Mémoires de Victor Alfieri, d’Asti/Suite de la quatrième époque/Chapitre XX

Traduction par Antoine de Latour.
Charpentier, Libraire-éditeur (p. 410-412).



CHAPITRE XX.
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Après avoir entièrement achevé le premier envoi de mes impressions, je m’applique à traduire Virgile et Térence. — But de ce travail.


1790.Continuant donc cette quatrième époque, j’ajoute que me retrouvant à Paris, oisif, tourmenté comme je le dis, incapable de rien inventer, quoiqu’il me restât bien des choses que j’avais résolu de faire, au mois de juin 1790, je me mis, comme par forme de passe-temps, à traduire çà et là des fragmens de l’Énéide, ceux qui m’avaient le plus charmé ; puis voyant que ce travail me devenait très-utile et fort agréable, je commençai par les premiers vers. Ce fut aussi pour ne pas perdre l’habitude du vers blanc. Mais ennuyé de faire chaque jour une même chose, pour varier et rompre l’uniformité de mes occupations, sans cesser de me fortifier dans le latin, j’entrepris également de traduire Térence d’un bout à l’autre. Je voulais en même temps, à l’aide de deux modèles si purs, me créer un vers comique pour écrire plus tard des comédies de ma façon, comme depuis longtemps j’en avais le projet, et apporter dans la comédie un style original et bien à moi, comme je croyais l’avoir fait dans la tragédie. Prenant donc alternativement un jour l’Énéide, et l’autre Térence, dans le cours de 1790, et jusqu’au mois d’avril 1792 que je quittai Paris, j’achevai de traduire les quatre premiers livres de l’Énéide, et de Térence, l’Eunuque, l’Andrienne, et l’Eautontimorumenos. En outre, pour me distraire de plus en plus des funestes pensées que m’inspiraient les circonstances, je voulus essayer encore de dérouiller ma mémoire, que la composition et le travail de l’impression m’avaient fait long-temps négliger, et l’inondant de lambeaux d’Horace, de Virgile, de Juvénal, encore de Dante, de Pétrarque, du Tasse, de l’Arioste, je parvins à me loger dans la tête un millier de vers pris de tout côté. Ces occupations de second ordre achevèrent d’épuiser mon cerveau, et m’ôtèrent à jamais la faculté de rien produire qui m’appartînt. C’est pourquoi de cestramélogédies, que je devais au moins porter à six, il me fut impossible d’en ajouter une à la première, à l’Abel ; et dérouté ensuite par tant d’objets divers, j’y perdis ce qu’il m’eût fallu de temps, de jeunesse et de verve pour une telle création, sans jamais plus le retrouver. Aussi, pendant cette dernière année que je demeurai alors à Paris, comme pendant les deux années que j’allai ensuite passer ailleurs, je n’écrivis de mon propre fonds que quelques épigrammes et quelques sonnets, pour exhaler ma trop juste colère contre les esclaves devenus maîtres, et nourrir ma mélancolie. J’essayai encore toutefois de composer un Comte Ugolin, drame mixte, que je voulais joindre à mes tramélogédies, si jamais je les achevais. Mais après l’avoir conçu, je le laissai là, sans songer même à le développer. Cependant j’avais terminé l’Abel, mais sans l’achever. Au mois d’octobre de cette même année 1790, je fis avec mon amie un petit voyage de quinze jours en Normandie, par Caen, le Havre, et Rouen, admirable et riche province que je ne connaissais pas. J’en revins très-satisfait, et mon cœur en fut même un peu soulagé. Ces trois années, uniquement vouées à la peine et à l’impression de mes ouvrages, m’avaient vraiment desséché le corps et l’intelligence. Au mois d’avril, voyant qu’en France les choses ne faisaient chaque jour que s’embrouiller davantage, je voulus essayer encore si l’on ne pouvait trouver ailleurs un peu de repos et de sécurité ; de son côté, mon amie désirait voir l’Angleterre, la seule terre qui fut un peu libre et qui ne ressemblât point à toutes les autres ; nous nous décidâmes à y aller.