Mémoires de la comtesse de Boigne (1921)/Tome I/I/Chapitre I

Émile-Paul Frères, Éditeurs (Tome i
Versailles. — L’Émigration. — L’Empire. — La Restauration de 1814.
p. 11-42).


PREMIÈRE PARTIE

VERSAILLES


CHAPITRE i


Origine de ma famille. — Mon grand-père : aventure de sa jeunesse. — Mariage de mon grand-père. — Envoi de ses fils en Europe. — Mes grands-oncles. — Étiquettes de Cour. — Jeunesse de mon père. — Famille de ma mère. — Mariage de mon père. — Ma mère a une place à la Cour. — Mes parents s’établissent à Versailles. — Ma naissance. — Anciens usages de la Cour. — Le roi Louis xvi. — La Reine. — Madame de Polignac. — Monsieur, comte de Provence. — Monseigneur le comte d’Artois. — Madame, comtesse de Provence. — Madame la comtesse d’Artois. — Madame Élisabeth. — Les princes de Chio.

Gianoni, dans son Histoire de Naples, vous apprendra la plus brillante des prétentions de votre famille ; Moréri vous expliquera les droits que vous avez à vous croire descendant de ces heureux aventuriers normands, conquérants de la Pouille, droits aussi bien fondés que sont la plupart de ces antiques prétentions de famille. La cathédrale de Salisbury renferme les restes d’un de ses archevêques, saint Osmond, auquel nous rattachons aussi des souvenirs, et le comté de Sommerset a pour armes le vol qui forme les vôtres et qu’il tient de son seigneur Osmond, compatriote de Guillaume le Conquérant. Ces armes furent données par le duc de  Normandie à son gouverneur, Osmond, qui l’avait enlevé aux vengeances de Louis d’Outremer.

La branche anglaise est éteinte depuis longtemps, mais le nom est resté familier au pays et se retrouve perpétuellement dans les poètes et les romans. La branche normande s’est appauvrie par les partages égaux ; les aînés des trois dernières générations qui ont précédé celle de mon père n’ont eu que des filles, et même en si grand nombre qu’elles ont fait de très misérables alliances. Aussi une de mes grand’tantes, chanoinesse de Remiremont, répondit-elle à monsieur de Sainte-Croix, mari de sa sœur, qui lui demandait si elle n’avait jamais regretté de ne s’être point mariée : « Non, mon frère, mesdemoiselles d’Osmond sont en habitude de faire de trop mauvais mariages. » Voilà tout ce que je vous dirai de notre famille.

Si, à l’époque où vous entrerez dans le monde, vous attachez quelque prix à ces souvenirs nobiliaires, vous retrouverez plus facilement des traces de ces temps éloignés que des détails intimes de ce qui s’est passé depuis une centaine d’années. D’ailleurs, je ne suis pas très habile moi-même à ces récits. Je n’ai jamais attaché un grand prix aux avantages de la naissance ; ils ne m’ont point été contestés comme fille ; je n’y ai aucun droit comme femme, et peut-être cette situation toute nette m’a empêchée de m’en occuper autant que beaucoup d’autres. Je ne veux donc vous raconter que les détails qui me reviendront à la mémoire, sur ce que j’ai su ou vu personnellement, sans prétendre y mettre une grande suite, et seulement comme des anecdotes qui acquerront de l’intérêt pour vous par mes rapports avec les personnages mis en jeu : ce sera une sorte de ravaudage dont la sincérité fera tout le prix.

Mon grand-père était marin. Fort jeune encore, il commandait pendant la guerre de 1746 une corvette, et fut chargé d’escorter un convoi de Rochefort à Brest. Une tempête effroyable dispersa les bâtiments et envoya le sien de relâche à la Martinique, où il arriva fort désemparé. Mon grand-père trouva la colonie en grande liesse, en festins, en illuminations. Dès qu’il débarqua, on lui demanda s’il apportait des dépêches pour Son Altesse :

« Quelle altesse ?

— Le duc de Modène.

— Je n’en ai pas entendu parler. »

On vint le chercher de la part de Son Altesse ; il fut conduit dans l’appartement que le commandant avait cédé à un très bel homme, chamarré d’ordres et de cordons, ayant des formes très imposantes : « Comment se fait-il, chevalier d’Osmond, que vous n’ayez pas de dépêches pour moi ? Votre vaisseau n’est donc pas celui qu’on doit m’expédier ? » Mon grand-père expliqua qu’il était parti de Rochefort avec la destination de Brest et la circonstance de son arrivée à la Martinique.

Le prince, alors, le combla de bontés et lui intima l’ordre de repartir sur-le-champ avec ses dépêches. La corvette n’était pas en état de reprendre la mer ; heureusement, il se trouvait une petite goélette dans le port. Le prince en donna le commandement à mon grand-père, l’autorisa à abandonner sa corvette et, lui montrant une lettre par laquelle il chargeait monsieur de Maurepas de le nommer capitaine de vaisseau, il lui expliqua qu’il était, par alliance, cousin germain du Roi. Il lui cédait ses états de Modène, ce qui était un grand secret ; en échange, on lui offrait la souveraineté de l’île de la Martinique ; il n’avait voulu y consentir qu’après avoir pris connaissance de sa nouvelle résidence ; il en était fort content et il expédiait mon grand-père avec la ratification du traité, attendu à Versailles avec une si vive impatience que le porteur de cette bonne nouvelle pouvait aspirer à toutes sortes de faveurs. En conséquence, il ajouta, par post-scriptum à sa lettre, la demande de la croix de Saint-Louis en outre de la nomination de capitaine de haut bord pour le chevalier d’Osmond. Mon grand-père lui parla d’un vaisseau dont le capitaine devait être changé :

« Ce vaisseau vous plaît-il ?

— Assurément.

— Eh bien, je vous en donne le commandement. Je vais écrire à Maurepas que j’en fais une condition. »

Du reste, le duc de Modène était entouré d’une Cour et d’une Maison qu’il avait amenées avec lui : grand chambellan, grand écuyer, valet de chambre, etc. Toute la colonie, depuis le gouverneur jusqu’au moindre nègre, était à ses ordres ; et mon grand-père, qui avait commencé par être fort incrédule au moment de son arrivée, finit par être convaincu qu’un homme qui donnait des grades et des croix était un véritable souverain. Il partit, forçant de voiles au risque de se noyer, fit une traversée extrêmement rapide, se jeta dans un canot dès qu’il vit la terre, monta un bidet de poste et arriva sans un moment de repos chez monsieur de Maurepas, à Versailles. Trouvant le ministre sorti, il ne voulut pas quitter l’hôtel sans l’avoir vu : on le plaça dans un cabinet pour attendre. Un vieux valet de chambre, intéressé par son agitation et sa charmante figure, lui fit donner quelque chose à manger ; il dévora, puis la fatigue et la jeunesse l’emportèrent, il s’assit dans un fauteuil et s’endormit profondément.

Le ministre rentra. Personne ne songea au chevalier d’Osmond. En déshabillant son maître le soir, le valet de chambre lui parla de ce jeune officier de marine si empressé de le voir. Monsieur de Maurepas n’en avait aucune nouvelle. On s’informe ; on le cherche et on le trouve dormant sur son fauteuil. Il se réveille en sursaut, s’approche du ministre, lui remet un gros paquet.

