MÉMOIRES, CORRESPONDANCE ET MANUSCRITS
DU
GÉNÉRAL LAFAYETTE,
PUBLIÉS PAR SA FAMILLE.[1]

Premier article.

Nous sommes en retard pour parler de cette publication dont les trois premiers volumes ont paru depuis déjà bien des mois. Mais on est moins en retard que jamais pour venir parler d’un homme avec qui la vogue, la popularité ou l’esprit de parti n’ont plus rien à faire, et qui est entré tout entier dans le domaine historique, ainsi que l’époque qu’il représente et qui est de même accomplie.

La révolution française, en effet, peut être considérée comme entièrement terminée, sous les formes, du moins, qu’elle a présentées à chaque reprise durant l’espace de quarante ans. Ces formes qui, depuis la déclaration des droits jusqu’au programme de l’Hôtel-de-Ville, roulent dans un cercle déterminé d’idées et d’expressions, ne semblent plus avoir chance de vie et de fortune sociale dans ces mêmes termes. On peut s’en réjouir, on peut s’en plaindre et s’en irriter. Mais le résultat semble acquis ; dans ces termes-là, il est obtenu… ou manqué ; et, à mon sens, en partie obtenu, en partie manqué. Ceux même qui continuent de prendre l’humanité par le côté ouvert et généreux, qui embrassent avec chaleur une philosophie de progrès, et persistent avec mérite et vertu dans des espérances toujours ajournées et d’autant plus élargies, ceux-là (et je ne cite aucun nom, de peur d’en choquer quelqu’un, tant ils sont divers, en les rapprochant), ceux-là ont des formules auprès desquelles le programme de Lafayette, la déclaration des droits, n’est plus qu’une préface très générale et très élémentaire, ou même ils vont à contredire et à biffer sur quelques points ce programme.

La révolution française a eu des momens bien différens, et quoiqu’on retrouve Lafayette au commencement et à la fin, il y a eu d’autres écoles rivales et au moins égales de celle qu’il y représente. Outre l’école américaine, il y a eu l’école anglaise, et celle d’une dictature plus ou moins démocratique, à laquelle on peut rapporter, à certains égards et toute restriction gardée, la convention et l’empire.

L’école américaine prétend tirer tout du peuple et de l’élection directe. L’école anglaise a surtout en vue l’équilibre de certains pouvoirs, émanés de source différente. L’école dictatoriale et impérialiste (je la suppose éclairée) a pour principe de tout prendre sur soi et de se croire suffisamment justifiée à faire administrativement ce qui est de l’intérêt d’état, dans le sens de l’ordre et de la société.

Sans avoir à m’expliquer avec détail sur l’établissement de 1830, ce qui mènerait trop loin et ne serait pas ici en son lieu, il est évident qu’en 1830, aucune de ces trois formes, américaine, anglaise, impérialiste, n’a triomphé et qu’il s’est fait une sorte de compromis très mélangé entre toutes les trois. Le principe électif, qui a été jusqu’à faire un roi par des députés, n’a pas été alors jusqu’à refaire des députés, des mandataires directs de la nation. La chambre des pairs, bien qu’émondée dans son personnel et atteinte dans sa reproduction aristocratique, a subsisté, au choix du roi. Ainsi l’école américaine n’a pas été satisfaite.

L’école anglaise, communément dite doctrinaire, l’aurait été plutôt. Mais il y a si peu d’aristocratie politique en France, que tout point d’appui manquait de ce côté ; il a fallu asseoir le centre de l’équilibre sur la classe moyenne, et faire un peu artificiellement la théorie de celle-ci, qui pouvait à tous momens ne pas s’y prêter. On y a réussi pourtant assez bien, à l’aide de beaucoup d’habileté sans doute, à l’aide surtout de toutes les fautes dont le parti opposé était capable et auxquelles il n’a pas manqué.

L’école doctrinaire paraît avoir réussi plus qu’aucune dans la solution politique actuelle, mais c’est beaucoup plus peut-être dans l’apparence en effet, et dans la forme que dans le fond ; elle-même le sait bien et paraît aujourd’hui s’en plaindre, un peu tard. Les habitudes glorieuses de l’empire ont laissé dans les mœurs et le caractère de la nation un pli qu’elles y avaient trouvé déjà ; en temps ordinaire, nulle nation ne se prête autant à être gouvernée, à être administrée que la nôtre, et n’y voit plus de commodités et moins d’inconvéniens. Sous les formes parlementaires, à travers l’équilibre assez peu compliqué des pouvoirs, et le jeu suffisamment modéré de l’élection, il y a une administration qui fonctionne de mieux en mieux et se perfectionne. Une bonne part des prédilections et de la philosophie de la société actuelle paraît être de ce côté. Sans s’inquiéter autant que d’ingénieux publicistes de l’endroit précis où se trouve le ressort actif du mouvement, la majorité de la société actuelle, de cette classe ou riche, ou moyenne et industrielle, sur laquelle on s’est principalement fondé, profite du mouvement lui-même ; sans faire de si soudaines différences entre ce qui s’est succédé au pouvoir depuis quelques années, elle semble trouver qu’en général le principe est le même et qu’on la sert à peu près à souhait.

« Et que mettrez-vous en place de la monarchie légitime ? » objectait-on, quelques mois avant août 1830, à l’une des plumes les plus vives et les plus fermes de l’opposition anti-dynastique d’alors. — « Eh ! bien, fut-il répondu, nous mettrons la monarchie administrative. » Le mot était profond et perçant ; la forme et les moyens parlementaires demeuraient sous-entendus.

Ceci revient à dire que la société paraît se contenter aujourd’hui d’être gouvernée en vue principalement de ses intérêts matériels et de ses jouissances ; que, pour peu qu’on ait envie de le croire, on la peut juger provisoirement satisfaite sur ses droits, tant la démonstration de son zèle est ailleurs. Et c’est à ce point de vue essentiel qu’on doit surtout dire que la révolution française est terminée, que ses résultats sont en partie obtenus, en partie manqués, et que l’esprit, l’inspiration qui l’a soutenue dans sa longue et glorieuse carrière, fait défaut. Dans la société civile on est à peu près en possession de tous les résultats voulus par la révolution ; dans l’association politique, il y a beaucoup plus à désirer ; mais enfin si l’on s’inquiétait en ce genre de ce qu’on n’a pas pour l’obtenir, si on le désirait réellement avec suite et ferveur, si on luttait dans ce but comme sous la restauration, l’esprit de la révolution française vivrait encore, et cette grande ère ne serait pas finie. Or, quels que puissent être les regrets amers, silencieux ou exaspérés, de quelques individus fidèles à leurs souvenirs, l’inspiration qui, de 89 à 1830, n’avait pas cessé, sous une forme ou sous une autre, dans les assemblées ou dans les camps, ou dans la presse et ce qu’on appelait l’opinion publique, d’agir et de pousser, et de vouloir vaincre, cette inspiration s’est retirée tout d’un coup et a comme expiré au moment où, dans un dernier éclat, elle devenait victorieuse. D’autres inspirations, d’autres penchans plus ou moins nobles, sont venus à l’ensemble de la société, et, favorisés de toutes parts, agréés par les gouvernans comme des garanties, ils se développent avec une rapidité presque effrénée, qui ne permet pas le retour. Sans doute la générosité, l’enthousiasme, le désintéressement dans l’ordre des affections générales et dans celui de l’intelligence, ne manqueront jamais au monde, n’y manqueront pas plus que la corruption, l’égoïsme et l’influence masquée de toutes les roueries. Sans doute chaque génération nouvelle vient verser comme un rafraîchissement de sang vierge et pur dans la masse plus qu’à demi gâtée ; les ardeurs s’éteignent et se rallument sans cesse, le flambeau des espérances et des illusions se perpétue :

 Et, quasi cursores, vitaï lampada tradunt.

En un mot, tant que le monde va et dure, il ne saurait être destitué de la vie et de l’amour.

