Mémoires de la comtesse de Boigne (1921)/Tome I/Appendices/03

Émile-Paul Frères, Éditeurs (Tome i
Versailles. — L’Émigration. — L’Empire. — La Restauration de 1814.
p. 399-422).

iii

Lettres adressées en 1799 par madame de Boigne au marquis et à la marquise d’Osmond, 11, Beaumont-street, Londres.


de Ramsgate, mercredi, 6 août.

Je suis bien fâchée mais point inquiète de n’avoir pas de lettres aujourd’hui ; la poste de demain m’apportera, j’espère, de meilleures nouvelles que celles d’hier. Vous me recommandez de me ménager, ma chère maman ; permettez-moi de vous donner le même conseil, vous en avez, au moins, autant besoin. Je viens d’aller à Sandwich à cheval et je suis fatiguée à mort, cependant ma promenade m’a fort amusée. Nous avons rencontré sept bataillons des Guards qui venaient s’embarquer ici ; nous en avons vu qui étaient au bivac, d’autres campés, d’autres pliant bagages, d’autres enfin en marche ; ceux-là s’embarquent dans ce moment sous mes fenêtres, ce qui n’est pas un très joli spectacle. Il y a un embargo depuis trois jours dans le port même sur les bateaux de pêcheurs, ce qui afflige vivement le général Dalrymphe à ce qu’il m’a confié hier. Rainulphe a la tête tournée : il ne rêve que cheval et soldat ; mais, quoiqu’il travaille peu, je ne regarde pas ceci comme du temps perdu ; il est bien employé pour sa santé et sa mine fait plaisir à voir. Je suis excédée, aussi je remettrai l’expédition de ma lettre à demain.

Jeudi. — L’abbé vous ayant écrit hier, j’ai indulgé ma paresse ou plutôt un mal horrible aux reins en m’arrêtant, car je n’en pouvais plus. Je suis bien mieux aujourd’hui mais bien fâchée d’être obligée de suspendre mes bains qui me renforcent et me délassent ; je les reprendrai le plus tôt possible. Il fait un temps affreux, ce qui me décide à remettre ma promenade à cheval parce que je ne veux pas courir le risque d’être mouillée. Sur la route de Sandwich, hier, j’ai vu des moulins d’une construction extraordinaire ; j’ai demandé ce que c’était et on m’a dit que c’était des moulins à sel. Nous sommes descendus de cheval et nous sommes entrés dans la manufacture où un homme très poli nous a expliqué tous les procédés qui ne sont pas très compliqués mais qui m’ont intéressée. Vous voyez que je profite de vos conseils. — Je lis maintenant, pour la première fois, les lettres de lord Chesterfield : j’y trouve du bon et du mauvais ; surtout il me semble qu’elles n’étaient pas propres à l’impression car bien des choses qu’on peut tolérer comme conseils particuliers deviennent immorales quand on les érige en maximes générales. Je suis occupée à en traduire quelques-unes qui ne sont que des précis historiques très bien faits d’époques ou d’associations particulières. — J’ai vu hier madame O’Connell : j’ai passé une heure chez elle ; je vais lui envoyer vingt pounds pour commencer à acquitter mes dettes ; elle m’a chargée de vous dire mille amitiés. J’ai écrit lundi à madame Brandling et à lady Wilmot ; je donne quelques hints à la première sur notre rapprochement, mais je ne parle à Lucy de rien de ce qui s’est passé ; assurément, il serait fort à désirer que le public pût l’oublier. Monsieur Cruise est ici ; je ne l’ai pas encore vu, ce qui m’étonne. — Je n’ai point encore de lettre aujourd’hui, non plus que l’abbé, ce qui m’afflige et m’inquiète beaucoup. Je voudrais pourtant bien avoir des nouvelles de papa. Je vous ai quittée tout-à-l’heure pour attendre l’arrivée de la poste et j’en ai employé l’intervalle à écrire à madame Théobus et un billet à madame O’Connell en lui envoyant un billet de vingt pounds, mais monsieur de B. l’a vu et absolument voulu mettre à la place un draft de cent pounds : j’en suis bien aise en ce que je craignais qu’un retard pût gêner les O’Connell. — Quand mes souliers seront faits, vous me les enverrez avec quelques robes blanches, des bas, etc… car je m’aperçois qu’il ne me reste que la place de vous embrasser l’un et l’autre et je remettrai les commissions à demain. Sûrement, si papa était plus mal, vous m’auriez fait écrire.

vendredi, 9 août.

Voilà deux lettres de vous, mon cher papa ; celle de mardi avait été envoyée par mistake je ne sais où. J’imagine que celle écrite mercredi à l’abbé l’y aura suivie, car je vois le même mistake écrit sur une lettre adressée au Général. D’après cela, cher papa, il me semble qu’il vaudra mieux dorénavant ajouter Kent à l’adresse. — Je commençais à être bien inquiète de n’avoir pas de nouvelles ; mais ce que dit le docteur me rassure un peu quoique je voudrais que vous ne négligeassiez aucune des précautions qu’on vous indique, car cette maladie dont vous êtes menacé me tourne la tête. — J’ignore comment on sait à Londres ce qui se passe ici, assurément ce n’est pas par moi, car je vous assure que je suis bien vos conseils en gardant sur tout ce qui me regarde le silence le plus entier ; d’ailleurs, avec la meilleure volonté du monde, je ne pourrais rien dire puisqu’il est vrai que je ne vois personne du tout. Au reste, je ne le désire pas, car, si ce n’était que je suis loin de maman et de vous, je ne regretterais que peu la société. Je m’occupe, je monte à cheval, je me promène, enfin je remplis très bien ma journée. — Monsieur de Boigne est très bien pour moi, mieux même que les premiers jours ; je lui sais aussi extrêmement bon gré de sa manière vis-à-vis de l’abbé et de Rainulphe, qui est parfaite. « Mandez à votre papa, me disait-il hier, que je suis le plus heureux des hommes et que cela va très bien. » Je n’ose pas, il m’a défendu de parler même à lui de mon intérieur. Cependant, je prends sur moi de faire sa commission. — Mon appétit est fort diminué et il m’est impossible de dormir, à mon grand désespoir, car je n’espère pas reprendre des forces avant d’avoir recouvré le sommeil. — J’ai coupé mes cheveux en petit garçon et je suis totalement défigurée, mais cela m’est plus commode et ils seront revenus avant peu : j’avertis maman pour sa consolation que je les ai coupés quarrés. — Je vous ai mandé hier que monsieur de B. avait payé les cent louis que madame O’Connell m’avait prêtés ; il m’a aussi avancé trente louis de mon pin money que je lui rembourserai à mon retour à Londres ; ainsi, vous voyez que je suis à flot et que, si maman a des mémoires à moi, elle peut les garder jusqu’à ce que j’arrive, attendu que je peux les payer. — J’imagine que nous saurons incessamment la destination des malheureux qui s’embarquent ici : quarante transports remplis d’hommes ont mis à la voile depuis hier ; ils ont été aux Dunes pour se réunir à leur escorte ; voilà tout ce que je sais de cette expédition dont vous saurez probablement l’exécution longtemps avant nous. — Je ne sais pas ce que maman entend par ce qu’elle a fait pour nous procurer les gazettes, mais, si cela n’est pas possible, j’y renonce. — Je prie maman de m’envoyer, en même temps que mes souliers, quelques robes blanches, celles dont elle sait que je préfère la forme, des bas de soie blanche et des fichus. — Je ne comptais pas vous écrire aujourd’hui, mais voilà mon papier presque rempli et, d’ailleurs, je ne veux pas vous laisser dans l’opinion que je n’ai pas reçu vos lettres, car l’abbé a fermé la sienne de si bonne heure que la poste n’était pas encore arrivée. — Il fait un temps déplorable : depuis trois jours, la pluie n’a cessé qu’une heure ce matin ; j’en ai profité pour monter à cheval. — Monsieur de Boigne est très souffrant. Il vient de se jeter sur son lit pendant une heure et il dit qu’il est mieux. — J’embrasse maman et vous bien tendrement. L’abbé et Rainulphe se portent très bien et je suis très contente de la mine du dernier que j’espère que vous trouverez impaved. — Le Général me charge de vous mander qu’il ne négligera rien pour mériter de plus en plus votre bonne opinion. — Mille amitiés à Édouard et à Émilie. Vous ne me parlez pas de la santé de monsieur de Calonne à laquelle je ne suis pas assez ingrate pour ne pas m’intéresser vivement ; faites lui mille tendres compliments pour moi. Adieu.


