Mémoires d’un Touriste (édition Lévy, 1854)/27

Michel Lévy frères (volume Ip. 259-297).
◄  Bourges
Nantes  ►


— Tours, 22 juin.

À neuf heures du soir je me suis embarqué dans une diligence qui ressemblait fort à l’arche de Noé : l’impériale était occupée par des chiens de chasse, qui semblaient fort mécontents de leur position et le témoignaient hautement ; ce qui ne m’a point empêché de souper d’abord, et de dormir fort bien jusqu’à Issoudun. Vers le minuit, j’ai fait une centaine de pas sur la grande place de cette petite ville que l’on dit fort jolie. Nous sommes arrivés à cinq heures, c’est-à-dire au jour, à Châteauroux, dont j’ai été fort content. Il y avait une toile tendue au-dessus de la cour de la grande auberge, qui est un bâtiment neuf et fort propre. Je me suis cru en Provence, je me rappelais les toiles tendues sur les rues d’Avignon.

Comme cinq heures un quart sonnaient, je suis allé achever de réveiller un brave cafetier, qui ouvrait sa boutique précédée d’une petite allée de jeunes arbres : il m’a dit que le lait n’arriverait qu’à six heures ; alors je lui ai appris comme quoi de savantes religieuses avaient trouvé qu’on peut le remplacer par un jaune d’œuf. Ce grand arcane n’avait point encore pénétré jusqu’à Châteauroux. Le bon cafetier m’a donné un œuf, de la cassonade, puis m’a regardé faire fort attentivement.

Le château qui a donné son nom à la ville, et que Raoul-le-Large fit bâtir en 940, subsiste encore, perché sur une colline d’où ses tourelles dominent l’Indre ; j’ai admiré la belle vue. La ville est entourée de jolies prairies : les maisons sont anciennes, il est vrai, mais pleines de physionomie ; elles n’ont pas l’air misérable comme les maisons de Troyes. Je me suis fait ouvrir l’église de Saint-Landry ; mais le bedeau de Saint-Martin a fait la sourde oreille ; puis, j’ai couru bien vite à l’auberge neuve. Les cinquante minutes que le conducteur m’avait données expiraient, mais rien n’était prêt pour le départ ; deux ou trois bourgeois de Châteauroux venaient seulement de s’apercevoir, à cinq heures trois quarts, qu’ils avaient envie d’aller à Tours. Du haut de mon coupé, j’ai assiste à l’embarquement de leurs malles et à leur anxiété pour leur salut ; c’était un spectacle pitoyable. Un fat est survenu en chantonnant, qui a pris place à mes côtés. Il m’a amusé jusqu’à un village à six lieues de là, sur la route de Tours ; il se donnait des peines infinies pour, m’apprendra, sans faire semblant de rien, qu’il avait des chevaux, et que, de plus, ces chevaux allaient venir le chercher, et moi je ne comprenais pas. Quand nous sommes arrivés dans ce village dont j’ai oublié le nom, il n’y avait point de chevaux ; le fat a disparu comme un trait. J’ai lu César jusqu’à Châtillon. Je faisais querelle, dans mon esprit, à George Sand qui nous a fait de si belles descriptions des bords de l’Indre. C’est un ruisseau pitoyable, qui peut avoir vingt-cinq pieds de large et quatre de profondeur ; il serpente au milieu d’une plaine assez plate, bordée à l’horizon par des coteaux fort bas, sur lesquels croissent des noyers de vingt pieds de haut. Je cherchais de tous mes regards la belle Touraine, dont parlent avec emphase les auteurs qui écrivaient il y a cent ans, et ceux qui de nos jours les copient. J’étais destiné à ne pas la trouver ; cette belle Touraine n’existe pas.

La diligence s’arrêtant deux heures à Châtillon-sur-Indre, j’ai couru à la fameuse tour. Au milieu des énormes pans de muraille de l’ancien château s’élève un rocher, et sur ce rocher une énorme tour ronde de trente pieds de haut, et sur cette tour une seconde qui a soixante pieds d’élévation. Tout cela est revêtu de lierres magnifiques. Mais il faisait tellement chaud que je ne me suis pas senti le courage de monter sur les tours. Après avoir examiné la vue que l’on a du château, j’ai regagné avec empressement l’auberge, où j’avais remarqué une salle à manger sombre, si ce n’est fraîche.

Je me disposais à lire en déjeunant, lorsque j’ai aperçu vis-à-vis de moi, un grand homme sec. Il avait le nez aquilin, les favoris blancs et la figure la plus noble. Je ne me serais pas représenté sous des traits plus imposants un des braves chevaliers compagnons de Henri IV. Les manières simples de mon compagnon de table répondaient parfaitement à la noblesse de ses traits ; le ton de sa voix était rempli de mesure, et les choses qu’il disait sages et intéressantes. Nous parlions de ce qui peut intéresser un voyageur, et, par exemple, des habitudes sociales des Français actuels comparées avec les usages qui régnaient il y a une trentaine d’années.

Ce monsieur aux traits si nobles est sans doute l’homme le plus remarquable que j’aie rencontré dans mon voyage. Il m’a dit, sur la fin du déjeuner, qu’il est marchand colporteur de tissus de soie ; son quartier général est à Lyon, où il va passer six semaines toutes les années. Pendant le reste du temps, il parcourt les petites villes et bourgs de France avec une charrette attelée de deux chevaux et chargée de soieries. En effet, en sortant, j’ai vu son écriteau en toile accroché devant la porte d’une sorte de bûcher faisant boutique au besoin, qu’il m’a dit que les aubergistes tiennent à la disposition des marchands forains tels que lui.

Avant 1814, ajoutait-il, un bourgeois de petite ville venait voir mes marchandises avec sa femme ou sa maîtresse, marchandait deux minutes et m’achetait un objet de trois cents francs ; maintenant il faut parler un gros quart d’heure pour vendre un article de vingt-cinq francs : je ne place rapidement et beaucoup que des écharpes de cinq ou six francs ; les Français sont devenus égoïstes. Ce mot est le premier terme impropre dont se soit servi mon compagnon de déjeuner pendant une conversation que j’ai fait durer une heure et demie. Il me dit qu’il y a maintenant plus de marchands que d’acheteurs. (C’est là le grand inconvénient de la civilisation actuelle : plus de médecins que de malades, plus d’avocats que de procès, etc.)

J’ai quitté cet homme si distingué le plus tard que j’ai pu. Le pays devient plus fertile à mesure que l’on s’avance vers Loches ; les bords de l’Indre se couvrent de petits noyers mesquins de quinze pieds de haut. La grande route ne s’éloigne jamais beaucoup de ce ruisseau, dont les eaux font croître dans les prairies voisines des saules et quelques peupliers.

J’aperçois tout à coup, au delà d’un coteau à gauche, deux tours élevées réunies par un mur, et le tout est coupé net horizontalement, comme par un coup de sabre ; c’est la tour de Loches. Là, périt, après douze ans de captivité infligée par Louis XII, cet homme si distingué, Louis le Maure, duc de Milan, l’ami et le protecteur de Léonard de Vinci. Il avait trouvé le secret de rassembler à sa petite cour la plupart des hommes remarquables de son temps, et il avait avec eux ce qu’il appelait des duels d’esprit : on discutait librement et à toute outrance sur toutes sortes de sujets. Quelle cour peut en dire autant aujourd’hui ? Je me souviens encore de son aimable physionomie, et de la statue en marbre que j’ai vue à la Chartreuse, près de Pavie. Il est vrai que c’était un coquin ; mais c’était à peu près le malheur de tous les souverains de son siècle ; il fit empoisonner son neveu pour lui succéder, mais il ne fit pas brûler vifs deux mille de ses sujets, comme notre brillant François Ier, dans l’espoir de se ménager l’alliance d’un souverain étranger.

Notre diligence a relayé au bord de l’Indre dans le faubourg de Loches, et je n’ai pas eu le temps de monter sur la petite colline que couronne la prison de Louis le Maure. Ce faubourg est une rue très-large, formée de maisons neuves. Tous ces faubourgs bâtis depuis quinze ans se ressemblent ; rien de moins pittoresque, mais rien de plus commode, et ils valent beaucoup mieux que leurs villes. Les maisons sont barbouillées d’enseignes dont les lettres ont dix-huit pouces de haut. Trois prêtres en soutane, fort égayés par un bon dîner, sont montés en diligence ; deux ont pris place à mes côtés, et tout aussitôt ont tenu de singuliers propos. La gaieté de ces messieurs me rappelle toujours un peu les contes de Vergier ; la conversation de mes deux compagnons valait bien mieux sans doute que celle de deux gros marchands qui auraient pu m’échoir. Bientôt nous avons été fort bien ensemble. Je leur demandais toujours où était la belle Touraine, ils me répondaient que je verrais les bords de la Loire ; et quand j’ai été aux bords de la Loire et que je me suis plaint des rangées de saules et de peupliers qui en font tout l’ornement, on m’a parlé de l’incomparable beauté des plaines arrosées par l’Indre et par le Cher que je venais de parcourir. Il est bien vrai que la fertilité augmente à mesure qu’on s’avance de Loches vers Cormery, mais il n’y a rien de beau dans tout cela.

Nous avons rencontré enfin quelques grands arbres, au point où la route descend le contre-fort méridional du Cher, vis-à-vis Tours. Du Cher à la Loire, le pays n’est qu’un marais fertile où l’on trouve des blancs de Hollande d’une belle venue. Bientôt après le pont du Cher, nous sommes entrés dans la magnifique rue de Tours. Elle est aussi large, ce me semble, que la rue de la Paix, ce qui produit un effet étonnant en province le mesquin bourgeois vous étouffe. Cette rue conduit en droite ligne au fameux pont sur la Loire.