Mais aujourd’hui, là même où, en dehors des cadres réguliers et du train régnant de la société, il y a le plus, à la fois système philosophique élevé, et chaleur de cœur, de conviction, il n’y a plus suite directe et immédiate des idées de la révolution française. Voyez l’école de ceux qui s’en sont faits les historiens les plus profonds et les plus religieux, l’école de MM. Buchez et Roux ; ils comprennent, ils interprètent à leur manière, ils étendent et transforment les théories de leurs plus hardis devanciers. Avec eux, historiens dogmatiques, dès qu’ils prennent la parole en leur propre nom, on se sent entrer dans un cycle tout nouveau. De même, lorsqu’on aborde la philosophie religieuse et sociale de MM. Leroux et Reynaud, les encyclopédistes de nos jours ; ils procèdent de la révolution française et de la philosophie du XVIIIe siècle, assurément. Mais de combien d’autres devanciers ils procèdent également, et avec quels développemens particuliers et considérables ! C’est autant et plus encore chez eux la noble ambition de fonder, que le filial dessein de poursuivre.

Ainsi, pour revenir à l’occasion et au point de départ de ces considérations, Lafayette, venu en tête de la révolution française, est mort en même temps qu’elle a fini, et sa vie tout entière la mesure.

Il a cela de particulier et de singulièrement honorable d’y avoir cru toujours, avant et pendant, et même aux plus désespérés momens ; d’y avoir cru avec calme et avec une fermeté sans fougue. Que des hommes de la Montagne, les héros plus ou moins sanglans de cette formidable époque, soient demeurés fixes jusqu’au bout dans leur conviction et soient morts la plupart immuables, on le conçoit ; la foudre, on peut le dire sans métaphore, les avait frappés ; une sorte de coup fatal les avait saisis et comme immobilisés dans l’attitude héroïque ou sauvage qu’avait prise leur ame en cette crise extrême ; ils n’en pouvaient sortir sans que leur caractère moral à l’instant tombât en ruine et en poussière. Il n’y avait désormais de repos, de point d’appui pour eux, que sur ce hardi rocher de leur Caucase. Mais il y a, ce semble, plus de liberté et plus de mérite à rester fixe dans des mesures plus modérées, ou, si c’est un simple effet du caractère, c’est un témoignage de force non moins rare et dont la proportion constante a sa beauté.

Parmi les contemporains de Lafayette, parmi ceux qui furent des premiers avec lui sur la brèche à l’assaut de l’ancien régime, combien peu continuèrent de croire à leur cause ! Mirabeau et Sieyes, ces deux intelligences les plus puissantes, tournèrent court bientôt : après un an environ de révolution ouverte, Mirabeau était passé à la conservation, et Sieyes au silence déjà ironique. De M. de Talleyrand, on n’en peut guère parler en aucun temps en matière de croyance quelconque ; il avait commencé, comme Retz, par l’intime raillerie des choses. Dans les rangs secondaires, Rœderer en était probablement déjà, en 91, à ses idées in petto de pouvoir absolu éclairé, dont sa vieillesse causeuse et enhardie par l’empire nous a fait tout haut confidence. Et entre ceux qui restèrent fidèles à leurs convictions, bien peu le furent à leurs espérances. M. de Tracy croyait toujours à l’excellence de certaines idées, mais il avait cessé de croire à leur réalisation et à leur triomphe ; dans les premières années du siècle, et sous les ombrages d’Auteuil, il confiait tristement à des pages retrouvées après lui la démission profonde de son cœur. Lafayette n’a cessé de croire et à l’excellence de certaines idées et à leur triomphe ; il n’a, en aucun moment, pris le deuil de ses principes ; il n’a jamais désespéré. Pendant que le gouvernement impérial s’affermissait, il cultivait Lagrange et attendait la liberté publique.

Mais avait-il raison d’y croire ? est-ce à lui supériorité d’esprit autant que supériorité de caractère, d’y avoir cru en un sens qui s’est trouvé à demi illusoire ? — Certes, je ne prétendrai pas qu’il n’y ait eu chez Mirabeau, chez Sieyes, chez Talleyrand, même chez Rœderer, un grand témoignage d’intelligence dans cette promptitude à entendre les divers aspects de l’humanité, à s’en souvenir, à deviner, à ressaisir si tôt le dessous de cartes et le revers, à se rendre compte du lendemain dès le premier jour, à ne pas s’en tenir au sublime de la passion qu’ils avaient (ou non) partagée un moment ; à discerner, sous la circonstance d’exception, l’inévitable et prochain retour de cette perpétuelle humanité avec ses autres passions, ses infirmités, ses vices et ses duperies sous les emphases. Malgré la défaveur qui s’attache à ce dire dans un temps d’emphase générale et de flatterie humanitaire, il m’est impossible de n’en pas convenir ; tant que nous n’aurons pas une humanité refaite à neuf, tant que ce sera la même précisément que tous les grands moralistes ont pénétrée et décrite, celle que les habiles politiques savent, mais au rebours des moralistes, sans le dire, il y aura témoignage, avant tout, d’intelligence à dominer par la pensée les conjonctures, si grandes qu’elles soient, à s’en tirer du moins, à s’en isoler en les appréciant, à démêler sous l’écume diverse les mêmes courans, à sentir jouer sous des apparences nouvelles, et qui semblent uniques, les mêmes vieux ressorts. Pourtant si ç’a été, avant tout, chez Lafayette, une supériorité de caractère et de cœur de croire à l’avènement invincible de certains principes utiles et généreux, ce n’a pas été une si grande infériorité de point de vue ; car si ces principes n’ont pas obtenu toute la part de triomphe qu’il augurait, ils ont eu une part de triomphe infiniment supérieure (au moins à l’heure de l’explosion) à ce que les autres esprits réputés surtout sagaces auraient osé leur prédire.

Chez les hommes qui jouent un grand rôle historique, il y a plusieurs aspects successifs et comme plusieurs plans selon lesquels il les faut étudier. Le premier aspect qui s’offre, et auquel trop souvent on s’en tient dans l’histoire, est le côté extérieur, celui du rôle même avec sa parade ou son appareil, avec sa représentation. Lafayette a eu si long-temps un rôle extérieur, et l’a eu si constant, si en uniforme j’ose dire, qu’on s’est habitué, pour lui plus que pour aucun autre personnage de la révolution, à le voir par cet aspect ; habit national, langage et accolade patriotique, drapeau, pour beaucoup de gens, Lafayette n’a été que cela. Ceux qui l’ont davantage approché et entendu ont connu un autre homme. Esprit fin, poli, conversation souvent piquante, anecdotique ; et plus au fond encore, pour les plus intimes, peinture vive et déshabillée des personnages célèbres, révélations et propos redits sans façon, qui sentaient leur XVIIIe siècle, quelque chose de ce que les charmantes lettres à sa femme, aujourd’hui publiées, donnent au lecteur à entrevoir, et de ce que le rôle purement officiel ne portait pas à soupçonner. Ce côté intérieur, chez Lafayette, ne déjouait pas l’autre extérieur et ne le démentait pas, comme il arrive trop souvent pour les personnages de renom ; il y avait accord au contraire, sur beaucoup de points, dans la continuité des sentimens, dans la tenue et la dignité sérieuse des manières, et par une simplicité de ton qui ne devenait jamais de la familiarité. Pourtant, ces fonds de causerie spirituelle, de connaissance du monde et d’expérience en apparence consommée, eussent pu sembler en train d’échapper par un bout à l’uniforme prétention du rôle extérieur, si plus au fond encore, et sur un troisième plan, pour ainsi dire, ne s’était levée, d’accord avec l’apparence première, la conviction inexpugnable, comme une muraille formée par la nature sur le rocher (arx animi). Au pied de cette conviction née pour ainsi dire avec lui et qui dominait tout, les réminiscences railleuses, les désappointemens déjà tant de fois éprouvés, les expériences faites par lui-même de la corruption mondaine et humaine, venaient mourir. Il y avait arrêt tout court. C’est bien. Mais à l’abri de la forteresse, et à côté d’une légitime confiance en ce qui ne périt jamais, en ce qui se renouvelle dans le monde de fervent et de généreux, ne se glissait-il pas un coin de crédulité ? Cet homme qui savait si bien tant de choses et tant d’hommes, et qui les avait pratiqués avec tact, celui-là même qui racontait si merveilleusement et par le dessous Mirabeau, Sieyes et les autres, qui leur avait tenu tête en mainte occasion, qui avait démêlé le pour et le contre en Bonaparte, et qui l’a jugé en des pages si parfaitement judicieuses[2], ce même Lafayette, ne l’avons-nous pas vu disposé à croire au premier venu soi-disant patriote, qui lui parlait un certain langage ? Là est le point faible, tout juste à côté de l’endroit fort. Ce trop de confiance sans cesse renaissante à l’égard de ceux qu’il n’avait pas encore éprouvés, il l’avait en partie parce qu’il croyait en effet, et en partie peut-être parce que c’était dans son rôle, dans sa convenance politique et morale (à son insu) de voir ainsi, de ne pas trop approfondir ce qui faisait groupe autour du drapeau, son idole ; nous y reviendrons. Quoi qu’il en soit (rare éloge et peut-être applicable à lui seul entre les hommes de sa nuance qui ont fourni au long leur carrière), chez Lafayette le rôle extérieur et l’inspiration intérieure se rejoignaient, se confirmaient pleinement, constamment ; l’homme d’esprit, poli et fin, intéressant à entendre, qu’on rencontrait en l’approchant, ne faisait qu’une agréable diversion entre le personnage public toujours prochain et l’intérieur moral toujours présent, et n’allait jamais jusqu’à interrompre ni à laisser oublier la communication de l’un à l’autre.