samedi, 10 août.

Je vous mandais hier que monsieur de Boigne était très souffrant. Il se plaint encore plus aujourd’hui et il a certainement beaucoup de fièvre. Je ne sais qu’en penser : il se croyait mieux ce matin quoiqu’il eut passé une nuit cruellement agitée, mais le redoublement est très violent. J’ai voulu l’engager à voir un médecin ; il l’a refusé, mais, s’il n’est pas mieux demain, j’insisterai. Peut-être même retournerons-nous à Londres. Au surplus, j’espère que ce ne sera qu’une fièvre éphémère ; il l’attribue à la fatigue d’avoir été à Sandwich l’autre jour. Monsieur de Boigne n’a pas voulu que je renonçasse à ma promenade ce matin et je suis montée à cheval avec Rainulphe et John. — On embarque en ce moment de la cavalerie et, sachant que ma lettre ne peut pas partir aujourd’hui, je vous quitte pour aller voir.

Dimanche, 10 heures. — Madame O’Connell partant ce matin, elle vous portera cette lettre. Je n’ai su son départ qu’hier et je comptais vous écrire longuement hier au soir, mais mon malade ne m’a pas permis de le quitter. Il a eu la fièvre extrêmement fort toute la journée ; elle a un peu baissé pendant la nuit. Il n’y a pas de médecin ici et j’ai envoyé John à Margate porter un billet à la duchesse de Fitz-James pour la prier de nous procurer le médecin qui a soigné le duc. — Monsieur de B. est mieux ce matin ; il a encore la fièvre et beaucoup de mal à la gorge. — L’abbé devait vous écrire, mais le paresseux n’en a rien fait. Si je n’en ai pas le temps, il vous donnera de mes nouvelles demain. — Je suis assez bien, quoique très fatiguée. J’imagine que je n’aurai pas beaucoup de repos aujourd’hui, car l’abbé croit qu’il y aura un redoublement. — Adieu, chère maman, je vous embrasse ainsi que mon bien aimé papa.


lundi, 12 août.

Vous avez tort, cher papa, de vous affliger, car, en vous parlant de mon manque d’appétit, j’entendais seulement qu’il était diminué ; quant au sommeil, vous savez qu’il n’est jamais revenu et il n’est pas plus mauvais qu’à l’ordinaire. — Vous recevrez aujourd’hui par les O’Connell une lettre dans laquelle je vous rends compte de l’état de monsieur de Boigne : il est très bien aujourd’hui et le redoublement que nous craignions hier n’a été que très peu marqué. Le docteur Slater (qui est venu de Margate, envoyé par madame de Fitz-James) a dit que ce n’était rien, et, dans le fait, je crois que, dès demain, le Général pourra reprendre son train de vie habituel. S’il se sent assez de force pour entreprendre cette course, nous comptons aller mercredi à Deal pour y passer la journée et voir la flotte de l’expédition dont le rendez-vous est aux Dunes. On continue d’embarquer tous les jours hommes et chevaux, ce qui n’est pas fort curieux. Les chevaux sont amenés sur le pier, alongside du transport, hissés à bord avec une machine parfaitement semblable à celle dont on se sert pour charger les bateaux en Hollande. — Monsieur de Boigne dit qu’il n’a prêté la Gazette à personne, et il vous prie ainsi que moi de faire dire à Georges de nous l’envoyer ; il ne conçoit pas pourquoi il l’a refusée et, en tout cas, il la veut. Je vous remercie de nous envoyer le Pelletier et le Mallet du Pan que le Général dit n’avoir pas prêté non plus. — Vous me dites qu’on dit beaucoup de choses : je le crois, mais je serais bien curieuse d’en savoir davantage. Madame de Martinville, j’imagine, joue la satisfaction ? Au surplus, cela m’est assez égal maintenant ; je crois que monsieur de Boigne la connaît assez pour faire avorter tous ses mauvais desseins et rendre sa méchanceté impuissante ; ce n’est pas qu’elle n’ait poussé l’astuce et la fausseté jusqu’au point de lui faire croire à son repentir ; c’est une vilaine femme ! Je serais bien aise aussi de savoir ce que ces dames comptent faire de moi ; je sais qu’il y a quelque temps elles disaient qu’elles feraient quelque chose de moi ; en ont-elles toujours aussi bonne opinion et leur intention est-elle toujours de travailler à m’improuver ? Je crains qu’elles ne me trouvent un sujet bien rétif et, en conscience, je n’ai pas un vif désir de profiter de leurs leçons. Au surplus, je suivrai vos instructions en ne témoignant aucuns ressentiments de toutes les injures dont on m’a accablée dans cette société ; je pardonnerai tout, jusqu’à l’ingratitude. Assurément, j’en ai été assez dédommagée par les bontés de mes amis et les hommages dont m’ont comblée tant d’anglais que je connaissais à peine. — Comment maman a-t-elle pu croire nécessaire de me dire que je ne m’étais pas acquittée envers les O’Connell en leur rendant l’argent qu’ils m’avaient prété ? elle me connaît donc bien peu ! — J’ai repris mes bains depuis hier. Je vais monter à cheval ; peut-être pousserai-je ma promenade jusque chez les duchesses. Le docteur Slater m’a dit que le duc de Fitz-James serait, à ce qu’il croyait, bientôt parfaitement rétabli : il a la goutte aux pieds, ce qui est, dit-on, fort heureux. — Adieu pour le moment.