« Monseigneur, voilà le traité signé.

— Quel traité ?

— Celui de la Martinique.

— De la Martinique ?

— C’est le prince de Modène qui m’a expédié.

— Le prince de Modène ? ah ! je commence à comprendre ; allez vous coucher, achevez votre nuit et revenez demain matin. »

Le ministre rit fort du rêve du jeune officier qui le continuait même en lui parlant ; mais, à mesure qu’il lisait ces étranges dépêches, il crut rêver à son tour ; toutes les autorités de l’île étaient sous la même illusion et le prince lui-même avait écrit le plus sérieusement du monde sous son caractère emprunté. La lettre qu’il avait montrée à mon grand-père était dans le paquet.

Le lendemain matin, monsieur de Maurepas le reçut avec une grande bonté, lui apprit que son duc de Modène était un aventurier qui, probablement, avait voulu se débarrasser de lui. Il était, au reste, peu extraordinaire qu’un jeune homme eût partagé une opinion si bien établie dans la colonie ; il l’absolvait donc du tort d’avoir quitté sa corvette. Le vaisseau auquel Son Altesse l’avait promu était déjà donné, mais, eu égard à la recommandation de son cousin germain, et plus encore parce qu’il était un fort bon officier, le Roi lui donnait le commandement d’une frégate à bord de laquelle monsieur de Maurepas espérait qu’il mériterait bientôt la croix. Mon grand-père, tout honteux et bien dégrisé de ses rêves de fortune, s’en retourna à Brest, fort content pourtant de s’être si bien tiré de l’abandon de sa corvette. Quant au duc de Modène, il s’était tellement lié dans ses honneurs usurpés qu’il ne put s’évader ; il fut arrêté à la Martinique, reconnu pour escroc et envoyé aux galères.

Quelques années plus tard, mon grand-père ayant été à Saint-Domingue, y épousa une mademoiselle de La Garenne, un peu son alliée (leurs deux mères étaient des demoiselles de Pardieu) et qui passait pour énormément riche. Elle avait, en effet, de superbes habitations, mais si grevées de dettes et en si mauvais état qu’il fallut que mon grand-père quittât le service et s’établît dans la colonie pour chercher à y remettre quelque ordre. Diverses circonstances malheureuses l’y retinrent et il n’en est jamais sorti. Dans le courant de quelques années, il expédia successivement en Europe six garçons ; le dernier envoi fut malheureux. L’enfant, assis sur un câble roulé sur le pont, fut lancé à la mer dans une manœuvre qui nécessitait l’emploi de ce câble et s’y noya.

Les cinq autres étaient arrivés à leur destination. Le premier était mon père, le marquis d’Osmond, puis venait l’évêque de Nancy, puis le vicomte d’Osmond, puis l’abbé d’Osmond, massacré à Saint-Domingue pendant la Révolution, puis enfin le chevalier d’Osmond, qui périt lieutenant de vaisseau dans la guerre d’Amérique.

Tous ces enfants étaient reçus paternellement par un frère de mon grand-père, alors comte de Lyon et bientôt après évêque de Comminges. L’aîné de cette génération, le comte d’Osmond, n’avait selon l’usage de la famille que des filles de sa femme, mademoiselle de Terre, et, selon l’usage aussi, ces filles se marièrent très mal. Elles achevèrent d’enlever au nom d’Osmond tout l’antique patrimoine de la famille, entre autres le Ménil-Froger et Médavy qui lui appartenaient depuis l’an mil et tant.

Ce comte d’Osmond était chambellan de monseigneur le duc d’Orléans, le grand-père du roi Louis-Philippe, et dans la plus grande intimité du Palais-Royal, surtout de la mère du Roi qui le traitait avec une affection toute filiale. Les mémoires du temps le citent pour ses distractions, ce qui n’empêchait pas qu’il ne fût très aimable, de bonne compagnie et fort serviable. J’aurai l’occasion d’en reparler. Je viens de dire qu’il était chambellan du grand-père du Roi ; il ne l’aurait pas été du fils, voici pourquoi : ce sont de ces détails de Cour qui paraissent déjà ridicules à notre génération, mais dont la tradition se perd et qui, par cela même, acquièrent un intérêt de curiosité.

Le roi Louis XV avait conservé à monseigneur le duc d’Orléans, désigné sous le nom du gros duc d’Orléans, petit-fils du Régent, le rang de premier Prince du sang auquel il n’avait plus de droit ; mais, comme il n’y avait dans la branche aînée que des fils du Dauphin prenant le rang de Fils de France, on avait accordé cette faveur au duc d’Orléans. Or, la Maison honorifique du premier Prince du sang était nommée et payée par le Roi et les gens de qualité ne faisaient aucune difficulté d’y entrer. Chez les autres Princes du sang, le premier gentilhomme et le premier écuyer étaient seul nommés et payés par le Roi : un homme de la Cour ne pouvait accepter que ces places auprès d’eux.

À la mort du gros duc d’Orléans, son fils sollicita vivement la continuation du rang de premier Prince du sang. La naissance des enfants de monseigneur le comte d’Artois se trouvait un motif de refus et, la Cour étant peu disposée à faire ce que souhaitait monsieur le duc d’Orléans, il ne put réussir. Il aurait donc été forcé de chercher des commensaux dans une autre classe que ceux de son père et cette circonstance le décida, sous prétexte de réforme, à ne point nommer sa Maison et à rompre toute espèce de représentation ; elle n’a pas peu contribué à la mauvaise humeur qui l’a jeté dans les malheurs où il a trouvé une mort trop méritée.

Je reviens à notre famille. Mon grand-père avait aussi une sœur qui résidait avec son frère, l’évêque de Comminges, à Allan, dans les Pyrénées. Elle y épousa un monsieur de Cardaillac, homme fort considéré dans le pays, propriétaire d’un très joli château et portant un nom aussi ancien que ces montagnes. Il est éteint maintenant et ce n’est pas la faute de notre tante, car, en trois années de mariage, elle avait eu sept enfants : deux, deux, et trois. L’évêque de Comminges était à Paris lors de cette dernière couche et, au moment où il en apprit la nouvelle, une femme qui se trouvait présente lui dit : « Monseigneur, écrivez vite qu’on vous garde le plus beau. » Cette même madame de Cardaillac dégringola du haut en bas d’un précipice, entraînée par la chute d’une charrette chargée de pierres de taille ; elle arriva au fond dans cette étrange compagnie. On la croyait en morceaux. Elle en fut quitte pour une fracture de la jambe et a eu encore plusieurs enfants depuis.

Mon père et mes oncles furent élevés avec le plus grand soin et sous les yeux de l’évêque de Comminges ; le meilleur collège de Paris les reçut. Ils y étaient sous la surveillance personnelle d’un précepteur, homme de beaucoup d’esprit, mais qui, pour toute instruction, leur administrait des coups de pied dans le ventre. Le résultat fut que, lorsque, à quatorze ans, on mit un uniforme sur le corps de mon père, il eut enfin le courage d’annoncer à l’évêque que, depuis six ans, il était parfaitement malheureux et ne savait rien du tout. Cette révélation profita à ses frères ; quant à lui, on lui fit enfourcher un bidet de poste et on l’envoya rejoindre son régiment à Metz. Heureusement il ne prit pas goût à la vie de café, et, pendant les premières années passées dans les garnisons, il fit tout seul cette éducation que l’évêque croyait pieusement aussi excellente qu’elle était dispendieuse.

