Mémoires d’un Touriste (édition Lévy, 1854)/11

Michel Lévy frères (volume Ip. 75-86).


— Langres, le 5 mai.

Route de Chaumont à Langres. Comme il ne faut pas regarder la campagne, sous peine de prendre de l’humeur, j’ai envie, par forme d’épisode, de raconter ma vie. Voici sous quel prétexte.

Si j’avais à dire au lecteur quelque aventure d’un grand intérêt, peu lui importerait qui je sois ; mais je ne puis présenter que quelques petites remarques fort peu importantes, comme on sait, que quelques nuances plus ou moins vraies, et pour sympathiser un peu avec les assertions du touriste, il faut savoir à quel homme on a affaire.

Ma vie aurait dû être des plus simples, et elle a été fort agitée. Jusqu’à seize ans je fus victime du grec et du latin, que je commence seulement à ne plus exécrer. J’entrai dans un bureau de douanes ; mon père, membre de la chambre des députés, avait recommandé qu’on m’accablât de travail. Un soir, je chantais une chanson de Béranger, en me promenant dans une prairie avec quelques dames du village où j’étais employé ; mon directeur m’entendit, et un mois après je reçus un ordre de service pour la Martinique.

Dans ce pays-là, je fus accueilli à bras ouverts ; ma qualité de victime des jésuites me valut des amis fort empressés : j’y serais encore, car cette vie singulière me plaisait infiniment. Mais un jour je travaillai au soleil.

Je fus saisi par une inflammation du cerveau ; on m’embarqua pour l’Europe à demi mort : je survécus ; j’étais guéri en arrivant. J’allais repartir, lorsque mon père voulut me marier à la fille d’un riche marchand de fer, qui m’associa à son commerce. J’ai perdu ma femme et suis resté dans les fers. Pendant douze années j’ai travaillé, comme jadis, au grec et au latin ; j’ai fait fortune presque à mon insu. Maintenant mon père est mon meilleur ami, et je compte, dès que je le pourrai décemment, retourner à la Martinique, non plus pour y gagner ma vie, mais pour en jouir.

Paris est un pays un peu trop compliqué pour moi ; j’aime à faire des visites en chapeau de paille et en veste de nankin.

En ma qualité de commis marchand, je courais chaque année la France, l’Allemagne ou l’Italie ; mais je travaillais en conscience à ma partie, je n’osais presque lever les yeux. Cette année, tout en faisant mes affaires, je me suis permis de doubler mes séjours à Lyon, Genève, Marseille, Bordeaux, et j’ai regardé autour de moi.

La France est certainement le pays de la terre où votre voisin vous fait le moins de mal ; ce voisin ne vous demande qu’une chose, c’est de lui témoigner que vous le regardez comme le premier homme du monde. Il est plus ou moins bien élevé ; mais s’il appartient à la bonne compagnie, il est toujours le même : et je voudrais un peu d’imprévu.

Pendant les douze années que je fus marchand, je n’ai voyagé que par la malle-poste. Trois jours de Paris à Marseille ! c’est beau ; mais aussi l’homme est réduit à l’état animal : on mange du pâté ou l’on dort la moitié de la journée. Je n’eus jamais le temps de m’enquérir, ou, pour mieux dire, de chercher à deviner comment les gens chez lesquels je passais avaient coutume de s’y prendre pour courir après le bonheur. C’est pourtant là la principale affaire de la vie. C’est du moins le premier objet de ma curiosité.

J’aime les beaux paysages : ils font quelquefois sur mon âme le même effet qu’un archet bien manié sur un violon sonore : ils créent des sensations folles ; ils augmentent ma joie et rendent le malheur plus supportable.

Mais, j’y pense, il est ridicule de dire qu’on aime les arts ; c’est presque avouer qu’on est comme il faut être. Je crois que la France ne fournit guère à l’admiration du touriste que des milliers d’églises gothiques et quelques beaux restes d’architecture romaine dans le Midi. J’avoue que, dès mon enfance, j’ai été enthousiaste de la jolie église de Saint-Ouen, à Rouen.

J’ai toujours partagé la France, dans ma pensée, en sept ou huit grandes divisions, qui ne se ressemblent pas du tout au fond, et n’ont de commun que les choses qui paraissent à la surface. Je veux parler de ce qui provient de l’action du gouvernement.

Dans tous les départements, une femme de petit fonctionnaire public se rengorge parce qu’elle a été invitée au bal de M. le préfet, et n’aime presque plus sa bonne amie d’enfance qui a été oubliée. De ce côté-là, on a les mêmes mœurs à Vannes et à Digne.

Mais, pour en revenir aux grandes divisions :

Je distingue l’Alsace et la Lorraine, pays sincères où l’on a du sérieux dans les affections, et un ardent patriotisme ; j’aime la langue parlée en Alsace, quoique horrible.

Vient ensuite Paris, et le vaste cercle d’égoïsme qui l’entoure dans tous les sens, à quarante lieues de distance. À l’exception des gens de la dernière classe, on cherche à tirer parti du gouvernement quel qu’il soit ; mais s’exposer pour le défendre ou le changer passe pour souveraine duperie. Donc il n’y a rien de si différent que l’Alsace et les environs de Paris.

En continuant de s’avancer vers l’ouest, on trouve, vers Nantes, Auray, Savenay, Clisson, les Bretons, peuples du quatorzième siècle, dévoués à leur curé, et ne comptant la vie pour rien dès qu’il s’agit de venger Dieu.

