Mémoires de Victor Alfieri, d’Asti/Troisième époque - Jeunesse/Chapitre XV

Traduction par Antoine de Latour.
Charpentier, Libraire-éditeur (p. 214-244).


CHAPITRE XV.
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Véritable délivrance. — Mon premier sonnet.



1775. Un soir, au retour de l’Opéra (le plus insipide et le plus ennuyeux des divertissemens de toute l’Italie), où j’avais passé plusieurs heures dans la loge de cette femme que je haïssais tout en l’aimant, je m’en trouvai si complètement las, que je formai l’irrévocable dessein de rompre à jamais de tels nœuds. L’expérience m’avait appris que je ne gagnais pas une grande force de résolution à courir la poste de côté et d’autre, mais que tout au contraire ma constance en avait été affaiblie d’abord, et ensuite brisée. Je me cherchai donc une autre épreuve, et me flattai que, peut-être, une voie plus rude me réussirait mieux, grâce à l’obstination innée de mon naturel de fer. Je résolus donc de ne pas mettre le pied hors de ma maison, qui, je l’ai dit, était précisément en face de la sienne, d’apercevoir, de regarder tous les jours ses fenêtres, de la voir passer, d’en entendre parler de toutes les manières, et néanmoins de ne céder jamais à aucune séduction, ni aux messages directs ou indirects, ni aux souvenirs , ni à quoi que ce fût au monde ; il s’agissait de voir si j’y périrais, ce dont je ne m’inquiétais guère, ou si en définitive je serais le maître. Cette résolution une fois bien prise, pour m’y lier, comme par un contrat de honte, j’écrivis un mot à un jeune homme qui avait pour moi beaucoup d’affection. Nous étions du même âge, et nous avions passé ensemble le temps de notre adolescence ; mais depuis plusieurs mois il avait cessé de me voir. Il me plaignait beaucoup d’avoir fait naufrage dans cette Charybde; mais après de vains efforts pour m’en tirer, il n’avait pas voulu paraître m’approuver. Ce billet lui apprenait, en deux lignes, mon irrévocable résolution, et j’y avais enfermé une touffe énorme de mon épaisse et longue chevelure rousse, comme une garantie de l’engagement soudain que je venais de prendre : où me montrer, en effet, ainsi tondu ? on ne le souffrait alors que chez les paysans et les marins. Je finissais en le priant de m’assister de sa présence et de son courage pour affermir le mien. Je passai chez moi dans cet isolement les quinze premiers jours de mon étrange délivrance, ne voulant entendre aucun message, hurlant et rugissant du matin au soir. Quelques amis venaient me voir, et je crus même voir qu’ils prenaient pitié de mon état, sans doute parce qu’à défaut de plaintes, mon attitude et mon visage ne parlaient que trop bien. J’essayais de lire quelque petite chose, mais je n’entendais pas même la Gazette, loin de rien comprendre à aucun livre ; il m’arrivait de lire des pages entières avec les yeux, quelquefois avec les lèvres, sans savoir ensuite un seul mot de ce que j’avais lu. Je montais aussi à cheval, cherchant les lieux déserts, et c’était la seule chose qui me fît un peu de bien à l’esprit et au corps. Cette espèce de délire dura plus de deux mois, jusqu’à la fin de mars 1775. Une idée alors s’emparant de moi tout-à-coup, commença enfin à détourner un peu mon esprit et mon cœur de cette pensée unique, l’importune et desséchante pensée de ce cruel amour. Un jour donc, comme je me demandais, en rêvant, s’il ne serait pas temps encore de me livrer à la poésie, je parvins à faire, avec grand’peine et par fragmens, un petit essai de quatorze vers. Je m’imaginai de bonne foi avoir composé un sonnet, et j’envoyai mon œuvre à l’aimable et docte père Paciaudi, que de temps en temps je recevais chez moi, et qui m’avait toujours montré beaucoup d’attachement, comme aussi beaucoup de regret de me voir ainsi tuer le temps et moi-même dans une oisiveté si pernicieuse. Je donnerai ici, outre mon sonnet, la gracieuse réponse qu’il me valut. Cet excellent homme ne cessait de m’indiquer quelque lecture à faire en italien, tantôt ceci, tantôt cela. Un jour, entre autres, qu’il aperçut à l’étalage d’un libraire une Cléopâtre, qu’il nommait l’éminentissime parce qu’elle était du cardinal Delfino, il se souvint de m’avoir entendu dire qu’il y avait là le sujet d’une tragédie, et que j’aurais voulu l’essayer, sans que cependant je lui eusse rien montré de ce premier avorton dont il a été parlé tout à l’heure ; il acheta cette pièce et m’en fit présent. Dans un de mes intervalles lucides, j’avais eu la patience de la lire et d’y mettre des remarques ; et ainsi annotée, je l’avais renvoyée au docte père. il m’avait paru que la mienne pourrait être moins mauvaise, sous le rapport du plan et des passions, si jamais je prenais le parti de la continuer, comme l’idée m’en revenait de temps en temps.

