Mémoires de Grégoire, ancien évêque de Blois/Pièces justificatives

Texte établi par H. Carnot, Ambroise Dupont (Tome premier Voir et modifier les données sur Wikidatap. 459-479).



PIÈCES JUSTIFICATIVES[1].


N° 1. — Page 333.


Lettre adressée à M. Grégoire, curé d’Embermesnil, député de Nancy, par les députés de la nation juive-portugaise, de Bordeaux, le 14 août 1789.


Permettez que les quatre députés de la nation juive-portugaise qui ont concouru à la nomination des représentans de cette ville, à l’Assemblée nationale, vous adressent le juste tribut d’éloges et de reconnaissance qu’ils doivent aux bienfaits éclatans que vous prodiguez à leurs frères malheureux. Ce n’était pas assez d’avoir plaidé leur cause au tribunal du public avec un succès si mérité ; votre cœur sensible vient d’ajouter à ce bienfait, un bienfait nouveau. C’est devant l’auguste Assemblée de la nation, que n’écoutant que le cri de l’humanité souffrante, vous invoquez son secours pour arrêter les vexations qu’éprouvent, en ce moment, quelques infortunés habitans de l’Alsace. C’est par votre généreuse dénonciation que la nouvelle de leurs malheurs nous est parvenue ; elle a déchiré nos cœurs, en même temps qu’elle a accru les sentimens de reconnaissance dont nous nous sentions déjà pénétrés pour vos bienfaits ; combien nous nous félicitons, monsieur, d’avoir trouvé en vous un défenseur aussi courageux et aussi zélé ! La Providence semble vous avoir suscité pour adoucir notre destinée ; continuez, au nom de l’humanité et de votre religion, à signaler ce noble dévouement ; c’est surtout aux hommes de votre caractère qu’il appartient de défendre les opprimés, quelle que soit leur croyance : puissiez-vous, monsieur, jouir de vos généreux efforts. Puissiez-vous voir l’aurore des beaux jours de la nation juive, succéder aux orages qui tourmentent encore son existence ! cette récompense est la seule qui soit digne de votre cœur......

Encore une fois, monsieur, c’est par la liberté civile et religieuse, par ce système qui place dans la liberté des hommes et des choses tout l’art de les gouverner, que les juifs trouveront les moyens de devenir utiles en devenant meilleurs. Oui, monsieur, en accordant au chrétien ce retour de tendresse, que vous voudriez voir renaître, le juif embrassera en vous son concitoyen, son frère et son ami.

Signé : Furtado, Lainé-Azévédo, David-Gradis, électeur ; Lopez du Bec.


N° 2. — Page 348.


Rapport sur la bibliographie, fait à la Convention nationale par Grégoire, au nom du comité d’instruction publique.


Séance du 22 germinal an II de la république.

Depuis long-temps un travail bibliographique est commencé sur les livres appartenant à la nation ; jamais on n’en rendit compte à l’Assemblée nationale. Associé aux commissaires chargés de surveiller cette opération, je viens au nom du comité d’instruction publique, vous exposer les mesures que nous avons prises pour réorganiser ce travail, et lui donner la plus grande activité, afin que dans le cours de votre session, vous soyez à portée de répartir vos richesses bibliographiques, dont je vous présenterai un aperçu. Ce sera un nouveau bienfait que vous ajouterez à ceux qui signalent voire existence politique.

Les objets scientifiques appartenant à la nation proviennent des dépôts qu’elle possédait avant la révolution, des ci-devant châteaux du tyran, de la suppression des corporations ecclésiastiques, judiciaires, académiques, des émigrés et des suppliciés.

Ces objets consistent en livres, manuscrits, cartes, plans, statues, tableaux, gravures, machines, antiques, médailles, pierres gravées en creux et en relief, herbiers, cabinets de physique, d’histoire naturelle, de chimie, etc., etc.

Des objets rares et précieux avaient été accumulés, ou plutôt accaparés, pour servir l’ambition des familles ci-devant nobles : tel est le dépôt de l’émigré Castries, composé de plus de vingt mille pièces, et qui sans doute a coûté plusieurs millions. Les dépôts ministériels étaient engorgés par l’abondance ; celui de la guerre seul renferme plus de douze mille cartes géographiques ; celui des affaires étrangères, à Versailles, contient environ quatorze mille volumes in-folio manuscrits.