Me voilà revenue, après avoir fait une très jolie promenade, mais sans avoir rempli mon dessein d’aller chez la duchesse de Fitz-James ; j’ai changé d’avis en entrant dans Margate ; j’irai demain sans faute. — Adieu, cher papa, j’embrasse du plus tendre de mon cœur les habitants de Beaumont-street ; mille tendresses à Émilie, Édouard et Arthur. — Y a-t-il quelques nouvelles ? nous vivons ici comme des Ostrogoths. — J’espère que la bonne famille n’aura pas été fatiguée de son voyage et que madame O’Connell aura couru moins de dangers qu’en venant. — Adieu, papa, encore un baiser.


mardi, 13 août.

Je suis extrêmement fâchée que ce pauvre William ait perdu sa place ; je le serais encore plus si je pouvais me le reprocher en rien. Assurément, j’ai toujours eu raison d’en être parfaitement contente. La personne qui m’a demandé son caractère avait vu monsieur de Boigne pendant que j’étais à cheval, et il paraît que William avait dit qu’il était anglais et qu’il avait servi le Général quatorze mois. Monsieur de Boigne a nié ces deux choses et a reconnu son goût pour la boisson ; du reste, dans ce que j’ai écrit, j’ai rendu justice à l’intelligence et à l’activité de William, voilà ce qui en est : je serais fâchée que vous m’accusassiez de légèreté dans une chose qui peut déterminer le sort d’un malheureux dont je n’ai qu’à me louer. Si William peut se procurer une autre place, il me trouvera toujours préte à dire tout le bien que je pense de lui ; quelque chose qu’il en coûte, jamais je ne sacrifierai un autre à ma tranquillité. — L’ouragan d’hier a cessé, mais l’orage m’a fait un mal affreux et je suis aujourd’hui à peine en état de tenir ma plume : sans maladie quelconque, j’ai eu un mal aux nerfs horrible ; ce matin j’étais en si mauvaise disposition que mon bain m’a fait un très mauvais effet, mais je veux vous écrire parce que la poste ne part pas demain. Je suis bien anxious aussi de voir ma petite Georgine ; sa mère doit recevoir une lettre de moi aujourd’hui, mais apparemment que je dois m’en prendre à la poste, car je n’en ai pas d’elle. — Adieu, bonne maman, ma tête tourne tant que je m’arrête. Dites à William qu’il n’a rien fait pour me déplaire, que j’en suis parfaitement contente, que, s’il a perdu sa place, je n’y suis pour rien et enfin que je suis disposée à faire tout en mon pouvoir pour lui en procurer une autre.


samedi, 17 août.

Je suis presque fâchée d’avoir expédié ma lettre d’hier, car j’étais si souffrante qu’elle a dû s’en ressentir et, peut-être, vous inquiéter. J’hésitais à savoir si je me baignerais ce matin, mais le temps a fixé mes incertitudes attendu que le coup de vent de jeudi n’est rien en comparaison de celui d’aujourd’hui : je crois, en vérité, que tous les vaisseaux des Dunes vont nous arriver ; le port est un vrai chaos ; les bâtiments se brisent, chassent sur leurs ancres, heurtent contre le pier ; enfin, c’est absolument la sortie de l’Opéra. — Voila la poste et une lettre de vous, cher papa. Vous vous trompez, la mer n’était guère plus forte jeudi que le dimanche où vous m’avez fait baigner, c’était le vent qui occasionnait le danger, s’il y en avait toutefois. Je suis presque tentée de ne me baigner que lundi, car, hier, la mer encore troublée par l’orage de la veille m’a paru désagréable et, je crois, m’a fait mal ; les mêmes causes existant, j’appréhende les mêmes effets pour demain ; il me semble que ce raisonnement est conséquent ! — Pourquoi serait-il question de ce lait d’ânesse ? tout au plus, je n’aurais pu en prendre qu’une fois ; vous m’aviez dit d’attendre l’été et il n’a duré que vingt-quatre heures ; est-ce ma faute ? plaisanterie à part, mandez-moi ce que je dois faire à ce sujet. Je dors infiniment mieux depuis quelques jours, mais, en revanche, je mange extrêmement peu ; au surplus, vous savez que, dans le temps où je jouissais de la meilleure santé, mon appétit a toujours été inégal. — Pourquoi ne me dites-vous pas quels doivent être nos futurs gouvernants ? c’est méchanceté pure, assurément, et vous avez d’autant plus de tort que je me trouve dans le cas de faire ma cour à tous ces grands personnages. — Monsieur de Maillé est à mourir de rire quand il raconte la manière dont monsieur de Puysieux s’y prend pour faire croire qu’il y a des dessous de cartes qu’on ne sait pas et que, s’il n’est pas de la première expédition, c’est qu’on garde les bonnes têtes pour la seconde, etc… Le comte Étienne suit-il Monsieur ? — Je viens de recevoir une lettre d’Amélie toute bonne comme elle. — Je vous remercie, cher papa, de m’envoyer les ouvrages de l’abbé Delisle ; je n’ai pas encore lu les Georgiques et, d’après leur réputation, je crois qu’elles me feront grand plaisir. — Monsieur Cruise a dîné chez moi hier ; il m’a prié de le rappeler à votre souvenir.