D’ensemble, on peut considérer Lafayette comme le plus précoce, le plus intrépide et le plus honnête assaillant à la prise d’assaut de l’ancien régime, dès les débuts de 89. Toujours pourtant quelque chose du chevalier et du galant adversaire, soit qu’il s’élance à la brèche en 89 l’épée en main, soit qu’il reparaisse comme le porte-étendard général de la révolution en 1830. Un très spirituel écrivain, M. Saint-Marc Girardin, en louant Lafayette dans les Débats (preuve qu’il est bien mort), a conjecturé que, s’il avait vécu au moyen-âge, il aurait fondé quelque ordre religieux avec la puissance d’une idée morale fixe. Je crois que Lafayette, au moyen-âge, aurait été ce qu’il fut de nos jours, un chevalier, cherchant encore à sa manière le triomphe des droits de l’homme sous prétexte du Saint-Graal, ou bien un croisé en quête du saint tombeau, le bras droit et le premier aide-de-camp, sous un Pierre-l’Ermite, c’est-à-dire sous la voix de Dieu, d’une des grandes croisades.

Cette sorte de vocation chevaleresque du héros républicain, de l’Américain de Versailles, apparaît tout d’abord dans les volumes de mémoires et de correspondance publiés. C’est en rendant compte de ces volumes précieux, recueillis avec la plus scrupuleuse piété d’une famille pour une vénérable mémoire, qu’il nous sera aisé de suivre et de faire sentir les lignes principales, les traits composans d’un caractère toujours divers, si simple qu’il soit et si uniforme qu’il paraisse.

Le premier volume et la moitié du second contiennent tous les faits de la vie de Lafayette antérieurs à 89, la guerre d’Amérique, ses voyages en Europe au retour ; tantôt ce sont des récits et des chapitres de mémoires de sa main, tantôt ce sont des correspondances qui y suppléent et les continuent. Cette portion du livre est très intéressante et neuve, d’une lecture plus continue et plus coulante que l’intervalle, d’ailleurs plus connu, de 89 à 92, dans lequel on ne marche qu’à travers les justifications, rectifications. — On saisit tout d’abord le trait essentiel, le grand ressort du caractère de Lafayette, et, lui-même, il le met à nu ingénument : « Vous me demandez l’époque de mes premiers soupirs vers la gloire et la liberté ; je ne m’en rappelle aucune dans ma vie qui soit antérieure à mon enthousiasme pour les anecdotes glorieuses, à mes projets de courir le monde pour chercher de la réputation. Dès l’âge de huit ans, mon cœur battit pour cette hyène qui fit quelque mal, et encore plus de bruit, dans notre voisinage (en Auvergne), et l’espoir de la rencontrer animait mes promenades. Arrivé au collége, je ne fus distrait de l’étude que par le désir d’étudier sans contrainte. Je ne méritai guère d’être châtié ; mais, malgré ma tranquillité ordinaire, il eût été dangereux de le tenter, et j’aime à penser que, faisant en rhétorique le portrait du cheval parfait, je sacrifiai un succès au plaisir de peindre celui qui, en apercevant la verge, renversait son cavalier. » Ce ne sont pas seulement les écoliers de rhétorique, ce sont quelquefois les hommes qui sacrifient un succès, c’est-à-dire la chose possible, au plaisir de peindre ou de faire une action d’où résulte le plus grand honneur à leur rôle, la plus grande satisfaction à leurs sentimens.

Dès l’adolescence, les liaisons républicaines charment Lafayette ; ce qu’ont écrit et prêché Jean-Jacques, Mably, Raynal, il le fera ; lui, le descendant des hautes classes, il sera le premier champion, le paladin le plus avancé des intérêts et des passions nouvelles. Le rôle est beau, étrange, hasardeux ; il est fait pour enlever un jeune et noble cœur. Au régiment, dans le monde à son début, Lafayette est gauche, mal à l’aise, assez taciturne ; il garde le silence, parce qu’en cette compagnie il ne pense et n’entend guère de choses qui lui paraissent mériter d’être dites. Il observe et il médite ; sa pensée franchit les espaces, et va se choisir, par-delà les mers, une patrie. « À la première connaissance de cette querelle (anglo-américaine), mon cœur, dit-il, fut enrôlé, et je ne songeai plus qu’à joindre mes drapeaux. »

Il n’a pas vingt ans, il s’échappe sur un vaisseau qu’il frète, à travers toutes sortes d’aventures. Après sept semaines de hasards dans la traversée, il aborde l’immense continent, et en sentant le sol américain, son premier mot est un serment de vaincre ou de périr avec cette cause. Rien de sincère et d’enlevant comme ce départ, cette arrivée ; c’est le début héroïque du poème et de la vie, la candeur qu’on n’a qu’une fois. Plus tard, en avançant, tout cela se complique, se dérange, ou s’arrange à dessein, se gâte toujours.

À peine débarqué, il court vers Washington ; la majesté de la taille et du front le lui désigne comme chef autant que les qualités profondes. Lafayette s’attache à lui, et devient le disciple du grand homme. Washington paraît bien grand, en effet, au milieu de cette guerre difficile, qui se traîne sur de vastes espaces, pleine de misères, de lenteurs, de revers, entravée par les rivalités et les jalousies soit du congrès, soit des autres généraux : « Simple soldat, dit excellemment Lafayette en le caractérisant, il eût été le plus brave ; citoyen obscur, tous ses voisins l’eussent respecté. Avec un cœur droit comme son esprit, il se jugea toujours comme les circonstances. En le créant exprès pour cette révolution, la nature se fit honneur à elle-même, et pour montrer son ouvrage, elle le plaça de manière à faire échouer chaque qualité, si elle n’eût été soutenue de toutes les autres. » Il y a dans ces mémoires bien des endroits de cette sorte, qu’on dirait avoir été écrits par une plume historique profonde, et familière avec tous les replis.

Blessé presque dès son arrivée à la déroute de la Brandywine, Lafayette écrit, pour la rassurer, à Mme de Lafayette ces charmantes lettres qui ont été si remarquées pour la coquetterie gracieuse du ton, mon cher cœur, et pour l’agréable assaisonnement que ce fin langage du XVIIIe siècle apporte à la sincérité républicaine des sentimens. En d’autres endroits, c’est le ton républicain et philosophique qui devient piquant en se mêlant à certaines habitudes légères et en les voulant exprimer. On sourit de lire à propos d’un éloge des mœurs américaines : « Livrées à leur ménage, les femmes en goûtent, en procurent toutes les douceurs. C’est aux filles qu’on parle amour ; leur coquetterie est aimable autant que décente. Dans les mariages de hasard qu’on fait à Paris, la fidélité des femmes répugne souvent à la nature, à la raison, on pourrait presque dire aux principes de la justice. » Ces principes de la justice qui viennent là tout d’un coup pour auxiliaires aux mille et une infidèles liaisons du beau monde d’alors, datent le siècle à ce moment autant que ces jolies tendresses conjugales qui traversent l’Atlantique, comme en zéphyrs, d’un air si dégagé.