La commission des arts s’occupe à inventorier ces divers objets : relativement aux manuscrits, elle a pris des mesures qui seront concordantes avec celles que vous présentera votre commission des archives concernant les chartriers. Il en résultera un triage général qui enverra à la refonte tous les papiers inutiles, qui mettra sous les yeux du public tout ce qui est utile, et qui placera sous la main exclusive du gouvernement, ce qui doit n’être connu que de lui seul.

Je passe aux bibliothèques, qui font l’objet de mon rapport. Il s’en faut beaucoup que ces dépôts aient été convenablement surveillés ou conservés : une foule de livres ont été vendus à bas prix, au poids, peut-être même depuis le décret du 10 octobre 1792, qui surseoit à toute vente de cette nature ; ailleurs on a dilapidé : on prétend qu’à la seule bibliothèque de Mejanes, à Aix, dix mille volumes ont disparu, et l’on sait que les fripons ne manquent pas de choisir.

Dans un moment où la révolution se moralise et poursuit tous les crimes, des dénonciations civiques et le zèle constant des sociétés populaires, vous mettront sans doute à portée d’atteindre les coupables dans tous les genres, et de prouver que la responsabilité n’est pas une chimère.

Il est quelques parties des connaissances humaines sur lesquelles nous avons peu : soit qu’en général elles n’aient pas marché d’un pas égal aux autres sciences ; telles sont la statistique, qui est une des branches fondamentales de l’art de gouverner, la météorologie, l’anatomie comparée, l’acoustique, les arts chimiques, l’analyse des sensations, la grammaire générale ; soit qu’elles aient été moins cultivées chez nous que chez d’autres peuples ; telles sont l’étude des langues étrangères et le traitement des mines. Sur ce dernier article les Saxons et les Suédois sont nos instituteurs ; mais dans presque tous les autres genres, malgré les destructions opérées par les étourderies de l’ignorance et les crimes de la malveillance, nous avons d’immenses richesses.

Dans le seul département de Paris, la nation possède environ dix-huit cent mille volumes, y compris la bibliothèque nationale, qui, en 1373, n’était composée, dans sa totalité, que de neuf cent dix volumes manuscrits, et qui actuellement renferme, outre sa vaste collection de manuscrits, bien plus de trois cent mille volumes et pièces imprimées ; ce qui, joint à la masse des autres livres des diverses communes de la république, présente un aperçu de dix millions de volumes.

Sur ces dix millions, si l’on suppose faite la distraction de tous les articles répétés, il y aurait peut-être deux cent mille ouvrages différens, dont environ le quart d’anonymes connus ou inconnus. On présume que la bibliothèque nationale ne possède que les quatre cinquièmes en espèces de livres, car elle manque d’une foule d’ouvrages qui se trouvent dans d’autres bibliothèques, surtout des communes frontières, sans compter un assez grand nombre d’ouvrages étrangers, qui sont introuvables en France, mais qu’il serait possible, facile même de se procurer, pour la plupart, par la voie des agens politiques et des consuls de la république.

Si des bibliothèques, telles que celle du Vatican, enrichie des manuscrits enlevés à Heidelberg, se vantent d’en avoir qui sont uniques ; celle de Paris peut à plus juste titre se glorifier d’avoir des choses qu’on chercherait vainement ailleurs. Celle de Vienne voudrait rivaliser avec elle ; mais les nouveaux trésors littéraires dont la bibliothèque nationale s’enrichit journellement, lui assureront bientôt l’incontestable privilège d’être la première du monde connu.

L’opération préliminaire au travail de la bibliographie française était l’envoi des catalogues de toutes les bibliothèques ; grâce à quelques hommes lettrés, quelques administrations satisfirent aux dispositions textuelles du décret, mais la plupart n’exécutèrent rien, ou exécutèrent mal.