Dimanche 18. — J’ai pris mon grand parti : je me suis baignée ce matin et je m’en trouve très bien ; ainsi je suis bien aise d’avoir vaincu l’espèce de répugnance que m’a causé la mer qui, au surplus, n’a pas encore repris son assiette ordinaire. Nous allons demain à Deal et nous ne serons de retour que mardi au plus tôt ; ainsi, il est possible que vous n’ayiez pas de lettres de nous et je vous avertis de n’en être pas inquiet. — Nous avons été hier à Margate où j’ai vu une mousseline de demi-deuil qui m’a paru jolie et que maman recevra par le premier stage ; la rayure serait trop grande pour moi, mais elle sera très bien pour elle. — Merci, cher papa, de votre lettre ; quant au petit sermon, je tâcherai d’en faire mon profit et, si je ne réussis pas, cher papa, n’en accusez que mon étoile et ne vous fatiguez pas de la combattre ; assurément, vos sermons, si je ne les méritais pas, me seraient bien chers. — Il fait un temps affreux, pour changer ; je ferai mon possible cependant pour monter à cheval entre deux ondées. — Je suis bien fâchée de la maladie de cette pauvre madame Gauthier ; faites bien des amitiés pour moi au docteur en lui disant la part que je prends à son inquiétude. — Adieu, mes chers amis, Adèle et Rainulphe se réunissent pour vous embrasser l’un et l’autre. — Remerciez madame O’Connell de l’aimable lettre qui vient de me parvenir.


mercredi, 21 août.

Nous avons fait une tournée charmante, chère maman ; le temps nous a servis à souhait ainsi que les circonstances. D’ici à Deal, la campagne est très belle ; quant à la ville, elle est assez laide et singulièrement puante ; la vue de la rade, au surplus, dédommage bien les voyageurs. De Deal à Douvres, le pays est vilain et la ville lui ressemble, mais, ce qui m’a delighted, c’est la vue du camp de Banham Downe qui est composé de vingt mille hommes et situé dans une campagne charmante. On ne permet pas de passer les lignes, ainsi nous n’avons pu voir aucun des détails du camp, mais le grand chemin le borde pendant l’espace de trois ou quatre milles au bout desquels se trouve le ground. À Canterbury, nous avons vu toute la ville en mouvement à l’occasion des courses qui commençaient hier. La cathédrale is well worth seing ; l’entrée du chœur est ménagée avec beaucoup d’art et la perspective en est sublime. Les deux choses qui m’ont le plus frappée sont une espèce de chaise curule qu’on prétend avoir servi au sacre des anciens rois de Kent pendant l’heptarchie et l’endroit où Thomas Becket a été assassiné. Rainulphe, un peu honteux de ne pas savoir l’histoire de ce saint tandis qu’un enfant de sept ans qui se trouvait là paraissait en être parfaitement instruit, m’a promis de la lire hier soir et je ne doute pas qu’elle ne demeure à jamais gravée dans sa mémoire. On a enlevé les pierres précieuses incrustées dans le tombeau de Becket, ce qui l’a fort défiguré. — Le pauvre abbé a été bien malade pendant la matinée du lundi. Nous avons fait cette excursion avec nos chevaux, l’abbé, le Général et moi en voiture, Rainulphe sur son poney. Nous avons laissé, comme ils ont dû vous le mander, mon frère et l’abbé à Canterbury ; demain, monsieur de Boigne et moi devons partir en poste à midi, dîner à Canterbery, aller aux courses et ramener nos déserteurs. De peur qu’on ne fatigue trop Rainulphe, nous lui avons laissé son poney, arrangement dont il s’est facilement consolé. Vous n’avez pas d’idée comme il est gentil à cheval avec son petit habit de hussard ! Il a fait vingt-deux milles lundi sans être fatigué et sans qu’il fût possible de le faire entrer dans la voiture où nous avions fait mettre un tabouret pour l’asseoir en cas de mauvais temps ou de fatigue : c’est un aimable enfant. — En arrivant hier, ma chère maman, j’ai trouvé votre lettre et le paquet dont je vous accuse la réception. Je suis charmée que vous soyiez à Twickenham ; mille amitiés à vos hôtes ; dites à Émilie et à Georgine que je les prie de vous égayer un peu en attendant notre retour qui, de nécessité, ne peut être fort éloigné. Si ce n’était le désir de vous revoir, je ne le souhaiterais pas beaucoup, car je me trouve très bien ici, loin des caquets et des méchants. Monsieur de Boigne s’accommode aussi mieux que je n’aurais cru du genre de vie que nous menons : il est assez monotone, car je n’ai pas fait une seule connaissance. Je vois, dans les gazettes, que Ramsgate est très gaie, mais je ne m’en douterais pas. — Je prie papa, s’il entend parler d’un cheval de femme bien doux et surtout charmant, de penser à moi : monsieur de Boigne désire m’en donner un qui réunisse toutes ces qualités, et le prix lui est indifférent. — J’attendrai la poste pour fermer ma lettre. — Depuis que je me suis interrompue, je viens de lire un livre et d’apprendre une cinquantaine de vers des Géorgiques ; vous savez comme j’aime les beaux vers, je suis enthousiasmé. — Merci, cher papa, de la lettre ; tu verras par la mienne que je n’ai pas vu les cinq ports, parce que Winchelsea est trop éloigné. — Adieu, chers amis, j’écrirai probablement demain, mais, si je n’en ai pas le temps, ne soyez pas inquiets.

jeudi, 22 août.

Je suis furieuse. Imaginez vous qu’il fait un temps affreux et que nous allons faire trente cinq milles par une pluie battante ; ce sera affreux, et le terrain désert ! Si ce n’était nos voyageurs que nous devons ramener, je crois que je n’irais pas ; mais les chevaux sont commandés, tout est prêt, ainsi I must take my chance, mais je crains bien que notre course soit bien désagréable. — Je me suis baignée ce matin ; si j’en crois mes feelings, cela me fait plus de mal que de bien, car, à présent, la mer m’inspire une grande répugnance ; il est vrai que je crois à ce que cela tient à ce que j’ai manqué de m’estropier la dernière fois : mes jambes s’étaient embarrassées dans l’escalier et j’ai couru risque de les casser. — Si vous voyez le duc de Maillé, demandez lui s’il a pensé à la lunette qu’il devait nous envoyer. — Vous ne m’avez pas dit s’il était convenable que j’écrivisse à mesdemoiselles Hamilton’s, où elles sont et quel est le nom de l’ainée. — Un capitaine d’un brick venant de la côte de France prétend que les conscrits qu’on voulait envoyer en Hollande contre les anglais ont refusé de marcher et qu’il y a eu beaucoup de tapage à Amiens. Madame d’Osmond y est-elle revenue ? j’en serais fâchée pour elle. — Voilà votre lettre, ma bien chère maman : ce que vous me dites de lady Camelford me déchire le cœur ; mon pauvre cher papa, que je ne suis-je là pour le soigner ! — Vous avez tort de vous inquiéter sur la santé de Rainulphe ; je ne l’ai pas trouvé affaibli et il a toujours très bonne mine ; vous avez vu par ma lettre d’hier qu’il était de la partie et que nous l’allons reprendre aujourd’hui. Je ne peux pas donner à papa des détails sur les cinq ports et, quant à Warncor Castle, c’est un vieux chateau-fort dans lequel on n’entre pas et qui est situé dans une plaine aride à un mille de Deal ; le prédécesseur de monsieur Pitt y a fait bâtir trois ou quatre chambres qui sont les seules habitables ; vous voyez que le sujet ne prète guère à une description pompeuse. Adieu, mes bons amis ; amitiés à ceux qui vous entourent. Il faut que j’aille passer une robe, car il est tard. Il me semble que le temps se met au beau.


vendredi, 23 août.