Le congrès avait décidé une expédition dans le Canada, et en avait chargé Lafayette. On espérait mener comme on le voudrait ce commandant de vingt-un ans ; l’on désirait surtout le séparer de Washington. Lafayette fut prudent et jugea la situation ; comme on n’avait disposé aucun moyen, l’expédition manqua, ne se commença point ; mais Lafayette souffrit de tant de bruit pour rien ; il craignait la risée, écrit-il à Washington : « J’avoue, mon cher général, que je ne puis maîtriser la vivacité de mes sentimens, dès que ma réputation et ma gloire sont touchées. Il est vraiment bien dur que cette portion de mon bonheur, sans laquelle je ne puis vivre, se trouve dépendre de projets que j’ai connus seulement lorsqu’il n’était plus temps de les exécuter. Je vous assure, mon ami cher et vénéré, que je suis plus malheureux que je ne l’ai jamais été. » Nous saisissons l’aveu ; Lafayette, avant tout, possède à un haut degré l’amour de l’estime, le besoin de l’approbation, le respect de soi-même ; ce qui est bien à lui, c’est, dans cette affaire du Canada et dans plusieurs autres, d’avoir sacrifié son désir de noble gloire personnelle à un sentiment d’intérêt public. Pourtant on découvre en ce point la raison pour laquelle Lafayette n’était pas un gouvernant et n’aurait pas eu cette capacité. Il était une nature trop individuelle, trop chevaleresque pour cela ; occupé sans doute de la chose publique, mais aussi de sa ligne, à lui, à travers cette chose. Nous l’en louons plus que nous ne l’en blâmons. Il n’y a pas trop d’hommes publics qui aient ce défaut-là, de penser constamment à l’unité et à la pureté de leur ligne.

Washington, le sage et le clairvoyant, comprend bien que c’est là l’endroit sensible et faible de son cher élève ; il le rassure, en nous confirmant l’honorable source du mal : « Je m’empresse de dissiper toutes vos inquiétudes ; elles viennent d’une sensibilité peu commune pour tout ce qui touche votre réputation. » Pareil débat se renouvelle en diverses circonstances. Lorsque l’escadre française sous d’Estaing, après avoir brillamment paru à Rhode-Island, fut contrainte, après un combat et un orage, de se retirer sans plus de tentative, il y eut grande colère dans le peuple de Boston et parmi les milices. Le mot de trahison, si cher aux masses émues, circulait ; un général américain, Sullivan, cédant à la passion, mit à l’ordre du jour que les alliés les avaient abandonnés. Lafayette, dans cette position délicate, se conduisit à merveille ; il exigea de Sullivan que l’ordre du matin fût rétracté dans celui du soir ; il ne souffrit pas qu’on dît devant lui un seul mot contre l’escadre. Le point d’honneur qui d’ordinaire, dans la carrière de Lafayette, se confondit avec le culte de la popularité, ici s’en séparait, et il fut pour le point d’honneur au risque de perdre sa popularité. Tout cela est bien ; mais écoutons Washington, appréciant, sans s’étonner, la nature humaine sous les diverses formes de gouvernement, et n’étant pas idolâtre ni dupe de cette forme plus libre, pour laquelle il combat et qu’il préfère : « Laissez-moi vous conjurer, mon cher marquis, de ne pas attacher trop d’importance à d’absurdes propos tenus peut-être sans réflexion et dans le premier transport d’une espérance trompée. Tous ceux qui raisonnent reconnaîtront les avantages que nous devons à la flotte française et au zèle de son commandant ; mais dans un gouvernement libre et républicain, vous ne pouvez comprimer la voix de la multitude ; chacun parle comme il pense, ou pour mieux dire sans penser, et par conséquent juge les résultats sans remonter aux causes… C’est la nature de l’homme que de s’irriter de tout ce qui déjoue une espérance flatteuse et un projet favori, et c’est une folie trop commune que de condamner sans examen. »

Comme complément et correctif de ce jugement de Washington sur les gouvernemens républicains, il convient de rapprocher ce passage d’une lettre de lui à Lafayette, écrite plusieurs années après (25 juillet 1785) : il s’agit de la nécessité qui se faisait généralement sentir à cette époque, parmi les négocians du continent américain, d’accorder au congrès le pouvoir de statuer sur le commerce de l’Union : « Ils sentent la nécessité d’un pouvoir régulateur, et l’absurdité du système qui donnerait à chacun des États le droit de faire des lois sur cette matière, indépendamment les uns des autres. Il en sera de même, après un certain temps, sur tous les objets d’un commun intérêt. Il est à regretter, je l’avoue, qu’il soit toujours nécessaire aux états démocratiques de sentir avant de pouvoir juger. C’est ce qui fait que ces gouvernemens sont lents. Mais à la fin le peuple revient au vrai. » Oui, au vrai en tout ce qui le touche directement comme intérêt. En ce qui est du reste il n’y a aucune nécessité, et il y a même très peu de chances pour que le vrai triomphe parmi le grand nombre et pour qu’on s’en soucie[3].

Lafayette en était à ses illusions. Je sais la part qu’il faut faire au feu de la jeunesse, et lui-même, quand il revient, pour la raconter, sur cette époque, il semble parler de quelque excès que l’âge aurait tempéré et guéri. Mais c’est à la fois bon goût et une autre sorte d’illusion que de faire par endroits bon marché de soi-même dans le passé ; quand on a un trait vivement prononcé dans la jeunesse, il est rare qu’il ne dure pas, qu’il ne revienne pas en se creusant, bien qu’on veuille le croire effacé. Il en est de même de certaines idées si ancrées qu’elle semblent moins tenir à l’intelligence qu’au caractère. D’ailleurs Lafayette, comme chacun sait et comme Charles X le disait agréablement (qui se connaissait en immuabilité), Lafayette est un des hommes qui jusqu’à la fin ont le moins changé.

Je ne puis m’empêcher, chemin faisant, de relever encore en Lafayette tout ce qui se dénote dans le sens précédent, tout ce que trahit, en chaque occasion, son ame avide d’estime et honorablement chatouilleuse. Dès que la France se déclare pour l’Amérique, il pense à quitter les drapeaux américains pour rejoindre ceux de son pays : « J’avais fait le projet, écrit-il au duc d’Ayen, aussitôt que la guerre se déclarerait, d’aller me ranger sous les étendards français ; j’y étais poussé par la crainte que l’ambition de quelque grade, ou l’amour de celui dont je jouis ici, ne parussent être les raisons qui m’avaient retenu. Des sentimens si peu patriotiques sont bien loin de mon cœur. » Mais il ne lui suffit pas que ces sentimens soient loin de son cœur ; il ne saurait souffrir qu’on les lui pût attribuer. Tel est le Lafayette primitif, avant que les leçons si positives de la révolution française et l’exemple des égaremens de l’opinion soient venus le modérer à la surface bien plus que le modifier profondément. Les anciens chevaliers, les gentilshommes français avaient pour culte l’honneur. Chevalier et gentilhomme, Lafayette eut, autant qu’aucun, cet idéal délicat ; mais il arriva au moment où il allait y avoir confusion et transformation de l’idole de l’honneur en cette autre idole de la popularité, et il devança ce moment. Au lieu de viser, comme les simples et fidèles gentilshommes, à la bonne opinion de ses pairs, il visa à la bonne opinion de tout le monde, de ce qu’on appelait le peuple, c’est-à-dire de ses pairs aussi ; il y avait, certes, de la nouveauté et de la grandeur d’ame dans cette ambition, dût-il y entrer quelque méprise. Quand il revient pour la première fois d’Amérique, Lafayette reçu, complimenté à la cour, exilé pour la forme, est fêté à Paris. Les ministres le consultent, les femmes l’embrassent, la reine lui fait avoir le régiment de royal-dragons. Cependant on se lasse, comme toujours ; les baisers cessent : « Les temps sont un peu changés, écrit-il (trois ou quatre ans après), mais il me reste ce que j’aurais choisi, la faveur populaire et la tendresse des personnes que j’aime. » Cette faveur populaire, qui sonnait si flatteusement à son oreille, et qui représentait pour lui ce qu’était l’honneur à un Bayard, fut jusqu’à la fin son idole favorite. Il la sacrifia dans certains cas à ce qu’il crut de son devoir et de ses sermens (ce qui est très méritoire) ; mais, par une sorte d’illusion propre aux amans, il ne crut jamais la sacrifier tout entière ni la perdre sans retour ; il mourut bien moins en la regrettant qu’en la croyant posséder encore.

