Mémoires de Victor Alfieri, d’Asti/Quatrième époque - Virilité/Chapitre XV

Traduction par Antoine de Latour.
Charpentier, Libraire-éditeur (p. 374-380).


CHAPITRE XV
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Séjour à Pise. — J’y écris le Panégyrique de Trajan, et d’autres ouvrages.



Cependant mon amie, de son côté, était rentrée en Italie par les Alpes de Savoie. Elle était venue de Turin à Gènes et de Gènes à Bologne, où elle se proposait de passer l’hiver, ayant trouvé cette combinaison pour ne plus sortir des états pontificaux, sans, pour cela, retourner à Rome qu’elle regardait comme sa prison, sous prétexte que la saison était trop avancée. Se voyant à Bologne au mois de décembre, elle y resta. Nous voici donc, pendant six mois, elle à Bologne, moi à Pise, avec l’Apennin seul entre nous, séparés de nouveau, quoique tout près l’un de l’autre. C’était en même temps pour moi une consolation et un martyre. Je recevais de ses nouvelles tous les trois ou quatre jours ; mais je ne pouvais ni ne devais, en aucune manière, essayer de la voir, grâce au commérage des petites villes d’Italie, où, pour peu qu’on s’élève au-dessus du vulgaire, on est minutieusement observé par une foule d’oisifs et de malveillans. Je passai donc à Pise cet hiver interminable, sans autre consolation que ses fréquentes lettres, et, selon ma coutume, perdant le temps avec mes chevaux et ne touchant presque plus à mes livres, rares mais fidèles compagnons de ma solitude. Toutefois, pour échapper à l’ennui,1785. pendant les heures où je ne pouvais ni monter à cheval, ni faire le cocher, j’essayais de temps en temps encore de lire quelques petites choses, surtout le matin, au lit, en m’éveillant. Dans ces demi-lectures, j’avais parcouru les Lettres de Pline le Jeune, qui m’avaient fait grand plaisir, autant par leur élégance que par tout ce qu’on y apprend des choses et des mœurs de Rome, outre la noblesse d’âme et l’aimable et beau caractère que l’auteur y laisse voir chemin faisant. Après ces lettres, j’entrepris de lire le Panégyrique de Trajan, qui m’était connu de réputation, mais dont je n’avais jamais lu un seul mot. Au bout de quelques pages, ne retrouvant plus l’homme de lettres, bien moins encore un ami de Tacite, comme il faisait profession de l’être, je me sentis dans le fond du cœur comme un mouvement d’indignation. Aussitôt jetant là le livre, je me dressai sur mon séant, car j’étais couché pour lire, et prenant ma plume avec colère, je m’écriai à haute voix, me parlant à moi-même : « Mon cher Pline, si tu étais vraiment l’ami, l’émule et l’admirateur de Tacite, voici sur quel ton il te fallait parler à Trajan. » Et sans plus attendre ni réfléchir, j’écrivis de verve, comme un fou et renonçant à gouverner ma plume, environ quatre grandes pages de ma plus petite écriture, tant que, las enfin, et laissant mon ivresse dans ce flot de paroles que je venais d’épancher, je m’arrêtai d’écrire, sans plus y penser ce jour-là. Le lendemain matin, ayant repris mon Pline, ou, pour mieux dire, ce Pline si fort déchu la veille dans mes bonnes grâces, je voulus achever son panégyrique. Je me fis violence pour en lire encore quelques pages, mais il ne me fut pas possible de poursuivre. J’essayai alors de relire un peu ce lambeau de mon panégyrique à moi, que j’avais écrit la matinée précédente dans un accès de fièvre. Il ne me déplut pas à la lecture, et me réenflammant de plus belle, d’une plaisanterie je fis ou je crus faire une chose très-sérieuse. Après avoir divisé et distribué le sujet de mon mieux, j’écrivais chaque matin tout d’une haleine, autant que mes yeux me le permettaient ; car deux heures d’un travail enthousiaste suffisent pour m’ôter la vue. J’y pensai ensuite et le ruminai tout le jour, comme il m’arrive chaque fois que je retombe, je ne sais comment, dans cette fièvre d’enfantement et de composition. En cinq jours, du 13 au 17 mars, l’ouvrage était écrit tout entier, très-peu différent d’ailleurs, à part le travail de la lime, de l’ouvrage qu’on a pu lire dans mes œuvres.