La journée d’hier s’est passée beaucoup mieux que je ne le croyais. Par un temps couvert mais doux, nous nous sommes embarqués à midi et demie et, en moins de deux heures, nous sommes arrivés à Canterbury. Les abbés et Rainulphe nous attendaient au Kingshead où nous les avions chargés de nous commander à diner. Rainulphe était bien, à ce qu’on m’a dit, depuis deux jours ; cependant je lui ai trouvé moins bonne mine. Ayant absolument interdit le cheval à mon Rainulphe, précaution dont je me réjouis infiniment attendu que la foule était très considérable, nous sommes montés tous les quatre en voiture à quatre heures et avons été au Race Ground, distant de cinq mille. Nous avons mis Rainulphe et l’abbé à terre et, la voiture s’étant mise en ligne, le Général et moi sommes restés dedans. Un des chevaux appartient à monsieur Ladbrock : en faveur de notre ancienne connaissance, j’ai parié pour lui et j’ai gagné quinze louis à monsieur de Boigne. Du reste, ces courses sont les moins belles possibles : deux seuls chevaux en ont fait les frais ; mais ce qui fait bien voir le génie de la nation est la manière dont les bets se font. Figurez-vous que, dans un charivari, un bruit épouvantable, dès qu’un homme a dit done à la proposition d’un étranger, il se croit engagé à tout jamais. Je suis charmé d’avoir vu le coup d’œil, car il est magnifique. Cette plaine, couverte de voitures, de chevaux, de piétons et qui domine un pays enchanté, offre un spectacle vraiment rare. Enfin la journée m’aurait paru très agréable si nos postillons ne s’étaient pas avisés de run a race aussi, et un malheureux homme s’étant fourré entre deux, les deux roues de la voiture ennemie lui ont passé sur le corps. Cet horrible accident qu’heureusement je n’ai pas vu mais dont j’ai entendu le bruit m’a fait un mal affreux. J’ignore ce qu’est devenu ce malheureux, attendu que nos postillons ne se sont pas souciés d’arréter. De retour à Canterbury, Rainulphe a voulu monter sur son poney, mais, au bout de quelques milles, la nuit baissant, nous l’avons repris avec nous, et, Richard conduisant le poney, nous sommes arrivés ici vers dix heures, bien fatigués, mais assez amusés. — Sans doute, mon cher papa, il me faut un groom et un groom prudent, mais c’est surtout un joli cheval que je désire ; cependant je vous serais obligée à chercher tous les deux. Monsieur de Boigne a écrit à monsieur Angels au même sujet ; seulement il lui recommande de lui chercher un cheval pour lui et un autre de suite qu’il désirerait tous les deux noirs ; ainsi, si vous voyez pareilles bêtes, pensez à nous : il vous en prie ainsi que moi. — Je ne conçois pas que la mousseline, mise au stage lundi au soir, ne soit pas encore parvenue ; je verrai ce qu’on peut faire la dessus. — Monsieur de Boigne vient d’aller à la librairie ; j’ai des raisons particulières pour désirer que vous fassiez la commission que je vous ai donnée hier avant mon retour à Londres ; je ne veux pas avoir l’air d’y avoir influé. — Monsieur de Boigne a reçu une réponse de la dame qui est un chef d’œuvre d’artifice : elle trouve le moyen de tourner toutes les injures qu’il lui a dites en autant de compliments. L’abbé vous en parle en détail ; pourquoi ne lui mandez-vous pas si vous approuvez ou non ma petite vengeance ? — Adieu, mon cher papa, je ne pourrai pas causer avec toi demain ; ainsi j’embrasse maman et toi pour deux jours. Adieu ; je finis vite pour cacheter ma lettre.


dimanche, 25 août.

Je n’ai pas pu faire votre commission vis-à-vis de monsieur Cruise parce qu’il n’est plus ici, mais je vous avertis, qu’il est à Londres ce matin et je crois que c’est pour peu de jours ; ainsi plus tôt on le consultera et moins on courra risque de le manquer. — Dites à monsieur de Calonne que je suis bien fâchée de n’avoir pas pu exécuter sa commission et d’une manière plus satisfaisante et faites lui tous mes plus tendres compliments. — Je vous prie, mon cher papa, de prendre la charge entière de m’acheter un cheval ; quant aux deux autres dont je vous parlais dans ma dernière lettre, je vous engage seulement à avoir la bonté de me mander si vous entendez parler de pareils chevaux ; quant au groom, je vous prie d’en arréter un si vous en trouvez que vous jugiez devoir me convenir ; il doit, pour le moment, au moins, soigner trois chevaux. — Je voudrais bien, mon cher papa, que vous ne négligeassiez pas votre santé ; vous savez combien elle est nécessaire à notre bonheur ; vous voyez que je sais rétorquer les arguments et, assurément, c’est avec vérité. Maman me mande aussi qu’elle est bien souffrante ; au surplus, j’espère m’informer en personne de la santé de tous les deux de mardi en huit au plus tard. Je me flatte que vous serez à Londres pour me well come. Je crois que vous me trouverez engraissée ; mais j’avertis maman que je suis presque noire, quoique j’aie toujours porté un immense shade vert dont le reflet me rend horrible. — Je suis bien fâchée du désappointement que doit éprouver Monsieur après avoir annoncé son départ d’une manière aussi authentique ; ce retard doit fort lui déplaire. Je m’attendais au ministre de la Guerre, mais j’avoue que l’ambassadeur en Angleterre m’a plaisamment surprise. Au surplus ! par le temps qui court… — Nous avons, à sa grande joie, je crois, rencontré hier monsieur Gauthier dans un landau très élégant ; il avait précédemment demandé à Rainulphe des nouvelles de la chère sœur ; son séjour ici me fait présumer que sa femme est mieux, et j’en suis charmée. — Je ferai la commission que vous me donnez, ma chère maman, mais je crois que je ferais bien de vous apporter vos mantelets moi-même, attendu qu’il ne vaut guère la peine de les envoyer par le stage afin qu’ils parviennent deux ou trois jours plus tôt ; donnez moi vos ordres à ce sujet. — À propos, je suis fâchée pour maman qu’elle perde Martha, parce que son service lui était agréable ; mais il faut avouer qu’honnête fille, du reste, elle a un caractère terrible. C’est donc une nouvelle querelle, car Negri et elles étaient, je crois, raccommodées quand nous avons quitté Londres ? — J’ai fait, contre monsieur de Boigne, le pari d’apprendre par cœur cinq cents vers des Géorgiques d’ici à samedi ; il m’a fait les conditions tellement dures que j’ai presque peur de perdre ; d’abord, il ne me donne que quinze fautes et les plus légères (la loi pour les lois, par exemple, sont regardées comme telles) ; enfin, j’essaierai ; je suis bien sûre de savoir les vers, mais, les répéter sans fautes, c’est plus difficile. — Je ne vous écrirai pas demain parce que nous allons faire une seconde course à Douvres dont nous n’avons pas vu le château. — Si vous pouvez me lire, ce ne sera pas sans travail au moins, car mon papier est si mauvais que je suis obligée de tracer trois fois chaque lettre. J’attendrai la poste pour cacheter la mienne. — Prenez le groom by all means ; monsieur de Boigne donnera 63 guinées, mais il tient à ce que soit Angels qui choisisse ses deux animaux ; pour le mien, je m’en rapporte à vous et, pour le prix, la réponse du Général est que… le cheval soit bien joli. Quand est-ce que monsieur de Latouche pourra me céder son homme ? le plus tôt sera le mieux. — Adieu, cher papa.