Cependant le père Paciaudi, pour ne pas me décourager, feignit de trouver le sonnet bon : il n’en croyait pas un mot, et il avait raison. Moi-même, quelques mois plus tard, lorsque je me livrai sérieusement à l’étude de nos grands poètes, j’appris bientôt à estimer mon sonnet ce qu’il valait ; je dois beaucoup, toutefois, à ces premiers éloges que je ne méritais pas, et à celui qui me les donnait ; ils m’encouragèrent fort à les mériter (**).




(**). premier sonnet.


J’ai vaincu enfin, si je ne m’abuse, j’ai vaincu ; éteinte est l’ardente flamme qui dévorait ce pauvre cœur chargé de liens indignes, et dont l’aveugle amour gouvernait tous les mouvemens.

Avant que de t’aimer, ô femme, je savais bien que cet amour était un feu sacrilège ; mille fois je l’ai repoussé, et mille fois l’amour a triomphé. Lutte fatale qui ne me laissait ni vivant, ni mort.

Le long ennui, les plaintes douloureuses, les âpres tourmens, et ces doutes amers, ces doutes cruels « dont est tissue la vie des amans, »

Je regarde tout cela avec des yeux encore pleins de larmes. Plusieurs jours avant ma rupture avec la dame, voyant qu’elle allait infailliblement arriver, j’avais songé à retirer de dessous le coussin de sa




Insensé, qu’ai-je dit ? Parmi tous ces rêves, il n’est que la vertu dont les pensées me semblent douces.


lettre du père paciaudi.


Très-honorable et très-cher seigneur comte, messire François s’enflamma d’amour pour madame Laure. Puis son amour se refroidit, et il chanta ses regrets. Il redevint amoureux de sa déesse, et passa le reste de ses jours à l’aimer en philosophe, mais comme font tous les hommes. Vous vous adonnez à la poésie, très-cher et très-aimable seigneur comte ; je ne voudrais pas vous voir imiter ce père des rimeurs italiens en cette amoureuse besogne. Si vous avez rompu vos fers par un effort de vertu, comme vous me l’écrivez, on peut espérer du moins que vous ne les reprendrez plus. Quoi qu’il puisse arriver, le sonnet est bon, fort de pensée, bien jeté et suffisamment correct. J’en tire un bon augure pour votre gloire dans la carrière poétique, et pour notre Parnasse piémontais, lequel a grand besoin d’un génie qui l’élève un peu au-dessus du vulgaire.

Je vous renvoie l’éminentissime Cléopàtre[1], qui n’est véritablement qu’une pauvre chose. Toutes les observations que vous avez écrites à la marge sont très-sensées et très-vraies. J’y joins les deux volumes de Plutarque, et si vous ne sortez pas, j’irai moi-même vous demander à diner, pour jouir de la douceur de votre compagnie.

Je suis avec toute l’estime et la considération, etc., etc.