Je me suis logé au grand hôtel de la Caille, que le spirituel T… m’avait recommandé. Ma chambre est bien ; mais j’ai failli mourir de faim au maigre dîner de la table d’hôte. Il y avait là deux ou trois Anglais pensionnaires qui prenaient leur mal en patience ; ce qui me prouve que le dîner est ordinairement de cette magnificence ; il n’en dure pas moins une heure et demie. Je m’enfuis avant le dessert pour aller voir le pont qui fait l’orgueil de Tours. Il a quarante-sept pieds de large, et chacune de ses quinze arches a soixante-quinze pieds de diamètre.

Comme tout ce qu’on fait en France depuis cinquante ans, ce pont est fort commode et manque absolument de physionomie. Il faut être journaliste payé ou rédacteur d’un annuaire départemental pour avoir le front d’appeler cela beau. Le plus exigu des centaines de ponts que Napoléon a fait construire en Lombardie donne le vif sentiment de la grâce ou de la beauté ; mais ces gens-là ne prennent pas Constantine d’assaut comme nous.

Réduit aux beautés de la nature, car je savais qu’il n’existe plus aucun vestige de la fameuse église de Saint-Martin de Tours, j’ai parcouru avec intérêt la colline au nord du pont ; elle est dans la plus belle exposition du monde, en plein midi avec la vue d’une grande rivière et d’un pays fertile. C’est là que le plus honnête homme de France, et peut-être le plus grand poëte du siècle, a choisi sa modeste retraite. Quelle différence de cette vie pure à ces vies d’intrigants, qui, à Paris, conduisent à tout ! J’ai demande à un paysan où était la Grenadière.

— Ah ! la maison de M. Béranger ! s’est-il écrié, comme un homme qui connaît bien ce nom et qui l’aime. La voilà au-dessus de ces grottes creusées dans le rocher. J’y suis monté aussitôt.

Mais, au moment de frapper à la porte, la vertu nommée discrétion m’est apparue. Quel plaisir d’avoir sur tout ce qui se passe le mot d’un homme aussi judicieux ! Mais, me suis-je dit, si tous les voyageurs qui l’aiment et l’admirent vont frapper à la porte de la Grenadière, autant aurait valu ne pas quitter Passy. Et j’ai eu la vertu de revenir à la grande route qui descend au pont. La roche tendre contre laquelle elle passe est percée d’une infinité de grottes qui sont habitées par les paysans.

Il était nuit close comme je rentrais à Tours ; je suis allé voir les prétendus restes de la fameuse église de Saint-Martin.

Ce sont deux tours carrées, séparées l’une de l’autre par de petites maisons bien commodes et bien plates. Le manque absolu de physionomie me paraît être le triste défaut de tout ce qu’on rencontre à Tours.

Il y a ici des centaines d’Anglais moins rogues qu’ailleurs. Ils ont trouvé dans les vieux voyages en France que l’on parlait mieux le français à Tours qu’à Paris.

J’étais mort de fatigue ; je suis monté au cabinet littéraire qui occupe un premier étage dans la belle rue. De toute l’année je n’ai ressenti un froid si cruel ; il faisait un vent du nord exécrable, et les lecteurs tourangeaux jugeaient à propos de tenir les fenêtres ouvertes. J’ai résisté courageusement au besoin de demander qu’on les fermât, je craignais quelque sotte réponse.

Je suis revenu à mon auberge grelottant et mourant de peur de m’être enrhumé : c’est le seul malheur que je redoute ; il donne de l’humeur le soir pendant trois semaines. Et que reste-t-il au pauvre voyageur solitaire, s’il perd sa bonne humeur ?

J’ai demandé de l’eau bouillante, j’ai pris moi-même une théière à la cuisine, et suis monté chez moi préparer mon thé.

Pourra-t-on croire que ces monstres de provinciaux m’ont apporté trois fois de suite de l’eau qui n’était pas même tiède ? et, à la fin, la servante s’est fâchée contre moi. J’étais gelé et j’enrageais ; j’entrevoyais que j’avais eu tort de me séparer du fidèle Joseph. Par bonheur, j’ai compris que j’étais une dupe d’avoir des façons polies au milieu des barbares qui m’environnent. J’ai sonné à casser toutes les sonnettes, j’ai fait tapage comme un Anglais, j’ai demandé du feu, j’en ai eu, c’est-à-dire que ma chambre s’est remplie de fumée, et, une heure et demie après avoir demandé de l’eau chaude, j’ai pu faire du thé.

Guéri de mon froid et de mon malaise, mais non de ma colère, je suis allé brûler des cigares sur les trottoirs de la belle rue, comme un vrai soldat. Je me suis fait une verte morale sur cette facilité à me mettre en colère, je me suis dit : Ira furor brevis. Si cette disposition augmente avec l’âge, je serai bientôt un vieux célibataire insociable, etc., etc. Rien n’y a fait, j’étais en colère de m’être mis en colère.

J’ai passé par hasard devant un marchand de fer : Et mon paquet de livres ! me suis-je dit. Cette idée a tout changé : à deux cents pas de là, chez l’obligeant M. D…, j’ai trouvé un paquet de douze volumes arrivé de la veille seulement.

Dix minutes après, j’étais le plus gai des hommes, établi chez moi devant un bon feu, et coupant le bel exemplaire de Grégoire de Tours que vient de publier la Société de l’histoire de France, Les abominables chandelles de la province me rappelaient encore le lieu où j’étais. Je suis descendu à la cuisine, j’ai pris à part le dernier des marmitons, je lui ai fait cadeau de dix sous, après quoi je l’ai prié bien humblement de m’aller acheter une livre de bougies. Il s’est acquitté le mieux du monde de sa petite commission, et enfin, à deux heures du matin, j’ai eu besoin de l’exercice de toute ma raison pour prendre sur moi de me coucher. De ma vie la lecture de Grégoire de Tours ne m’a donné autant d’idées. Quelle candeur ! et c’était un évêque ! Quel contraste avec nos historiens alambiqués, qui prétendent à des vues nouvelles et de génie, et que tout le monde sait vendus à l’espoir d’une place à l’Académie, ou d’un avantage d’argent !


— Tours, le 23 juin.

À dix heures je suis allé au café, je me suis trouvé au milieu d’une trentaine d’officiers en grande tenue. J’avais apporté mon thé, ce qui a fait faire la mine à la maîtresse du logis ; mais peu m’importe, tout est rompu entre les provinciaux et moi. J’ai presque été obligé de me fâcher pour avoir de l’eau bouillante. La mauvaise humeur de la mégère du café ne m’a point empêché de goûter l’excellence de mon thé ; il y a dix ans mon cœur eût été rongé de colère.

J’avais Quentin Durward dans ma poche ; je suis allé à pied, en lisant, au village de Riche, à vingt minutes de Tours, où l’on voit encore quelques restes du château de Plessis-lez-Tours. Il était bâti en briques ; sur la fin, la peur de Louis XI en avait fait une forteresse : le donjon est tout ce qui reste du vieil édifice.

Caché dans ce palais, ce mélancolique Louis XI faisait pendre aux arbres voisins tous ceux dont il avait peur. Là il mourut en 1483, tremblant et soupirant devant l’idée de la mort, comme le dernier des hommes, enrichissant son médecin et appelant un saint du fond de la Calabre. Ce roi me semble Tibère, plus la peur de l’enfer ; je me rappelle l’excellent portrait que l’on voit au Palais-Royal, et la statue de M. Jalley. J’ai vu de loin les ruines de la fameuse et opulente abbaye de Marmoutiers, de l’ordre de Saint-Benoît, connue des hommes d’aujourd’hui par le Comte Ory ; elle fut détruite en 1793.

À mon retour en ville, je suis allé voir la cathédrale, que l’on m’avait beaucoup trop vantée. Après qu’elle eut été deux fois détruite par des incendies, on commença à la reconstruire vers la fin du douzième siècle ; mais on dirait que le pays manquait de piété, car elle ne fut achevée qu’en 1550. On admire la rosace au-dessus du portail et les deux tours assez élevées. Les chanoines, gens de goût, ont fait revêtir de boiseries la base des piliers gothiques du chœur. Le bedeau m’a montré le tombeau en marbre blanc des enfants de Charles VIII. J’ai appris là qu’on appelle tour de Charlemagne cette tour carrée que l’on donne ici pour un reste de l’ancienne église de Saint-Martin. J’ai vu la bibliothèque, le musée chétif. En sortant de la cathédrale, j’ai trouvé une assez jolie rue ; mais les maisons sont trop basses pour avoir du style, pour dire autre chose au passant, sinon : Vous êtes au village. Cette rue m’a conduit dans la partie de la ville située au couchant de la belle rue ; cet ancien Tours est fort mal bâti.

Je m’étais arrêté une heure chez un bouquiniste à côté de la cathédrale ; je laisserai ses bouquins dans les auberges à mesure que je les aurai lus. Lire au lieu de regarder, c’est sans doute mal faire le métier de voyageur ; mais que devenir pourtant dans les moments où les petitesses de la province font mal au cœur ?

Comme je voyais que Tours commençait à me déplaire excessivement, j’ai pris une petite voiture et suis allé errer dans la campagne ; le cocher a pris la route de Luynes, J’ai aperçu de tous les côtés beaucoup de fertilité, beaucoup de bonne et sage culture ; mais en vérité rien de beau. Quelle différence avec les bords inconnus de l’Isère !

Je suis revenu pour le dîner à table d’hôte ; ce n’était pas la peine : dîner infâme s’il en fut jamais, plus mauvais encore que celui d’hier ; nous avions une alose et des poulets trop avancés. Mais la salle à manger est vaste, les fenêtres sont bien drapées et les demoiselles servantes sont assez drôles ; elles étaient en conversation suivie avec les pensionnaires. Deux ou trois de ces messieurs ont des mines précieuses : l’un d’eux, jeune homme de cinquante-cinq ans, avec des cheveux gris infiniment trop prolongés, les porte coquettement arrangés de façon à bien marquer la raie de chair. J’ai dîné là avec quatre ou cinq Anglais qui ont l’air bien minables : ils ne se fâchent de rien.