Nous nous passerons très bien de lunette pour le peu de jours que nous avons à passer à Ramsgate. Adieu, je suis pressée. Rainulphe est bien depuis deux jours ; il s’est baigné ce matin.


mercredi, 28 août.

Merci, chère maman, voilà votre lettre de mardi, et il y a deux jours que je ne vous ai écrit, lundi parce que nous avons été en course toute la journée, hier parce que j’avais un mal de tête fou. — Je vous assure, ma chère maman, que vous avez tort de ne pas vouloir venir chez moi car les procédés de monsieur de Boigne pour moi ne pourraient que vous faire le plus grand plaisir, et je crois que sa manière vis-à-vis de votre Adèle est de nature à ne plus permettre aux oisifs curieux de se mêler de notre intérieur ; je commence même à espérer que les serpents auront peine à se glisser entre nous ; il en est un cependant dont l’adresse et la souplesse me font craindre la venue ; vous devinez quelle est cette vipère. — Je suis fâchée aussi que vous perdiez Martha puisque son service vous convenait, mais cependant j’étais bien sûre que vous ne balanceriez pas ; d’ailleurs, il me semble qu’elle doit être facile à remplacer ; une femme de chambre qui ne sait ni coiffer ni habiller n’est pas un sujet bien rare. — Je serai bien obligée à papa de s’occuper de mon dada ; nous serons à Londres mardi et je serais fâchée d’être obligée d’interrompre longuement mes courses à cheval qui, je crois, me font grand bien. Je suis obligée par un gros rhume de cerveau de renoncer aux bains pour quelques jours ; je n’en prendrai plus, je crois, d’ici à mon départ, au moins je n’imagine pas que le sort me le permette. Quant à la noirceur de mon visage, attendez-vous à tout ce qu’il y a de pis ; mais je vous assure que je n’ai ni boutons, ni taches de rousseur et mon col, loin d’être halé, ce me semble, est blanchi. — La seconde expédition se prépare ; il y a eu un beau charivari hier dans le port ; tous les vaisseaux ont run foul of one another et la plupart se sont endommagés, ce qui pourtant ne retarde pas l’embarquement. — J’ai renoncé à mon pari : lundi soir, je savais toute l’épisode d’Aristée qui contient 286 vers et monsieur de Boigne a voulu racheter son pari pour la moitié de la somme annoncée ; j’y ai consenti, attendu que cette manière de tâche me fatiguait extrêmement. — Quand revenez-vous à Londres ? Votre maison est-elle arrangée ? — Informez-vous, chère maman, si Damiani accompagne passablement ; s’est-il décidé à quitter Londres ? je ne doute pas que, s’il donne des leçons, il soit bien aise de m’avoir pour écolière ; aucun de ces messieurs n’aime les commençantes. — J’ai demandé mes chevaux pour aller à Margate rendre à madame Morgan une visite qu’elle m’a faite il y a peu de jours. Mademoiselle Plowden est chez elle, et je suis bien aise de lui témoigner ma reconnaissance pour tous les soins dont sa famille m’a comblée. — Je sais bien qu’il serait poli d’écrire aux nouvelles ladys, mais, dans l’ignorance où je suis de toutes les attending circumstances, cela m’est impossible. — Il me semble que, dans ce pays-ci, l’usage n’est pas de donner des certificats ; on attend qu’on vous demande le caractère d’un valet. Quand William aura trouvé une place, qu’il me fasse écrire, je répondrai ; un certificat ne lui servirait à rien. — Rendez à la jolie Caliste trois bezottes pour celle qu’elle m’envoie. Adieu, chère maman ; j’embrasse père et mère.


jeudi, 29 août.