Ayant atteint l’âge de dix-neuf ans, son père lui envoya de Saint-Domingue un cadeau de deux mille écus, en dehors de sa pension, pour s’amuser pendant le premier semestre qu’il devait passer à son goût et, par conséquent, à Paris. Le jeune homme employa cet argent à se rendre à Nantes et à y prendre son passage sur le premier bâtiment qu’il trouva pour donner ses moments de liberté à son père et faire connaissance avec lui, car il avait quitté Saint-Domingue depuis l’âge de trois ans. Cet aimable empressement acheva de le mettre en pleine possession du cœur paternel, et le père et le fils se sont toujours adorés. Quant à ma grand’mère, c’était une franche créole pour laquelle ses enfants n’ont jamais eu qu’une affection de devoir.

Plusieurs années s’écoulèrent ; mon père suivit sa carrière militaire, passant ses hivers à Paris chez son oncle et dans la société très intime du Palais-Royal où il était traité, à cause du comte d’Osmond, comme un enfant de la maison. Il fut nommé lieutenant-colonel du régiment d’Orléans aussitôt que son âge permit qu’il profitât de la bienveillance du prince, et madame de Montesson, déjà mariée à monseigneur le duc d’Orléans, le comblait de bontés. Il donnait toujours une grande partie du temps dont il pouvait disposer à l’évêque de Comminges ; il l’accompagna aux eaux de Barèges (en 1776). Ils y rencontrèrent madame et mademoiselle Dillon, dont l’évêque devint presque aussi amoureux que son neveu. Il engagea ces dames à venir à Allan, château situé dans les Pyrénées et résidence des évêques de Comminges, où il voulait absolument que le mariage fût célébré tout de suite, afin que sa jolie nièce vînt faire les honneurs de sa maison, et s’établît dès l’hiver à Paris. Mais mon père ne voulut pas se marier sans le consentement du sien, et la cérémonie fut remise au printemps.

Il me faut maintenant parler de la famille de ma mère. Monsieur Robert Dillon, des Dillon de Roscomon, était un gentilhomme irlandais catholique, possesseur d’une jolie fortune ; pour l’augmenter, et dans la nullité où étaient condamnés les catholiques, un sien frère fut chargé de la faire valoir dans le négoce. Monsieur R. Dillon avait épousé une riche héritière dont il eut une seule fille, lady Swinburne. Devenu veuf, il épousa miss Dicconson, la plus jeune de trois sœurs, belles comme des anges, que leur père, gouverneur du prince de Galles, fils de Jacques ii, avait élevées à Saint-Germain. Lors du mariage, leurs parents étaient rentrés en Angleterre et établis chez eux en Lancashire, dans une très belle terre.

Monsieur Dillon et sa charmante épouse se fixèrent en Worcestershire, et c’est là où ma mère et six enfants aînés sont nés. Mais le frère, chargé des affaires en Irlande, vint à mourir et on s’aperçut qu’il les avait très mal gérées. Monsieur Dillon fut obligé de s’en occuper lui-même. Les plus importantes étaient avec Bordeaux : il se décida à s’y rendre et emmena sa famille ; il s’y plut ; sa femme, élevée en France, la préférait à l’Angleterre. Il prit une belle maison à Bordeaux, acheta une terre aux environs et y menait la vie d’un homme riche, lorsqu’un jour, en sortant de table, il porta la main à sa tête en s’écriant : « Ah ! ma pauvre femme, mes pauvres enfants ! », et il expira.

Son exclamation était bien justifiée. Il laissait madame Dillon, âgée de trente-deux ans, grosse de son treizième enfant, dans un pays étranger, sans un seul parent, sans aucune liaison intime que l’excessive jalousie de son mari n’aurait guère tolérée. Cet isolement excita l’intérêt, lui suscita des protecteurs. Ses affaires, dont elle n’avait aucune notion, furent éclaircies, et, pour résultat, on découvrit que monsieur Dillon vivait sur des capitaux qui touchaient à leur fin et qu’elle restait avec treize enfants et pour tout bien une petite terre, à trois lieues de Bordeaux, qui pouvait valoir quatre mille livres de rente.

Madame Dillon était encore belle comme un ange, très aimable et très sage ; ses enfants étaient aussi d’une beauté frappante ; toute cette nichée d’amours intéressa. On s’occupa d’une famille si abandonnée. Tout le monde voulut venir à son secours : tant il y a, que, sans avoir jamais quitté ses tourelles de Terrefort, ma grand’mère y soutint noblesse et trouva le secret d’élever treize enfants, de les établir dans des positions qui promettaient d’être très brillantes, lorsque la Révolution arrêta toutes les carrières. À l’époque dont je parle, il ne lui restait plus qu’une fille à marier ; elle était belle et aimable, mais elle n’avait pas un sol de fortune.

La noce de mon père étant fixée au printemps, l’évêque partit pour Paris. À peine arrivé, et ne se trouvant plus sous le charme de l’enchanteresse, on n’eut pas de peine à lui faire comprendre que ce mariage n’avait pas le sens commun, que mon père devait profiter de son nom et de sa position pour faire un mariage d’argent. Il n’avait pas de fortune en Europe ; celle des colonies était précaire et, les partages y étant égaux, il n’aurait jamais un revenu suffisant pour épouser une femme qui n’avait rien ; l’évêque, en les recevant chez lui, ne leur donnait qu’un secours temporaire ; mademoiselle Dillon, d’ailleurs, pouvait être une bonne demoiselle, mais ne procurait aucune alliance dans le pays. Le comte d’Osmond surtout, qui était très fier de son neveu et le croyait appelé à tout, s’élevait fort contre ce qu’il appelait lui mettre la corde au col.

L’évêque fut assez facilement ramené à partager ces idées. Sur ces entrefaites, survint la réponse de Saint-Domingue, toute approbative. Mon père, qui n’était pas dans la confidence de ce qui se passait, arriva de sa garnison pour prendre les derniers ordres de son oncle avant de se rendre à Bordeaux. Il apprit que l’évêque avait changé d’avis et ne voulait plus entendre parler de ce mariage ; il avait déjà cessé d’écrire à Terrefort. Il y eut une scène fort vive entre mon père et l’évêque qui lui dit que le jeune ménage ne devait plus s’attendre à trouver un asile chez lui.

Mon père informa le sien de ce changement survenu dans les dispositions de son oncle, et écrivit à mademoiselle Dillon la situation où il se trouvait. Elle prit sur elle de rompre entièrement toute relation, lui rendit sa parole, retira la sienne, et puis se prit à vouloir en mourir de chagrin, en véritable héroïne de roman. Mon père avait été un peu blessé d’une décision contre laquelle il n’osait guère s’élever, les avantages qu’il avait à offrir étant fort diminués par la mauvaise humeur de l’évêque. Mais, ayant appris par hasard l’état de désespoir de mademoiselle Dillon qu’on croyait mourante, il rendit plus de justice à la noblesse des sentiments qui avaient dirigé sa conduite. Il reçut la réponse de son père : elle était aussi tendre qu’il pouvait la désirer ; il lui confirmait son approbation, lui disait d’accomplir son mariage puisque son bonheur y était attaché, et lui promettait de fournir aux besoins de son ménage, dût-il être obligé de faire les plus grands sacrifices. Il lui annonçait l’expédition de barriques de sucre estimées vingt mille francs pour les premiers frais d’établissement.