Dans cette même guerre d’Amérique, à son second voyage (1780), Lafayette arrive à Boston, précédant de peu l’escadre française qui amène les troupes de M. de Rochambeau ; c’est un secours qu’il a obtenu de Versailles à l’insu de l’Amérique et par son crédit personnel. Mais le corps français est peu considérable ; pendant toute la campagne de 1780, M. de Rochambeau croit devoir rester à Rhode-Island, Lafayette s’en impatiente et lui écrit très naturellement : « Je vous l’avouerai en confidence, au milieu d’un pays étranger, mon amour-propre souffre de voir les Français bloqués à Rhode-Island, et le dépit que j’en ressens me porte à désirer qu’on opère. » Il y avait mêlé quelque première vivacité envers M. de Rochambeau, qu’il rétracte. Rochambeau lui répond, et on remarque cette phrase qui va juste à l’adresse de ce même sentiment d’honorable susceptibilité auquel nous avons vu déjà Washington répondre : « C’est toujours bien fait, mon cher marquis, de croire les Français invincibles ; mais je vais vous confier un grand secret d’après une expérience de quarante ans : Il n’y en a pas de plus aisés à battre, quand ils ont perdu la confiance en leurs chefs, et ils la perdent tout de suite, quand ils ont été compromis à la suite de l’ambition particulière et personnelle, » Lafayette alors se retourne vers Washington, et sollicite de lui une certaine expédition dont il précise les bases, qui aurait de l’éclat, dit-il, des avantages probables pour le moment et un immense pour l’avenir ; qui, enfin, si elle ne réussit pas, n’entraîne pas de suites fatales. Washington répond : « Il est impossible, mon cher marquis, de désirer plus ardemment que je ne fais, de terminer cette campagne par un coup heureux ; mais nous devons plutôt consulter nos moyens que nos désirs, et ne pas essayer d’améliorer l’état de nos affaires par des tentatives dont le mauvais succès les ferait empirer. Il faut déplorer que l’on ait mal compris notre situation en Europe ; mais pour tâcher de recouvrer notre réputation, nous devons prendre garde de la compromettre davantage. » On voit que chacun reste dans son rôle ; mais ces rôles divers se reproduisent trop fréquemment dans la suite des évènemens, pour qu’on les puisse attribuer à la seule différence des âges. Or, ce qui est du caractère persiste, se recouvre peut-être, mais se creuse assurément plutôt que de diminuer, avec l’âge. Le premier mobile de Lafayette est l’opinion dans le sens honorable, la gloire dans le sens antique, le lòs honnête. On peut acquérir plus tard de l’expérience, de l’habileté, de la finesse ; on en acquiert ; c’est inévitable ; chacun a la sienne en avançant dans la vie et à force de se mesurer aux épreuves. Mais cette expérience acquise, il est rare qu’on ne l’emploie pas autour de sa qualité première fondamentale, qu’on ne la mette pas préférablement au service de son premier tour de caractère, quand il est décisif et dominant. J’essaie de saisir et d’indiquer dans ses fondemens l’idée qui est devenue la vie même de Lafayette et qui est le mot de son rôle : la plus grande faveur populaire entourant et couronnant aussi constamment que possible la plus grande vertu civique. Cette conciliation en soi est assez difficile, et Lafayette l’a assez bien atteinte, pour qu’on ne puisse s’étonner que, la première jeunesse passée, il s’y soit mêlé chez lui un peu d’art, un art toujours noble.

Dans cette première partie des mémoires et de la vie de Lafayette, à côté de la jeune, enthousiaste et pure figure du disciple est celle du maître, du véritable grand homme d’état républicain, de Washington. À lire les détails de la lutte commençante et les vicissitudes si prolongées, si tiraillées, on comprend, à moins d’avoir un système de philosophie de l’histoire préexistant, combien la destinée de l’Amérique du nord était liée à lui, et combien, un homme manquant, il pouvait de ce côté ne pas se former d’empire. — On parlait de Washington : « C’est un bien grand homme, disais-je, et les Mémoires du général Lafayette montrent que sans lui la révolution d’Amérique aurait pu de reste ne pas réussir. » — « Oui, répondit un philosophe, il était bien nécessaire ; mais, quand les choses sont mûres, ces sortes d’hommes nécessaires se rencontrent toujours. » — À la bonne heure ! aurait-on pu répliquer, mais n’est-ce pas que, lorsqu’ils ne se présentent point, on aime à croire que c’est que les choses et les idées n’étaient pas encore mûres ?

On connaissait déjà quelques-unes des principales lettres de Washington à Lafayette, que ce dernier avait communiquées ; elles ont un genre de beauté simple, sensée, calme, majestueuse, religieuse, qui élève l’ame et mouille par momens l’œil de larmes. « Nous sommes à présent, écrit Washington à Lafayette (avril 1783), un peuple indépendant, et nous devons apprendre la tactique de la politique. Nous prenons place parmi les nations de la terre, et nous avons un caractère à établir. Le temps montrera comment nous aurons su nous en acquitter. Il est probable, du moins je le crains, que la politique locale des états interviendra trop dans le plan de gouvernement qu’une sagesse et une prévoyance dégagées de préjugés auraient dicté plus large, plus libéral ; et nous pourrons commettre bien des fautes sur ce théâtre immense, avant d’atteindre à la perfection de l’art… » Mais la lettre tout-à-fait monumentale et historique est celle qui a pour date : Mount-Vernon, 1er février 1784, aussitôt après la résignation du commandement : « Enfin, mon cher marquis, je suis à présent un simple citoyen sur les bords du Potomac, à l’ombre de ma vigne et de mon figuier… » On est dans Plutarque, on est à la fois dans la réalité moderne. Washington ne fut pas laissé trop long-temps à l’ombre de son figuier. Appelé en 1789 à la présidence, il fut le premier à fonder, à pratiquer le gouvernement au sein du pays qu’il avait déjà sauvé et fondé dans son existence même. Homme unique dans l’histoire jusqu’à ce jour, homme de gouvernement, de pouvoir, de direction nationale et sociale, et, en même temps, homme de liberté, d’une intégrité morale inaltérable. Depuis et avant César jusqu’à Napoléon, tout ce qui a brillé et influé en tête des nations, grand roi ou grand ministre, n’a songé et n’est parvenu à réussir qu’à l’aide d’une dose de machiavélisme plus ou moins mal dissimulée, tellement qu’on est en droit de se demander si le contraire est possible et si l’entière vertu n’apporte pas son obstacle, son échec avec elle. On n’a pour opposer véritablement à cette triste vue que le nom de Washington, qui va rejoindre à travers les siècles ces noms presque fabuleux des Épaminondas et des héros de la Grèce. Il est vrai que Washington, grand homme qui paraît avoir été de nature à pouvoir suffire à toutes les situations, n’a eu à opérer que chez des nations encore simples, au sein d’une société en quelque sorte élémentaire. Qu’aurait-il pu, qu’aurait-il refusé de faire dans un premier rôle, au sein d’une vieille nation brillante et corrompue ? En disant non à certains moyens, n’aurait-il pas abdiqué le pouvoir dès le second jour ? Nul n’est en mesure de démontrer le contraire ; l’autorité de ce bel et unique exemple reste donc en dehors, à part, une exception non concluante, et je ne puis dire de la vie de Washington ce que le poète a dit de la chute d’un grand coupable politique :

Abstulit hunc tandem Rufini pœna tumultum
Absolvitque deos
.