Je vous remercie, mon cher papa, des soins que vous vous donnez pour faire mes commissions et, qui plus est, je ne vous en demande pas pardon, mais je voudrais bien avoir mon cheval et surtout qu’il soit joli et bien doux car je n’ai pas la prétention de devenir écuyer mais seulement de me promener sagement sur un joli cheval. Dites, je vous prie, à monsieur Lessée de s’en occuper et, s’il en trouve un, je voudrais que vous l’essayassiez vous-même. — Je suis bien aise que vous ayiez parlé de moi à l’abbé Delisle ; je sais qu’il devait aller chez monsieur de Boigne et je me flatte que, pour lui au moins, je ne serai pas un objet de terreur quoique, probablement, d’après la société où il vit, il soit prévenu contre moi, ma hauteur et mon impolitesse. Je m’efforcerai de lui prouver que ces dames s’écartent parfois du chemin de la vérité ; au surplus, elles pourraient bien rechanger d’opinion car elles virent de bord facilement quoique gauchement, ah, docteur, pour un docteur d’esprit !… j’en reviens à mon opinion : le suffrage de certaine personne m’avilirait dans ma propre estime. — Mon rhume est resté très fidèlement dans ma tête jusqu’à présent, et je prends les plus grandes précautions pour qu’il ne voyage pas jusque dans ma poitrine, car, comme vous, je craindrais beaucoup une maladie quelconque qui se fixerait maintenant dans cette partie, quoique je ne sente plus du tout de douleur dans la poitrine. — Il me semble que notre bon oncle nous annonce la décision du roi de Prusse depuis trop longtemps pour que je puisse y croire ; avec cela, les succès toujours croissant des Alliés pourraient bien le décider à s’unir à eux. Ne craint-on pas que la flotte rentrée à Brest n’en sorte pour attaquer l’Irlande ? il me semble que cela est fort à redouter ; on a beau la bloquer, elle s’est déjà esquivée plus d’une fois. — On fait la moisson dans ce pays-ci, et je doute que la pluie y soit favorable ; cependant, ce matin, j’ai pris un épi point remarquable pour sa grosseur et j’y ai compté 22 grains ; ce produit m’a paru énorme. Cette culture qui m’a paru nouvelle et que maman dit être de la prairie artificielle est de la graine pour les oiseaux et forme une grande partie de la récolte de l’île de Thanet ; il y en a énormément d’ici à Canterbury. — Je prèche bien Rainulphe, mais il faut avouer que c’est en pure perte : il a une horreur pour le travail qu’il aura bien de la peine à vaincre ; du reste, il est impossible d’avoir plus de tact et d’esprit. Il a eu le talent de se camper par terre hier et de s’écorcher la figure ; il s’est baigné ce matin, et, depuis qu’il a pu reprendre ses bains, je trouve qu’il a meilleure mine. — Je viens de faire une assez longue course à cheval, et je suis bien fatiguée ; aussi, pour aujourd’hui, je m’arrête après avoir embrassé père et mère. Dites à Émilie, à Édouard, à Arthur mille amitiés de ma part et caressez ma petite Georgine en attendant que je puisse exécuter ma commission moi-même. Adieu encore.


vendredi, 30 août.

Je suis bien fâchée, mon cher papa, que vous ayiez manqué l’achat du cheval de £ 65 ; quant à celui de trois cents guinées, il doit, en effet, posséder des qualités qui ne seraient d’aucun prix pour moi ; la manière dont vous me parlez du cheval de soixante-dix guinées ne me tente pas beaucoup, attendu que je tiens beaucoup à la figure du cheval que je monterai et que vous ne semblez pas en être fort content. Monsieur Angels n’a pas répondu à monsieur de Boigne ; ainsi j’imagine qu’il n’a pas encore rempli sa commission. — Je vois dans la Gazette que le régiment de Dillon a eu ordre de s’embarquer à Lisbonne, mais on ne parle pas du lieu de sa destination ; va-t-il dans l’Inde ? Il me semble qu’Édouard le désirerait, et je crois que cela lui serait plus avantageux que si son régiment était employé sur le continent, ce qui me paraîtrait de beaucoup le séjour le plus fâcheux. — La société, je vois, n’a pas les mêmes succès que mon amie Suwarow, il me semble que cette campagne ne lui est pas favorable et je lui conseillerais même de ne plus faire de grandes entreprises cette année, car elle parait destinée à subir des désapointements. — Plaisanterie à part, je suis très fâchée que les bruyants préparatifs du départ de Monsieur n’enfantent qu’un voyage à Guilford ; qu’en dit l’ambassadeur de Sa Majesté près la Cour de Londres ? Si on eut chargé monsieur le comte de La Tour d’une telle place, il aurait lavé la tête à monsieur Pitt et peut-être même à Sa Majesté l’Empereur. Il faut avouer que nous avons bien de quoi former un brillant et surtout raisonnable gouvernement sans oublier le nouvel instituteur de la Ferme générale que j’ai encore vu hier. À propos de la société française, car, si je la quittais une fois, je ne serais peut-être pas tentée d’y revenir, monsieur de Boigne m’a raconté l’histoire très simple de ces douze pots de confitures commandés par ladite dame et dont il a seulement défendu à Georges de recevoir le paiement, et, en conscience, il faut qu’on n’ait guère le mot pour rire car je ne vois rien de moins propre à exciter la gaité ni même l’ironie. — Vous avez eu bien raison, cher papa ; c’est mardi que nous ferons notre entrée dans la capitale où l’on est bien les maîtres de se moquer de nous tant que l’on voudra car nous avons pris le parti, très sage selon moi, de ne pas même faire semblant de nous en apercevoir, et vogue la galère ! — J’aurai encore deux lettres de vous, j’espère, mais vous n’en recevrez plus qu’une de moi car la poste ne part pas demain. S’il fait beau, peut-être irai-je à un déjeuner public qu’on dit être un très joli coup d’œil. — Je vais aller rendre à madame Butler, sœur de lady Clifford, une visite qu’elle m’a faite avant-hier ; à propos, j’ai vu les Morgan qui m’ont beaucoup parlé de vous ; vous croyez bien que ce sujet de conversation ne m’a pas aisément fatiguée. — Adieu, mon cher papa, ma chère maman ; je vous embrasse l’un par l’autre.


dimanche, 1er septembre.

Je n’ai pas encore commencé une lettre depuis que je vous ai quittés, mes chers amis, avec autant de plaisir que celle ci : c’est la dernière que vous recevrez de moi et je me flatte qu’elle me précédera de peu. Nous serons à Londres mardi vers cinq heures et je me flatte du moins que, si vous ne voulez pas venir nous recevoir à Portland place, je pourrai aller vous embrasser dans Beaumont square. Nos chevaux sont partis ce matin : demain nous coucherons à Sittingbourne. — Merci, cher papa de vos conseils dont j’espère bien profiter ; mon insouciance pour l’opinion du cercle peu nombreux qui m’a accablée de sa désapprobation ne se jugera que par mon extrême mais froide politesse. À la place de ces dames cependant, j’avoue que je serais mal à mon aise, d’autant plus que j’ai raison de croire que le plan d’aller chez le Général sans se soucier des intentions de madame de Boigne ne conviendra nullement : au surplus, nous verrons. Je gouvernerai à la lame et j’espère que je n’aurai pas passé six semaines au bord de la mer sans faire des progrès en ce genre. — Nous avons été hier à Dandelion : c’est un assez joli jardin, c’est-à-dire un grand tapis vert entouré d’arbres très beaux, commandant une superbe vue de la mer et situé à un mille de Margate. J’y ai trouvé les Morgan avec qui nous nous sommes promenés pendant la demi-heure que j’ai passée dans ce jardin qui contenait environ trois à quatre cents personnes dont la plupart ne paraissait pas very fashionable ; au surplus, c’est un joli coup d’œil. — Je ne sais pas un mot de ce que j’écris, car monsieur de Boigne est là qui fait ses comptes et, depuis une heure, la chambre ne désemplit pas de cuisiniers, de laquais : c’est un tintamarre, un charivari, des deux et deux font cinq (car c’est ainsi que l’on compte à Ramsgate) qui me rendent folle, et si folle que, vous embrassant tendrement tous les deux, je vais prendre le parti de sortir de la chambre. Adieu, mes bons et chers amis.