Armé de cette lettre, mon père partit à franc étrier, força toutes les consignes, arriva jusqu’à mademoiselle Dillon, et, huit jours après, elle était sa femme.

Aussitôt qu’elle fut complètement rétablie, il la ramena à Paris ; l’évêque refusait toujours de les voir. Le comte d’Osmond, qui avait apporté les plus fortes objections à ce mariage, du moment qu’il fut fait, ne fut plus occupé qu’à en diminuer les inconvénients. Il présenta ma mère au Palais-Royal, comme il aurait pu le faire de sa belle-fille, et elle y fut bientôt impatronisée. Madame de Montesson s’en engoua, et aurait voulu qu’elle fût attachée à madame la duchesse de Chartres, mais le comte d’Osmond s’y refusa formellement. Il ne lui convenait pas que la femme de son neveu fût dame d’une princesse qui n’était pas famille royale ; et, d’ailleurs, il s’apercevait que madame de Montesson voulait l’accaparer et il ne lui voulait pas l’attitude de complaisante auprès d’elle.

L’archevêque de Narbonne (Dillon) avait été un peu choqué des objections faites par les d’Osmond à un mariage avec une fille de son nom, qu’il reconnaissait pour proche parente. Il se porta aussi protecteur actif des nouveaux époux, les attira à la campagne chez lui, dans une terre en Picardie, nommée Hautefontaine, où il menait une vie beaucoup plus amusante qu’épiscopale. Ma mère y eut les plus grand succès ; elle était extrêmement belle, avait très grand air, même un peu dédaigneux et elle savait se laisser adorer à perfection ; au reste, toutes ces adorations, elle les rapportait à mon père, objet d’une passion qui l’a accompagné dans toute sa vivacité jusqu’au tombeau. L’arrivée de cette belle personne et tout le romanesque attaché à son mariage fit un petit événement à la Cour dans un temps où il n’y en avait guère de grands ; elle fut présentée par madame de Fleury qui, comme mademoiselle de Montmorency, était parente de mon père et, par madame Dillon, nièce de l’archevêque. Elle fut extrêmement admirée.

Peu de mois après, par l’influence réunie de l’archevêque de Narbonne et du comte d’Osmond, ma mère fut nommée dame de madame Adélaïde, fille de Louis xv. Madame la duchesse de Chartres ne sut aucunement mauvais gré au comte d’Osmond de cet arrangement ; mais madame de Montesson s’en tint pour fort offensée, et en est restée presque brouillée avec mes parents, et surtout avec le comte d’Osmond, dont l’intimité avec madame la duchesse de Chartres ne fut que plus grande. C’était un sentiment tout paternel sur lequel personne n’a jamais glosé, quoique monsieur le duc de Chartres l’appelât en plaisantant le mari de ma femme. Il est mort au commencement de la Révolution, malheureusement pour cette princesse à laquelle il aurait probablement épargné bien des malheurs et des fautes. Je me le rappelle comme un grand homme maigre, l’air fort noble, et portant des vestes très riches couvertes de tabac. Je l’aimais beaucoup, quoiqu’il me préférât mon frère et qu’il me remplît toujours les yeux de tabac quand il se baissait pour m’embrasser ; aussi j’avais soin de les fermer tout en accourant à lui, ce qui l’amusait beaucoup.

Mon père avait une très grande répugnance au séjour de la Cour ; ainsi que tous les gens qui n’en ont pas l’habitude, il s’y trouvait dépaysé et tout à fait à son désavantage. Il était alors un homme extrêmement agréable de formes, remarquablement aimable, fort bon militaire, aimant beaucoup son métier et adoré dans son régiment. Ma mère avait le goût des princes et l’instinct de la Cour ; sa place la forçait à aller passer une semaine sur trois à Versailles. Cette séparation de mon père leur était fort pénible à tous deux, et la modicité de leur fortune rendait ce double ménage onéreux.

Ma mère décida mon père à s’établir tout à fait à Versailles ; cela était raisonnable dans leur position, mais peu usuel lorsqu’on n’avait pas de grandes charges. Mon père m’a souvent dit que rien ne lui avait plus coûté dans sa vie, et que c’était le plus grand sacrifice qu’il eût fait à ma mère. Il est certain que ses goûts, ses habitudes, sa haute raison, son indépendance de caractère s’accommodaient peu du métier de courtisan. Mais, sous Louis xvi, il était, sauf quelques formes d’étiquette, très facile à faire, et l’honnête homme en lui dominait tellement le Roi qu’il appréciait bien vite les qualités semblables aux siennes.

C’est bientôt après l’installation de mes parents à Versailles que je vins au monde. Ma mère était déjà accouchée d’un enfant mort, de sorte que je fus accueillie avec des transports de joie et qu’on me pardonna d’être fille. Je ne fus pas emmaillotée, comme c’était encore l’usage, mais vêtue à l’anglaise et nourrie par ma mère au milieu de Versailles. J’y devins bien promptement la poupée des princes et de la Cour, d’autant plus que j’étais fort gentille et qu’un enfant, dans ce temps-là, était un animal aussi rare dans un salon qu’ils y sont communs et despotes aujourd’hui.

Mon père se fit des habitudes à Versailles et finit par se réconcilier à la vie qu’on y menait.

Le samedi soir et le dimanche c’était tout à fait la Cour, avec toute sa représentation. La foule y abondait. Tous les ministres, tout ce qu’on appelait les charges, c’est-à-dire le premier capitaine des gardes de service, le premier gentilhomme de la chambre de service, le grand écuyer, la gouvernante des Enfants de France et la surintendante de la Maison de la Reine, donnaient à souper le samedi et à dîner le dimanche. Les arrivants de Paris y étaient priés. Les personnes qui avaient des maisons se les enlevaient presque.

Il y avait aussi une table d’honneur servie aux frais du Roi au grand commun, mais aucun homme de la Cour n’aurait voulu y paraître ; et si, par un grand hasard, on n’avait été prié dans aucune des maisons que j’ai citées, on aurait plutôt mangé un poulet de chez le rôtisseur que d’aller s’asseoir à cette table regardée comme secondaire, quoique originairement elle eût été instituée pour les seigneurs de la Cour et que, jusque vers le milieu du règne de Louis xv, on y allât sans difficulté. Mais alors les charges ne tenaient pas maison et dînaient à la table du grand commun. Maintenant, elle était occupée par les titulaires de places qui constituaient une sorte de subalternité et qui classaient dans une position d’où il était impossible de sortir tant qu’on était à la Cour : c’étaient ceux qui recevaient des ordres de personnes n’ayant pas le titre de Grand. Ainsi, le gentilhomme ordinaire de la chambre, prenant les ordres du premier gentilhomme, était très subalterne, tandis que le premier écuyer, prenant les ordres du grand écuyer, était un homme de la Cour ; mais les écuyers, qui recevaient l’ordre de lui, rentraient dans la classe subalterne qui formait une ligne de démarcation impossible à franchir. Rien n’en donnait la facilité, à ce point, par exemple, que monsieur de Grailly, étant écuyer, trouvait toutes les portes des gens de la Cour fermées.