Elles n’exécutèrent rien, par la négligence d’administrateurs qui, sans doute, ne négligeaient pas de percevoir leur traitement ; et beaucoup de livres en proie aux insectes et à la poussière éprouvèrent des dégradations sensibles. D’autres causes se joignirent à cette première : divers départemens, dans le cercle desquels se trouvaient de vastes bibliothèques, craignaient qu’on ne les leur enlevât ; ils aspiraient à leur possession exclusive. Vous reconnaissez là cet esprit d’égoïsme, ou plutôt de fédéralisme, qui se fait centre, qui s’isole, et qui est un crime. Ce qui est national n’est à personne en particulier, mais à tous. L’intérêt public paraît s’opposer à ce qu’on déplace, à ce qu’on dépèce certaines collections qui, outre la valeur intrinsèque des ouvrages, ont un mérite résultant de la manière dont ces collections sont assorties : telle est celle de Schpœfling à Strasbourg. Quoi qu’il en soit, les bibliothèques de Strasbourg, de Lille, de Perpignan, par exemple, n’appartiennent pas plus à ces communes que leurs fortifications ; les citoyens de Brest, de Dunkerque, de Besançon, y ont autant de droit qu’elles, et le tout est la propriété indivise de la grande famille, qui, par l’organe de ses représentans, saura faire une répartition dictée par l’amour de la patrie et avouée par elle.

D’autres administrations exécutèrent mal, quoique trois instructions consécutives eussent indiqué la marche du travail. Pour le faire avec succès, il fallait : 1° des hommes probes ; c’est la première qualité exigible partout, ici spécialement, parce qu’un malhonnête homme peut échapper aisément à la surveillance, en arrachant des gravures précieuses dans un livre, en substituant des choses communes aux médailles rares, aux éditions rares ; 2° des hommes versés dans la paléographie et la bibliographie : celle-ci est la science du libraire, elle connaît les titres des livres et leur valeur dans le commerce ; celle-là connaît l’histoire de l’art, les variations de l’écriture, des idiomes et des usages.

Malheureusement la plupart étaient d’ineptes copistes qui ont dénaturé les titres des livres, altéré les dates, confondu les éditions, et envoyé des catalogues inutiles en cahiers, au lieu de catalogues en cartes, les seuls que la loi demandait, les seuls qui puissent nous servir.

L’insouciance et l’ignorance ont été poussées à tel point que divers catalogues, à la suite d’une liste informe, ajoutent à peu près ces mots : « De plus, trois ou quatre cents volumes anglais, allemands, grecs, hébreux, ou en écriture indéchiffrable, vieux et reliés en parchemin, que nous n’avons pas cru devoir énumérer, et qu’il eût été trop long de décrire, etc. » Ainsi s’expriment les rédacteurs en parlant des livres les plus précieux peut-être de ces dépôts : ils ont jugé les livres sur la couverture, comme les sots jugent les hommes sur l’habit. Les nobiliaires, les traités généalogiques, les ouvrages dans lesquels le despotisme consignait ses extravagances et ses fureurs, avaient presque toujours les honneurs du maroquin, tandis que les livres immortels d’Hubert Languet, d’Althusius, de Milton, de Villiams Allen, n’échappaient au compas de la censure, aux poursuites de l’inquisition des cours qu’en se réfugiant dans des angles ignorés, sous la modeste enveloppe d’un parchemin. Les ouvrages qui révélaient les crimes des tyrans et les droits des peuples, étaient les sans-culottes des bibliothèques.

Les diverses causes dont on vient de parler, ayant retardé l’envoi des cartes, il ne nous en est parvenu qu’environ douze cent mille, qui correspondent à peu près à trois millions de volumes ; car une carte seule indique un ouvrage, quel que soit le nombre des volumes qui le composent : nous n’avons donc pas encore le tiers des catalogues. Le décret du 8 pluviôse enjoint aux administrateurs d’achever ce travail dans l’espace de quatre mois : comme il faut toujours placer la lumière à côté du précepte, dernièrement nous fîmes parvenir à toutes les administrations une ample instruction concernant la manière d’inventorier tous les objets d’arts et de sciences ; une circulaire supplétive de celle-là va partir, et nous espérons que l’énergie du gouvernement révolutionnaire imprimera de la célérité à la confection et à l’envoi des catalogues.