Yarmouth ; vendredi, 22 novembre
.

On me dit qu’il est tard, ce que j’ignorais, et, comme la poste part à une heure, je ne voudrais pour rien au monde que vous fussiez sans lettre de moi aujourd’hui. J’ai été malade toute la nuit et me suis levée tard ; d’ailleurs, je ne crois pas que je fusse en état d’écrire bien longuement. Vous avez dû remarquer que je ne reçois vos lettres qu’après le départ des miennes. Je n’ai pas montré celle d’hier : d’abord on n’avait pas vu celle à laquelle elle était une réponse et puis je craignais une scène que je ne me sentais pas en état de supporter. — Adieu, mes bons amis ; on me presse ; vous voyez que nous ne sommes pas partis. — Le vent, après un moment d’hésitation, a repris son ancien poste. Ne soyez pas inquiète, chère maman ; ce que j’éprouve n’a rien d’alarmant.


samedi, 22 novembre.

J’ignore si vous avez pu lire le peu de lignes que je vous écrivis hier, ma chère maman : une migraine affreuse m’empêchait de voir ce que je faisais. J’espère vous faire parvenir ce que j’écris maintenant dans le courant de la journée demain. Je ne conçois pas par quel hasard vous vous êtes trouvée sans lettre de moi, attendu que je n’ai pas manqué un seul jour à vous donner de mes nouvelles. Si la lettre que je vous écrivais mercredi est égarée, cela ne fait pas grand chose ; je serais plus fâchée que vous ne reçussiez pas celle de jeudi. Je suppose bien que, quel que soit l’accident qui ait empêché mon non-sens de vous parvenir, il ne se répétera pas deux jours de suite. Pardonnez moi, ma bonne maman ; je suis devenue comme Bartholo : « il n’y a point de passant, il n’y a point de hasard dans le monde ». Avouez que, si j’ai de la défiance, j’y suis bien autorisée. Mon Dieu, que je voudrais n’avoir pas vu tout ce qui m’entoure depuis un an ! Ah ! il ne faut pas voir des révolutions particulières ou générales quand on veut pouvoir croire aux vertus du genre humain ! Chaque fois qu’on me fait la révérence maintenant, j’en cherche la raison, et une funeste expérience me fait souvent trouver des motifs que, sans elle, j’eusse longtemps cherchés en vain. Je nourris ma bête ici de toutes les réflexions tristes qu’inspire ma position passée, présente et à venir. Je récapitule et mets en ordre dans ma mémoire toutes les kindnesses que j’ai éprouvées depuis l’absurde fagot débité sur ma conduite vis-à-vis la comtesse C. de Boncherolles jusqu’au nécessaire de £ 400, et je vois que, depuis lors, on a toujours sû doser les méchancetés de manière à me faire continuellement de la peine, mais aussi je me promets bien que, si jamais je suis assez heureuse pour voir mes entours mépriser autant que moi leurs rugissements et qu’ils n’aient plus d’influence sur ma paix domestique, les mégères de toutes les espèces, de toutes les nations crieront en vain et qu’il ne sera plus au pouvoir de vils et vénals calomniateurs de m’affliger de quelque manière qu’ils s’y prennent et quelques chers même qu’ils aient été à mon cœur. Voilà cependant ce qui m’a le plus coûté (les chagrins domestiques exceptés) ; quelle leçon pour l’amour-propre ! Quoi, des personnes que mille liens plus sacrés les uns que les autres devaient attacher à moi, qui semblaient m’aimer avec tendresse et abandon, ce n’était pas Adèle, chère maman, ce n’était pas votre Adèle qui leur inspirait ce sentiment ? c’était… et, quand ma manière a changé, quand, outrée de leur conduite peu noble, peu délicate, le froid de la politesse a remplacé la chaleur de l’amitié, l’indifférence qu’ils avaient pour ma personne était portée à un tel point qu’ils avaient l’air même de ne pas apercevoir un changement qui m’avait coûté tant de larmes ! Ah, maman, remerciez pour moi les bons, les excellents amis qui m’ont un peu raccommodée avec ce méchant monde ; dites leur bien qu’en quelque partie du monde que mon étoile me conduise, jamais je n’oublierai leurs tendres soins, leurs bontés si touchantes. Que vous dirai-je à vous, mes plus que tout ? je vous worship tous les jours de ma vie comme mes bons anges. J’implore à mon aide toutes les vertus que vous avez cherché à semer dans mon âme ; je me rappelle tous les sermons du bon papa, je cherche à en profiter, mais, quand je le vois malheureux, persécuté, toute ma misanthropie revient, la raison n’a plus d’empire sur moi et je me laisse aller au désespoir qu’inspire la vue de la vertu succombant sous les efforts du vice. — Bonaparte est-il toujours un gredin, un polisson, ou bien est-ce le plus grand homme qui ait jamais existé ? je n’ignore pas qu’il n’y a pas de milieu et je serais bien aise de connaître l’opinion du club Belzunce en cas que je sois destinée à voir quelques uns des habitants d’Angl’Altona. — Adieu, ma bien chère maman ; je vous embrasse tous l’un par l’autre.


dimanche, 26 novembre ; six heures du matin.

C’est dans mon lit que je vous écris, mon cher papa, pendant qu’on arrange mes paquets car on nous dit que tous les passagers sont à bord depuis une heure et qu’on n’attend plus que nous. Voilà donc mon sort décidé ; si ces maudites voitures n’avaient pas été à bord, nous serions à Londres à l’heure qu’il est. Je pars le cœur navré ; le détail que vous me donnez de la santé de maman n’est pas fait pour me rassurer… Ah, mon Dieu ! — Mon cher Rainulphe, reçois les tendres caresses de ta sœur, rends-les à tes adorés parents et tâche de leur faire oublier Adèle. J’embrasse le bon abbé de tout mon cœur. Vous recevrez une lettre de moi aujourd’hui.