Ces habitants secondaires du château de Versailles y avaient une coterie à part dont madame d’Angivillers, la femme de l’intendant des bâtiments, était l’impératrice. Leur société était fort agréable, fort éclairée ; on s’y amusait extrêmement, mais un homme de la Cour n’aurait pas pu y aller habituellement. Mon père l’avait souvent regretté. On y rencontrait les artistes, les savants, les hommes de lettres, enfin toutes les personnes, non courtisans, que leurs affaires ou leurs plaisirs attiraient à Versailles.

Monsieur le prince de Poix, amoureux d’une femme de chambre de la Reine (c’étaient de très belles dames de la plus haute bourgeoisie), se mit à aller souvent dans cette société, sous prétexte que sa place de gouverneur de Versailles le forçait à des rapports fréquents avec l’intendant d’Angivillers. Cela fut trouvé fort mauvais, mais cependant quelques jeunes gens s’y glissèrent avec lui ; ils en rapportèrent des notions très satisfaisantes sur les grâces des femmes et l’amabilité des hommes. Cela aurait probablement fait planche. Les femmes de la Cour y apportaient une vive et colère opposition.

Lorsque mes parents s’établirent à Versailles, les officiers des gardes du corps y étaient en seconde ligne. On les appelait les messieurs bleus. Depuis fort peu de temps, ils portaient l’uniforme, et je crois même que les capitaines des gardes n’en avaient pas encore avant la Révolution. Ils étaient en habit habillé, et ne se distinguaient que par une grande canne noire à pomme d’ivoire. La reine Marie-Antoinette fit venir les officiers des gardes du corps à ses bals, et, par là, changea leur situation ; cependant ils ne dînaient jamais avec la famille royale. Ainsi, je me rappelle très bien qu’à Bellevue, chez Mesdames, l’officier des gardes du corps de service ne dînait pas à la table des princesses. Cela était tellement de rigueur que monsieur de Béon, mari d’une des dames de madame Adélaïde, dînait à la deuxième table lorsqu’il était de service, et, le lendemain, venait s’asseoir à côté de sa femme, à la table des princesses. Mais c’était une innovation, et ce manque à l’étiquette avait été une grande concession des bonnes princesses. Ce qui est encore plus extraordinaire, c’est que les évêques se trouvaient dans le même prédicament, et ne mangeaient ni avec le Roi, ni avec les princes de la famille royale. On ne m’a jamais expliqué les motifs de cette exclusion.

Parmi les étiquettes, il y en avait une avec laquelle mon père n’a jamais pu se réconcilier et que je lui ai entendu souvent raconter, c’était la manière dont on était invité à ce qu’on appelait le souper dans les cabinets. Ces soupers se composaient de la famille royale et d’une trentaine de personnes priées. Ils se donnaient dans l’intérieur du Roi, dans des appartements si peu vastes qu’on couvrait le billard de planches pour y poser le buffet, et que le Roi était forcé de hâter sa partie pour faire place au service.

Les femmes étaient averties le matin ou la veille ; elles portaient un costume antique, tombé en désuétude pour toute autre circonstance, la robe à plis et les barbes tombantes. Elles se rendaient à la petite salle de comédie où une banquette leur était réservée. Après le spectacle, elles suivaient le Roi et la famille royale dans les cabinets.

Pour les hommes, leur sort était moins doux. Il y avait deux banquettes vis-à-vis celle des femmes invitées. Les courtisans qui aspiraient à être priés s’y plaçaient. Pendant le spectacle, le Roi, qui était seul dans sa loge, dirigeait une grosse lorgnette d’opéra sur ces bancs, et on le voyait écrire au crayon un certain nombre de noms. Les seigneurs qui avaient occupé ces banquettes (cela s’appelait se présenter pour les cabinets) se réunissaient dans une salle qui précédait les cabinets. Bientôt après, un huissier, un bougeoir à la main et tenant le petit papier écrit par le Roi, entr’ouvrait la porte et proclamait un nom ; l’heureux élu faisait la révérence aux autres et entrait dans le saint des saints. La porte se rouvrait, on en appelait un autre et ainsi de suite jusqu’à ce que la liste fût épuisée. Cette fois, l’huissier repoussait la porte avec une violence d’étiquette. À ce bruit, chacun savait que ses espérances étaient trompées et s’en allait toujours un peu honteux, quoiqu’on sût bien d’avance qu’il y aurait bien plus de candidats que d’appelés. Ma mère m’a dit qu’elle avait été des années à déterminer mon père à aller s’asseoir sur ces banquettes et, quoique à la fin il y allât de temps en temps et qu’il fût assez souvent nommé, cependant cela lui était toujours extrêmement désagréable. Il a vu tel homme venir dix ans de suite de Paris tout exprès pour entendre cette porte se refermer avec fracas sur ses prétentions, sans que jamais elle se soit ouverte pour lui. Trop de persévérance impatientait peut-être le Roi, ou bien il s’habituait à voir ces figures sans les prier, comme les princes s’accoutument facilement à toujours adresser la même question aux mêmes personnes.

Les bals de la Reine étaient bien entendus ; les personnes présentées étaient prévenues qu’ils avaient lieu ; venait qui voulait, et beaucoup de gens voulaient parce qu’ils étaient charmants. Ils étaient donnés dans des maisons de bois qu’on établissait sur la terrasse de Versailles et qui y restaient pendant tout le carnaval ; mais ces bals aussi, malgré la grâce charmante de la Reine, étaient une occasion d’impopularité pour la Cour.

L’accroissement des fortunes dans la classe intermédiaire y avait amené toutes les formes et toutes les habitudes de la meilleure compagnie, et, malgré l’absurde ordonnance qui obligeait de faire des preuves de noblesse pour être officier, tout ce qui avait de la fortune et de l’éducation entrait au service. La noblesse et la finance vivaient donc en intimité et en camaraderie en garnison et dans toutes les sociétés de Paris ; les bals de Versailles ramenaient la ligne de démarcation de la façon la plus tranchée. Monsieur de Lusson, jeune homme d’une charmante figure, immensément riche, bon officier, vivant habituellement dans la meilleure compagnie, eut l’imprudence d’aller à un de ces bals ; on l’en chassa avec une telle dureté que, désespéré du ridicule dont il restait couvert dans un temps où le ridicule était le pire des maux, il se tua en arrivant à Paris. Cela parut tout simple aux gens de la Cour, mais odieux à la haute bourgeoisie.

La finance n’a pas seule fourni des victimes aux bals de la Reine. Monsieur de Chabannes, d’une illustre naissance, beau, jeune, riche, presque à la mode, y faisant son début, eut la gaucherie de se laisser glisser en dansant et la niaiserie de s’écrier : Jésus Maria, en tombant. Jamais il ne put se relever de cette chute ; le sobriquet lui en est resté à toujours ; il en était désespéré. Il a été faire la guerre en Amérique, s’y est assez distingué, mais il est revenu Jésus Maria comme il y était allé. Aussi le duc de Guines disait-il à ses filles le jour de leur présentation à la Cour : « Souvenez-vous que, dans ce pays-ci, les vices sont sans conséquences, mais qu’un ridicule tue. »

Monsieur de Lafayette ne succomba pourtant pas sous l’épithète de Gilles le Grand que monsieur de Choiseul lui avait décernée à son retour d’Amérique. Il inspira, au contraire, tant d’enthousiasme que la société se chargea de lui préparer des succès auprès de madame de Simiane à laquelle il avait rendu des hommages avant son départ. Elle passait pour la plus jolie femme de France, et n’avait jamais eu d’aventure. Tout le monde la jeta dans les bras de monsieur de Lafayette, tellement que, peu de jours après son retour, se trouvant ensemble dans une loge à Versailles pendant qu’on chantait un air de je ne sais quel opéra : « L’amour sous les lauriers ne trouve pas de cruelles », on leur en fit l’application d’une façon qui montrait clairement la sympathie et l’approbation de ce public privilégié.

