Mémoires d’un Touriste (édition Lévy, 1854)/49

Michel Lévy frères (volume IIp. 177-187).


— Chambéry… 1837.

En sortant des Échelles, bourg de Savoie, que je suppose enrichi par la contrebande, la route arrive carrément au pied d’un grand banc de roches coupé à pic, qui a donné le nom au village. Ce banc a plusieurs centaines de pieds de hauteur, se prolonge au loin à droite et à gauche ; et primitivement l’on employa des échelles pour le passer.

Je me suis un peu détourné pour aller voir le pont Jaulion sur le Guiers ; c’est notre Guiers de la grande Chartreuse et de Fourvoirie ; il s’est creusé un lit de quinze pieds de largeur et d’une centaine de pieds de profondeur dans le banc de rochers : c’est ainsi qu’il le traverse. Sans doute autrefois il faisait là une cascade, il a usé son rocher : c’est fort curieux. Nous avons jeté force pierres dans cette eau dormante, jadis cascade, pour jouir du retentissement.

Du temps de la célébrité des Échelles, on ne voyageait qu’à dos de mulet. Les voyageurs quittaient leurs montures au bas du rocher, grimpaient avec des échelles à deux cents pieds de hauteur, jusqu’à une certaine fissure qui existe dans le roc ; ils faisaient quelques pas à pied et trouvaient d’autres mulets qui les portaient jusqu’à Chambéry.

Charles-Emmanuel II, duc de Savoie, élargit la fissure, et, à l’aide d’une muraille fort élevée appliquée contre la montagne, rendit possible une montée très-rapide. Par ce moyen, les voitures mêmes arrivaient jusqu’au chemin praticable. Une inscription[1] en latin et assez bien écrite est placée au fond de la fissure, dans un lieu fort imposant, d’où l’on aperçoit à peine un peu de ciel, et où l’on est emprisonné de tous les côtés par des rochers coupés à pic. Un silence profond règne en ce lieu ; il n’est légèrement interrompu que par le petit bruit des gouttes d’eau qui distillent du haut de ces rochers.

L’inscription vous dit que le duc Charles-Emmanuel a exécuté un ouvrage que les Romains n’avaient pas osé tenter. Napoléon, trouvant la pente de la route trop rude, a fait percer de part en part la paroi du rocher que le voyageur laissait à gauche, lorsqu’on suivait la route du duc Emmanuel. La plupart des tunnels que l’on rencontre aujourd’hui dans les routes de montagnes sont copiés de celui-ci, qui peut avoir quatre à cinq cents pas de long ; on s’y battit en 1814.

Ce passage est resté fort singulier et s’appelle la Grotte, à cause d’une grotte naturelle et fort grande qui existe dans le rocher, non loin du tunnel. J’ai trouvé là un homme avec une échelle de huit ou dix pieds et une lanterne ; je suis descendu dans le premier salon de la grotte, qui se compose d’une suite de grandes pièces à peu près semblables, pour la forme et la couleur, à des nefs d’église gothique ; l’aspect est fort imposant, mais je n’ai pu donner que quelques minutes à l’examen de cette curiosité.

Un peu plus loin, vers le village de Saint-Thiébault-de-Coux, j’ai admiré la fameuse cascade si bien décrite par J.-J. Rousseau.

Je voyageais avec un gentilhomme des environs, homme d’esprit et surtout très-fin. Par le commerce et l’agriculture, ce gentilhomme construit une belle fortune ; mais il n’en tient pas moins mordicus aux idées de sa caste, qu’il défend avec beaucoup de feu et de sagacité.

— Il faut, me dit-il, qu’il y ait une classe de gens de loisir qui, seule, sera chargée de gouverner, sous la direction d’un roi, lequel ne sera absolu que pour la forme. Dans le fait, son pouvoir sera sans cesse contenu par cette classe de gens de loisir, qui administreront sous lui et qui commanderont dans l’armée.

— Mais que ferez-vous des hommes de talent des classes inférieures ? — Ils jugeront dans les tribunaux et rempliront les places de curé. Comme je me récriais, — Ce n’est qu’à ce prix et par ce seul moyen, continue-t-il d’un grand sang-froid, qu’il est possible de sortir de la crise actuelle. Les rois ne doivent être contenus que par des liens moraux ; autrement vous aurez toujours guerre intestine dans la société ; un roi faible sera chassé comme Charles X ; un roi qui gagnera des batailles confisquera la constitution.

