XI

ENCORE À BADE. — MON CUISINIER SALÉ. — COMTESSE ET POIS FULMINANTS. — SANS LE SOU.


J’ai dépensé pas mal d’argent à Bade, mais des divers séjours que j’y ai faits, le dernier a, de beaucoup, été le plus coûteux. Il ne s’agit pas pour le moment des frais de jeu, c’est un budget qu’on vote sans discussion et sur place, et qui se règle à part. Je ne parle que des dépenses de séjour.

J’étais avec Lassema et j’avais un cuisinier qui cultivait l’art de l’approvisionnement d’une façon grandiose. Cet artiste se nommait Salé, un nom prédestiné aux piquantes hardiesses. Outre ses importantes fonctions à la cuisine, Salé faisait lui-même le marché et rendais ses comptes, avec une rondeur des plus simplifiantes.

La longue addition de ses engins culinaires faisait rêver : on ne se réveillait qu’au total.

Nous étions sur le point de partir avec Lassema. Nous descendîmes à la cuisine.

La première chose qui frappe nos regards est une rangée de cinq poulets de toute beauté, plus d’énormes quartiers de bœuf tout cuit, tout un étalage de viandes froides. Une véritable boutique de rôtisseur. Et de fait, je ne crois pas user de simple comparaison.

— Pour qui donc tout cela ? demandai-je à Salé.

Il me répondit imperturbablement :

— Pour M. le duc.

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Mon dernier séjour à Bade, en 1869, m’a coûté, sans comprendre le jeu, plus de cinquante-neuf mille francs.

À Bade un grand nombre de messieurs avaient les poches percées. — Pour mieux perdre leur argent ? — Non pour laisser tomber à terre des pois fulminants. La salle de jeu en était semée. Un soir, ce furent de perpétuelle détonations. Le public, les croupiers surtout étaient dans une terreur inexprimable. On se serait cru à un feu d’artifice, moins les baguettes, comme vacarme s’entend : car en fait de fusées, on ne voyait filer que les gens. Et ce n’étaient pas les plus mal cotés du high life qui se livraient le moins à cette bruyante distraction. Mais on était à Bade ! Après tout, c’était un jeu comme un autre !

J’ai entendu le lendemain de cette fumisterie, la comtesse de La Tôle qui disait en entrant dans la salle de jeu :

— Moi, s’il y a encore du pétard, je lève le pied !

La noble comtesse aurait dû se souvenir, l’an suivant, que les pétards n’avaient plus pourtant reparu au salon.

Que de fois il m’est arrivé de me trouver sans un sou ! Je me rappelle que je jouis de cet avantage étant à Bade. Je devais rejoindre Lassema, parti quelques jours avant moi pour Paris. J’ai dû engager mes diamants pour faire le voyage. L’argent filait avec une rapidité dont on n’a pas idée. À cet égard on apprend en voyageant ; c’est bien le cas de le dire, et même en restant chez soi, comme M. Choufleuri : et comme lui, on est exposé à des visites de personnes qu’on ne va pas voir, et qui d’elles-mêmes vous reviennent ; oui, vous reviennent… fort cher. J’ai fait cette expérience à mes dépens. Pour bien savoir le prix des choses, il faut connaître la valeur même de l’argent : j’ignorais absolument celle d’un louis. Ce sont des industriels, voire des messieurs de la finance, qui ont fait sur ce point mon éducation. Et vous verrez qu’il faudra encore que je les en remercie !

À Monte-Carlo, je n’ai joué qu’une seule fois. J’avais emporté trente mille francs, et voulais payer mes dettes. Je gagnais peu. J’allais doucement, d’abord. Céline Barrot m’appelait « pintade mouillée » ; pourquoi pintade ? Excès de délicatesse ! Alors je jouai plus gros jeu.

Bref, j’ai perdu soixante-dix mille francs en huit mois. Jolie façon de m’acquitter envers mes fournisseurs si polis, si déférents, tant qu’ils me surent ou me crurent riche, si durs, si impitoyables, si insolents ensuite ! Ils furent payés néanmoins ; mais un peu plus tard, voilà tout. Dans le moment, enfin, je n’avais absolument rien. C’était trop peu. Je devais sept cents francs à l’hôtel.

On a gardé mes malles.

Je suis retourné pourtant à Paris. Il le fallait bien ! Mais comment ? Voilà le beau de l’histoire, le glorieux. J’ai pris cinq cents francs à la caisse, au viatique. Pauvre j’étais, j’ai voyagé comme les pauvres. Il n’y avait pas à rougir. Cela n’empêche pas que j’aie fréquenté cette même année, durant mon séjour, de très grandes dames qui, depuis… Mais alors on était tout au jeu ! La Wossaroff était là, jouant par chic.