J’ai entendu raconter à ma mère que sa sœur, la présidente de Lavie, étant venue faire un voyage à Paris, elle lui avait procuré une banquette pour voir en bayeuse le bal de la Reine ; elle causait avec elle ; la Reine s’approcha et lui demanda qu’elle était cette belle personne :

« C’est ma sœur, madame.

— A-t-elle vu les salles ?

— Non, madame, elle est en bayeuse, elle n’est pas présentée.

— Il faut les lui montrer, je vais emmener le Roi. »

Et, en effet, avec sa gracieuse bonté, elle prit le Roi sous le bras et l’emmena dans les autres pièces pendant que ma tante visitait la salle de bal. La Reine avait l’intention d’être fort obligeante, mais le président de Lavie prit la chose tout autrement. Il était d’une race fort antique, très entiché de sa noblesse, un fort gros personnage à Bordeaux où un président au Parlement jouait un grand rôle ; il fut indigné qu’il fallût que le Roi et la Reine sortissent d’un salon pour que sa femme y entrât. Il retourna à Bordeaux plus frondeur qu’il n’en était parti ; il fut nommé député et se montra très révolutionnaire ; l’humiliation de la noblesse de Cour lui souriait.

Les vanités blessées ont fait plus d’ennemis qu’on ne croit.

L’étiquette adoptée pour les fêtes extraordinaires et les voyages nous paraîtrait insoutenable aujourd’hui. On venait s’inscrire, cela s’appelait ainsi, c’est-à-dire qu’hommes et femmes se rendaient chez le premier gentilhomme de la chambre. On y écrivait son nom de sa propre main : sur cette liste se faisait le choix des invitations, en éliminant ceux qui ne devaient pas être priés, de façon que la non-invitation avait la disgrâce d’un refus. Madame la Dauphine aurait voulu faire revivre cette étiquette pendant la Restauration, pour les spectacles, assez rares, de la Cour. Mais cela n’a jamais pu reprendre, et personne n’a voulu s’astreindre à aller inscrire son nom avec la chance d’obtenir un refus. On trouvait beaucoup moins désagréable de n’être pas prié que d’être repoussé.

Pour les voyages, les usages variaient selon les résidences. À Rambouillet, où le Roi n’allait que pour peu de jours et seulement avec des hommes, on était reçu comme chez un riche particulier, parfaitement servi et défrayé de tout. À Trianon, où la Reine n’a fait aussi que de rares et courts voyages, avec très peu de monde, c’était de même. À Marly, on était logé, meublé et nourri. Les invités à résidence étaient distribués à diverses tables, tenues par les princes et princesses dans leurs pavillons respectifs, aux frais du Roi. Ensuite on se rendait au grand salon, où c’était tout à fait la Cour.

À Fontainebleau, les invités n’obtenaient qu’un appartement avec les quatre murailles ; il fallait s’y procurer meubles, linge, etc., et s’ingénier pour y vivre. À la vérité, comme tous les ministres et toutes les charges y avaient leurs maisons, et que les princes tenaient une table pour les personnes qui les accompagnaient, on trouvait facilement à se faire prier à dîner et à souper. Mais personne ne s’inquiétait de vous que pour le logement. Quand le château était plein, et une très grande partie était en si mauvais état qu’elle était inhabitable, les invités ou plutôt les admis, car on s’était fait inscrire, étaient distribués dans la ville ; leur nom était écrit à la craie sur la porte, comme à une étape.

Je ne sais si ces logements étaient payés, mais les avantages que ces voyages rapportaient à Fontainebleau étaient assez grands pour que les habitants ne se plaignissent pas de cette servitude. Tout le monde sait que nulle part la Cour de France ne se montrait plus magnifique qu’à Fontainebleau. C’était sur son petit théâtre que se donnaient les premières représentations les plus soignées, et il était presque admis que les intrigues ministérielles se dénouaient à Fontainebleau pour continuer apparemment l’existence historique de cette belle résidence. Le dernier voyage a eu lieu en 1787. Malgré l’inhospitalité apparente qui les accompagnait, ils coûtaient très cher à la Couronne ; et le Roi, toujours prêt à sacrifier ses propres goûts, quoique ce séjour lui fût très agréable, y renonça. Il était plus aimable à Fontainebleau qu’ailleurs ; il y faisait plus de frais.

Cet excellent prince avait grand’peine à vaincre une timidité d’esprit, jointe à des formes d’une liberté grossière, fruit des habitudes de son enfance, qui lui donnait de grands désavantages auprès de ceux qui ne voyaient en lui que cette rude écorce. Avec la meilleure intention d’être obligeant pour quelqu’un, il s’avançait sur lui jusqu’à le faire reculer à la muraille ; si rien ne lui venait à dire, et cela arrivait souvent, il faisait un gros éclat de rire, tournait sur les talons et s’en allait. Le patient de cette scène publique en souffrait toujours, et, s’il n’était pas habitué de la Cour, sortait furieux et persuadé que le Roi avait voulu lui faire une espèce d’insulte. Dans l’intimité, le Roi se plaignait amèrement de la façon dont il avait été élevé. Il disait que le seul homme pour qui il éprouvât de la haine était le duc de La Vauguyon, et il citait à l’appui de ce sentiment des traits de basses courtisaneries adressées à ses frères et à lui, qui justifiaient ce sentiment. Monsieur avait moins de répugnance pour la mémoire du duc de La Vauguyon.

Monsieur le comte d’Artois partageait celle du Roi. Il était par son heureux caractère, par ses grâces, peut-être même par sa légèreté, le benjamin de toute la famille ; il faisait sottise sur sottise ; le Roi le tançait, lui pardonnait, et payait ses dettes. Hélas ! celle qu’il ne pouvait pas combler, c’est la déconsidération qu’il amassait sur sa propre tête et sur celle de la Reine !

Le Roi ne jouait jamais qu’au trictrac et aux petits écus ; il disait à un gros joueur qui faisait un jour sa partie : « Je conçois que vous jouiez gros jeu, si cela vous amuse ; vous, vous jouez de l’argent qui vous appartient, mais, moi, je jouerais l’argent des autres. » Et, pendant qu’il tenait des propos de cette nature, monsieur le comte d’Artois et la Reine jouaient un jeu si énorme qu’ils étaient obligés d’admettre dans leur société intime tous les gens tarés de l’Europe pour trouver à faire leur partie. C’est de cette malheureuse habitude, car ce n’était une passion ni pour l’un ni pour l’autre, que sont venues toutes les calomnies qui ont abreuvé la vie de notre malheureuse Reine de tant de chagrins, même avant que les malheurs historiques eussent commencé pour elle.