Je passe au travail fait jusqu’à ce jour sur les cartes, et qui, dans le principe, avait pour objet de former, pour l’imprimer ensuite, une bibliographie générale et raisonnée de la France. Sans entrer dans des détails qui seraient aussi fastidieux qu’inutiles, je vous dirai qu’une entreprise de cette nature serait d’une exécution très difficile, très coûteuse et très longue. Struvius, un des hommes les plus versés dans cette matière, prétend qu’il serait plus aisé de porter le Mont-Atlas que de faire une histoire littéraire universelle.

Jugez-en par la partie imprimée du catalogue de la bibliothèque nationale, qui, malgré les soins qu’on s’est donnés pour le mettre à l’abri de toute critique, en a éprouvé de très fondées.

La bibliothèque historique du P. Le Long, édition de Fontette, qui indique seulement les ouvrages concernant l’histoire de France, est en cinq volumes in-folio, comprenant quarante-huit mille deux cent vingt-trois articles ; de plus, environ six mille de supplément : et il en manque encore plusieurs mille. Ce fait seul fera sentir qu’une bibliographie générale entraînerait une dépense énorme ; car l’ouvrage formerait une masse de plus de cent cinquante volumes in-folio. Les inconvéniens que présente cette entreprise, au moins pour le moment actuel, contrebalancent puissamment les avantages qu’on peut s’en promettre. Si cependant on la croit utile, on sera toujours à portée de l’exécuter, car les matériaux nous resteront.

Nous avons senti que le plan suivi précédemment était vicieux ; que si le travail se prolongeait pendant des années, il pourrait encore éprouver de nouvelles entraves : puisque la Convention a rendu un décret très sage sur l’établissement des bibliothèques, il faut les organiser ; elles le seront.

La section de la bibliographie, qui était au Louvre, rapprochée sous nos yeux dans le nouveau local du comité, y sera surveillée d’une manière immédiate et constante ; un règlement et une instruction ont été faits pour diriger le travail. Tous les titres des livres se rectifient mutuellement par la confrontation ; toutes les cartes des catalogues partiels s’intercalent pour former un catalogue général ; les manuscrits sont à part ; l’ordre des anonymes est établi sur l’ordre des matières ; les auteurs connus sont par ordre alphabétique, les éditions sont par ordre de date, les exemplaires d’une même édition sont rapprochés ; et si les administrations sont exactes à nous faire parvenir les catalogues ; si dès à présent on rassemble les idées qui formeront un bon plan de répartition, nous avons lieu d’espérer que dans huit à neuf mois le travail sera fini.

Outre l’économie de temps et de dépense, il résultera de ce plan l’avantage de présenter promptement au public des dépôts précieux. Nous trouvons les ouvrages anciens chez les moines, les modernes chez les émigrés ; et ces bibliothèques de parade qui étaient réservées à l’usage de quelques individus, devenues désormais la propriété commune, seront accessibles au génie malheureux.

Qu’un Allemand eût formé le projet de réunir toutes les éditions de la Bible au nombre de huit mille, quoiqu’il lui en manque encore deux mille ; qu’un Anglais se soit plu à rassembler trois cent soixante-cinq belles éditions d’Horace, afin d’en avoir un chaque jour de l’année, on ne voit là que les calculs d’une curiosité bizarre.

Mais le travail de la bibliographie nous promet des résultats d’une utilité réelle sur l’imprimerie, sur ce bel art qui n’eut pas d’enfance, qui ne vieillira pas, qui a fait notre révolution et qui la soutiendra : par là nous soustrairons à l’avidité des étrangers les exemplaires très chers des auteurs dont le texte a été gravé[2] ; les exemplaires d’environ douze cents ouvrages, dont on a tiré quelques uns en vélin[3] ; les exemplaires d’environ douze mille ouvrages imprimés au quinzième siècle, et dont le prix augmente dans une progression exhorbitante[4] ; enfin, les exemplaires d’une foule d’autres ouvrages imprimés postérieurement, et qui sont actuellement très recherchés. Quand nous saurons qu’il est tel livre dont nous avons vingt mille exemplaires, tandis qu’il est tel autre dont nous n’avons que vingt, outre la valeur intrinsèque, nous connaîtrons la valeur qu’on y attache, à raison de la rareté.

