Mémoires d’un Touriste (édition Lévy, 1854)/12

Michel Lévy frères (volume Ip. 86-91).


— Route de Langres à Dijon, le 10 mai.

Une petite colline couverte de bois, qui n’est que jolie vue en sortant de Chaumont, paraît sublime et enchante les regards.

C’est ce qui m’est arrivé aujourd’hui. Quel effet ne ferait pas ici le mont Ventoux ou la moindre des montagnes méprisées dans les environs de la fontaine de Vaucluse !

Par malheur il n’y a pas de hautes montagnes auprès de Paris : si le ciel eût donné à ce pays un lac et une montagne passables, la littérature française serait bien autrement pittoresque. Dans les beaux temps de cette littérature, c’est à peine si la Bruyère, qui a parlé de toutes choses, ose dire un mot, en passant, de l’impression profonde qu’une vue, comme celle de Pau ou de Cras, en Dauphiné, laisse dans certaines âmes. Par une triste compensation, les plats écrivains de notre siècle parlent sans pudeur et sans mesure de ces choses-là et les gâtent autant qu’il est en eux.

Le pittoresque, comme les bonnes diligences et les bateaux à vapeur, nous vient d’Angleterre ; un beau paysage fait partie de la religion comme de l’aristocratie d’un Anglais ; chez lui c’est l’objet d’un sentiment sincère.

La première trace d’attention aux choses de la nature que j’aie trouvée dans les livres qu’on lit, c’est cette rangée de saules sous laquelle se réfugie le duc de Nemours, réduit au désespoir par la belle défense de la princesse de Clèves.

La France est sillonnée par cinq chaînes de montagnes. Les deux chaînes de collines qui servent de contre-forts à la Seine paraissent comme fauchées à une certaine élévation ; il faut les voir du fond des petits vallons ; aperçues d’une certaine hauteur, rien de plus laid. Le mont Valérien, vu du haut de la jolie colline de Montmorency, ne dit rien à l’âme. Quel dommage qu’une fée bienfaisante ne transporte pas ici quelqu’une de ces terribles montagnes des environs de Grenoble !

Si cette fée avait séparé par des bras de mer de quatre lieues de large la France de l’Espagne et de l’Allemagne, et la pauvre Italie de l’Allemagne, l’Europe serait de deux siècles plus rapprochée du bonheur que peut donner la civilisation : ce qui n’empêche point les gens payés pour cela de nous parler sans cesse de la bonté des fées. Figurez-vous le Rhin, la Vistule, le de dix lieues jusqu’à leurs sources ; comment la Russie pourrait-elle menacer la civilisation et montrer ses Cosaques au midi de l’Europe ?

Moi, qui l’année passée étais à Kœnigsberg, je sais qu’elle n’a pas vingt millions pour faire faire ce beau voyage à ses troupes, mais que de bourgeois se laissent effrayer par les articles terribles et bien payés que la Gazette d’Augsbourg traduit du russe !

Mais il faut revenir à ce triste monde tel qu’il est ; voici donc les montagnes de France telles que je les ai étudiées en venant de Langres à Dijon.

Une ligne de collines s’étend de Brest au mont Beuvray,

Par Corlay,
Fougères,
L’Aigle,
Gien,
Et Clamecy.

Au midi de Bayeux, cette chaîne est traversée par un croisillon qui s’étend, nord et sud, du midi de Saint-Lô à Châteaubriant.

Du mont Beuvray, cette chaîne, qui depuis Moulins, au nord de Mortagne, courait au sud-est, se replie vers le nord-est jusqu’à Bourbonne, puis au nord tout à fait, jusqu’à Mézières et Saint-Pol. Cette chaîne est double de la Marche à Verdun, et forme la vallée de la Meuse.

De Remiremont elle va joindre le contre-fort de la vallée du Rhin du côté français, du Ballon d’Alsace à Bitch.

Seconde chaîne.

De Dijon et de la Côte-d’Or, cette chaîne arrive au mont Saint-Vincent, près du canal du centre : là elle devient parallèle au Rhône jusqu’à Chailand, vis-à-vis de Valence. À ce point elle atteint une grande hauteur, puis se détourne au sud-est vers Florac, Lodève et Saint-Papoul, près Castelnaudary.