Qui aurait osé accuser la reine de France de se vendre pour un collier, si on ne l’avait pas vue autour d’une table chargée d’or et aspirant à en gagner à ses sujets ? Sans doute, elle y attachait au fond peu de prix ; mais, quand on joue, on veut gagner et il est impossible d’éviter l’extérieur de l’âpreté. D’ailleurs, les princes, accoutumés à ce que tout leur cède, sont presque toujours mauvais joueurs, et c’est une raison de plus pour eux d’éviter le gros jeu. Mais, si la Reine n’aimait pas le jeu, pourquoi jouait-elle ? Ah ! c’est qu’elle avait une autre passion, celle de la mode. Elle se parait pour être à la mode, elle faisait des dettes pour être à la mode, elle jouait pour être à la mode, elle était esprit fort pour être à la mode, elle était coquette pour être à la mode. Être la jolie femme la plus à la mode lui paraissait le titre le plus désirable ; et ce travers, indigne d’une grande reine, a été la seule cause des torts qu’on a si cruellement exagérés.

La Reine voulait être entourée de tout ce que la Cour offrait de jeunes gens les plus agréables ; elle acceptait les hommages qu’ils offraient à la femme, bien plus volontiers que ceux adressés à la souveraine. Il en résultait que le jeune homme futile était traité avec plus de faveur et de distinction que l’homme grave et utile au pays. L’envie et la jalousie étaient alertes à calomnier ces inconséquences. La plus coupable, sans doute, était la permission que la Reine donnait à cette troupe de jeunes imprudents de lui parler légèrement du Roi, et de faire sur ses formes grossières des plaisanteries auxquelles elle-même avait le tort réel de prendre part.

Le trop grand désir de plaire l’entraînait aussi dans des fautes d’un autre genre qui lui faisaient des ennemis. Elle avait un très grand crédit, elle était bien aise qu’on le sût, et elle aimait à en user ; mais elle n’entrait jamais sérieusement dans les affaires, et ce crédit n’était exploité que comme un moyen de succès dans la société. Elle voulait disposer des places, et elle avait la mauvaise habitude de promettre la même à plusieurs personnes. Il n’y avait guère de régiment dont le colonel ne fût nommé sur la demande de la Reine, mais, comme elle s’était engagée pour la première vacance à dix familles, elle faisait neuf mécontents et trop souvent un ingrat. Quand aux histoires que les libelles ont racontées sur ses amours, ce sont des calomnies. Mes parents, bien à portée de voir et de savoir ce qui se passait dans l’intérieur, m’ont toujours dit que cela n’avait aucun fondement.

La Reine n’a eu qu’un grand sentiment et, peut-être, une faiblesse. Monsieur le comte de Fersen, suédois, beau comme un ange et fort distingué sous tous les rapports, vint à la Cour de France. La Reine fut coquette pour lui comme pour tous les étrangers, car ils étaient à la mode ; il devint sincèrement et passionnément amoureux ; elle en fut certainement touchée, mais résista à son goût et le força à s’éloigner. Il partit pour l’Amérique, y resta deux années pendant lesquelles il fut si malade qu’il revint à Versailles, vieilli de dix ans et ayant presque perdu la beauté de sa figure. On croit que ce changement toucha la Reine ; quelle qu’en fût la raison, il n’était guère douteux pour les intimes qu’elle n’eût cédé à la passion de monsieur de Fersen.

Il a justifié ce sacrifice par un dévouement sans bornes, une affection aussi sincère que respectueuse et discrète ; il ne respirait que pour elle, et toutes les habitudes de sa vie étaient calculées de façon à la compromettre le moins possible. Aussi cette liaison, quoique devinée, n’a jamais donné de scandale. Si les amis de la Reine avaient été aussi discrets et aussi désintéressés que monsieur de Fersen, la vie de cette malheureuse princesse aurait été moins calomniée.

Madame de Polignac lui a été bien plus fatale. Ce n’est pas que ce fût une méchante personne, mais elle était indolente et peu spirituelle ; elle intriguait par faiblesse. Elle était sous la domination de sa belle-sœur, la comtesse Diane, ambitieuse, avide autant que désordonnée dans ses mœurs, qui voulait accaparer toutes les faveurs pour elle et pour sa famille, et, tyrannisée par son amant, le comte de Vaudreuil, homme aussi léger qu’immoral, et qui, par le moyen de la Reine, mettait le trésor public au pillage pour lui et les compagnons de ses désordres. Il faisait des scènes à madame de Polignac quand ses demandes souffraient quelque retard. La Reine trouvait la favorite en larmes et s’occupait sur-le-champ de les tarir. Quand à ce qui regardait sa propre fortune, madame de Polignac se bornait, sans rien demander, à accepter nonchalamment les faveurs préparées par les intrigues de la comtesse Diane, et la pauvre Reine vantait son désintéressement. Elle y croyait, et l’aimait sincèrement ; l’abandon de la confiance, de son côté, avait été sans limite pendant quelques années.

La nomination de monsieur de Calonne y avait mis quelque restriction ; il était de l’intimité de madame de Polignac, et la Reine ne voulait pas qu’un membre du conseil du Roi fût pris dans ce sanhédrin. Elle s’en était expliquée hautement, mais la coterie, préférant à tout l’agrément d’avoir un contrôleur général à sa disposition, fit valoir auprès de monsieur le comte d’Artois les facilités que lui-même y trouverait. Et ce fut par son moyen que monsieur de Calonne fut nommé, malgré la répugnance de la Reine. Elle en conserva du mécontentement ; cela la refroidit pour madame de Polignac, et tous les empressements de monsieur de Calonne échouèrent à se concilier ses bontés. Cependant, il lui répondait un jour où elle lui adressait une demande : « Si ce que la Reine désire est possible, c’est fait ; si c’est impossible, cela se fera. » En dépit de paroles si gouvernementales, la Reine n’a jamais pardonné.

S’il avait des inconvénients, ce désir de plaire n’était pas sans quelques avantages ; il rendait la Reine charmante ; dès qu’elle pouvait oublier le rôle de femme à la mode qui l’absorbait, elle était pleine de grâces et de dignité. Il aurait été facile d’en faire une princesse accomplie, si quelqu’un avait eu le courage de lui parler raison. Mais ses entours vérifiaient le mot du poète anglais :

 All who approach them, their own ends pursue.

Dans l’intérieur de sa famille, la Reine était très aimée et très aimable, et n’était occupée qu’à raccommoder les petites tracasseries qui s’y élevaient. Elle était, hélas ! trop la confidente des sottises de monsieur le comte d’Artois et lui procurait l’indulgence du Roi qui, tout à fait sous son charme, l’aurait adorée, si la mode lui avait permis de le souffrir.

Monsieur, courtisan ambitieux et sournois, n’aimait point la Reine. Il prévoyait que, le jour où elle deviendrait moins futile, elle s’emparerait de l’espèce d’importance sérieuse à laquelle il aspirait, et il craignait de se compromettre en en montrant trop clairement le désir. Il vivait assez en dehors des affaires, tout en se préparant la réputation d’un homme capable de s’en mêler utilement.

Monsieur le comte d’Artois débutait alors à cette fatale destinée qui devait perdre sa famille et son pays. Il n’avait que les goûts et les travers des jeunes gens de son temps, mais il les montrait sur un théâtre assez élevé pour les rendre visibles à la foule ; et la valeur, cette ressource banale des hommes du monde, ne les couvrait pas assez.