Par la connaissance d’une foule de tomes dépareillés, on pourra compléter beaucoup d’exemplaires.

Par le moyen des doubles et des échanges, vous serez à portée de rapprocher du complet la bibliothèque nationale. Il lui manquait entre autres choses le Tite-Live, imprimé à Venise, en 1470, par Vendelin, de Spire ; un exemplaire de cet ouvrage, qui lui arrive de Commune-Affranchie, fera monument sous deux points de vue : parce qu’il est rare, et parce que, dans le siège de cette commune rebelle, un boulet a brisé la couverture et les marges d’un volume sans endommager notablement le texte.

Le travail bibliographique fournira des matériaux abondans :

1° Pour travailler à neuf l’histoire de France, car cet ouvrage est à refaire : alors seront mises au jour une foule d’anecdotes inconnues qui attestent les forfaits du despotisme.

2° Pour faire un dictionnaire des livres anonymes et pseudonymes, ouvrage qui manque à la littérature ; car, malgré les efforts de Baillet, Placcius et Moller, nous n’avons que des choses informes à cet égard.

3° Un tableau généalogique des connaissances humaines, dont les subdivisions seront plus étendues et plus précises que dans celui de Bacon, quoique rectifié par les rédacteurs de l’Encyclopédie.

4° La paléographie de notre langue, qui sera désormais la langue de la liberté.

Ici permettez-moi quelques observations sur les trames de nos ennemis pour appauvrir et avilir un peuple qui, malgré leurs tentatives, sera toujours riche et toujours grand.

D’une part, on voyait des sots calomnier le génie pour se consoler d’en être dépourvus, et avancer gravement, sans distinction de talens utiles ou nuisibles, qu’un savant est un fléau dans un état, ce qui nous laisse au moins le consolant espoir de n’avoir rien à craindre d’eux sous ce rapport.

D’un autre côté, à Paris, à Marseille et ailleurs, on proposait de brûler les bibliothèques ; la théologie, disait-on, parce que c’est du fanatisme ; la jurisprudence, des chicanes ; l’histoire, des mensonges ; la philosophie, des rêves ; les sciences, on n’en a pas besoin. Ainsi pensait un visir d’un de nos tyrans, qui voulait borner les productions de l’imprimerie à l’almanach et à la bibliothèque bleue. Dans le même temps, sous le masque du patriotisme, des contre-révolutionnaires détruisaient les monumens. Au dépôt des Petits-Augustins, certains hommes, étrangers peut-être, trouvaient étrange que l’on conservât telle colonne de marbre, qui vaut 50,000 liv. ; à la bibliothèque nationale, ils étaient scandalisés qu’on n’eût pas encore envoyé à la monnaie les deux boucliers votifs en argent qui sont au cabinet des médailles, et aux fonderies de canons les cercles en bronze de l’horizon et du méridien des deux globes magnifiques qui sont dans le même dépôt[5].

La politique de nos ennemis fut toujours de nous enlever tout ce qu’ils pourraient, de détruire ce qu’ils ne pourraient enlever ; en un mot de commettre et de faire commettre des crimes pour avoir le plaisir de nous les imputer, en nous traitant de barbares qui refusaient un asile aux arts. Quel tableau consolant pour nous et flétrissant pour eux, que celui de leurs intrigues corruptrices et atroces, en contraste avec la loyauté et la générosité française !

Malgré les décrets qui défendent de vendre et de détruire, quelques administrateurs voudraient encore, dit-on, s’arroger un droit de vie et de mort sur les livres nationaux. Leurs fonctions sont de conserver, de mettre en ordre, d’accélérer la confection et l’envoi des cartes : le moment d’élaguer viendra ; mais il faut savoir ce que nous avons, avant de savoir ce que nous garderons.

