Mémoires d’un Touriste (édition Lévy, 1854)/42

Michel Lévy frères (volume IIp. 138-140).


— Vizille, le 21 août.

Y eut-il deux assemblées politiques à Vizille, ou une seule ? C’est ce que personne à Vizille n’a pu m’apprendre. Le plus riche propriétaire du pays me dit : Consultez Montgaillard (cette histoire de la révolution, si menteuse).

Voyez d’après cela le cas qu’il faut faire de la tradition. Le peuple garde souvenance des récits souvent répétés ; mais ce qu’il ne fait que voir, il l’oublie bien vite ; Montgaillard dit que c’est dans la salle du jeu de paume du château de Vizille que se tint, le 21 juillet 1788, l’assemblée des trois ordres du Dauphiné. M. Meunier, secrétaire de l’assemblée, rédigea les délibérations unanimes qui réclamaient avec fermeté : 1° Le rétablissement des anciens États de la province ; 2° l’éligibilité de tous à toutes les places ; 3° la double représentation du tiers état ; 4° l’abolition des privilèges pécuniaires de la noblesse et du clergé ; 5° le système de monarchie représentative.

C’était du vrai courage en 1788, près d’une année avant l’ouverture des états généraux à Versailles ! C’était de plus de la vraie sagesse ; c’est encore ce que nous voulons aujourd’hui, après quarante-neuf années d’efforts et de promesses trompeuses.

Sur la porte d’un pavillon que Lesdiguières bâtit dans son parc de Vizille, on m’a fait remarquer un bas-relief : ce sont deux poissons placés en sautoir, et qui peuvent avoir un pied de long ; au-dessous il y a une tête coupée. Le connétable, ayant trouvé un homme qui péchait dans son parc, lui fit trancher la tête, et fit placer cette pierre au-dessus de la porte. De tels souverains agissent sur le moral des peuples plus que vingt êtres timides comme Louis XVI.

Le château et le parc appartiennent à MM. Périer, parents du ministre. Tout le monde à Vizille parle des vertus et de la bienfaisance de madame Adolphe Perrier ; les ouvriers l’appellent leur mère. Madame Périer est petite-fille du général Lafayette. J’ai entrevu de loin une jeune femme de la tournure la plus noble, dans un charmant jardin anglais qu’elle a créé. Mais je regrette les arbres séculaires qui, dit-on, ornaient ce lieu, il y a trente ans. À Vizille, comme partout, l’industrie a succédé à la féodalité. La fabrique de Vizille a occupé jusqu’à douze cents ouvriers ; autrefois on y imprimait des toiles de coton ; on y imprime maintenant des tissus de soie pour foulards.

J’ai vu dans le château une chambre dorée, habitée jadis par Lesdiguières ; l’incendie de 1826 a épargné la demeure de ce grand homme.

La mine d’argent que j’allais chercher à Allemont se trouve à une lieue et demie sur la gauche, avant d’arriver au Bourg-d’Oysans ; il y a là une fort jolie maison bâtie aux frais du comte de Provence. Les montagnes de ce pays sont imposantes, et il y a des détails charmants. (N’est-ce pas là précisément ce que l’analyse fait découvrir dans cette fameuse beauté italienne dont on parle tant ?) Nous sommes au milieu des plus grandes Alpes, mais je suis trop fatigué pour décrire avec quelque justesse ; je tomberais dans les superlatifs.

En revenant du Bourg-d’Oysans, j’ai visité le haut fourneau de Riou-Pérou.


— Vizille, le 22 août.

Je me suis établi dans le parc, à l’ombre d’un grand sycomore ; je mets à l’encre toutes les pages précédentes de ce journal. Tous ces pays doivent être horriblement froids pendant six mois de l’année ; mais au mois d’août on entrevoit des sites délicieux, et qui donnent l’idée de s’y arrêter deux ou trois jours. J’ai à me louer infiniment de l’obligeance de M. B…, de Vizille, qui a bien voulu répondre à toutes mes questions.

— Si, après le Bourg-d’Oysans, lui disais-je, on allait toujours devant soi, où arriverait-on ?

— À Briançon ; il y a vingt-trois lieues par la route du Lautaret, que Napoléon avait fait commencer. Vous trouveriez de longues galeries creusées dans des rochers de granit fort durs. Un mètre cube de rocher, transporté hors de la galerie, coûte, en 1837, treize francs, et sous Napoléon en coûtait dix-huit.