Au siège de Gibraltar, où il avait eu la fantaisie d’assister, il avait eu une attitude déplorable, au point que le général qui y commandait avait pris le parti de faire prévenir dans les batteries anglaises, et l’on ne tirait pas quand le prince visitait les travaux. On a dit que c’était à son insu, mais ces choses-là se savent toujours quand on ne préfère pas les ignorer. Je sais qu’on fit des reproches à monsieur de Maillebois ; il répondit : « Mais cela valait encore mieux que la grimace qu’il faisait le premier jour. » La ridicule parade de son duel avec monsieur le duc de Bourbon fut une nouvelle preuve d’une disposition que le reste de sa conduite n’a que trop confirmée.

Madame, femme de Monsieur, avait beaucoup d’esprit et une certaine grâce dans les manières, malgré une très remarquable laideur. Elle avait, pendant les premières années, fait très bon ménage avec Monsieur. Mais, depuis qu’il s’était attaché à madame de Balbi, il n’allait presque plus chez Madame, et elle s’en consolait dans l’intimité de ses femmes de chambre, et, ose-t-on le dire, par la boisson portée au point que le public pouvait s’en apercevoir.

Sa sœur, madame la comtesse d’Artois, était encore beaucoup plus laide et parfaitement sotte, maussade et disgracieuse. C’est auprès des gardes du corps qu’elle allait chercher des consolations des légèretés de son mari. Une grossesse qui parut un peu suspecte, et dont le résultat fut une fille qui mourut en bas âge, décida monsieur le comte d’Artois à ne plus donner prétexte à l’augmentation de sa famille, déjà composée de deux princes.

Malgré cette précaution, une nouvelle grossesse de madame la comtesse d’Artois la força de faire sa confidence à la Reine, pour qu’elle sollicitât l’indulgence du Roi et du prince. La Reine, fort agitée de cette commission, fit venir le comte d’Artois, s’enferma avec lui, et commença une grande circonlocution avant d’arriver au fait. Son beau-frère était debout devant elle, son chapeau à la main. Quand il sut ce dont il s’agissait, il le jeta par terre, mit ses deux poings sur ses hanches pour rire plus à son aise, en s’écriant :

« Ah ! le pauvre homme, le pauvre homme, que je le plains ; il est assez puni.

— Ma foi, reprit la Reine, puisque vous le prenez comme cela, je regrette bien les battements de cœur avec lesquels je vous attendais ; venez trouver le Roi et lui dire que vous pardonnez à la comtesse d’Artois.

— Ah ! pour cela, de grand cœur. Ah ! le pauvre homme, le pauvre homme. »

Le Roi fut plus sévère, et le coupable présumé fut envoyé servir aux colonies. Mais, comme le disait madame Adélaïde à ma mère, en lui racontant cette histoire le lendemain : « mais, ma chère, il faudrait y envoyer toutes les compagnies. » Madame la comtesse d’Artois alla aux eaux, je crois ; en tout cas, il ne fut pas question de l’enfant.

Madame Élisabeth ne jouait aucun rôle à la Cour avant la Révolution. Depuis, elle a mérité le nom de sainte et de martyre. Sa Maison avait été inconvenablement composée. La comtesse Diane de Polignac, le scandale personnifié, était sa dame d’honneur, et on lui avait attaché comme dame madame de Canillac, qui avait donné lieu au duel entre monsieur le comte d’Artois et monsieur le duc de Bourbon. Son intimité avec monsieur le comte d’Artois était connue, mais honorée par un grand désintéressement. Elle l’aimait pour lui, n’avait aucune fortune, vivait dans la plus grande médiocrité, voisine de l’indigence, sans daigner accepter de lui le plus léger cadeau. Il y avait une sorte de distinction dans cette conduite, mais il n’en était pas moins inconcevable de la mettre auprès d’une jeune princesse, quoique ce ne fût pas une personne immorale.

Le goût de la Cour de France pour les étrangers fut exploité d’une façon assez singulière par deux illustres Grecs, chassés de leur patrie par les vexations musulmanes. Le prince de Chio et le prince Justiniani, son fils, descendant en ligne directe des empereurs d’Orient, vinrent demander l’hospitalité à Louis xvi au commencement de son règne. Il la leur accorda noble et grande, telle qu’il convenait à un roi de France. En attendant que les réclamations qu’il faisait au Sérail pour la restitution de ses biens eussent été admises, le prince de Chio fut prié d’accepter une forte pension, le prince Justiniani entra au service de France en prenant le commandement d’un beau régiment.

Ces princes grecs vivaient depuis quelques années de la munificence royale ; ils étaient bien accueillis dans la meilleure compagnie à Paris et à Versailles. Leur accent et un peu d’étrangeté dans leurs manières complétaient leurs droits à tous les succès. Un jour où, pour la centième fois, ils dînaient chez le comte de Maurepas, celui-ci vit le prince de Chio, placé à côté de lui, pâlir et se troubler.

« Vous souffrez, prince ?

— Ce n’est rien, cela passera ».

Mais son indisposition augmenta tellement qu’il dut sortir de table et qu’il appela son fils pour l’accompagner. Monsieur de Maurepas avait passé les dix années de son exil dans sa terre de Châteauneuf, en Berry. Lorsqu’il s’en éloigna, il y laissa comme concierge un de ses valets de chambre ; celui-ci, venu par hasard à Versailles, avait servi à table et se trouva le lendemain dans la chambre de son maître lorsqu’il donna l’ordre d’aller savoir des nouvelles du prince de Chio. Monsieur de Maurepas lui vit étouffer un accès de rire en regardant ses camarades :

« Qu’est-ce qui te fait rire, Dubois ?

— Monsieur le comte le sait bien… C’est le prince de Chio.

— Et pourquoi t’amuse-t-il tant ?

— Ah, monsieur le comte se moque de moi… il le connaît bien.

— Certainement, je le vois tous les jours.

— Est-ce que vraiment monsieur le comte ne le reconnaît pas ?… mais c’est impossible !…

— Ah ça, tu m’impatientes avec tes énigmes ; voyons, que veux-tu dire ?

— Mais monsieur le comte, le prince de Chio, c’est Gros-Guillot.

— Qu’appelles-tu Gros-Guillot ?

— Mais Gros-Guillot, je ne conçois pas que monsieur le comte ne se le rappelle pas… il est pourtant venu assez souvent travailler au château… Gros-Guillot qui habitait la petite maison blanche près du pont… et puis son fils… ah ! monsieur le comte ne peut pas avoir oublié petit Pierre, qui était si gentil, si éveillé, celui que Madame la comtesse voulait toujours pour tenir la bride de son âne… ah ! je vois que monsieur le comte les remet bien à présent. Moi je les ai reconnus tout de suite, et Gros-Guillot m’a bien reconnu aussi. »

Monsieur de Maurepas imposa silence à son homme ; mais une fois sur la voie, on découvrit promptement que les héritiers de l’empire d’Orient étaient tout bonnement deux paysans du Berry qui mystifiaient à leur profit le roi de France, son gouvernement et sa Cour depuis plusieurs années. Comment avaient-ils conçu cette idée, d’où venaient-ils, où sont-ils allés ? Je l’ignore absolument, je ne sais que cet épisode de la vie de ces deux intelligents aventuriers.