Certainement, peu d’écrivains se présentent avec éclat à la postérité. Quoique, sur la bibliothèque d’Alexandrie, on lût ces mots : Trésor des remèdes de l’ame, comme les nôtres, sans doute, elle contenait bien des rêveries qui sont le scandale de la raison. Ces vastes réservoirs des pensées, des projets de tous les siècles, de tous les pays, sont en même temps la honte et la gloire de l’espèce humaine.

Mais il semble que l’homme soit destiné à tâtonner dans le sentier des opinions, à traverser toutes les erreurs, avant d’atteindre la vérité. Les idées fausses, les systèmes absurdes, ont du moins l’avantage de faire au moral les fonctions de balise : ils marquent l’écueil. Il n’est pas toujours vrai de dire, comme le prétendait Fontenelle, que les sottises des pères sont perdues pour leurs enfans. Ainsi, une histoire bien faite de la féodalité, qui fut une des grandes erreurs de l’esprit humain, serait un morceau très philosophique. La connaissance des écarts de la raison la prémunit contre de nouvelles chutes ; le récit des crimes des tyrans les dévoue d’une manière plus signalée à l’anathème et à l’exécration des siècles.

Quand nous aurons formé le catalogue général, nous appellerons le goût et la philosophie pour exploiter cette mine féconde et pour chercher la paillette d’or jusque dans la fange des livres absurdes : ce sera l’objet d’un rapport particulier dont s’occupe le comité. Après avoir garni les bibliothèques nationales, il vous restera de bons ouvrages dont les exemplaires étaient extrêmement multipliés : on pourra les vendre. Quant à ceux qui auront été mis à l’index de la raison, ils pourront encore devenir des objets d’échange avec les nations étrangères, et nous procurer ceux de leurs ouvrages qui nous manquent, et qui ne sont pas indignes d’entrer dans les bibliothèques d’un peuple libre. L’esprit de discernement présidera au triage, la justice en fera la répartition ; et dans l’hypothèse que ce scrutin épuratoire réduisît même à cinq millions de volumes les ouvrages à garder, ce serait encore plus de cinquante-six mille volumes pour chacun des quatre-vingt-neuf départemens.

Il serait un malveillant, celui qui tenterait de faire croire qu’on veut concentrer ici tous les objets scientifiques ; Paris lui-même réclamerait contre cette injuste préférence. Ils doivent seulement y être en plus grande abondance ; mais la patrie n’a point de prédilection : les monumens des arts étant un héritage commun, tous les départemens y ont droit ; je ne crains pas d’être démenti, en assurant que tous y auront part ; mais surtout qu’on se dépouille de cet esprit de localité qui est le poison du patriotisme : si chaque district considérait comme sa propriété exclusive tout ce qui appartient à la nation dans son arrondissement, il en résulterait, par exemple, que le district de Mont-Doubleau, département de Loir et Cher, n’aurait pas un seul volume, et que celui de Saint-Dié, département des Vosges, en aurait trois cent mille. L’instruction étant le besoin de tous, la Convention nationale veut la faire filtrer dans tous les rameaux de l’arbre social ; elle pèsera les réclamations des communes qui demandent des bibliothèques. Serait-il juste que Montivilliers, chef-lieu de district, avec une population de trois mille ames, eût tout, à l’exclusion du Havre qui a vingt mille habitans ? Les petites îles qui avoisinent et les colonies ne seront point oubliées dans le travail que l’on prépare, et, sans doute, les répartitions d’objets scientifiques seront assorties à l’étendue de la population, et suivant que les communes sont ports de mers, places de guerre, manufacturières, agricoles, etc. Nous exposerons des moyens d’accroître annuellement ces dépôts et des mesures de conservation et d’administration dans un règlement applicable à toutes les bibliothèques : mais votre comité a cru qu’il était utile de présenter ces aperçus préliminaires pour prévenir les inquiétudes et détruire les insinuations des perfides. Des bibliothèques et des musées formés avec choix sont en quelque sorte les ateliers de l’esprit humain : que de gens qui étaient tourmentés par l’inquiétude indécise du génie ont connu leur vocation à la lecture d’un bon livre, à l’aspect d’un ouvrage bien exécuté ! C’est devant un tableau de Raphaël que le Corrège se connut peintre ; c’est en voyant une pendule que Vaucanson sentit la direction de son génie ; c’est en lisant les Méditations de Descartes que Malebranche connut sa vocation : que d’hommes, faute de livres, ont consumé un temps précieux pour trouver la solution de problèmes qui étaient résolus, pour inventer des machines qui étaient décrites !