Après le dîner, comme il n’y avait point de spectacle, je suis monté tristement au cabinet littéraire, et comme hier j’y ai eu grand froid. De dépit j’ai entamé la conversation avec mon voisin ; c’était un sous-lieutenant que j’ai trouvé plein de bon sens et même d’esprit. Nous parlions des uniformes, et je vantais à l’étourdie un uniforme commode et peu cher, mais non pas beau.

— Nous nous battons une fois par an, et le soldat est misérable et sans le sou dans sa poche six fois par mois. Qui le consolera dans son malheur, si ce n’est l’amour du beau sexe que lui vaut son uniforme ? Faites-le donc aussi brillant que possible, c’est une partie de sa paye. D’où vient que le 4e de hussards a six cents engagés volontaires ?

Comme je m’ennuie à Tours, ce que j’écris doit être bien pâle. Combien ne serait-il pas plus agréable et plus facile d’écrire un voyage en Italie ! Ce beau pays a ses paysages sublimes, ses lacs de Lombardie, son Vésuve, les tableaux de Raphaël et la musique. Il a le moral de ses habitants. En Italie, mon âme admirerait sans cesse. Là rien de sec.

On trouve à chaque instant, chez le paysan d’Italie, au lieu de la niaiserie champenoise et berrichonne, ce bon sens profond, conséquence des républiques du moyen âge et des admirables coquineries par lesquelles une trentaine de familles puissantes parvinrent à dépouiller le peuple de l’autorité : les Médicis, les Malatesta, les Baglione, etc., etc.

De plus, ce qui a fait naître la musique, la nature, y a mis dans tous les cœurs l’amour de l’amour. Ailleurs l’amour n’est qu’une occasion de plaisirs de vanité pour la moitié des habitants. Le paysan des États du pape a du pain blanc, de la viande et du vin à tous ses repas.

Les arts naquirent en Italie vers l’an 1400 ; ils héritèrent du feu que les républiques du moyen âge venaient de laisser dans les cœurs. Ce feu sacré, cette générosité passionnée, respirent dans le poëme du Dante, commencé l’an 1300, et qui forma l’âme et l’esprit de Michel-Ange.

Que trouve-t-on en France en l’an 1300, en l’an 1400 ? de petits tyrans qui se font gloire de ne pas savoir lire et des serfs hébétés. Voyez-en la conséquence dans l’état moral des paysans du Berry, du pays de Dombes, etc. Ils croient aux sorciers, et ne lisent pas de journaux.

Il eût fallu que les arts naquissent en France en même temps que le Cid. Les guerres de religion avaient enflammé les âmes étiolées par la longue et ignoble féodalité ; les intrigues de la Fronde avaient aiguisé les esprits, les Français eussent fait de belles choses. Mais, en dépit de la sottise exprimée par ces mots : Siècle de Louis XIV, ce prince éteignit bien vite le feu sacré qui lui faisait peur. Cette passion folle qui adore la patrie et tout ce qui est grand enflammait Corneille, et ce n’était plus qu’une vue de l’esprit pour l’élégant Racine. La dernière dupe de cette générosité, désormais ridicule, fut le maréchal de Vauban.

La Bruyère, il est vrai, protégé par Bossuet, nous montre la disparition totale de cette noble duperie, de ce feu sacré dont plusieurs genres de littérature peuvent se passer, mais qui est indispensable dans les beaux-arts. La Peste de Jaffa n’est le meilleur tableau de ces derniers temps que parce que le peintre était enthousiaste des actions comme celle que représente son tableau. En 1796, il était à Milan, quartier général de l’armée d’Italie, et passait pour le plus fou des Français ; ses amours pour madame P…, sa mort ont bien prouvé que ce n’était point un homme d’Académie.

La France de 1837 n’a pour elle qu’une supériorité, immense à la vérité, elle est la Reine de la pensée au milieu de cette pauvre Europe encore censurée.

L’Italie elle-même n’est qu’une de ses sujettes. Dès qu’un imprimeur de Bruxelles apprend de Paris qu’un ouvrage a du succès dans les cabinets de lecture, il l’imprime, et, en dépit de toutes les polices, cet ouvrage est lu avec avidité à Pétersbourg comme à Naples. Demandez aux contrefacteurs belges la liste des ouvrages qui leur ont été le plus utiles, et vous verrez que la France est la reine de la pensée, précisément par les ouvrages que honnit l’Académie française. Quelle tragédie de ces messieurs a été jouée, depuis dix ans, à Londres et à Vienne ?


— De la Touraine, le 23 juin.

Ce n’est qu’aujourd’hui, et par hasard, que j’ai appris la suite d’une aventure qui m’intéresse fort. Un vieil agent d’affaires est venu me compter 220 francs qui m’étaient dus par une jeune veuve, jolie et fort riche, presque mon amie, et à laquelle j’avais l’honneur d’envoyer de Paris des robes et des chapeaux. Madame Saint-Chély était blonde et faite à peindre, comme on dit ici. Elle avait des bras devant lesquels Canova se fût extasié. Pour moi, j’admirais surtout une délicatesse d’âme qui devient plus rare tous les jours. Madame Saint-Chély avait la bonté de croire que je devinais ce qui pouvait convenir à une femme de vingt-neuf ou trente ans, blonde, et peut-être un peu trop grande (ce sont ses paroles dans une de ses lettres).

Je la trouvai préoccupée, il y a dix mois, à mon dernier passage. Depuis, après avoir vendu la moitié de ses propriétés, elle est partie brusquement pour l’Espagne ; et son homme d’affaires n’a reçu depuis son départ que deux lettres portant la date de Cadix, mais qui arrivent par l’Angleterre.

J’avais vu chez madame Saint-Chély un M. Mass…, grand escogriffe, montant fort bien à cheval, dansant, faisant des armes, grand chasseur, grand hâbleur, et au total le plus grossier des hommes. Je m’étonnais qu’une personne douée d’une âme si noble, d’une délicatesse si réelle et si rare, pût supporter cet être qui, aux yeux de nous autres hommes, eût fait tache, même à une table d’hôte passablement composée. Quand je vis la jolie veuve pour la dernière fois, sa préoccupation n’était que trop naturelle. Par surprise, et même, on peut le dire, en employant la force, le Mass… venait de conquérir ce qu’autrement il n’eût jamais obtenu. Ce n’est pas tout : avec une effronterie choquante et bien digne de lui, le Mass… a fait confidence des détails les plus intimes de cette étrange aventure à un de ses compagnons de chasse, assez bon diable, qui m’a tout raconté. Il lui disait : Actuellement que je suis aimé d’une femme immensément riche, et sur l’âge, mon affaire est des bonnes. Ce monstre-là appelait sur l’âge une femme qui un’a pas trente ans, et qui d’ailleurs est charmante.

Une fois que le guet-apens de Mass… eut réussi, il paraît que cette pauvre femme essaya de l’aimer ; mais elle ne put y parvenir. Elle éloignait le plus possible les rendez-vous. Qu’est-ce que ça me fait à moi, disait Mass… (je demande pardon du jargon), qu’est-ce que ça me fait, à moi, pourvu qu’elle crache au bassinet (qu’elle donne de l’argent) ?

Il arriva qu’un insolent fort riche, qui habitait une ville voisine, insulta un de ses compagnons de débauche ; mais la chose faite, il ne trouva plus en lui le courage de se battre. L’insolent a fait offrir à M. Mass… 5,000 francs pour chercher querelle à son adversaire et se battre avec lui, et 6,000 francs de prime s’il le tuait. Mass… a demandé de plus un habillement complet du plus beau drap de Louviers, ce qui a été accordé.

Il s’est mis à fréquenter un billard où cet homme venait quelquefois, a joué plusieurs fois avec lui, et enfin, un beau jour, s’est fait chercher querelle. Le combat s’est fort bien passé, et Mass… a tué son homme.

Madame Saint-Chély tomba dans un évanouissement profond, quand le juge de paix, qui autrefois lui avait fait la cour sans succès, vint lui conter cette affaire avec un malin plaisir, et en insistant surtout sur l’habit complet de drap de Louviers.

Une cousine de madame Saint-Chély, qui habite une petite ville dans les environs de Paris, lui a procuré un passe-port pour l’Espagne et l’Amérique, et c’est sous un faux nom, qui n’est pas même celui de cette cousine, que cette femme si douce et si bonne est allée se réfugier dans l’un de ces deux pays. Le vieux Bray, son agent, l’homme le plus sec, avait les larmes aux yeux en comptant les 220 francs et me donnant des détails. Le grand Mass… est dans une ville à dix lieues de celle où vivait madame Saint-Chély, et fait florès avec son habit de drap de Louviers.

J’envie l’être heureux qui consolera madame Saint-Chély. Elle n’aurait peut-être jamais eu d’amant sans le guet-apens de M. Mass… ; mais ce qu’il y a de cruel dans cette aventure donnera des forces à l’imagination, qui finira par l’emporter sur la raison. L’amour seul peut la consoler. Madame Saint-Chély avait toute la délicatesse qu’une grande fortune permet d’atteindre, et aucune des petitesses d’amour-propre et de despotisme auxquelles elle conduit trop souvent.

Vous savez que c’est dans les petites villes qu’il faut aller étudier les gouvernements ; là tout se tait, et surtout tout se vérifie. L’exemple qui suit est sérieux, et, je le crains bien, un peu ennuyeux ; je prie les dames de sauter cinq ou six pages. Les voleries difficiles à raconter survivront à toutes les autres ; on craint d’ennuyer en cherchant à soulever contre elles l’opinion publique.

Tout le monde parle des bénéfices qui se font sur les adjudications des grands ouvrages que le gouvernement fait exécuter ; mais peu de personnes ont des idées nettes sur cet objet. On croit ou on ne croit pas aux voleries, suivant qu’on est ami ou ennemi du gouvernement. Quant à moi, je me tiens pour ami très-sincère du gouvernement du roi, et je crois très-sincèrement aussi aux voleries sans nombre. Ce n’est pas l’argent que je regrette, c’est l’habitude de la friponnerie.

