliation aussi bien que dans le désordre. C’était, à tout à prendre, une mauvaise femme et une âme basse dans une enveloppe superbe.

La reine de Naples avait eu beaucoup de peine à consentir à la recevoir. Ma mère avait été employée par sir William à obtenir cette faveur. Mais elle ne tarda pas à s’emparer de l’esprit de la Reine. Il est indubitable que les cruelles vengeances exercées à Naples, sous le nom de la Reine et de lord Nelson, ont été provoquées, on peut même dire commandées par Lady Hamilton. Elle leur persuadait mutuellement que chacun d’eux les exigeait. Ma mère en fut d’autant plus désolée qu’elle était fort attachée à la reine Caroline avec laquelle elle est restée en correspondance très suivie, et à qui elle a eu dans la suite de grandes obligations.

J’ai déjà parlé plusieurs fois du valet de chambre de mon père, Bermont. Lorsque notre départ pour l’Angleterre fut décidé, mon père voulu le placer à Naples chez le général Acton. Il y aurait été à merveille ; il s’y refusa absolument. Il avait épousé depuis plusieurs années une femme qui avait été successivement ma bonne et celle de mon frère, lorsqu’on m’avait remise à une anglaise. Il en avait eu des enfants restés en France. Il dit à mon père qu’il ne voulait pas se séparer de nous.

« Mais, mon pauvre Bermont, je ne peux pas garder un valet de chambre.

– C’est vrai, monsieur le marquis, mais il vous faut un muletier. Vous allez acheter des mules pour faire le voyage ; il faut bien quelqu’un pour les soigner et les conduire, hé bien, ce quelqu’un ce sera moi. »

Mon père, touché jusqu’aux larmes, ne put qu’accepter ce dévouement. Les mules furent achetées par lui avec autant de zèle que d’intelligence. Il les menait en cocher, et un jeune nègre, venu tout enfant des habitations de mon père, servait de postillon à une berline occupée par mon père, ma mère, leurs deux enfants, la femme de Bermont et une jeune négresse particulièrement attachée à mon service et dont j’aurai à reparler.

Les ressources de mon père n’étaient pas encore complètement épuisées. Il avait été décidé qu’il voyagerait avec le chevalier Legard à frais communs, et, depuis ce moment, la tête de ce dernier travaillait incessamment pour arriver à faire ce voyage au meilleur marché possible. De là, l’invention de l’achat de mules, quinteuses et odieuses bêtes qui ont donné mille embarras, et un système de lésinerie dans tous les détails qui ont rendu ce voyage insupportable et quelquefois dangereux.

Par exemple, le chevalier ne voulut pas laisser démonter les voitures, ni prendre des guides et des chevaux du pays pour traverser le Saint-Gothard, et nous pensâmes tous y périr. Montée sur une petite mule napolitaine qui n’avait jamais porté ni vu de la neige, j’ai traversé la montagne, conduite par mon pauvre père, enfonçant dans la neige jusqu’aux genoux à chaque pas, et à travers une tourmente effroyable. Je me rappelle que mes larmes gelaient sur mon visage. Je ne disais rien pour ne pas augmenter l’inquiétude que je voyais peinte sur celui de mon père.

« Tiens ta bride, mon enfant.

– Je ne peux plus, papa. »

Et, en effet, mes gants de peau, d’abord mouillés et glacés ensuite, avaient fini par me geler les doigts ; il fallut me les frotter avec de la neige. Mon père les enveloppa avec la jaquette d’un homme qui se trouvait là, et nous continuâmes notre route. Arrivés à l’hospice, le temps s’était un peu éclairci. Nos bagages envoyés devant étaient à Urseren ; nous n’aurions pu changer nos vêtements trempés. Mon père trouva le chevalier à la porte, causant avec un religieux qui le pressait de s’arrêter.

« Qu’en dites-vous, marquis ?

– Ma foi, puisque le vin est tiré, il vaut autant le boire dit mon père.

– Certainement, reprit le candide religieux, certainement, messieurs ; il y en a déjà deux bouteilles sur la table, et si cela ne suffit pas, nous en avons encore. »

Cette réponse me fit beaucoup rire et donna le change à mes souffrances. Dans la première jeunesse, il y a tant d’élasticité qu’on reprend bien vite la force avec la gaieté. Malgré les deux bouteilles toutes préparées, nous continuâmes notre route. La tourmente n’existait pas de ce côté de la montagne. Mon père causait avec moi, m’expliquait les avalanches que nous voyions tomber, et la descente me parut aussi agréable que la montée m’avait été pénible.

Nous passâmes quelques jours à Lausanne, puis à Constance, où le vieil évêque de Comminges s’était établi. J’y aperçus de loin Mademoiselle. On venait de l’enlever à madame de Genlis. Elle ne voyait personne, et était regardée avec une espèce de répulsion par toute cette coterie d’émigrés installés à Constance. Après avoir descendu le Rhin en bateau, nous arrivâmes à Rotterdam. Mon père alla à La Haye pour prendre les caisses qui y étaient déposées. Nous nous embarquâmes, arrivâmes à Harwich et prîmes directement la route du Yorkshire.