— Mais, lui ai-je dit, quoi que fassent MM. les ministres de l’instruction publique, d’ici à dix ans les simples soldats sauront lire, et ils ne voudront plus obéir aveuglément à ces officiers tirés de la classe des gens de loisir.

— On passera par les armes les premiers mutins. D’ailleurs, ne vous y trompez pas, la noblesse comprend son danger ; au lieu d’être frivole et paresseuse comme du temps de madame de Pompadour, le moindre sous-lieutenant s’attachera à son devoir avec application. Il songera que, s’il se relâche, le château de son père sera brûlé.

En devisant ainsi avec cet homme d’esprit, nous nous trouvons à la porte de Chambéry. Il dit un mot aux hommes de la police, et, chose étrange, l’on ne me vexe point.

Je trouve ici des lettres de Rives, d’Allevard et de Fourvoirie. Enfin j’ai fini mes affaires avec les gens de ces pays-là. Le Dauphinois réfléchit longtemps avant d’agir ; de là sa supériorité sur les peuples qui l’entourent. Peuples est trop emphatique, mais le fait est que les populations du Lyonnais, de la Provence ou de la Savoie ne ressemblent en aucune façon au sagace habitant des montagnes du Dauphiné.

M. Casimir Périer, connu de toute la France, fut une empreinte assez exacte, quoique peu élégante, du type dauphinois ; il savait vouloir, et le voisinage du danger ne troublait point son jugement. Mais le mot sacrifice à la patrie n’offrait peut-être pas une image bien séduisante à ce fin Dauphinois.

Je trouve qu’on dîne fort bien à Chambéry ; incomparablement mieux qu’à Grenoble. Mon correspondant m’a régalé au cabaret. Pendant le dîner, dans un cabinet à peine séparé de la salle commune par une légère cloison, il m’a parlé avec une franchise qui m’a fait frémir pour lui. Je n’ose répéter ses anecdotes. Après le dîner, M. N… m’a conduit aux Charmettes. Ce domaine consiste dans un assez joli petit bois, qui garnit un vallon qui va en montant le long d’un ruisseau. Mais il est impossible de voir ce lieu tel qu’il est réellement ; la sensation causée par le récit de J.-J. Rousseau s’interpose, à chaque moment, entre la réalité et nous.

Le soir, société et femmes fort aimables. Un ami de mon compagnon de voyage m’attaque. — Convenez, monsieur, me dit-il, que c’est un signe bien fâcheux quand on voit la majorité du peuple ne pas suivre sa religion. — La religion de l’immense majorité des Français consiste à se faire baptiser, à se faire marier à l’église, et du reste à n’y aller jamais. On ne peut nous accuser de ne pas suivre exactement cette religion. De plus, bonnes gens que nous sommes ! nous payons le clergé à l’image de ceux qui ont recours à ses bons offices.

J’ai compris tout de suite que j’étais près de la belle Italie. Chambéry a deux monuments que l’on chercherait en vain dans nos villes de France : une salle de spectacle charmante et une belle rue avec des arcades des deux côtés.

La première nécessité pour une ville, c’est un portique où l’on puisse se promener en paix quand il fait du vent ou de la pluie. Ce qui peut montrer aux moins attentifs l’ânerie incroyable et héréditaire des maires et échevins de France, c’est que cette promenade couverte manque presque partout. C’est le goût classique dans toute sa nigauderie. Au lieu de se dire : Mais de quoi avons-nous besoin réellement ? On se demande ; Qu’a-t-on fait de joli dans les autres villes ? On imite un modèle approuvé ; on aurait trop grand’peur d’être sifflé, si l’on faisait quelque chose qui, par malheur, ne serait pas une copie. Les échevins font un théâtre à colonnades, comme à Nantes ou à Bordeaux, au lieu d’une bonne et simple promenade couverte, comme à Dol, en Bretagne.

Mais les colonnes de la rue de Dol sont toutes gothiques, ce qui montre que cette rue a été faite à une époque de bon sens. Varèse, en Lombardie, Brescia, etc., ont d’excellents portiques à droite et à gauche du théâtre, portiques bien bas et où la pluie ne peut pénétrer, quelque vent qu’il fasse. Un lieu si commode devient bientôt le rendez-vous de tout ce qui s’ennuie et veut se distraire un jour de pluie ; il s’y établit des cafés, des boutiques de luxe, des cabinets littéraires, et l’on va passer là une heure ou deux quand il fait une bise noire et qu’on s’ennuie chez soi. Mais, dira-t-on, à Paris, le portique de la rue de Rivoli ne réunit point tous ces avantages. Je le crois bien. D’abord le portique de Paris doit être situé entre la rue de la Ville-l’Évêque et la rue Montmartre, de façon à avoir le soleil de midi à quatre heures ; il faut qu’il soit rempli de boutiques à louer et qu’il ait, s’il se peut, une salle de spectacle.