Vous avez émancipé l’esprit humain ; il faut actuellement révolutionner les arts, rassembler tous leurs matériaux, tous leurs moyens, et transmettre cet héritage aux générations futures. Tous les genres de connaissances sont liés : ouvrons-en toutes les sources, afin que toutes les vérités éclipsent toutes les erreurs, afin que la raison publique s’avance à pas de géant, et que tout concoure à la gloire et à la prospérité de la république.

Que le jeune homme, oubliant les frivolités de son âge, fréquente donc ces asiles où les lumières éparses se rassemblent dans un foyer commun, où sans cesse il pourra converser avec les grands génies de tous les pays, de tous les âges ! Près d’eux l’art trouve toujours des modèles ; le goût, des leçons ; la vertu, des exemples : car périssent les talens qui n’ont pas la vertu pour appui ! sans elle ils ne peuvent être que les instrumens du crime. La patrie repousse ces hommes qui étudient uniquement pour briller et satisfaire leur orgueil : elle n’avoue pour ses enfans que ceux qui s’occupent sans cesse à devenir meilleurs pour la mieux servir.


N° 3. — Page 433.


Discours prononcé par le citoyen Grégoire, orateur de la députation envoyée au gouvernement par le Corps législatif, le 3 frimaire an X.


Citoyens consuls,

Le tableau de la situation intérieure et extérieure de la république, communiqué au Corps législatif, lui a inspiré le plus vif intérêt et les plus douces espérances. Les succès qui ont couronné la sagesse du gouvernement dans tout ce qu’il a pu réaliser, sont l’heureux présage de ceux qu’il obtiendra dans ce qu’il projette. Des négociations habilement dirigées ont atteint si rapidement leur terme, que la joie de la réussite s’est encore embellie par le plaisir de la surprise. Quel moment consolateur que celui où nos invincibles légions, rappelées dans leurs foyers, viennent y recueillir les effusions de la tendresse et de la reconnaissance ! La paix, qui fut toujours l’objet de vos désirs, arrive sur les ailes de la victoire qui vous fut toujours fidèle : à cette nouvelle, les deux mondes ont tressailli. Échappée aux orages qui ont assiégé son berceau, aux malheurs qui ont tourmenté son enfance, douée de l’éclat, de la vigueur de la jeunesse, tranquille au dedans, respectée au dehors par les gouvernemens amis qu’elle respecte à son tour, la république fait son entrée solennelle dans l’univers, et s’assied majestueusement au rang des premières puissances.

Treize ans de révolution ne sont donc pas perdus pour les amis de la liberté ! Ils vont recueillir l’héritage conquis par leurs efforts. Satisfaits d’avoir recouvré leurs droits, et pénétrés de leurs devoirs, également empressés à jouir des uns et à remplir les autres ; à la fierté républicaine, ils sauront allier cette aménité qui signala toujours leur caractère, ces mœurs douces et hospitalières qui semblent être leur apanage. Puissent-ils désormais, dans les étreintes de l’amitié, oubliant les erreurs et les torts de quelques frères égarés, sous l’empire tutélaire des lois, désespérer par leur union les êtres qui seraient encore dévorés du besoin de haïr et de nuire !

Les Français, rassasiés de gloire, éprouvent la soif du bonheur ; heureusement sous leurs mains sont placés tous les élémens dont il se compose. Tandis que les arts consolateurs, les arts amis de la paix s’élèveront aux conceptions les plus hardies, tandis que l’histoire classera les matériaux accumulés autour d’elle, et remplira la tâche immense que le premier magistrat de la France lui a imposée, l’industrie et l’agriculture vivifieront toutes les parties du corps social.