Le dernier jour de janvier 1775. chaise-longue cette moitié de Cléopâtre qui y était en presse depuis près d’un an. Puis arriva un jour où, au milieu de mes extravagances et dans ma solitude presque continuelles, je jetai les yeux sur ce manuscrit ; et frappé seulement alors de la ressemblance de ma situation avec celle d’Antoine, je me dis à moi-même : « Achevons cette tragédie, refaisons-la, si elle ne peut rester ainsi ; mais il y faut développer les passions qui me dévorent, et la faire jouer, ce printemps, par les comédiens qui nous viendront. » Cette idée était à peine entrée dans mon esprit, que je me sentis comme en voie de guérison. Me voilà donc barbouillant du papier, ravaudant, changeant, coupant, ajoutant, continuant, recommençant, en un mot, redevenu fou, mais dans un autre genre, pour cette pauvre Cléopâtre, si malheureusement née. Je ne rougis pas non plus de consulter quelques-uns des amis de mon âge, qui n’avaient pas, comme moi, négligé pendant tant d’années la langue et la poésie italienne ; je recherchais, sans craindre de les ennuyer, tous ceux qui pouvaient me donner quelque lumière sur un art qui n’était pour moi que ténèbres ; je n’avais plus qu’un désir, celui d’apprendre, et de voir si je pourrais mener à bonne fin cette téméraire et très-périlleuse entreprise ; peu à peu ma maison se transformait en une sorte d’académie littéraire. Mais dans les circonstances données, je n’étais si souple et si désireux d’apprendre que par accident ; j’étais, de ma nature, et grâce à mon ignorance profonde, indocile et rebelle à tout enseignement : je me désespérais, je fatiguais les autres et moi-même, et, pour ainsi dire, sans profit aucun. Toutefois, c’était gagner beaucoup que de pouvoir, à l’aide de cette impulsion nouvelle, effacer de mon cœur toute trace d’une indigne flamme, et reconquérir pas à pas mon intelligence depuis si long-temps engourdie. Je ne me trouvais plus du moins dans la dure et ridicule nécessité de me faire lier sur ma chaise, comme j’avais fait plusieurs fois auparavant. Craignant de ne pouvoir résister à l’envie de m’échapper pour retourner à ma prison, c’était encore là un moyen que j’avais imaginé entre mille pour me ramener de vive force à la raison. Mes liens restaient cachés sous un grand manteau qui m’enveloppait tout entier, et mes mains demeurant libres, je pouvais lire, écrire, me frapper la tête, sans qu’aucun de ceux qui venaient me voir s’aperçût que je fusse de ma personne attaché à la chaise. Il se passait ainsi plusieurs heures. Élie seul était dans le secret : c’était lui qui me liait ; il me déliait ensuite lorsqu’après mon accès de fureur imbécile, sûr de moi et raffermi dans ma résolution, je lui commandais de me détacher. Je m’y pris de tant et de si diverses façons pour me soustraire à ces cruels assauts , qu’à la fin pourtant j’évitai de retomber dans le gouffre. Et parmi les moyens étranges que j’y employai, le plus étrange assurément, ce fut une mascarade que j’arrangeai sur la fin de ce carnaval, au bal public du théâtre. Vêtu en Apollon, j’osai m’y présenter, la lyre en main, et m’accompagnant moi-même tant bien que mal, je chantai quelques mauvais vers de ma composition. Je vais encore, à ma honte, les rapporter ici au bas de la page. Une telle effronterie n’était nullement dans mon caractère ; mais trop faible encore pour lutter en face contre ma folle passion, le motif qui me faisait jouer de pareilles scènes méritait, peut-être, quelque pitié : c’était le besoin vivement éprouvé, de placer entre moi et cette femme comme un obstacle désormais insurmontable, la honte qu’il y aurait à retomber dans des liens que j’aurais moi-même et si publiquement tournés en dérision. Et je ne m’apercevais pas que, pour ne point avoir à rougir de nouveau, je me couvrais de honte, en plein théâtre. Ma seule excuse pour que j’ose transcrire ici ces fades et ridicules niaiseries, c’est que j’ai cru devoir les offrir en tribut à la vérité, comme un monument authentique de mon ignorance dans tout ce qui était convenance et bon goût.

Parmi toutes ces sottises, peu à peu cependant je m’enflammai d’un noble et généreux amour pour moi encore tout nouveau, l’amour de la gloire. Et enfin, après plusieurs mois de consultations poétiques, après avoir usé bien des grammaires, fatigué bien des dictionnaires, accumulé bien des impertinences, je vins à bout d’ajuster ensemble, assez grossièrement, cinq lambeaux que j’appelai des actes, et j’intitulai le tout : Cléopâtre, tragédie. J’en mis au net le premier acte, et, sans me laver les mains, je l’envoyai à l’excellent père Paciaudi, le priant de l’examiner à loisir, et de m’en dire son sentiment par écrit. Et ici encore je rapporterai quelques vers de cette tragédie, avec la réponse de Paciaudi. Parmi les notes qu’il écrivit à côté de mes vers, il y en avait de fort gaies et de très-divertissantes ; elles me faisaient rire de bon cœur, quoique ce fût à mes dépens : celle-ci, entre autres, au vers 184 : L’aboiement du cœur. Cette métaphore sent horriblement le chien, je vous, conseille de l’ôter.