Ce travail avait ranimé mon intelligence et avait fait trêve un moment à mes amères douleurs. J’appris alors par expérience que si je voulais supporter ces angoisses de mon âme, ou en attendre le terme sans y succomber, il m’était indispensable de me roidir contre le mal, et de contraindre mon esprit à un travail quelconque. Mais, comme plus libre et plus indépendant que moi-même, mon esprit ne veut, à aucun prix, m’obéir, et que si, par exemple, je me fusse proposé d’abord de lire Pline, puis de faire un panégyrique à Trajan, il n’eût jamais eu la force de rassembler deux idées, pour tromper à la fois et mon esprit et ma douleur, je trouvai le moyen de me faire violence, en m’imposant une œuvre de patience, de bête de somme, comme on dit. C’est pourquoi je retournai à Salluste, dont j’avais fait à Turin, il y avait dix ans, une traduction qui n’était alors qu’une étude ; je fis recopier cette traduction avec le texte en regard, et je m’appliquai sérieusement à la corriger dans l’intention et l’espoir d’en tirer quelque chose. Mais même pour un travail aussi pacifique, je me sentais incapable d’une application calme et suivie. L’ouvrage y gagna donc peu de chose ; je crus voir, au contraire, que dans le délire et l’effervescence d’une âme mécontente et préoccupée, peut-être est-il encore moins difficile de concevoir et de créer une œuvre courte et animée que de revenir froidement sur une œuvre déjà faite. La correction ennuie, et, chemin faisant, on pense à autre chose. La création est une fièvre, durant l’accès, c’est elle seule que l’on sent. Je remis donc le Salluste à des temps plus heureux, et me repris à cet ouvrage du Prince et des Lettres, dont j’avais eu l’idée et dessiné le plan à Florence, quelques années auparavant. J’en écrivis alors tout le premier livre et quelques chapitres du second. Dès l’été précédent, à mon retour d’Angleterre à Sienne, j’avais publié le troisième volume de mes tragédies, et je l’avais envoyé à beaucoup d’Italiens de mérite, et, dans le nombre, à l’illustre Cesarotti, que je priai de m’éclairer de ses lumières sur le style, la composition et la conduite de mes pièces. Je reçus de lui, dans le courant d’avril, une lettre critique sur les trois tragédies que contenait le volume. J’y répondis en peu de mots ; je le remerciai, et notant ce qui, dans ses observations, me paraissait de nature à être contesté, je le priai de nouveau de m’indiquer ou de me donner lui-même un modèle de vers tragiques. Je remarquai à ce sujet que ce même Cesarotti, qui avait conçu et exécuté avec tant de supériorité les vers sublimes de son Ossian, sollicité par moi, deux années auparavant de vouloir bien m’indiquer un modèle pour les vers blancs du dialogue, n’avait pas eu honte de me parler de quelques-unes de ses traductions du français, la Sémiramis et le Mahomet de Voltaire , depuis long-temps imprimées, et de venir indirectement me les proposer pour modèle. Ces traductions de Cesarotti sont dans les mains de tout le monde et me dispensent d’ajouter ici aucune réflexion sur cette particularité. Chacun pourra juger et comparer ces vers tragiques avec les miens, avec ceux de Cesarotti lui-même dans sa traduction épique d’Ossian, et voir s’ils ont l’air de sortir de la même fabrique. Mais ce fait pourra servir à montrer quelle chose misérable c’est que les hommes, et les auteurs en particulier ; nous avons toujours sous la main la palette et le pinceau, quand il s’agit de peindre les autres, jamais le miroir pour nous y voir nous-mêmes et nous y reconnaître.

Le journaliste de Pise ayant à donner ou à insérer dans sa feuille un jugement critique sur ce troisième volume de mes tragédies, trouva plus court et plus facile de transcrire tout uniment cette lettre de Cesarotti, avec mes notes qui lui servent de réponse. Je restai à Pise jusqu’à la fin d’août 1785, mais sans y rien écrire depuis ces notes ; je me bornai seulement à faire recopier les dix tragédies imprimées et à mettre à la marge beaucoup de changemens qui alors me parurent suffire. Mais quand plus tard je m’occupai de ma réimpression de Paris, je les trouvais plus qu’insuffisants, et il fallut alors en ajouter quatre fois autant pour le moins. Au mois de mai de cette même année, je me donnai à Pise le divertissement du jeu du pont[1] spectacle admirable, où l’antique se mêle à je ne sais quoi d’héroïque. Il s’y joignit encore une autre fête fort belle aussi dans son genre, l’illumination de la ville entière, comme elle a lieu, tous les deux ans, pour la fête de saint Ramieri ; ces deux fêtes furent alors célébrées ensemble, à l’occasion du voyage que le roi et la reine de Naples firent en Toscane pour y visiter le grand duc Lèopold, beau-frère de ce roi. Ma petite vanité eut alors de quoi se trouver satisfaite, car on distingua surtout mes beaux chevaux anglais, qui l’emportaient en force en beauté, sur tous ceux qu’on avait pu voir en pareille rencontre ; mais au milieu d’une jouissance si puérile et si trompeuse, je vis, à mon grand désespoir, que dans cette Italie morte et corrompue, il était plus facile de se faire remarquer par des chevaux que par des tragédies.



  1. C’est une espèce de tournoi qui se célèbre encore de nos jours. (Note du Traducteur.)