Comme je ne veux pas parler de ce qui se passe en France, je vais raconter ce qui a eu lieu dernièrement dans un État voisin.

En avant d’un bourg nommé Givry, il y avait une montée abominable, maudite de tous les voyageurs. Le fonctionnaire, que nous appellerions en France ingénieur en chef, fit un projet de rectification ; la dépense fut approuvée par l’autorité centrale ; elle s’élevait à 70,000 francs, et l’on devait mettre la main à l’œuvre au commencement de 1836.

En septembre 1855, on s’occupa de l’adjudication des travaux, qui devaient avoir lieu six mois plus tard. Le préfet était en congé et remplacé par M. Volf, le secrétaire général. M. Ragois, ingénieur en chef et honnête homme, était en tournée sur ses routes, à trente lieues du chef-lieu de préfecture où devait se faire l’adjudication ; mais, comme il y voit clair, et qu’il craignait quelque tentative de friponnerie, il s’était fait remplacer par M. Wambrée, ingénieur ordinaire et parfaitement honnête homme. Les ingénieurs croyaient qu’il y aurait un rabais de huit ou dix pour cent sur les prix qu’ils avaient indiqués, et comme de coutume l’entreprise devait être adjugée au soumissionnaire qui ferait le rabais le plus fort.

Le 13 septembre, le conseil de préfecture se rassemble ; la séance est ouverte sous la présidence de M. Volf (le secrétaire général faisant fonctions de préfet). On introduit les soumissionnaires au nombre de quatre, et le candide M. Wambrée est bien étonné de voir que leurs soumissions ne portent que des rabais insignifiants de demi, quart, demi et un pour cent ; toutefois le conseil de préfecture adjuge le travail au sieur Dabo, dont la soumission offrait un rabais d’un pour cent.

Ce même soir, l’ingénieur Wambrée retourna à sa besogne ordinaire ; mais, surpris par une averse, il s’arrêta pour coucher à Lambin, village voisin de Givry.

L’hôte, complètement ivre ce soir-là, lui dit :

Eh bien, monsieur Wambrée, vous avez été joliment volé à l’adjudication de ce matin ?

— Il n’y a eu qu’un faible rabais, il est vrai, mais je ne vois pas de vol.

— Vous autres messieurs vous ne savez jamais rien, reprend l’hôte. Apprenez donc que tout le mic-mac s’est passé ici à mon auberge. Aujourd’hui après l’adjudication, les quatre personnes que vous y avez vues sont venues dîner là, à la table où vous êtes. Mais, ce qu’il y a de plus drôle, c’est que dix personnes qui voulaient prendre part à l’adjudication se trouvaient ici dimanche dernier. Après avoir longtemps disputé la chose entre eux, M. Brun, que vous connaissez le plus fin matois de la troupe, s’écria : Nous sommes de fières bêtes de prêter ainsi à rire aux ingénieurs et au préfet ; faisons entre nous une adjudication préparatoire, et donnons-nous parole d’honneur de céder l’affaire à qui fera le rabais le plus fort. Outre la parole d’honneur, Brun signa et leur fit signer un dédit de je ne sais pas quelle somme, et enfin, sur cette table où vous dînez, ils firent leur adjudication bien en règle.

Quand on ouvrit les billets, il se trouva que Dabo avait fait un rabais de sept pour cent, les autres faisaient des rabais inférieurs ; la route de Givry fut donc adjugée à Dabo. Il fut convenu qu’il se présenterait à la préfecture avec un rabais d’un pour cent ; que, pour la forme, deux ou trois des autres paraîtraient aussi à la séance, mais avec des rabais inférieurs, et qu’enfin Dabo, s’il obtenait l’adjudication, partagerait également avec les neuf autres le six pour cent de bénéfice sur le prix de la nouvelle route de Givry.

Le pauvre ingénieur Wambrée est encore jeune et honnête, il est indigné. Dès le lendemain matin, à cinq heures, il prend un cheval meilleur que le sien et court au chef-lieu. Il y arrive à dix heures du matin. Aussitôt il écrit à M. Volf, faisant fonctions de préfet, tout ce qu’il vient d’apprendre ; il le supplie de ne pas soumettre l’adjudication de la veille à l’approbation de M. le directeur général des ponts et chaussées, résidant dans la capitale.

Remarquez que, d’après la loi, toutes ces adjudications ne sont un engagement envers les adjudicataires que lorsqu’elles sont revêtues de l’approbation du directeur général. Le 14 septembre, à midi, le pauvre Wambrée envoie sa lettre à M. Volf ; le 15, M. Volf lui répond que les choses dont il lui donne avis sont bien vagues ; que ce sont peut-être des propos d’envieux que sa longue expérience administrative (à lui Volf) lui a appris à mépriser ; mais qu’au reste il ne soumettra l’adjudication de Givry à l’approbation de M. le directeur général qu’après avoir reçu un second rapport détaillé de lui Wambrée.

Cette lettre était bien signée de M. Volf, mais elle avait été faite par M. Limon, homme prudent, depuis dix ans chef de bureau des ponts et chaussées à la préfecture, et qui ne s’appauvrit pas.

Ce même jour, 14 septembre, M. Wambrée reçoit la visite de Dabo, l’adjudicataire, qui le prie instamment de lui tracer cette route de soixante-dix mille francs, qu’il vient d’obtenir à un pour cent de rabais.

Mais vous n’avez donc pas lu l’affiche ? lui répond M. Wambrée, vous y auriez vu que ce travail n’est exécutoire qu’au mois de mars prochain ; alors seulement nous aurons des fonds.

— N’importe ! reprend Dabo, j’exécuterai par avance.

— Prenez garde, reprend Wambrée, le rabais que vous avez proposé n’est pas suffisant, et je ferai tout ce qui dépendra de moi pour que M. le directeur général n’approuve pas cette adjudication.

M. l’ingénieur en chef Ragois, averti de ce qui se passait au chef-lieu, se hâte de revenir. Il y arrive le 22 septembre.

Voilà six à sept mille francs qu’on nous vole, dit-il à Wambrée ; et, comme cette somme est partagée entre tous, il sera bien difficile de nous faire faire justice.

Le même jour, 22 septembre, M. Ragois rencontre à la promenade M. Volf, secrétaire général, faisant fonctions de préfet.

— À propos, lui dit celui-ci, l’adjudication de Givry est approuvée.

— Qu’est-ce que vous me dites donc ? reprend M. Ragois tout surpris, une adjudication faite le 13, et dont vous avez l’approbation le 22 ! Mais j’ai deux cents lettres de vous relatives à tout autant d’adjudications qui de mon temps ont été faites en ce pays, et jamais vous ne les soumettez à l’approbation qu’après huit ou dix jours.

— Si vous voulez avoir la bonté de passer demain à la préfecture sur les dix heures, répond M. Volf, nous appellerons M. Limon, et sans doute tout vous paraîtra clair comme eau de roche.

Le lendemain, à dix heures, M. Ragois était à la préfecture avec toutes les lettres qu’il pouvait être utile de voir pour éclaircir l’affaire.

— Quoi ! dit-il à M. Limon, vous écrivez le 15 à M. Wambrée que vous attendrez un rapport de lui avant de soumettre l’adjudication de Givry à l’approbation du directeur général, et dès le 14 vous aviez écrit à la capitale !

— Eh bien ! monsieur, c’est un oubli, reprend M. Limon en ricanant. Et vous, monsieur l’ingénieur en chef, qui êtes homme de bureau, ne vous arrive-t-il jamais d’avoir une distraction ? Eh bien ! moi, je l’avoue franchement, j’avais oublié le 15 ce que j’avais écrit le 14. Que voulez-vous, l’adjudication de Givry tiendra.

— Je ne crois pas, répond froidement M. Ragois. Et, sans ajouter un mot, il plante là le préfet provisoire et son chef de bureau.

Il se hâte d’écrire à M. le directeur général. La première adjudication est cassée, et, dans une seconde, on obtient un rabais de sept mille francs, c’est-à-dire de dix pour cent, sur la mise à prix de soixante-dix mille francs.

La liberté de la presse ne peut servir à réprimer les abus de cette espèce ; le récit de la chose est trop ennuyeux, comme on vient de le voir. Dans ces sortes d’histoires, l’exposition, cette partie si nécessaire du drame, est trop difficile, et d’ailleurs le journaliste ne comprend pas le mécanisme de ces sortes d’affaires. Je doute même que nos députés d’avant 1830, tels que je les connais, voulussent comprendre mon récit.

Il y aurait un moyen bien simple pour avoir en Hollande des hommes irréprochables dans les bureaux de préfectures. Il faut que les chefs et sous-chefs soient fonctionnaires publics payés par l’État, il faut que les bureaux de préfectures soient l’école des sous-préfets et des secrétaires généraux, sur-le-champ on aura des parangons de vertu. Avec l’ambition qui brûle tous les cœurs, le gouvernement obtiendrait des miracles.

Il faut rétablir les secrétaires généraux, qui étaient la tradition vivante des préfectures ; c’est une dépense de deux cent soixante mille francs qui fera éviter pour deux millions de folles dépenses.

Il faut dans chaque bureau de préfecture un chef et un sous-chef ; le préfet travaillera indifféremment avec l’un ou avec l’autre. Le sous-chef devra se tenir au courant de tout et être prêt à remplacer le chef. Cet arrangement coûterait cinq cent seize mille francs.

L’ancienne chambre des députés était bien loin de comprendre la nécessité de ces sortes de dépenses, elle répugnait aux examens sévères et qui peuvent mettre au jour des vérités désagréables. En général, sur quatre chefs de bureaux des préfectures de Hollande, trois s’enrichissent.