Les notes placées en marge du premier acte et les conseils paternels du billet qui les accompagnait m’inspirèrent la résolution de refaire le tout avec plus de persévérance et une obstination forcenée. Ce travail eut pour résultat la tragédie de ce nom, qui fut jouée à Turin le 16 juin 1775. J’en citerai aussi les premiers vers comme un troisième et dernier témoignage de mon ânerie, quoique j’eusse déjà vingt-six ans et demi ; ils suffiront pour marquer l’extrême lenteur de mes progrès, et la persévérance de cette incapacité d’écrire qui avait sa source dans le manque absolu des premières études.

Non content d’avoir ennuyé le bon père Paciaudi pour lui arracher une censure de mon second essai, j’allai encore en importuner beaucoup d’honnêtes gens, entre autres le comte Augustin Tana. Nous étions du même âge, et il avait été page du roi, à l’époque où j’étais moi-même à l’académie. Notre éducation avait donc été à peu près la même ; mais lui, depuis sa sortie des pages, s’était constamment appliqué à l’étude des littératures italienne et française, et il s’était formé le goût, surtout dans la haute critique, s’attachant à la philosophie, de préférence à la grammaire.

La finesse, la grâce et l’élégance de ses observations au sujet de ma malheureuse Cléopâtre, feraient bien rire le lecteur, si j’avais le courage de lui en faire part ; mais l’aiguillon en serait pour moi trop piquant. Elles pourraient d’ailleurs ne pas être bien saisies, parce que je n’ai cité que les quarante premiers vers de cet autre avorton. Mais je transcrirai volontiers la petite lettre d’envoi qui accompagnait ces observations, elle suffira pour le faire connaître.

Cependant, j’avais joint à la tragédie une petite farce qui devait se jouer immédiatement après ma Cléopâtre, et je l’intitulai les Poètes. Pour donner aussi une idée de mon inexpérience en prose, j’en cite un fragment. Ni la farce, ni la tragédie n’étaient les sottises d’un sot ; çà et là, dans l’une et l’autre, quelque lueur se laissait voir, quelque sel se faisait sentir. Dans les poètes, je m’étais mis moi-même en scène sous le nom de Zeusippe, et j’étais le premier à me moquer de ma Cléopâtre. J’évoquais ensuite des sombres bords cette reine elle-même, avec quelques autres héroïnes de tragédie, et elles prononçaient mon arrêt sur ma composition, en la comparant à quelques autres mauvaises tragédies de ces poètes, mes rivaux, qui, toutes assurément pouvaient bien passer pour des sœurs de la mienne ; avec cette différence toutefois que les tragédies de ces gens-là étaient le fruit déjà mûr d’une incapacité toute formée, tandis que la mienne était l’œuvre prématurée d’une ignorance capable d’apprendre.

Ces deux compositions furent applaudies pendant deux soirées consécutives. On les redemanda une troisième, mais j’avais eu le temps de revenir à moi-même, et me repentant avec sincérité de m’être ainsi témérairement livré au public, bien qu’il m’eût témoigné beaucoup d’indulgence, je fis tous mes efforts auprès des acteurs et de celui qui les dirigeait pour empêcher toute représentation ultérieure. Mais à partir de cette soirée fatale, je sentis s’allumer dans mes veines un tel feu, une si vive ardeur de conquérir véritablement un jour, en la méritant, cette palme du théâtre, que jamais fièvre d’amour ne m’avait assailli avec tant de violence. C’est ainsi que, pour la première fois, je comparus devant le public. Si plus tard mes compositions dramatiques, qui ne sont hélas ! que trop nombreuses, ne se sont pas beaucoup élevées au-dessus des deux premières, cette longue preuve de mon incapacité aura certainement commencé d’une manière bien ridicule et bien folle ; mais si quelque jour, au contraire, on me fait l’honneur de me compter parmi les écrivains qui ont eu quelque renom au théâtre, la postérité pourra dire que ma burlesque arrivée au Parnasse, un pied dans le socque, l’autre dans le cothurne, est devenue avec le temps quelque chose de fort sérieux.

C’est ici que s’arrêtera le récit de ma jeunesse, je ne saurais donner une date plus heureuse à la première année de mon âge viril.








  1. La Cléopâtre dont il est parle ici est celle du cardinal Delfino, que le père Paciaudi m’avait conseillé de lire. (A.)