En 1784, Lafayette en est déjà à son troisième voyage d’Amérique ; ce voyage de 1784, au commencement de la paix, fut un triomphe touchant et mérité qui ouvre pour lui cette série de marches unanimes et de processions populaires, dont il fut si souvent le héros et le drapeau. De retour en Europe, les années suivantes se passèrent pour lui en succès de toutes sortes, en voyages dans les diverses cours, très amusans, et qu’il raconte à ravir, en projets politiques et en applications sérieuses de son métier de républicain. Lafayette partage et devance le mouvement irrésistible et confiant qui poussait la société d’alors vers une révolution universelle. Ce qui me frappe, ce n’est pas tant qu’il croie, comme les plus habiles engagés dans le premier moment, à l’excellence des moyens nouveaux et à leur efficacité immédiate. Cela pourtant va un peu loin ; Washington le sent, et à propos de ses louables efforts pour la réhabilitation civile des protestans, il lui écrit, dès 1785, ces paroles d’une intention plus générale : « Mes vœux les plus ardens accompagneront toujours vos entreprises ; mais souvenez-vous, mon cher ami, que c’est une partie de l’art militaire, que de reconnaître le terrain avant de s’y engager trop avant. On a souvent plus fait par les approches en règle que par un assaut à force ouverte. Dans le premier cas, vous pouvez faire une bonne retraite ; dans le second, vous le pouvez rarement si vous êtes repoussé. » Mais, encore une fois, cet entraînement enthousiaste a été trop manifeste chez tous ceux qui ont pris part au premier assaut contre l’ancien régime, pour qu’en le remarquant chez Lafayette, on y voie alors autre chose qu’un surcroît d’émulation civique et de zèle, une intrépidité d’avant-garde avec les dehors du sang-froid. Ce qui me frappe donc, c’est la suite, c’est la persistance plus intrépide de sa foi aux mêmes moyens généraux, et sa méconnaissance prolongée de ce qu’avait de spécial le caractère de la nation française par opposition à l’américaine. Que Lafayette, en 87, à l’époque de l’assemblée des notables, se trouvant chez le duc d’Harcourt, gouverneur du dauphin, avec une société qui discutait quels livres d’histoire il fallait mettre dans les mains du jeune prince, ait dit : « Je crois qu’il ferait bien de commencer son histoire de France à l’année 1787, » le mot est juste et piquant dans la situation, et d’accord avec le vœu universel d’alors dont c’était une rédaction vivement abrégée. Mais en rayant toute une histoire de rois, on ne raie pas aussi aisément un caractère de peuple. Et comment le Lafayette de 89 à 91, le général de la force armée à Paris, le Lafayette des insurrections qu’il contenait à peine, des faubourgs qu’il ne commandait qu’en les conduisant, comment ce Lafayette n’a-t-il pas senti sous lui et au poitrail de son cheval le même peuple orageux et mobile, héroïque et… mille autres choses à la fois, peuple de la Ligue et de la Fronde, peuple de l’entrée d’Henri IV et de l’entrée de Louis XVI, peuple des trois jours, je le sais, mais aussi de bien des jours assez dissemblables, j’ose le croire ? Or, ce peuple-là de Paris n’était lui-même qu’une des variétés de la grande nation. On oublie trop, en traitant, soit avec les individus, soit avec les nations, ce qui est du fond de leur caractère ; à part quelques complimens de forme, où résonnent les mots d’honorable, de loyal, on aime de part et d’autre à se dissimuler cela ; c’est comme quelque chose d’immuable au fond et de fatal ; il semble que ce soit désagréable et humiliant de se l’avouer. Homme et nation, on suppose volontiers qu’on se convertit du tout au tout. Or, le caractère d’une nation, modifiable très lentement à travers les siècles, toujours très particulier, est moins changeable encore que celui d’un individu, lequel lui-même ne se change guère. Plus il y a grand nombre, et moins il y a chance à la lutte de la volonté morale contre le penchant, plus il y a fatalité et triomphe de la force naturelle. Le caractère, quelquefois masqué chez les nations, comme chez les individus, par les momens de grande passion, reparaît toujours après.

Lafayette, non-seulement d’abord, mais continuellement et jusqu’à la fin, a paru négliger dans la question sociale et politique cet élément constant, ou du moins très peu variable, donné par la nature et l’histoire, à savoir le caractère de la nation française. Il n’a jamais vu ou voulu voir que l’homme en général, et non pas l’homme des moralistes, celui de La Rochefoucauld et de La Bruyère, mais l’homme des droits, l’homme abstrait. En juillet 1815, entre Waterloo et la seconde rentrée des Bourbons, il prit la plus grande part, comme on sait, à la déclaration de la chambre des représentans. « Cette pièce admirable, écrit-il avec raison, présente ce que la France a voulu constamment depuis 89 et ce qu’elle voudra toujours jusqu’à ce qu’elle l’ait obtenu. » Et il ajoute : « Ceux qui accusent les Français de légèreté devraient penser qu’au bout de vingt-six ans de révolution, ils se retrouvent dans les mêmes dispositions qu’ils manifestèrent à son commencement. » Mais en supposant que les Français de 1815 aient été assez unanimes sur cette déclaration avec la chambre des représentans (ce que rien ne prouve) pour ne pas être accusés de légèreté, n’était-ce donc pas trop déjà, au point de vue de Lafayette, qu’après avoir été les Français de 89, ils eussent été ceux du directoire, ceux du 18 brumaire, du couronnement et des pompes idolâtriques de l’empire ? N’en voilà-t-il pas plus qu’il ne fallait pour croire encore au vieux défaut national, à la légèreté ? On trouvera peut-être que j’insiste trop sur cette illusion de Lafayette, sur cette vue obstinée et incomplète, selon laquelle il ne cessait de découper dans l’étoffe ondoyante de l’homme et du Français l’exemplaire uniforme de son citoyen. Mais, dans l’étude du caractère, j’injecte de mon mieux, pour la dessiner aux regards, la veine ou l’artère principale. Je veux tout dire, d’ailleurs, de ma pensée : tout n’était pas illusoire dans cette vue persévérante, et pour mieux aboutir à sa fin, il fallait peut-être ainsi qu’elle se resserrât. Lafayette avait attaché de bonne heure son honneur et son renom au triomphe de certaines idées, de certaines vérités politiques ; cela était devenu sa mission, son rôle spécial, dans les divers actes de notre grand drame révolutionnaire, de reparaître droit et fixe avec ces articles écrits sur le même drapeau. Qu’à défaut de triomphe, on ne perdît pas de vue drapeau et articles inscrits, avec lesquels il s’identifiait, c’est ce qu’il voulait du moins. Ce qu’il avait déclaré en 89, il le rappelle donc et le maintient en 1800, il le proclame en 1815, il le déploie encore en 1830 ; et en définitive, août 1830 en a réalisé assez, dans la lettre sinon dans l’esprit, pour que sa vue persévérante ait été justifiée historiquement. Dans sa longue et ferme attente, tout ce qui pouvait être étranger au triomphe du drapeau, et en amoindrir ou en retarder l’inauguration, Lafayette ne le voyait pas, et peut-être il ne le désirait pas voir. Son langage était fait à son dessein. Un précepte qu’il ne faut jamais perdre de vue en politique, c’est, quelque idée qu’on ait des hommes, d’avoir l’air de les respecter et de faire estime de leur sens, de leur caractère ; on tire par là d’eux tout le bon parti possible, et si l’on y veut mettre cette louable intention, on les peut mouvoir dans le sens de leurs meilleurs penchans. Lafayette, qui s’était voué comme à une spécialité au triomphe de quelques principes généreux, a pu ne dire dans sa longue carrière et ne paraître connaître de la majorité des hommes, même après l’expérience, que ce qui convenait au noble but où il les voulait porter. Ç’a été une des conditions de son rôle, en le définissant comme je viens de le faire ; et si c’en a été un des moyens, il n’a rien eu que de permis.

En m’exprimant de la sorte, en toute liberté, je n’ai pas besoin de faire remarquer combien le point de vue du politique et celui du moraliste sont inverses, l’un songeant avant tout aux résultats et au succès, l’autre remontant sans cesse aux motifs et aux moyens.