J’ai traité une affaire il y a six mois dans une préfecture de France, j’ai appris à cette occasion qu’en 1815 l’abonnement des frais de bureaux était de cinquante mille francs ; en 1837, les affaires ont triplé, mais aussi l’abonnement n’est plus que de quarante-cinq mille francs. C’est ce que nous autres négociants appelons une fausse économie. Quand nous voyons un correspondant agir ainsi, nous diminuons nos affaires avec lui.

Et toutefois, les préfets qui n’ont pas de fortune économisent dix mille francs par an sur leur traitement ou sur leurs frais de bureaux.

J’ai vingt histoires comme celle-ci, que je n’imprime pas, de peur de tomber dans le genre ennuyeux, et peut-être envieux aux yeux des nigauds. Je supplie le lecteur de penser un peu sérieusement à ce qui se passe à la préfecture de son département, et ensuite de répondre comme juré : — Le récit précédent peint-il les choses en noir ?

Si le lecteur habite Paris, il n’est pas juge compétent. Sur quel fait administratif sait-on la vérité à Paris ? Un homme qui donne des dîners n’a-t-il pas toujours deux cents amis dans la société qui s’empressent de nier tout ce qui est défavorable ? De là la passion de pouvoir donner des dîners qui travaille le petit bourgeois de Paris.

Voici un dialogue qui n’a pas quinze jours de date, entre un député arrivant de Paris et un préfet.

Le député. — … Du reste, vous allez recevoir les nominations de cinq percepteurs.

Le préfet. — Ah ! tant mieux ! je les attendais avec impatience, le canton de Pin est bien mauvais ; depuis la loi d’apanage les républicains y fourmillent. Mais ces nouveaux percepteurs que j’ai choisis avec soin sont des gens remuants qui prennent la parole dans les cafés, et avec eux j’espère bien reprendre le dessus. Tout va bien.

— Mais, mon cher préfet, les percepteurs dont je vous annonce la nomination ne sont pas ceux que vous avez demandés ; les nouveaux percepteurs sont messieurs Durand pour Rochefort, Pierret pour Souvigny, etc., etc.

— Eh ! mon Dieu ! qu’est-il donc arrivé ?

— Rien que de bien simple : c’est moi qui ai demandé ces places, et mes candidats ont été préférés aux vôtres.

— Eh ! grand dieu ! qui a pu vous porter à une telle démarche ?

— Chacun de ces nouveaux percepteurs me procurera au moins cinq voix, et, ce qui vaut mieux encore, c’est que ce sont vingt-cinq voix que j’enlève à mon rival, M. Dufrêne.

Le préfet, se laissant tomber sur un fauteuil avec tous les signes du découragement :

— Et l’on veut que j’administre ! Prenez donc la préfecture, mon cher ami. On m’ordonne de marcher, et on me coupe les jambes. Comment voulez-vous que je dirige les volontés, que j’administre ?

Savez-vous que M. Dorais, homme d’esprit, qui était préfet ici avant 1830, n’a travaillé pendant cinq ans que dans un seul but : les élections. Il avait un homme à lui dans chaque canton, qu’il comblait ; aussi ses élections furent-elles parfaites.

Voici le résumé de cinquante faits trop caractéristiques pour que je puisse les raconter, ce serait nommer les masques, et faire du scandale, ce qui me semble grossier.

Si j’avais l’honneur d’être gouvernement, je regarderais comme la plus grande de toutes les sottises d’avoir un journal à moi. Le Français, étant encore à mille lieues du génie gouvernemental, ne comprend rien à une grande mesure, ne sait que dire sur cette mesure, et bientôt n’y pense plus, à moins toutefois qu’elle ne lui soit expliquée par quelque nigaud payé qui en fait l’apologie ; alors il se met à croire exactement tout le contraire de ce que l’homme payé veut lui persuader. Il se croirait dupe s’il faisait autrement.

Malgré la triste perspective de donner de l’humeur à la moitié juste des lecteurs en parlant politique, je veux me hasarder à noter ce que je vois. Je me rappelle toujours le plaisir vif que j’eus à Londres, en découvrant dans un magnifique in-4o les fragments du voyage que Loke fit en France vers 1670. Peut-être, dans cinquante ans seulement, personne ne pourra comprendre qu’il ait pu exister une absurdité aussi forte que celle des journaux de préfecture. MM. les préfets font exactement le contraire de ce qu’ils croient faire. J’ai vu cette drôle de bévue dans dix départements au moins. Par des excitations plus ou moins adroites, les préfets forcent les communes de leurs départements à s’abonner à un journal fait par un homme à eux, qui tous les matins vient à l’ordre à la préfecture. Ce pauvre garçon est sans doute le modèle de toutes les vertus, mais quelquefois il y joint de la gaucherie. Littérairement parlant, il fait de vains efforts pour sortir de l’insipidité la plus nauséabonde. C’est tout simple. Sur toutes les questions, il a peur d’en dire trop ou trop peu ; il tremble devant son préfet qui lui-même tremble tous les matins en ouvrant son Moniteur. J’ai vu dans les plus petites communes le moment où le piéton apporte ce journal de la préfecture ; les gros propriétaires, payant cent francs d’impositions, sont réunis au café, et se croient obligés de croire exactement le contraire de ce que leur fait prêcher M. le préfet. Je racontais, dans un bourg du Nivernais, un fait qui s’était passé sous mes yeux, deux mois auparavant, à Langres. On m’a objecté fort sérieusement que ma version de ce fait se trouvait imprimée dans le journal de la préfecture de l’avant-veille. À ce mot tous les yeux, même des yeux du juste-milieu, m’ont regardé avec méfiance : je n’ai eu pour moi que les gens qui me connaissent de Paris.

Le gouvernement pourrait demander à tous ses agents à l’intérieur et à l’extérieur de lui écrire des nouvelles les 1er, 10 et 20 de chaque mois ; ces rapports seraient divisés en trois colonnes : faits sûrs ; choses probables ; simples on dit.

Par ce simple moyen, et avec cent mille francs de ports de lettres, on réunirait une masse de faits non moins vrais que variés, à l’aide desquels il serait possible de remplir, d’une manière amusante, les trois premières pages d’un journal. La quatrième serait occupée par les ordonnances du roi, et des nouvelles qu’il faudrait toujours raconter sans le moindre adjectif de louange ou de blâme. Jamais, bien entendu, aucun démenti malhonnête donné aux autres journaux ; jamais aucune apologie des mesures du gouvernement. On donnerait les discussions des chambres, rédigées de façon à ce que chacun des douze ou quinze parleurs distingués par le public obtînt un nombre de lignes exactement proportionnel au nombre de minutes qu’il a passées à la tribune. Pour toute hostilité, on se permettrait de faire des procès en contrefaçon aux écrivains qui, avant un délai de huit jours, s’empareraient des faits énoncés dans les trois premières pages du journal du gouvernement. S’ils prétendaient avoir reçu la même nouvelle, on leur demanderait la lettre timbrée à la poste.

Je croyais d’abord que c’était le zèle tout seul, ou le désir de l’avancement, qui portait MM. les préfets à donner des ridicules au gouvernement par leur malheureux journal. Pas du tout ; M. C… vient de m’apprendre que les préfets sont tenus de faire imprimer à leurs frais une quantité d’avis qu’ils doivent distribuer à toutes les communes de leurs départements. Ces messieurs trouvent fort ingénieux de faire payer aux communes, sous prétexte d’abonnement, les dépenses qu’eux-mêmes devraient acquitter de leur bourse.

Le commis doué de toutes les vertus, qui fait des phrases en l’honneur de M. le préfet et du ministère, reçoit 3, 000 francs d’appointements, et se croit destiné à une magnifique sous-préfecture. Le pauvre diable qui rédige le journal de l’opposition gagne à peine douze cents francs ; mais il n’y a pas de bonne fête chez les libéraux du pays où il ne soit des premiers invités, tandis que la conversation habituelle des amis les plus chauds du préfet et du gouvernement consiste à se moquer des stupidités qu’ils ont lues le matin dans le journal de la préfecture. On se donne par là un air d’indépendance et de supériorité, on croit faire entendre qu’on sait les vraies raisons des choses et les dessous de carte.

Si le gouvernement adopte jamais l’idée d’envoyer dans les départements, au prix de quarante francs pour les particuliers et de vingt francs pour les communes, trois pages amusantes, il fera tomber les trois quarts des journaux de province. Ce serait un grand mal, selon moi.

Un provincial est toujours un peu moins arriéré et un peu moins envieux au moment où il vient de lire un journal ; c’est le contraire du Parisien, que le journal hébète. Je ne me suis donc laissé aller à l’idée d’écrire cette rêverie que bien convaincu qu’aucun gouvernement ne renoncera jamais au plaisir de lire, imprimées tous les matins, les louanges des ordres qu’il a signés la veille. Il se figure que d’autres que lui les lisent, il ne voit pas qu’il alimente par là les journaux de l’opposition. Sans ses apologies explicatives, ceux-ci seraient obligés de faire eux-mêmes l’exposition de la pièce à jouer devant le public. Or, toute exposition exacte est horriblement difficile avec les Français actuels. La dose d’attention que les lecteurs accordent à une phrase imprimée a bien diminué depuis que les auteurs ne relisent plus les phrases qu’ils envoient à l’impression.

J’avais bien recommandé à l’hôtel qu’on m’éveillât à quatre heures et demie du matin afin de ne pas manquer le bateau à vapeur qui part pour Nantes. J’étais effrayé par l’histoire lamentable de toute une famille qui la veille avait dîné à table d’hôte, et qui racontait que le malin elle était arrivée sur le rivage une heure juste après le départ de la vapeur.

Par bonheur je me suis éveillé à quatre heures, et j’ai été obligé d’aller tirer par le bras le portier qui, la veille, avait sollicité avec bassesse la faveur de porter mon sac de nuit au bateau. Il m’a trouvé fort indiscret de troubler ainsi son repos, et a marqué beaucoup d’humeur, même quand je l’ai payé.