Aux fureurs de la Ligue, aux délires de la Fronde, succéda un siècle illustré par les monumens du génie. Ainsi le caractère national, retrempé au milieu des tempêtes révolutionnaires, va développer son énergie et s’élancer vers tout ce qui est beau, tout ce qui est grand, c’est-à-dire tout ce qui est utile et juste ; car le juste et l’utile seront désormais la mesure de l’estime, et l’opinion publique annulera tous les jugemens qui n’auront pas ce point d’appui.

Les nations, fatiguées de discordes sanglantes, détrompées des fausses idées de grandeur, éprouvant le besoin de s’aimer, de s’unir, étendent les unes vers les autres des mains fraternelles. Malheur à celle qui tenterait de fonder sa prospérité sur le désastre des autres ! Persuadées que le bonheur est solidaire entre elles, elles vont faire un échange d’amitié, de productions, de découvertes. Une longue privation et le besoin donneront plus d’activité à leurs communications respectives, à une époque où les haines nationales et religieuses amorties font place à la tolérance, où les progrès de la civilisation, en rapprochant les peuples, leur ont donné un caractère plus homogène.

Telles sont, citoyens consuls, les espérances inscrites au frontispice du siècle qui vient de s’ouvrir, et qui promet à l’Europe, à la France sur-tout, un avenir prospère et durable.

La sagesse et le courage du gouvernement ont amené cet ordre de choses. Recevez, citoyens consuls, les félicitations du Corps législatif, qui nous a chargés d’être auprès de vous ses interprètes.

Le Corps législatif, pénétré de la dignité et de l’importance des fonctions dont il est investi, s’empressera de seconder les vues du gouvernement pour conduire, par des lois sages, la république au plus haut degré de félicité. Ainsi les autorités premières de la république, toutes animées des mêmes sentimens et toujours unies, serviront de modèle aux autorités inférieures et à tous les citoyens ; et tandis que la souveraineté nationale plane sur tous, les dépositaires de l’autorité, qui existent par le peuple et pour le peuple, trouveront dans sa confiance et son amour la douce récompense de leurs travaux pour opérer son bonheur.



  1. Ces pièces sont désignées par l’auteur lui-même pour accompagner ses Mémoires.
  2. On ne connaît guère que cinq écrivains dont les ouvrages aient été entièrement gravés.

    1. Les Aventures de Tewrdanks, en allemand. Ausbourg, 1517 et 1519 : ces deux éditions sont imprimées en planches de bois.

    2. L’Horace de Pline. Londres, 1733-37. 2 vol. in-8o, gravés en cuivre.

    3. Le Virgile, par Justice. Amsterdam, 1765. 5 vol. in-8o, gravés en cuivre.

    4. Fables de La Fontaine. Paris, 1764-75. 8 vol. in-8o, gravés en cuivre.

    5. Télémaque, de Cochin, in-8o, gravé en cuivre : non terminé.

  3. La bibliothèque nationale possède deux cent soixante-quatorze articles en vélin, formant 380 vol. ; celle de Macarty, à Toulouse, en possède à peu près le même nombre ; aucune autre n’en a réuni autant. On connaît aussi quelques exemplaires tirés sur satin, entre autres un Pindare et un Anacréon.
  4. Les faits suivans donneront une idée de la rareté et de la cherté de certains ouvrages, que l’ignorance voudrait renvoyer au rebut, sous prétexte qu’ils sont mal reliés, vieux, gothiques, etc.

    Un exemplaire de la première édition de Pline le naturaliste ( Venise 1469), fut acheté, en 1769, par Lavaliére, au prix de 750 liv. En 1784, le même exemplaire a été vendu 1700 liv., et, en 1786, un autre exemplaire moins beau fut acheté par un Anglais 3,000 liv.

    En 1791, on a vendu :

    Marci Tullii Ciceronis Epistolæ familiares. Venise, 1469, en parchemin, 2,000 liv.

    Grammaticæ methodus. Mayence, 1468, in-fol., 1121 liv.

    Sancti Hieronimi Epistolæ, in-fol., 1199 liv. 19 s., etc., etc.

  5. Ces deux globes, exécutés il y a plus d’un siècle par Coronelli, ont chacun près de douze pieds de diamètre. Butterfield, aidé des lumières de La Hire, exécuta en bronze les méridiens et les horizons.