Sans prétendre suivre en détail Lafayette dans son personnage politique à dater de 89, j’aurai pourtant à parcourir ses mémoires pour l’appréciation de quelques-uns de ses actes, pour le relevé de quelques-uns de ses portraits anecdotiques ou de ses jugemens. Mais aujourd’hui j’aime mieux tirer des trois derniers volumes non publiés, et qui vont très prochainement paraître, de belles pages d’un grand ton historique, qui succèdent à de très intéressans et très variés récits, le tout composant un chapitre intitulé : Mes Rapports avec le premier Consul. Cet écrit, commencé avant 1805, à la prière du général Van Ryssel, ami de Lafayette, ne fut achevé qu’en 1807 et resta dédié au patriote hollandais, mort dans l’intervalle. Ces pages, datées de Lagrange, méditées et tracées à une époque de retraite, d’oubli et de parfait désintéressement, loin des rumeurs de l’idole populaire, y gagnent en élévation et en étendue. J’en extrais toute la conclusion :

« Guerre et politique, voilà deux champs de gloire où Bonaparte exerce une grande supériorité de combinaisons et de caractère ; non qu’il me convienne comme à ses flatteurs de lui attribuer cette force nationale primitive qui naquit avec la révolution et qui, indomptable sous les chefs les plus médiocres, valut tant de triomphes aux grands généraux, ou que je voulusse oublier quand et par qui furent faites la plupart des conquêtes qui ont fixé les limites de la France ; mais parmi tant de capitaines qui ont relevé la gloire de nos armes, il n’en est aucun qui puisse présenter un si brillant faisceau de succès militaires. Personne, depuis César, n’a autant montré cette prodigieuse activité de calcul et d’exécution qui, au bout d’un temps donné, doit assurer à Bonaparte l’avantage sur ses rivaux. Permettons-lui, sous ce rapport, d’en vouloir un peu à la philosophie moderne qui tend à désenchanter le monde du prestige des conquêtes, et qui, modifiant l’opinion de l’Europe et le ton de l’histoire, fait demander quelles furent les vertus d’un héros et de quelle manière la victoire influa sur le bien-être des nations ?

« Ce n’est pas non plus dans les nobles régions de l’intérêt général qu’il faut chercher la politique de Bonaparte. Elle n’a d’objet, comme on l’a dit, que la construction de lui-même ; mais le feu sombre et dévorant d’une ambition bouillante et néanmoins dirigée par de profonds calculs a dû produire de grandes conceptions, de grandes actions, et augmenter l’éclat et l’influence de la nation dont il a besoin pour commander au monde. Ce monde était d’ailleurs si pitoyablement gouverné qu’en se trouvant à la tête d’un mouvement révolutionnaire, dont les premières impulsions furent libérales et les déviations atroces, Bonaparte, dans sa marche triomphante, a nécessairement amené au dehors des innovations utiles, et en France des mesures réparatrices, au lieu de la démagogie féroce dont on avait craint le retour. Beaucoup de persécutions ont cessé, beaucoup d’autres ont été redressées ; la tranquillité intérieure a été rétablie sous les ruines de l’esprit de parti ; et si l’on suivait les derniers résultats de l’influence française en Europe, on verrait qu’il s’exerce continuellement une force de choses nouvelles qui, en dépit de la tendance personnelle du chef, rapproche les peuples vaincus des moyens d’une liberté future.

« Il est assez remarquable que ce puissant génie, maître de tant d’états, n’ait été pour rien dans les causes premières de leur rénovation. Étranger aux mutations de l’esprit public du dernier siècle, il me disait : « Les adversaires de la révolution n’ont rien à me reprocher ; je suis pour eux un Solon qui a fait fortune. »

« Cette fortune date du siége de Toulon ; le général Carteaux lui écrivait alors en style du temps : « À telle heure, six chevaux de poste ou la mort. » Il me racontait un jour comment des bandes de brigands déguenillés arrivaient de Paris dans des voitures dorées, pour former, disait-on, l’esprit public. Dénoncé lui-même avec sa famille, après le 9 thermidor, comme terroriste, il vint se plaindre de sa destitution ; mais Barras l’avait distingué à Toulon et l’employa au 13 vendémiaire. « Ah ! » disait-il à Junot en voyant passer ceux qu’il allait combattre, « si ces gaillards-là me mettaient à leur tête, comme je ferais sauter les représentans ! » Il épousa ensuite Mme de Beauharnais et eut le commandement d’Italie. Son armée devint l’appui des jacobins, en opposition aux troupes d’Allemagne qu’on appelait les Messieurs ; les campagnes à jamais célèbres de cette armée couvrirent de lauriers chaque échelon de la puissance du chef. On connaît son influence sur le 18 fructidor qui porta le dernier coup aux assemblées nationales ; Bonaparte n’en dit pas moins, à son retour, dans un discours d’apparat : « Que cette année commençait l’ère des « gouvernemens représentatifs. » Les partis opprimés espéraient qu’il allait modifier la rigueur des temps ; il ne tenta rien pour eux ni pour lui. Contrarié dans une conférence avec les directeurs, il offrit sa démission ; Larevellière et Rewbell l’acceptèrent ; Barras la lui rendit, et le vainqueur de l’Italie se crut heureux de courir les côtes pour être hors de Paris, et d’être envoyé de France en Égypte où il emmena la fleur de nos armées. Ses idées se tournèrent alors vers l’Asie dont l’ignorante servitude, comme il l’a souvent dit depuis, flattait son ambition. Arrêté à Saint-Jean-d’Acre par Philippeaux, son ancien camarade, il regagna l’Égypte où, apprenant les revers de nos armées en Europe, et après avoir reçu une lettre de son frère Joseph portée par un Américain, il s’embarqua secrètement pour retourner en France, mais il n’y arriva que lorsque nos drapeaux étaient redevenus partout victorieux.

« Cependant sa fortune ne l’abandonnait pas. Un des tristes résultats de tant de violences précédentes avait été la nécessité généralement reconnue d’un coup d’état de plus pour sauver la liberté et l’ordre social. Plusieurs projets analogues au 18 brumaire furent proposés en quelque sorte au rabais, quoique sans fruit, à divers généraux. On y distinguait surtout le besoin de chacun de ne chercher des secours que là où les souvenirs du passé trouveraient une sanction. Au nom de Bonaparte, toute attente se tourna vers lui. Rayonnant de gloire, plus imposant par son caractère que par sa moralité, doué de qualités éminentes, vanté par les jacobins lorsqu’ils croyaient le moins à son retour, il offrait à d’autres le mérite d’avoir préféré la république à la liberté, Mahomet à Jésus-Christ, l’Institut au généralat ; on lui savait gré ailleurs de ses égards pour le pape, le clergé et les nobles, d’un certain ton de prince et de ces goûts de cour dont on n’avait pas encore mesuré la portée. Le directoire, divisé, déconsidéré, le laissa d’autant plus facilement arriver, que Barras le regardait encore comme son protégé, et que Sieyes espérait en faire son instrument. Il n’eut plus, dès-lors, qu’à se décider entre les partis, leurs offres, ses promesses, et, parmi ceux qui se mirent en avant, tout bon citoyen eût fait le même choix que lui. On peut s’étonner que, dans la journée de Saint-Cloud, Bonaparte ait paru le plus troublé de tous ; qu’il ait fallu pour le ranimer un mot de Sieyes, et, pour enlever ses troupes, un discours de Lucien ; mais, depuis ce moment, tous ses avantages ont été combinés, saisis et assurés avec une suite et une habileté incomparables.