À cinq heures et demie, les roues du bateau se sont mises en mouvement ; mais ce mouvement n’a pas duré. Au bout de dix minutes, nous nous sommes bravement arrêtés sur un banc de sable qui continue l’île de la Loire, laquelle commence au-dessous du beau pont. Le chef du bateau s’est mis à jurer horriblement contre ses subordonnés, leur disant qu’ils devaient bien savoir qu’on ne devait pas passer en ce lieu, que la veille au soir encore le bateau arrivant d’en bas avait été obligé de passer le long de la rive droite.

Le plaisant, c’est que lui-même était à bord au moment du départ ; il est vrai qu’il était occupé à faire le gros dos et à donner des ordres d’un air d’empereur romain pour le placement de l’équipage. Le triste, c’est que nous avons passé deux heures et demie immobiles sur ce banc de sable, et au milieu d’une humidité insupportable ; car, au bout de dix minutes, il est survenu un brouillard tellement épais, que nous ne voyions plus les bords de la Loire. Nous étions pénétrés de froid, les dames avaient peur. Notre machine a failli se briser, parce qu’on a voulu faire tourner les roues, dont une était prise dans le sable. Le désordre le plus complet régnait parmi les mariniers : tous juraient à la fois ; aucun ne se donnait le temps de penser à ce qu’il fallait faire. Le plus jeune, le moins élevé en grade, ce me semble, s’est jeté à l’eau, et nous avons vu avec effroi que l’eau ne lui arrivait pas à la ceinture. On a tenté plusieurs essais qui n’ont pas réussi ; on voulait mettre le bateau en travers, afin que le courant l’enlevât. Mais comment le faire pivoter sur le banc de sable de cinq ou six pieds de large sur lequel il s’était placé ? Pour alléger le bâtiment, on nous a fait descendre tous (les hommes s’entend) dans la nacelle ; mais cette nacelle, peu accoutumée à un tel poids, faisait eau de toutes parts. Nous avions de l’eau jusqu’à la cheville ; j’ai vu le moment où elle allait couler à fond sur la pointe du banc de sable. À la vérité, il n’y avait pas grand péril ; nous aurions plongé dans l’eau jusqu’aux genoux.

À force de crier comme des énergumènes depuis une heure et demie, nos matelots n’avaient plus de voix ; ils ne pouvaient répondre aux plaisanteries des bateaux à rames qui descendaient rapidement le grand courant de la Loire et se moquaient d’eux en passant. Ils demandaient à ce bateau à vapeur, qui d’ordinaire les devance avec tant d’insolence, s’il voulait leur donner ses paquets pour Nantes.

J’avais grande envie d’appeler un de ces bateaux pour mon propre compte ; j’éprouvais encore un froid plus vif que l’avant-veille au cabinet littéraire. Enfin le comptable du bateau à vapeur s’est décidé à héler un grand bateau monté par un enfant de quinze ans ; nous nous sommes tous transvasés dans ce bateau, qui était sec. De ce moment tout mon chagrin a cessé. Ce bateau une fois chargé a failli partir tout seul : nouveau redoublement de cris. On l’a attaché solidement au bâtiment à vapeur ; les mariniers sont venus ramer sur le bateau, ils l’ont exposé au courant d’une certaine façon, et enfin notre malheureux navire a repris un peu de mouvement. On sentait qu’il raclait le banc de sable.

À ce moment de grands cris se sont fait entendre sur le devant du bateau ; les mariniers se sont remis à jurer de plus belle ; le grand garçon qui s’était jeté à l’eau ne se possédait plus de colère : nous courions un danger. Un grand bateau, rapidement remorqué par huit chevaux au trot, venait droit sur nous et allait nous choquer. Les cris et le désordre ont été au comble ; les chefs du bateau s’injuriaient entre eux, le petit comptable était pâle comme la mort ; enfin on a essayé de faire jouer la machine, au risque de briser une des roues toujours engagée dans le banc de sable. Le bâtiment a fait un mouvement de côté et s’est éloigné d’environ six pieds de son ancienne position. Les gens du bateau remorqué criaient de leur côté comme des perdus après les conducteurs de leurs chevaux ; enfin ceux-ci ont compris, et le bateau remontant s’est arrêté à dix ou douze pieds du nôtre.

Mais par l’effet de notre mouvement de côté, je ne crois pas qu’il nous eût touchés, même quand il n’aurait pas arrêté ses chevaux.

Il faut que les Français soient bien braves, me disais-je, pour pouvoir gagner des batailles, avec un tel désordre dans les moments de danger. C’est peut-être à cause du reste de pesanteur allemande qui les garantit de ce désordre que les Anglais nous battent presque toujours sur terre. À Fontenoy, qui est peut-être la seule bataille gagnée par nous, l’armée française était commandée par un Allemand (le maréchal de Saxe), qui méprisait parfaitement tous les généraux qui l’entouraient, et ne les écoutait pas.

Une fois en mouvement, il ne nous est reste de notre accident qu’un accès de bavardage insupportable, qui a bien duré jusque vers l’embouchure de l’Indre. Dans leurs commentaires, les femmes avaient complètement altéré la vérité ; mais les dames des premières ayant eu beaucoup plus de peur encore que les paysannes, leurs récits étaient bien plus romanesques.

Le lecteur me croira-t-il, si je jure que ce n’est point par égotisme que j’ai raconté ce petit malheur avec tant de paroles ? Mon but secret serait d’engager ce lecteur malévole, qui me blâme injustement et qui voyage, à ne pas prendre au tragique les accidents de passe-port, de quarantaine et de versades qui viennent souvent contrarier les plus jolies courses. On gagne à s’étudier soi-même : on arrive à éviter la mauvaise humeur en voyage, comme une folie, comme une cause d’éclipse pour les choses curieuses qui vous environnent peut-être, et au milieu desquelles on ne repassera jamais.

Vu notre position non insulaire et le penchant au désordre, qui est peut-être inné chez les Français, il me semble qu’en 1837 du moins, le gouvernement royal est préférable à la meilleure des républiques. Nous tomberions sous le plus mauvais des rois, sous un Ferdinand VII d’Espagne par exemple, que je l’aimerais mieux que les républicains au pouvoir. Ils y arriveraient je le crois, avec des intentions raisonnables ; mais bientôt ils se mettraient en colère, et voudraient régénérer.

Si la révolution de 89 a réussi, c’est que tous les plébéiens qui avaient un peu de cœur étaient animés d’une haine profonde pour des abus atroces. Où sont aujourd’hui les abus atroces ?

Tout à coup, et comme par miracle, accoururent au secours de la révolution sept à huit grands hommes, dont chacun tracera la liste suivant les passions ou les préjugés de sa famille. Ces grands hommes eurent tant d’énergie, qu’aujourd’hui, après quarante ans, la pusillanimité que nous devons à leurs victoires et à la position tranquille que nous ont faite ces victoires n’est pas encore accoutumée à regarder en face cette énergie.

Ils furent secondés par une centaine d’hommes supérieurs : les Prieur, les Pétiet, les Daru, les Crétel, les Defermon, les Merlin.

Des milliers de Français, en 1789, aimaient la patrie avec enthousiasme. Qui nous annonce cette réunion de miracles dans une nouvelle lutte avec l’Europe ? La peur des étrangers, qui voient leurs sujets prêts à nous imiter, leur a enseigné à être unis. Sachons donc goûter notre bonheur présent et attendre. L’avenir ne peut que nous être favorable si nous ne le violentons pas. Offrons à tous les tiers-états de l’Europe le spectacle de notre bonheur, et, pour faire éclater cette félicité dans toute sa splendeur, n’ayons pas d’émeutes, et doublons nos richesses.

Le brouillard et le froid pénétrant ont duré jusqu’à l’embouchure de la Vienne. Les bords de la Loire sont monotones, toujours la pâle verdure des saules et des peupliers. Je me disais, pour exciter un peu mon esprit et ne pas trop m’ennuyer, que nous passions vis-à-vis de Chinon, de Richelieu, de Moncontour ; je cherchais à me remplir la tête des souvenirs de l’histoire de France sous les derniers Valois et les deux premiers Bourbons. On m’assurait sur le bateau que la Touraine conserve encore des traces de la corruption morale qu’y a laissée le séjour prolongé de la cour. C’était l’opinion de Paul-Louis Courier (assassiné près des lieux que je parcours).

Mes regards cherchaient avec avidité ces aspects tellement vantés des bords de la Loire ; je ne voyais que de petits peupliers et des saules, pas un arbre de soixante pieds de haut, pas un de ces beaux chênes de la vallée de l’Arno, pas une colline singulière. Des prairies fertiles toujours, et une foule d’îles à fleur d’eau, couvertes d’une forêt de jeunes saules de douze pieds de haut, dont les branches fort minces et pendantes se baignent dans le fleuve. C’est entre ces îles verdoyantes, mais non pittoresques, que le bateau à vapeur cherchait sa route. Nous apercevions assez souvent les tourelles de quelque château de la renaissance, situé à cinq cents pas du fleuve, par exemple le château de Luynes, patrie de Courier. Le peuple de cette petite ville habite dans des grottes creusées dans le rocher. On veut me persuader que je vois les piliers d’un aqueduc fort ancien, situé près de Luynes. On parle beaucoup sur le bateau du château de la Poissonnière, où Ronsard naquit en 1524. On lit encore au-dessus de la porte : Voluptati et gratiis. Près du château coule toujours la fontaine de la belle Iris, appelée dans le pays : Fontaine de la Bellerie. J’ai eu grand tort de ne pas aller à Chenonceaux, qui n’est qu’à sept lieues de Tours. Comme on sait, le fameux château de ce nom est construit sur un pont qui traverse le Cher, et c’est dans les premières piles, qui sont creuses, que l’on a pratiqué les cuisines. Ce château est habité et parfaitement conservé ; on fait remonter son origine au treizième siècle : ce fut sans doute une sorte de tête de pont qui favorisait les excursions du seigneur sur les deux rives du Cher.