En second lieu, le portique de la rue de Rivoli est exposé au vent d’ouest, qui, à Paris, règne cinq fois la semaine ; de façon que, quand il pleut, on y est complètement mouillé. Les portiques de la Bourse et de la Madeleine ne sont qu’une imitation aveugle et classique des temples d’Athènes, heureux pays où l’on ne connut jamais nos six mois d’hiver, de novembre en avril. Les architectes français, depuis la mort du gothique, n’ont jamais eu le génie d’inventer l’église qui convient à la France.

Il pleuvait justement aujourd’hui, et j’ai passé toute ma journée sous les portiques de la belle rue de Chambéry. Je pensais à la douce Italie ! Tout ce qui a plus de quarante ans et de l’aisance irait habiter ce beau pays si l’on y jouissait d’un gouvernement tel que celui que nous avons à Paris. Le gouvernement de Chambéry a déjà contrarié un de mes désirs : je voulais lire les journaux de France ; on ne tolère ici que la Quotidienne, la Gazette de France et le Moniteur. À chaque instant, en ce pays, on vous demande votre passe-port ; heureux le voyageur qui a un titre et un ruban ! Je renonce à voir les montagnes de la Tarentaise.

Si je ne m’étais juré, et pour cause, de ne jamais écrire des choses politiques, je placerais ici huit ou dix anecdotes que j’ai apprises sous les portiques ; car on parle ici avec une liberté alarmante. Ces anecdotes ont un caractère d’énergie bien rare en France. On sent aussi en ce genre que l’on approche de l’Italie.

Le paysan savoyard n’est pas cauteleux comme un Normand, mais prudent comme un honnête homme qui a peur. Le fond de son cœur est occupé par la religion, mais une religion non méchante ; car son curé aussi est Savoyard, c’est-à-dire bon homme au fond ; il n’est pas comme Tartufe, il n’enseigne pas « à n’avoir affection pour rien. »

D’un autre côté, le paysan savoyard n’agit jamais à l’étourdie comme l’heureux paysan des environs de Paris ; « il n’étend le bras que là où il y voit clair, et ne se mêle d’aucune affaire que lorsqu’il n’aperçoit au travers ni noise avec l’autorité, ni brouille avec ses voisins, ni rapprochement quelconque avec les carabiniers royaux (les gendarmes). »

Au fond, le paysan savoyard est excellant ; si elle eût duré pour lui, la Révolution française lui eût donné le courage d’oser. La Savoie a fourni à la France plusieurs très-braves généraux et le grand chimiste Berthollet.

Je sors de l’hôpital avec une impression de gaieté. J’ai trouvé des figures de bonheur aux cent vingt vieillards de l’hospice de Boigne[2]. Chambéry ne paye presque pas d’impôts, et le gouvernement y dépense beaucoup.

J’ai déjà parlé des principes politiques de l’homme aimable qui, par bonheur pour moi, m’accompagne jusqu’à Genève. Nous sommes convenus de parler avec toute franchise et de ne jamais nous fâcher.

Les louables principes politiques de mon nouvel ami lui ont valu beaucoup de politesses de la part du premier magistrat, qui a voulu le conduire à la tour du château. Ce château est situé sur une colline, et la tour peut avoir cent quatre-vingts pieds de haut. De ce point élevé, le magistrat a fait voir à mon compagnon de voyage quatorze routes où l’on travaille maintenant aux frais de l’État ; et, de plus, le gouvernement a donné un million pour diguer l’Isère.

Mon compagnon, enthousiaste de tout ce qu’il voit en Savoie, et qui lui fournit des arguments contre moi, a voulu assister à une adjudication de travaux des ponts et chaussées ; il faut avouer que l’intendant a fait son métier d’une tout autre façon que les préfets de France.

Ceux-ci se contentent de lire haut la première soumission, et ensuite lisent seulement le chiffre des rabais proposés par les autres entrepreneurs. Au contraire, M. l’intendant de Chambéry a pris la peine de lire à voix haute toutes les soumissions. Ces messieurs de Chambéry ont, pour déjouer les coalitions des entrepreneurs, des mesures excellentes, que nous n’adopterions pas parce qu’elles donneraient trop de travail aux préfets.