« Ce n’est pas, sans doute, cette absolue prévoyance de tous les temps, cette création précise de chaque évènement, auxquelles le vulgaire aime à croire comme aux sorciers. Les plus vils usurpateurs, et jusqu’à Robespierre, en ont eu momentanément le renom ; mais en se livrant à l’ambition « d’aller, » comme il disait lui-même à Lally, « toujours en avant, et le plus loin possible, » ce qui rappelle le mot de Cromwell, Bonaparte a réuni au plus haut degré quatre facultés essentielles : calculer, préparer, hasarder et attendre. Il a tiré le plus grand parti de circonstances singulièrement convenables pour ses moyens et ses vues, du dégoût général de la popularité, de la terreur des émotions civiles, de la prépondérance rendue à la force militaire, où il porte à la fois le génie qui dirige les troupes et le ton qui leur plaît ; enfin, de la situation des esprits et des partis qui laissait craindre aux uns la restauration des Bourbons, aux autres la liberté publique, à plusieurs l’influence des hommes qu’ils ont haïs ou persécutés, à presque tous un mouvement quelconque et l’obligation de se prononcer. Tout cela ne lui donnait, à la vérité, la préférence de personne, mais lui assurait, suivant l’expression de Mme de Staël, « les secondes voix de tout le monde. » Il a plus fait encore : il s’est emparé avec un art prodigieux des circonstances qui lui étaient contraires ; il a profité à son gré des anciens vices et des nouvelles passions de toutes les cours, de toutes les factions de l’Europe ; il s’est mêlé, par ses émissaires, à toutes les coalitions, à tous les complots dont la France ou lui-même pouvaient être l’objet ; au lieu de les divulguer ou de les arrêter, il a su les encourager, les faire aboutir utilement pour lui, hors de propos pour ses ennemis, les déjouant ainsi les uns par les autres, se faisant de toutes personnes et de toutes choses des instrumens et des moyens d’agrandissement ou de pouvoir.

« Bonaparte, mieux organisé pour le bonheur public et pour le sien, eût pu, avec moins de frais et plus de gloire, fixer les destinées du monde et se placer à la tête du genre humain. On doit plaindre l’ambition secondaire qu’il a eue, dans de telles circonstances, de régner arbitrairement sur l’Europe ; mais pour satisfaire cette manie géographiquement gigantesque et moralement mesquine, il a fallu gaspiller un immense emploi de forces intellectuelles et physiques, il a fallu appliquer tout le génie du machiavélisme à la dégradation des idées libérales et patriotiques, à l’avilissement des partis, des opinions et des personnes ; car celles qui se dévouent à son sort n’en sont que plus exposées à cette double conséquence de son système et de son caractère ; il a fallu joindre habilement l’éclat d’une brillante administration aux sottises, aux taxes et aux vexations nécessaires à un plan de despotisme, de corruption et de conquête, se tenir toujours en garde contre l’indépendance et l’industrie, en hostilité contre les lumières, en opposition à la marche naturelle de son siècle ; il a fallu chercher dans son propre cœur à se justifier le mépris pour les hommes, et dans la bassesse des autres à s’y maintenir ; renoncer ainsi à être aimé, comme par ses variations politiques, philosophiques et religieuses, il a renoncé à être cru ; il a fallu encourir la malveillance presque universelle de tous les gens qui ont droit d’être mécontens de lui, de ceux qu’il a rendus mécontens d’eux-mêmes, de ceux qui, pour le maintien et l’honneur des bons sentimens, voient avec peine le triomphe des principes immoraux ; il a fallu enfin fonder son existence sur la continuité du succès, et en exploitant à son profit le mouvement révolutionnaire, ôter aux ennemis de la France, et se donner à lui-même tout l’odieux de ces guerres auxquelles on ne voit plus de motifs que l’établissement de sa puissance et de sa famille.

« Quel sera pour lui pendant sa vie, et surtout dans la postérité, le résultat définitif du défaut d’équilibre entre sa tête et son cœur ? Je suis porté à n’en pas bien augurer ; mais je n’ai voulu, dans cet aperçu de sa conduite, qu’expliquer de plus en plus la mienne ; elle ne peut être imputée à aucun sentiment de haine ou d’ingratitude. J’avais de l’attrait pour Bonaparte ; j’avoue même que, dans mon aversion de la tyrannie, je suis plus choqué encore de la soumission de tous que de l’usurpation d’un seul. Il n’a tenu qu’à moi de participer à toutes les faveurs compatibles avec son système. Beaucoup d’hommes ont concouru à ma délivrance : le directoire qui ordonna de nous réclamer ; les directeurs et les ministres qui recommandèrent cet ordre ; le collègue plénipotentiaire qui s’en occupa ; certes, autant que lui, tant d’autres qui nous servirent de leur autorité, de leur talent, de leur dévouement ; il n’en est point à qui j’aie témoigné avec autant d’éclat et d’abandon une reconnaissance sans bornes, sans autres bornes du moins que mes devoirs envers la liberté et la patrie. Prêt, en tous temps et en tous lieux, à soutenir cette cause avec qui et contre qui que ce soit, j’eusse mieux aimé son influence et sa magistrature que toute autre au monde ; là s’est arrêtée ma préférence. Les vœux qu’il m’est pénible de former à son égard se tourneraient en imprécations contre moi-même, s’il était possible qu’aucun instant de ma vie me surprît dans les intentions anti-libérales auxquelles il a malheureusement prostitué la sienne. »

On ne doit pas séparer de ce morceau l’éloquente dédicace qui le termine :

« J’en atteste vos mânes, oh ! mon cher Van-Ryssel ! Chaque pas de votre honorable carrière, trop courte pour notre affection et nos regrets, mais longue par les années, par les services, par les vertus ; en paix, en guerre, en révolution, puissant, proscrit ou réintégré, vous n’avez jamais cessé d’être le plus noble et le plus fidèle observateur de la justice et de la vérité ! Après avoir partagé, au 18 brumaire, ma joie et mon espoir, vous ne tardâtes pas à reconnaître la funeste direction du nouveau gouvernement, et le droit que j’avais de ne pas m’y associer ; Bonaparte perdit par degré l’estime et la bienveillance d’un des plus dignes appréciateurs du patriotisme et de la vraie gloire, et cependant, avant d’ôter à la Hollande jusqu’au nom de république, la fortune semble avoir attendu, par respect, qu’elle eût perdu le plus grand et le meilleur de ses citoyens. C’est donc à votre mémoire que je dédie cette lettre commencée autrefois pour vous. Et pourquoi ne croirais-je pas l’écrire sous vos yeux, lorsque c’est au souvenir religieux de quelques amis, plus qu’à l’opinion de l’univers existant, que j’aime à rapporter mes actions et mes pensées, en harmonie, j’ose le dire, avec une telle consécration ? »

J’ai parlé du rôle et de ce qui s’y glisse inévitablement de factice à la longue, même pour les plus vertueux ; mais ici la solitude est profonde, la rentrée en scène indéfiniment ajournée ; au sein d’une agriculture purifiante, dans le sentiment triste et serein de l’abnégation, en présence des amis morts, tout inspire la conscience et l’affranchit ; ces pages du prisonnier d’Olmutz devenu le cultivateur de Lagrange ont un accent fidèle des mâles et simples paroles de Washington ; elles feront aisément partager à tout lecteur quelque chose de l’émotion qui les dicta.


Sainte-Beuve.

  1. Fournier aîné, rue de Seine, 16.
  2. Mes rapports avec le premier consul, tom. IV, encore inédit.
  3. Ce n’est point par occasion et par accident que Washington exprime cette idée sur les tâtonnemens et les à peu près qui sont la loi du régime démocratique ; il y revient en maint endroit dans ses lettres à Lafayette, et non pas évidemment sans dessein. Ainsi encore, à propos des tiraillemens intérieurs qui, après la conclusion de la paix et avant l’établissement de la constitution fédérale, allaient à déconsidérer l’Amérique aux yeux de l’Europe attentive et surtout des cours méfiantes : « Malheureusement pour nous, écrit Washington (10 mai 1786), quoique tous les récits soient fort exagérés, notre conduite leur donne quelque fondement. C’est un des inconvéniens des gouvernemens démocratiques, que le peuple qui ne juge pas toujours et se trompe fréquemment, est souvent obligé de subir une expérience, avant d’être en état de prendre un bon parti. Mais rarement les maux manquent de porter avec eux leur remède. Toutefois, on doit regretter que les remèdes viennent si lentement, et que ceux qui voudraient les employer à temps ne soient pas écoutés avant que les hommes aient souffert dans leurs personnes, dans leurs intérêts, dans leur réputation. » Washington persuadé de l’avantage du gouvernement démocratique avec ces réserves, me convainc plus, je l’avoue, que Lafayette persuadé de l’excellence de la forme sans réserve.