Troisième chaîne.

Un petit angle curviligne est dessiné par des montagnes qui, de Cahors, remontent au nord-est jusqu’à Saint-Pourçain, et forment sur leur passage le col de Cabres et le mont Dor. À Mont-Marault, cette chaîne court au sud-ouest jusqu’à Chalus, près Limoges.

Il ne faut pas oublier, si l’on veut se faire une idée complète du sol de la France, une petite chaîne de Châtaigneraie à Civray et à Lousignac, près Saint-Jean-d’Angely. Par de petites collines vers Confolens, elle se lie de Chalus à Mont-Marault, par Saint-Germain-la-Courtine et Montaigu.

Quatrième chaîne.

Une petite chaîne nord et sud va du Poteau, au midi de Bazas, aux Pyrénées, vers Ansizan.

Cinquième chaîne.

Il est inutile de parler du mont Jura, qui de Bâle arrive à Belley, et des Alpes, qui, venues de Juderbourg et du Brenner, forment le mont Blanc et descendent au midi jusqu’à Vintimille, où elles se perdent dans la mer pour reparaître en Corse. À l’occident, les Alpes remplissent tout le Dauphiné jusqu’au mont Venteux près d’Avignon ; à l’orient, au contraire, elles s’abaissent subitement avant Turin. Là, commence cette immense plaine, la plus belle du monde civilisé, que les Gaulois conquirent jadis et semèrent de villes. Milan, Crémone, etc. Cette plaine s’étend de Turin à Venise et de Brescia à Bologne.

Je demande pardon au lecteur de ces pages sérieuses, mais ce n’est qu’après les avoir écrites pour moi que j’ai compris le sol de la France.

Je vais maintenant parler de la pluie et du beau temps.

À la suite d’observations ingénieuses, M. de Gasparin, qui avant d’être ministre de l’Intérieur avait été longtemps agriculteur habile, a cru voir que la France peut se diviser, sous le rapport des pluies, en deux régions. Dans la région n°1, il y a des pluies de printemps et d’automne ; dans la région n°2, il y a des pluies d’été. Le n°2 est au midi, le n°1 est au nord ; mais la ligne qui sépare ces deux grandes divisions est fort différente d’une ligne droite. Elle est excessivement serpentante ; c’est ce que l’on comprendra facilement, si l’on veut se rappeler que cette ligne dépend beaucoup des montagnes et des différentes hauteurs du sol.

Si l’on veut se figurer qu’une de ces billes rondes de marbre avec lesquelles jouent les enfants est suspendue dans un œuf, de façon que le diamètre de la bille qui figure la terre se confond avec le petit diamètre de l’œuf, la coquille de cet œuf marquera le point où les neiges sont éternelles sur le sommet des hautes montagnes. Sous l’équateur, il faut une montagne d’une hauteur énorme, pour que la neige y tienne au mois de juillet.

Sous l’équateur, les neiges ne seront éternelles qu’à quinze mille pieds de haut, c’est ce qui est représenté par les deux pointes de l’œuf. En Suède, au contraire, les neiges sont éternelles à quatre ou cinq mille pieds de hauteur.

Vous voyez donc avec facilité comment des montagnes plus ou moins hautes dérangent la température et la ligne des pluies en France.

Il est évident qu’il faut deux genres de culture dans la région n°1, où il y a des pluies de printemps et d’automne, et dans la région n°2 (le midi de la France), où il n’y a que des pluies d’été.

La ligne qui sépare les deux régions observées par M. de Gasparin passe près de Paris. De là ce climat trop variable qui contribue à nous rendre imbéciles dès soixante-cinq ans.

Il y a une autre ligne curieuse à observer, et qui passe aussi bien près de Paris, c’est celle des vignes. Elle va à peu près de Nantes à Coblentz. C’est en vain que l’Italie, avec son beau soleil, cherche à faire des vins de France. Elle ne peut jamais obtenir que des vins d’Espagne (chargés d’alcool).