Mémoires d’un Touriste (édition Lévy, 1854)/32

Michel Lévy frères (volume IIp. 38-40).


— De la Bretagne, le… juillet.

À Palazzolo, à quelques lieues de Syracuse (c’était le Versailles des tyrans de cette grande ville), j’ai acheté trois francs, du baron Guidica, une tête en plâtre moulée dans un moule antique. Le baron a découvert diverses couches de monuments et de vases appartenant à des civilisations différentes et successives, et dans la couche romaine il a trouvé une boutique de mouleur et des moules qui lui permettent de continuer le commerce du défunt.

J’ai fait hommage de ce plâtre à M. N., l’un des savants les plus distingués de la Bretagne, et qui m’a donné de bons renseignements sur les races d’hommes. Il m’a fait l’honneur de me convier à un grand dîner. Pour lui jouer un tour, dès le matin sa cuisinière l’a quitté, et sa blanchisseuse, qui était du complot, a prétendu n’avoir pas eu le temps de blanchir sa nappe de vingt couverts. « Et je n’en ai qu’une de cette taille, ajoutait le brave homme, de façon, messieurs, que vous allez dîner sur des draps. » Notre hôte s’est fort bien tiré de cette conspiration féminine, et nous a donné un très-bon dîner qui a été vingt fois plus gai que s’il n’y avait pas eu de conspiration.

Un savant d’académie eût été hors de lui de désespoir, il eût vu dans le lointain une nuée d’épigrammes, le brave Breton plaisantait le premier : « N’est-ce pas, messieurs, que c’est là un vrai tour de femmes ? » nous disait-il. Et l’on s’est mis à médire des dames dès le potage.

(Je supprime dix-neuf pages d’anecdotes un peu trop lestes, et qui eussent paru ce qu’elles sont, c’est-à-dire charmantes en 1757.)

On est venu à parler des revenus des curés du pays ; on a cité M. le curé de ****, qui se fait quinze cents francs par an avec les poignées de crin qu’on lui donne pour chaque bœuf ou cheval qu’il bénit. La bénédiction ne guérit pas des maladies, ce qui serait difficile à montrer ; elle en préserve.

Je paye cette anecdote par le récit suivant : il y a trois ans qu’à Uzerches, une des plus pittoresques petites villes de France et des plus singulièrement situées, je fus témoin d’une façon nouvelle de guérir les douleurs rhumatismales. Il faut jeter un gros peloton de laine filée à la statue du saint, patron de la ville. Mais les croyants sont séparés du saint par une grille qui en est bien à vingt pas, et, pour faire effet, il faut que le peloton de laine, lancé par un homme qui a un rhumatisme à la jambe gauche, par exemple, atteigne précisément la jambe gauche du saint. Le malade lance donc des pelotons fort gros jusqu’à ce qu’il ait atteint chez le saint la partie du corps dont il a à se plaindre. Et l’on veut que le clergé tolère la liberté de la presse !

Dans une ville voisine on a l’usage d’enfermer les fous dans la crypte ou église souterraine de la principale église. « Et, demandai-je au bedeau, ils sont guéris ? — Monsieur, de mon temps on y en a mis trois, mais cela n’a pas réussi ; ils criaient beaucoup, et l’un d’eux est devenu perclus de rhumatismes, il a fallu le retirer. »

M. G., me dit M. R., voulant savoir les secrets du conseil de la commune, persuade à M. G. de jouer : d’abord il le fait gagner, puis perdre, parce que, quand il perdait, dit M. R. avec son accent, il était plus explicite.

Vous le savez, dans les salons les plus distingués, on voit les demi-sots gâter la fleur des plus jolies choses en les répétant hors de propos et y faisant sans cesse allusion. Eh bien, ces rabâcheurs de bons contes, que l’on fuit comme la peste à Paris, ce sont les gens d’esprit de la province, les seuls du moins qui aient de l’assurance. Les jeunes gens à qui j’ai vu de l’esprit n’ont de verve qu’au café ; je les ai trouvés timides dans les salons, et se laissant décontenancer par un regard de femme qui veut éprouver leur courage, ou par un froncement de sourcils de M. le préfet, s’ils parlent politique.