En suivant de l’œil les rivages de la Loire, je lisais avec plaisir l’Histoire de l’art gothique, par M. de Caumont. Ce petit volume de trois cents pages me semble extrait des ouvrages anglais, il a des lithographies amusantes, mais pas toujours fort exactes. On voit que M. de Caumont n’a pas voyagé, et les auteurs anglais qu’il suit ne connaissent pas le midi de la France. C’est en Angleterre, et il n’y a pas cinquante ans, que l’on s’est avisé d’étudier l’art gothique. Cette étude va bien à la folie aristocratique qui domine ce pays[1].

À quatre lieues et demie de Tours, on a la bonté de m’indiquer la pile Cinq-Mars ; c’est un pilier quadrangulaire de quatre-vingt-six pieds de haut, et chacune des quatre faces a douze pieds et demi de largeur. Cette pile est un massif plein qui n’a ni escalier ni fenêtres. Elle est bâtie en briques et couronnée par quatre piliers de huit pieds de hauteur. Ce monument est-il romain ? À Langeais on voit un château gothique, et c’est dans une vaste salle de ce château, qui n’est plus aujourd’hui qu’une écurie, que fut célébré, en 1491, le mariage de la riche héritière Anne de Bretagne avec Charles VIII.

Nous avons aperçu le donjon et les maisons blanches de Saumur, qui de loin font un assez bel effet. Vingt minutes avant d’y arriver, cette ville a quelque chose de grandiose ; elle couronne une jolie colline. Comme nous longions le quai à portée de pistolet, nous avons trouvé que les boutiques sont fort bien.

Le château ou donjon, que nous apercevions depuis longtemps, fut bâti à plusieurs reprises et achevé seulement au treizième siècle. C’était une prison d’État avant 1789, et en 1793 il fut pris par l’armée vendéenne. L’église de Saint-Pierre est du treizième siècle ; c’est, dit-on, un beau gothique avec des parties romanes (c’est-à-dire antérieures à la mode du gothique ou du hardi, qui ne parut dans le monde que vers 1200). La curieuse église de Nantilly a la prétention d’avoir précédé la grande barbarie de l’an 1000. Mon cicerone la croit du commencement du douzième siècle. On y voit, dit-on, de grandes tapisseries du quinzième siècle, que je regrette infiniment de ne pouvoir examiner. Je ne me fais une idée nette des apparences extérieures de la société au moyen âge que depuis que j’ai vu les bas-reliefs de l’hôtel de Bourgderoule, à Rouen.

Notre-Dame-des-Ardilliers est de 1553. Saint-Jean, qui sert d’écurie maintenant, est de la fin du douzième siècle.

Quelques personnes instruites qui se trouvent sur le bateau parlent de deux dolmens (ou tables druidiques) des environs de Saumur. Celui de Bagneux a sept pieds sous la table, cinquante-huit pieds de longueur et vingt et un de large, celui de Riou, voisin du premier, est moins considérable ; mais il est au sommet d’un coteau ; on l’appelle la pierre couverte. Le musée de Saumur a une trompette antique de cinq pieds de long.

Je n’ai pu rien voir de tout cela, à mon grand regret ; le bateau m’emportait. Nous avons passé sans difficulté sous une des belles arches du nouveau pont, après quoi nous sont apparus les grands bâtiments de l’école de cavalerie, et à l’instant a commencé une interminable discussion sur la condamnation récente d’un jeune officier. Un homme âgé, qui habite Saumur, nous a dit : « Il peut être coupable de quelques petits péchés de sous-lieutenant ; mais le récit que les jurés ont admis implicitement, en rendant leur verdict, est absurde et impossible. Dans tous les cas on pouvait solliciter sa grâce ; un exil d’un an aux États-Unis était une peine plus que suffisante. » Ce qu’il y a de piquant dans cette affaire, c’est qu’on voit que le jury, comme tout le monde en France, ne sait pas résister à la mode ; c’est proprement là le péché gaulois.

Ce n’est qu’après la jonction de la Mayenne qu’ont cessé tout à fait les craintes d’un nouvel engravement, qui agitaient toujours les dames du bateau. J’ai remarqué sur la rive gauche un village à vingt pas de la Loire qui a au moins une demi-lieue de long. En cet endroit, le fleuve coule tout à fait au pied du rocher qui le contient au midi.

Un monsieur d’un certain âge, mis avec beaucoup de recherche, et que j’ai su plus tard être un préfet destitué, m’a demandé de lui prêter un des volumes du roman sérieux intitulé : Histoire de la guerre de la Vendée, par Beauchamp. Bientôt il me l’a rendu « Cela est intolérable, m’a-t-il dit, pour un homme du pays qui sait la vérité. » Nous nous sommes mis à causer, je ne demandais pas mieux. Ce préfet, homme d’esprit, qui s’ennuyait comme moi, m’a conté fort en détail tout ce qui s’est passé dans les environs de la Loire à l’occasion de la courageuse entreprise de madame la duchesse de Berry. Quoique tous deux du parti populaire, nous admirons le courage d’une jeune femme, d’autant plus singulier, qu’elle avait reçu la plate éducation des cours. Si le comte d’Artois en eût fait autant en 1794, nous n’aurions pas ce Code civil qui prohibe les grandes fortunes héréditaires, sans lesquelles point de monarchie pure.

Il paraît que mon nouvel ami a vu Naples, il me conte des anecdotes trop bouffonnes pour être répétées ici[2]. C’est bien pour le coup qu’on dirait que je suis un jacobin. Le cardinal Ruffo encourageait les lazzaroni qui allaient insulter les patriotes emprisonnés dans de sales bateaux, amarrés dans le port de Naples sous le soleil du mois d’août.

Canailles que vous êtes, s’écriaient les lazzaroni, quel mal vous avait fait l’impôt sûr la farine pour le supprimer ? Une autre fois on faisait voler aux libéraux leurs chapeaux ; ce qui n’est pas un petit malheur sous ce soleil brûlant[3].

Nous passons de là au carcere duro de M. de Metternich et à la cuisse coupée de M. Maroncelli. Ce sont les rois, me disait le préfet, qui, par leurs maladresses, nous amèneront cette république qui dérangera notre vie pour dix ans. Les véritables révolutionnaires ne sont pas les fous qui appellent les révolutions, mais bien ceux qui les rendent inévitables. Est-ce par calcul que M. Pellico a écrit un ouvrage qui est si bien entré dans les oreilles parisiennes ? — Non, par hasard il s’est trouvé à la hauteur de l’affectation à la mode dans les salons du faubourg Saint-Germain. — Ce livre restera, c’est un pendant à l’Imitation de Jésus-Christ.

Notre conversation a été interrompue par le passage du pont d’Ancenis, qui n’est pas une petite affaire. Les roues de notre bateau ont passé des deux côtés à trois pouces des piles, qui heureusement sont en bois. On avait abaissé la cheminée de tôle, et, malgré sa position horizontale, son bord inférieur a ratissé les poutres vermoulues du pont, et nous avons été couverts de petits éclats de bois. Pour peu que la Loire soit haute, le bateau à vapeur ne peut plus passer sous ce pont suranné dont il faudrait supprimer une pile.

Quand l’épisode du pont a été terminé : Il n’est pas, m’a dit l’ancien préfet, que vous n’ayez entendu parler de madame Ostrolenka, cette princesse russe de tant d’esprit ; elle est encore fort bien, mais altière comme un démon. Elle avait auprès d’elle une personne fort bien aussi de toutes façons, et qui l’appelait ma tante. Tout à coup, à Naples, elle a eu la fantaisie de la marier au fils du fameux apothicaire Arcone. La princesse est fort redoutée dans sa maison ; à mesure qu’elle s’éloigne de la première jeunesse, elle devient l’être le plus aristocratique peut-être de tous les royaumes du Nord.

Jamais sa pauvre nièce n’a trouvé le courage de lui dire qu’elle ne voulait pas du fils de l’apothicaire. Les bans ont été publiés, et toutes les ouvrières de Naples ont été mises en réquisition pour un trousseau magnifique.

La veille du mariage, le fils de l’apothicaire a eu l’idée d’apporter un énorme bouquet à sa prétendue ; il l’a longtemps entretenue en particulier sur la terrasse du jardin, à dix pas de la princesse. Mais son attention n’a pas eu de succès. Sa figure d’apothicaire passionné a su inspirer un courage de répugnance qui s’est trouvé plus fort que la terreur que l’altière princesse sème autour d’elle. La jeune personne n’a pas osé lui parler, mais elle est allée pleurer chez le majordome napolitain, personnage énorme et jovial, sur lequel l’extrême respect que les gens du Nord éprouvent pour leurs princes n’a qu’une influence modérée. La jeune nièce lui a déclaré qu’elle aimait mieux mourir que d’épouser l’apothicaire, que sa répugnance était trop invincible, etc., etc.

— Mais pourquoi ne pas le dire plus tôt ? répétait le Napolitain ; voilà une belle communication à faire à Son Altesse !

Comme les pleurs de la jeune personne redoublaient, le cœur du Napolitain a été touché. La sensibilité italienne n’est pas encore desséchée, même par le métier de courtisan.

— Eh bien ! je parlerai, a dit enfin le majordome, et il s’est fait annoncer chez la princesse. Mais une fois en présence de ces yeux scintillants et si beaux d’orgueil, il ne trouvait plus rien à dire. Il lui est venu à l’esprit une bouffonnerie, comme il arrive aux Napolitains lorsqu’ils sont embarrassés. Quand il a vu rire la princesse, il a entamé un récit bouffon ; tout à coup il s’est interrompu.

— Je ne sais pas en vérité comment je puis rire, s’est-il écrié, moi qui ai une nouvelle si désagréable à annoncer à Votre Altesse. Ce beau meuble que notre correspondant de Londres a fait exécuter avec tant de soins, et qu’il s’est fait payer d’avance quarante mille francs, eh bien ! il est noyé, abîmé, entièrement perdu ; le navire qui l’apportait a fait une voie d’eau, et l’on avait eu la gaucherie de placer les caisses de meubles à fond de cale.

