Mémoires de la comtesse de Boigne (1921)/Tome I/Appendices/05

Émile-Paul Frères, Éditeurs (Tome i
Versailles. — L’Émigration. — L’Empire. — La Restauration de 1814.
p. 426-428).

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Lettre de madame de Boigne au général de Boigne.


Paris, 24 novembre 1812.

Vous me répondez toujours avec tant de dureté, mon cher ami, toutes les fois que je vous parle de moi, et cette dureté m’est si pénible que, quoique sous le même toit, je préfère vous écrire à m’exposer à une discussion qui dégénère toujours en personnalités offensantes qui ne servent qu’à nous aigrir mutuellement l’un contre l’autre, au lieu de remplir le but que je me suis toujours proposé qui serait, au contraire, de concilier, autant que possible, les différends qui se sont élevés entre nous. — Lors de votre arrivée ici, j’ai cru devoir vous faire part de ce que je désirais que vous fissiez pour moi ; il m’a paru que cette manière simple et loyale était celle qui devait régner entre nous et qui convenait le mieux à nos caractères. — Depuis, vous avez obtempéré à une partie de mes demandes, vous vous êtes refusé aux autres ; je ne reviens pas là-dessus, je sais parfaitement que je n’ai d’autres droits à faire valoir que ceux donnés par l’honnêteté et la délicatesse. Aujourd’hui, je vois les apprêts de votre départ et, quoique je ne souscrive pas à l’obligeant désir que vous m’avez exprimé de ne plus me revoir, cependant je sens que, pour le moment, ma présence à Buissonrond serait aussi incommode pour vous qu’inconvenante pour moi. Ainsi, je ne puis fixer un terme à cette absence que je m’empresserai d’abréger dès que vous m’en témoignerez le plus léger désir ; mais, avant qu’elle commence, je souhaiterais savoir quelles sont vos intentions relativement à ma position pécuniaire : je ne prétends élever aucune difficulté ni même en discuter avec vous, mais vous ne pouvez trouver extraordinaire que je veuille savoir vos projets et qu’avant de les connaître je soumette quelques réflexions à votre jugement. — Quoique vous m’ayez toujours promis d’améliorer mon sort à la vente de Beauregard, les circonstances actuelles font que je ne demande aucune augmentation à la somme à laquelle vous aviez fixé ma dépense il y a quinze mois ; mais je vous représenterai que, si vous en diminuiez une partie, non seulement mon sort ne serait pas amélioré, mais il serait fort empiré, et vous le comprendrez facilement si vous voulez calculer que l’entretien et les charges de Chatenay, en y mettant la plus stricte économie, ne peut pas être estimé à moins de six mille francs ; ajoutez à cela le revenu de Beauregard que vous estimiez huit mille francs dans mon revenu et qui peut se calculer à six, ensuite les frais de déménagement qui s’élèveront au moins à deux mille francs et vous verrez que, même en me continuant la totalité des 50 m. frs que vous aviez assignés aux frais de mon établissement, je serai bien plus mal à mon aise cette année que la précédente, et qu’il me faudra même chercher le moyen de faire quelque économie, car je suis arrivée au premier octobre avec cent dix francs en caisse ; il est vrai que le loyer de cette maison était payé pour six mois, mais il y avait d’autres dépenses telles que médecin, apothicaire, etc. qui devaient compenser cette différence. — Voilà, mon cher ami, les réflexions que je désirais vous soumettre et que je vous prie de peser avec bonté et sagesse ; je crois que vous penserez qu’avec la charge de deux maisons qui s’élève à 13 m. frs au moins, le revenu que je souhaite que vous me confirmiez n’est pas exagéré : vous l’avez jugé raisonnable et vous l’avez fixé vous-même il y a quinze mois. Je ne vois pas en quoi j’aurais mérité depuis qu’il fut retranché, et, quant à votre position pécuniaire, elle est plutôt améliorée depuis ce temps, d’abord par la vente de Beauregard et puis par le change qui est un peu moins mauvais qu’à cette époque. — Au reste, mon cher ami, je le répète, je m’en remets à votre volonté ; tout ce que je veux c’est d’éviter une discussion pénible. J’aime à croire que votre décision sera telle que je la demande et, j’ose le croire, que l’honnêteté et la délicatesse la dictent. — J’en causerai volontiers avec vous si vous voulez mettre de côté les réflexions et les personnalités offensantes, de manière à ce qu’une discussion amicale ne dégénère pas en querelle, mais, si vous ne voulez pas faire cet effort, je vous demande de me répondre quelques lignes par écrit. — Bonsoir, mon cher général, vous croyez être entouré de gens qui vous veulent plus de bien que moi, et vous êtes dans une grande erreur. Un jour, bientôt peut-être, ces personnes-là vous montreront ce qu’elles valent, et alors, comme toujours, vous retrouverez et vous jugerez peut-être avec moins d’injustice celle qui est et qui sera toujours votre plus fidèle et votre meilleure amie.