Et pourquoi tout cela ? disait M. de C… : c’est que l’intendant de Chambéry n’a point d’élections à préparer et d’électeurs à acheter ; il peut toujours donner les petites places aux plus dignes, et ne se les voit pas enlever par le député de l’arrondissement, qui veut être réélu.

Maintenant je vais faire l’éloge du despotisme et du Jésuitisme. L’hôpital de Chambéry est cent fois mieux administré que celui d’une ville de France ; les affaires de la ville de Chambéry sont cent fois mieux menées que celles d’une commune française.

À la vérité, Chambéry est inondé de prêtres ; mais qu’importe aux bourgeois, si toutes les choses utiles sont faites vite et bien ? Les Savoyards, qui n’aiment pas les prêtres, sont pourtant obligés de convenir que tout chez eux va mieux qu’en France. Une chose blesse la vanité du syndic et des administrés d’un bourg : c’est que, pour être bien dans le pays, il faut être ami des prêtres. À la vérité, tous ces prêtres font les doux et les bonnes gens, comme me disait un riche bourgeois de campagne. Les petites communes sont aussi parfaitement bien administrées. À la vérité, elles n’élisent pas leurs magistrats, mais la petite aristocratie qui commande a grande envie de bien faire ; car c’est là le seul moyen de se distinguer ; et, de plus, il faut empêcher les paysans de regretter la liberté qui règne à six lieues de là.

Mais, on a beau faire, le régime impérial, en dépit de la conscription et des droits-réunis, a laissé des souvenirs qui ne s’effacent point.

— Ah ! monsieur, me disaient des paysans des Échelles, nous ne vendons pas nos denrées ; si vous étiez ici, vous autres Français, vous feriez aller le commerce.

Partout on critique le gouvernement ; la conversation des Savoyards emploie des formes prudentes, mais se donne assez de liberté. La prédilection pour nous est évidente ; c’est ce qui fait gémir M. de G… ; mais aussi il y a des détails qui sont admirables et qui semblent faits à souhait pour faire valoir le gouvernement absolu.

La douane française de Chapareillan est un taudis infâme, où le voyageur doit attendre à la pluie que le douanier ait fini sa vexation. À un quart de lieue de là, la douane sarde occupe un grand bâtiment fort commode ; le voyageur est à couvert, et même en hiver on le prie d’entrer dans un bureau chauffé.

Nous avons visité, M. de G… et moi, le collége des jésuites à Chambéry ; c’est un très-grand bâtiment, beau jardin, belles cours. Il y a beaucoup d’enfants de Lyon, de Grenoble, etc., etc., ce qui a fait triompher mon compagnon de voyage. Nous avons remarqué des enfants de libéraux très-prononcés. C’est qu’aucun collége ne peut entrer en concurrence avec ceux des jésuites pour donner aux enfants l’habitude du travail et des connaissances solides. Le libéral du département de l’Isère qui envoie son fils à Chambéry espère que, de retour à la maison paternelle, il oubliera bientôt les principes despotiques et ascétiques, et gardera l’habitude d’un travail sérieux. Le général des jésuites et son premier lieutenant sont des gens tout à fait supérieurs.

Mais pourquoi le jésuite et le frère ignorantin sont-ils supérieurs au laïque employé par la commune de Grenoble, par exemple ? C’est que ce laïque n’a pour agir que les motifs communs à tous les hommes : il a une femme et des enfants, il cherche à gagner ses appointements en faisant bien son devoir ; tandis que le jésuite et le frère ignorantin ont probablement la haine fanatique de la liberté qui a ruiné leur ordre, et l’espoir de la faire tomber en France. Le jésuite et l’ignorantin n’ont d’autre passion que celle de faire triompher leur établissement ; ils n’ont aucune idée de faire fortune, pas de soins de ménage. En un mot, on trouve en leur faveur tous les avantages du célibat, et depuis l’âge de quinze ans ils font ce métier.

Dans ce siècle d’ambition forcenée, et où le plus pauvre diable veut gagner cent mille francs, et cela fort vite, comment ferez-vous pour qu’un directeur de collége, en France, ne cherche pas, avant tout, à faire fortune ? La fortune du directeur de collége jésuite consiste à mériter un mot de louange de son général, qui est à Rome, et ce mot de louange n’est jamais jeté au hasard ou obtenu par une recommandation. Vous savez qu’on accuse chaque jésuite d’être l’espion de son voisin.