Comme la princesse éclatait en gémissements,

— Observez ceci, madame, lui a-t-il dit : le ciel, qui connaît mon dévouement sans bornes pour Votre Altesse, m’a donné le pouvoir de faire un miracle, et de changer ce malheur-là contre un autre fort désagréable aussi, j’en conviens, mais qui ne vous coûte pas un sou. Votre beau meuble est arrivé hier soir, je viens de le faire déballer ; j’ai trouvé toutes choses dans le meilleur état possible, et demain matin Votre Altesse pourra en passer la revue dans l’orangerie, si elle daigne aller jusque-là.

— Mais l’autre malheur ? s’écriait la princesse avec impatience.

— Hélas ! c’est mademoiselle Mélanie, qui, dans son profond respect pour Votre Altesse, n’a jamais osé lui déclarer qu’elle aimait mieux mourir que d’épouser l’apothicaire.

La princesse a rougi, et, malgré son indolence incroyable, elle s’est mise à se promener dans le salon pendant que le majordome achevait son plaidoyer.

— Vous êtes un sot et un impertinent, lui a-t-elle dit, d’avoir mêlé le conte relatif au meuble à ce que vous aviez à m’apprendre.

La princesse a sonné avec fureur.

— Qu’on appelle mademoiselle Mélanie et mon cocher.

En un instant ils ont été devant elle. La princesse dit au cocher, qui est cet homme avec une barbe de dix-huit pouces que tout Naples admire :

— Regardez mademoiselle Mélanie.

Le cocher, se prenant la barbe avec les deux mains, a déclaré qu’il n’osait pas.

— Regardez-la, a répété la princesse d’un ton à faire trembler ; dites-moi si elle vous plaît. Nouvelles protestations de respect de la part du cocher.

— Eh bien ! vous l’épouserez demain.

Le cocher s’est mis à faire une quantité de signes de croix, et a fini par dire tout bas qu’il était marié.

— Retirez-vous, vous n’êtes qu’un sot, a repris la princesse. Que mademoiselle Mélanie se retire aussi, et ne reparaisse jamais devant mes yeux.

Le lendemain la princesse a dit au majordome de chercher un couvent où l’on déposerait la malheureuse Mélanie en payant d’avance sa pension pour dix ans.

Trois jours après, comme la princesse demandait au majordome le nom du couvent qu’il avait choisi, celui-ci a répondu d’un air politique :

— Cette aventure ferait anecdote en ce pays. Les grandes dames de Naples s’occupent beaucoup de ce qui se passe dans l’intérieur des couvents, où la plupart ont été élevées et conservent des relations. Tout le monde voudra voir la jeune personne exilée. Qui sait ? Comme elle est aussi fort jolie, on ira peut-être jusqu’à prononcer le mot ridicule de jalousie. Dans mon zèle extrême pour le service de Son Altesse, j’ai trouvé un jeune négociant français qui épouserait bien mademoiselle Mélanie.

— Comment s’appelle-t-il ?

— Achard.

— Son nom commence-t-il par un H ou par un A ?

— Ces Français fourrent des H partout ; en vérité, je n’en sais rien.

— Vous n’êtes qu’un sot ; allez vous en informer, et qu’on m’en rende compte avant que je sorte pour le spectacle.

— Il s’appelle Achard sans H, est venu dire le majordome.

— Je consens au mariage, a repris la princesse ; le même trousseau servira. Il ne faudra pas changer la marque[4].

La conversation est arrivée ensuite à des choses plus graves.

L’ancien préfet et moi nous touchons à un sujet bien autrement scabreux que tout ce qui a été dit jusqu’ici. Nous pensons qu’un homme à qui ses terres rapportent cinquante mille livres de rente doit payer plus que deux cents petits propriétaires qui ont chacun deux cent cinquante francs de rente (et cela afin de ne pas nourrir des bouches inutiles).

La somme de trois ou quatre millions, qu’on obtiendrait par cette surimposition des terres payant un impôt de plus de deux mille francs, devrait être portée en diminution sur les cotes au-dessous de cinq francs ; voici comment :

Un paysan qui paye six francs d’impôt foncier ne payerait que cinq francs s’il prouvait que lui ou un de ses enfants sait lire, que trois francs s’il prouvait que lui et ses deux enfants savent lire. La lecture prouvée pourrait réduire toutes les cotes au-dessous de cinq francs à une somme qui serait fixée chaque année par un article du budget, basé sur la somme produite par l’impôt progressif.

Diminuer par l’impôt le revenu d’un père de famille quia deux cent cinquante francs de rente et cinq enfants, c’est nuire à la population. L’imprudence et un préjugé religieux font créer des enfants qui, avant sept ou huit ans, meurent faute de nourriture suffisante. Ils seraient sauvés s’ils pouvaient manger de la viande une fois par semaine.

Or, la consommation totale de quatre enfants, qui meurent de misère à huit ans et qui ont été inutiles à la société (qui n’ont augmenté la valeur de rien par leur travail), équivaut à la consommation d’un robuste jeune homme de vingt ans qui est fort utile.

Toute humanité à part, il est de l’intérêt de la société qu’aucun enfant ne meure. Or, sur cent enfants qui succombent dans les campagnes, c’est au manque de nourriture suffisante qu’il faut attribuer la mort de quatre-vingts ; les maladies ne sont qu’une vaine apparence.

La nation perd la nourriture de ces quatre-vingts enfants. L’impôt progressif réduirait le nombre des enfants morts faute de viande de quarante pour cent peut-être. Mais, dans la chambre de Hollande, y avait-il en 1836 cent députés qui eussent lu Smith et Malthus, ou bien réfléchi à ces questions ? Il faut ajourner toutes les questions difficiles à l’époque où les députés seront payés, alors on aura des hommes accoutumés au travail. Nous avons bien dit d’autres sottises. Les amendes ne sont une punition que pour le pauvre, les gens riches s’en moquent fort. On devrait condamner le maître de toute voiture qui écrase un être humain dans Paris, non-seulement à une amende de cent cinquante francs, mais encore à une somme égale au double des impositions que l’écrasant a payées l’année précédente.

Un homme a trente-six mille francs de rente ou cent francs par jour, un autre a quatre mille livres de rente, ou onze francs par jour ; osera-t-on dire qu’une amende de cinq cents francs est la même chose pour ces deux coupables ? Il faut dire : l’amende sera du quart des impôts payés l’année précédente. Toute la partie de nos lois relative aux punitions par l’argent est donc à refaire. L’arrêt du destin est conçu en ces termes : Les riches devront bientôt chercher leur sécurité dans l’absence du désespoir chez le pauvre.

Un ouvrier est accusé, on le met en prison ; cette arrestation préventive dure un mois ou deux : pendant ce temps sa femme et ses enfants meurent de faim ou volent. Un homme aisé est mis en prison, il ne perd que sa liberté.

Faites comprendre ces questions à des gens qui n’ont jamais lu, je ne dirai pas Bentham, mais seulement Montesquieu, dont le style est une fête pour l’esprit. Un jour un législateur se moquait de moi parce que j’avais lu Delolme (sur le gouvernement anglais).

Le Français qui veut se donner le plaisir d’habiter une ville de neuf cent mille habitants, disions-nous, doit faire le sacrifice d’une partie de sa liberté. C’est ce qu’un ministre devrait dire à la Chambre, en présentant une loi qui porterait prohibition à tous les forçats libérés et à tous les repris de justice d’habiter le département de la Seine. Un forçat ne pourrait habiter ce département que sur le dépôt d’un cautionnement de cinq mille francs, lequel serait admis par ordonnance royale. Les coquins deviennent de trop habiles gens, voyez Lacenaire.

Tout petit voleur repris de justice avant seize ans serait transféré dans une maison de travail établie à Toulon, et ne pourrait reparaître dans le département de la Seine. On pourrait les employer sur mer. Si l’on se refuse à ces mesures, on aura à foison des assassinats Maës, dont l’auteur est resté inconnu.

La police est fort bien faite ; mais, vu l’habileté des voleurs, bientôt elle deviendra impossible.

Les habitants de la rue Richelieu pourraient payer deux gardiens choisis parmi des soldats blessés (condition qui écarterait les ex-laquais de gens puissants). Ces gardiens, armés de pistolets et d’une lance, se promèneraient dans la rue Richelieu de onze heures du soir jusqu’au moment du lever du soleil, et bientôt en connaîtraient tous les habitants. L’Angleterre, l’Allemagne et l’Espagne ont de tels gardiens.

Un vieux général encore vert, un ancien préfet habitant la rue Richelieu, serait nommé Édile par le suffrage de tous les propriétaires ou locataires payant plus de cent francs d’impôts et habitant cette rue. Il surveillerait les gardiens, et ne connaîtrait que des vols ou attentats aux personnes, jamais rien de politique.

Nous devisions ainsi dans le salon du bateau à vapeur, car, bientôt après Ancenis, le froid nous avait obligés d’y chercher un refuge. Le temps commençait à nous sembler long, lorsque nous avons aperçu les lumières de Nantes.



  1. Qu’est-ce que coûte l’œil d’un médecin ? disait dernièrement le comte ***.
  2. On plaisante un jeune abbé de douze ans qui passe dans la rue à Naples. — Monsignor, dove ha cellebrato questa matina ? — A capella di sora ta.
  3. Les détails les plus originaux et les plus vrais sur Naples et la Sicile nous ont été donnés par M. Palmieri Micichè. La conversation des pensionnaires des couvents de Palerme dans les airs et par-dessus les maisons, qu’il découvrit un jour que son père l’avait mis en prison au grenier, est un morceau charmant.
  4. Je ne me serais pas permis de raconter cette histoire, si je ne l’avais trouvée dans la Presse du 30 novembre 1837.