Mémoires d’un Touriste (édition Lévy, 1854)/60

Michel Lévy frères (volume IIp. 327-330).


Nîmes, le.... 1837.

J’ai passé de nuit à Arles et ne puis en rien dire. M. N…., honneur de la Provence, homme rare qui aime à apprendre, et non à montrer ce qu’il sait, m’avait bien donné la note des choses qu’il faut voir ; mais je ne suis point un amateur voyageant pour ses plaisirs ; il faut que j’aille vendre et acheter du fer à Beaucaire. Je ne nomme point cet homme aux pensées profondes, qui m’a appris tout ce que je sais de la Provence et même des choses qui ne pourront être imprimées que quand la mode aura changé, en attendant il ne faut pas que son nom se rencontre dans un livre non dévot.

La Camargue ressemble fort à la Zélande ; c’est une terre qui n’est élevée que de sept pieds au-dessus des eaux ; elle forme une île placée entre les deux branches du Rhône et la mer ; c’est un triangle équilatéral, dont chaque côté a sept lieues de longueur. Les bords de cette île sont fort bien cultivés, mais par malheur le milieu est plus bas que les bords ; là se trouvent des étangs, des marais salés et la fièvre. L’étang de Valcarès, le plus considérable de tous, a cinq lieues de circonférence. Les immenses terrains non cultivés sont couverts de bœufs et de moutons qui paissent en liberté. Les petits chevaux blancs de la Camargue sont pleins de feu, rapides, hardis, mais ils ont la croupe du mulet.

Une heure du matin sonnait comme je suis entré dans Arles. Le ciel était habillé ce soir en Scaramouche ; la nuit était fort noire, et je n’ai pu qu’entrevoir la portion de théâtre nommée tour de Roland et l’obélisque. Comme on sait, Arles a été la capitale d’un royaume ; elle est déserte aujourd’hui, mais conserve encore beaucoup de monuments.

César est le premier auteur ancien qui ait nommé cette ville ; il y fit construire des galères pour soumettre Marseille. Après avoir joui un instant de la liberté, Arles fut forcée, en 1251, de reconnaître la souveraineté du comte de Provence, et en 1481 elle fut réunie au royaume de France.

J’ai entrevu l’obélisque de granit égyptien qui est sur la place du marché ; il a de hauteur quarante-sept pieds, et le piédestal quatorze. L’obélisque a été brisé dans une chute, il est en deux morceaux.

En 1651, on découvrit la célèbre Vénus d’Arles, aujourd’hui au Musée ; les habitants furent obligés d’en faire hommage à Louis XIV. Mais depuis l’acquisition de la collection Borghèse, le Musée royal me semble assez riche pour renvoyer la Vénus à Arles ; il faudrait que cette ville prouvât qu’elle peut veiller à sa conservation.

Cette statue célèbre est nue jusqu’à mi-corps et drapée de la ceinture en bas ; ses cheveux sont ceints d’une bandelette ; la tête est belle ; les bras sont de Girardon. Il y a ici une Médée qui va sacrifier ses enfants : beau sujet, mal traité.

Au sortir d’Arles, j’ai examiné, le mieux que j’ai pu, la tour de Roland ; c’est le fragment d’un portique qui était placé derrière la scène de l’ancien théâtre ; ce petit édifice a beaucoup de style ; il est formé de trois arcs placés l’un sur l’autre, la corniche m’a semblé fort belle. Comme la plupart des édifices anciens, il a servi de forteresse au moyen âge.

Dans un jardin voisin, on voit une portion de portique soutenue par deux colonnes antiques de vingt-sept pieds de haut ; c’est encore un débris du théâtre. C’est au pied de ces colonnes qu’a été trouvée la Vénus.

Près de la tour de Roland sont les restes d’un cimetière antique. Le cardinal Barberin y prit des marbres qu’il emporta en Italie. Charles IX, Catherine de Médicis et bien d’autres ont dépouillé ce lieu comme à l’envi.

Saint-Honorat, ancien couvent de minimes, contient beaucoup de sculptures chrétiennes, chefs-d’œuvre de laideur, comme à l’ordinaire.

L’amphithéâtre d’Arles a l’aspect d’une forteresse ; on a bâti des tours sur l’enceinte, et il est rempli de sales maisons. Cet amphithéâtre est plus grand que celui de Nîmes, et pouvait contenir vingt mille spectateurs.

Quand j’étais à Marseille, je rencontrai au château Borelli, où j’allais presque tous les soirs, une société de dames artésiennes qui étaient venues voir ce joli parc. La renommée n’est qu’équitable quand elle parle de leur beauté. Ce sont des cheveux d’un noir d’ébène, tranchant sur un front d’une blancheur éblouissante. Je n’exagère point ; la forme générale de leurs traits rappelle la Vénus d’Arles ; leur regard a une vivacité piquante et douce en même temps, que je n’ai retrouvée qu’à Bordeaux.

On m’assure que nulle part on ne parle la langue provençale avec plus de grâces que dans cette ville, où je n’ai pu adresser la parole qu’à deux postillons endormis. Toutes les nuances disparaissent incessamment en France ; dans cinquante ans peut-être il n’y aura plus de Provençaux ni de langue provençale. J’ai vu la même révolution s’opérer en Angleterre ; on me dit qu’il en est de même en Espagne ; il ne restera plus que les différences des races, modifiées par le climat. Rien ne ressemble moins à la race d’Arles que celle de Gap, par exemple, qui n’en est qu’à trente lieues. Le provençal, parlé par une jeune femme, admet les jolis diminutifs de l’italien et de l’espagnol, chassés de partout maintenant par la clarté, ce despote des langues modernes ; il veut épargner le temps, et ordonne d’être clair avant tout.

Autrefois Arles avait un costume assez semblable à celui des environs de Rome ; la Révolution a tué toute originalité de ce genre, en rendant facile le voyage à Paris.

Je donnerai peut-être ailleurs le résumé des idées sur la langue provençale, que je dois à M. N…