Beaucoup de Savoyards font fortune à la cour de Turin. Il me semble que M. Galline est de Savoie ; c’est le ministre des finances actuel du roi de Sardaigne, un homme qui se donne la peine de penser. Toute l’Europe connaît un auteur aimable, dont le naturel charmant a fait oublier les fautes de français. M. de Maistre, auteur du Voyage autour de ma chambre, du Lépreux de la cité d’Aoste, etc., etc., est né au château de la Bauche, près des Échelles. Sa famille passait les hivers à Chambéry, et son Voyage, tout en imitant Sterne, peint l’état de civilisation de Chambéry. Dans sa jeunesse on l’appelait Bance, du nom d’un personnage ridicule dont il imitait à ravir les cris et les façons de parler. M. de Maistre est aujourd’hui lieutenant général et habite Naples. Son charmant ouvrage plaît surtout à la bonne compagnie, parce que rien n’y sent le progrès.

L’état actuel de la Savoie et les quatorze chemins que le gouvernement fait faire autour de Chambéry s’expliquent d’un mot. On entend de Chambéry les coups de canon que l’on tire à Chapareillan pour célébrer l’anniversaire des trois journées[3]. Or vingt personnes nous ont parlé des élections qui vont avoir lieu dans le département de l’Isère, si la Chambre des députés est dissoute. On fait tout au monde pour faire oublier au Savoyard l’amour de la liberté ; mais, à défaut de la raison, la vanité des peuples est intéressée. Le Savoyard se croira inférieur au Français, tant qu’il n’aura pas l’espèce de gouvernement dont jouissent ses voisins du département de l’Isère. Le moment des élections surtout l’émeut profondément.

Les hommes m’ont plu couci-couci ; de l’esprit, sans doute ; mais un peu hâbleurs, un peu sujets à parler de leurs habits, qu’ils font venir de Paris ; ils nomment les tailleurs, et même montrent les noms de ces arbitres du goût sur les boutons de leurs pantalons.



  1. Pendant la Révolution l’inscription fut effacée ; Napoléon la fit rétablir en 1803. Cette inscription latine porte la date de 1670.
  2. Comme tout le monde ne connaît pas M. de Boigne, et que sa destinée a été assez singulière, il n’est pas inutile de donner quelques renseignements sur ce personnage.

    D’abord il faut dire que le millionnaire connu sous le nom de général comte de Boigne s’appelait réellement Benoît le Borgne, frère du député de Saint-Domingue au conseil des cinq cents, en 1797. Né à Chambéry en 1751, M. de Boigne s’enrôla, à l’âge de dix-sept ans, au service de la France ; il entra ensuite dans l’armée de Russie, et finit par s’engager au service de la compagnie anglaise des Indes. Il s’attacha à Sindia, chef de Mahrattes, commanda pour son compte, et celui-ci prodigua l’or au général qui lui rendait de si bons offices. Telle est la version la plus accréditée. Des bruits, probablement calomnieux* ont aussi couru sur l’origine de l’immense fortune de M. de Boigne ; c’est en effet une sorte d’énigme dont le mot ne sera jamais bien connu.

    J’habitais Chambéry, lorsqu’en 1806 le fugitif de 1768 y reparut pour la première fois depuis son escapade ; car c’en fut une véritable. On affirmait alors à Chambéry que M. Benoît le Borgne avait quitté furtivement la maison paternelle, emportant pour tout pécule quelques couverts d’argent et une épée avec poignée de même métal appartenant à MM. Guy. Peu après son retour à Chambéry, en 1806, M. le comte de Boigne, voulant solder les fredaines de M. le Borgne, fit prier MM. Guy de lui faire connaître le prix de l’épée qu’il leur avait enlevée en 1768. Ces deux frères répondirent très-convenablement à cette sotte démarche ; ils dirent que depuis longtemps le sacrifice de cette épée était fait.

    Deux sœurs de M. de Boigne habitaient Chambéry ; elles recevaient chacune de leur frère une pension annuelle de douze cents francs, et, en cousant des gants du matin au soir, elles parvenaient à vivoter très-modestement.

    Mort le 21 juin 1830, à Chambéry, M. de Boigne a laissé un testament qui honore sa mémoire et efface les taches que l’opinion, peut-être un peu sévère, menaçait de lui imprimer. En fondant un hospice destiné à cent vingt vieillards, il a été pour Chambéry un magnifique bienfaiteur.

    (R. C.)

    * Ces bruits se rattachaient à la mort de Tippou-Saib, qui périt à Seringapatam le 4 mai 1799, à l’âge de cinquante ans.

  3. Les 27, 28, 29 juillet 1830, à Paris.