Plus au nord paraît le peuple de Normandie, gens fins, rusés, ne faisant jamais de réponse directe à la question qu’on leur adresse. Cette division, si elle n’est pas la plus spirituelle de France, me semble de bien loin la plus civilisée. De Saint-Malo à Avranches, Caen et Cherbourg, ce pays est aussi celui de France qui est le plus orné d’arbres et qui a les plus jolies collines. Le paysage serait tout à fait digne d’admiration, s’il avait de grandes montagnes ou du moins des arbres séculaires ; mais, en revanche, il a la mer, dont la vue jette tant de sérieux dans l’âme ; la mer, par ses hasards, guérit le bourgeois des petites villes d’une bonne moitié de ses petitesses.

Après les cinq divisions du nord, la généreuse Alsace, Paris et son cercle égoïste de quatre-vingts lieues de diamètre, la Bretagne dévote et courageuse, et la Normandie civilisée, nous trouvons au midi la Provence et sa franchise un peu rude. Les partis politiques donnent des assassinats en ce pays : le maréchal Brune, les mameluks de Marseille en 1815, les massacres de Nîmes.

Nous arrivons à la grande division du Languedoc, que je compte de Beaucaire et du Rhône jusqu’à Perpignan. On a de l’esprit et de la délicatesse en ces contrées ; l’amour n’y est pas remplacé par Barême ; il y a même, vers les Pyrénées, une nuance de galanterie romanesque et d’inclination aux aventures qui annonce la noble Espagne.

À Toulouse, on trouve une véritable disposition pour la musique. J’expose rapidement les sensations que j’ai rencontrées dans mes voyages, et je ne garde pas toutes les avenues contre la critique ; je sais, par exemple, que Nîmes est sur la rive droite du Rhône.

En remontant des Pyrénées vers le nord, nous voici à cet heureux pays où les gens se peignent tout en beau, et ne doutent de rien. La Gascogne, de Bayonne à Bordeaux et Périgueux, a fourni à la France les deux tiers des maréchaux et généraux célèbres : Lannes, Soult, Murât, Bernadotte, etc., etc. Je trouve infiniment d’esprit naturel à Villeneuve-d’Agen et à Bordeaux, mais, en revanche, bien peu d’instruction ; ce qui a valu une teinte noire à ces départements dans la carte de M. le baron Dupin. Le paysan est tout à fait barbare vers Rhodez et Sarlat, mais rien n’égale son génie naturel. Il pourrait lire Don Quichotte avec plaisir, tandis que le Normand n’y remarquerait que quelques idées fort judicieuses de Sancho Pança. Dans tous ces pays, le bourgeois est possédé du fanatisme de la propriété. Un homme a-t-il un domaine valant quatre-vingt mille francs, il achète le champ voisin qui en vaut trente mille, et qu’il compte payer sur ses économies, de façon que toute sa vie il manque d’un écu. Mais la gasconnade lui suffit ; il appelle sa maison un castel, dit à chaque mot qu’il est grand propriétaire, et finit par le croire.

Nous avons laissé au sud-est le pays de l’esprit fin et du patriotisme éclairé, Grenoble qui, le 6 juillet 1815, vingt jours après Waterloo, lorsque toute la France était découragée, et elle, abandonnée par les troupes de ligne et le maréchal Suchet, qui se retirait sur Lyon, voulut pourtant se défendre. Grenoble combattit généreusement les troupes piémontaises, qui n’étaient autres que les excellents régiments levés par l’empereur dans le Piémont. Ce trait de courage civil encore plus que militaire, au milieu de la France abattue par Waterloo, est unique dans l’histoire de notre révolution.

Le gouvernement, en province, c’est le préfet ; il est à peu près le même partout : cependant j’aurais beaucoup à dire sur cet article.

Il y a des départements du Midi où le gouvernement n’obtient presque pas d’influence sur le moral des peuples ; cela tient à l’état de barbarie ou aux passions des habitants, et aussi au défaut de capacité des préfets. Ces messieurs récompensent au hasard, et d’ailleurs l’on ne manque pas de les changer au bout de trois ou quatre ans, c’est-à-dire dès qu’ils commencent à connaître un peu le pays qu’ils administrent. La plupart, même après plusieurs années, ne se doutent pas de ce qui se passe autour d’eux. Ils agissent presque toujours suivant les passions d’un secrétaire général ou d’un conseiller de préfecture, qu’ils croient le plus honnête homme du monde, et ce meneur a les vues élevées et le caractère généreux d’un procureur avide et narquois. Ces préfets, avant 1830, ne peuvent pas se flatter de diriger une seule volonté dans leurs départements ; ils les achètent tout au plus avec des bureaux de tabac et des croix, quand toutefois les députés ne leur enlèvent pas ces moyens et ne s’en servent pas pour leur propre compte.

Si jamais les élections sont plus sincères qu’avant 1830, ces peuplades du Midi commenceront à prendre quelque intérêt au gouvernement. Jusqu’en 1830, elles le regardaient comme un ennemi tout-puissant, qui exige l’impôt et la conscription, mais avec lequel on fait aussi quelquefois de bien bons marchés, en se faisant payer pour lui envoyer à Paris les députés qu’il demande.

Les peuples furent électrisés par Napoléon. Depuis sa chute et les friponneries électorales et autres qui suivirent son règne, les passions égoïstes et vilaines ont repris tout leur empire : il m’en coûte de le dire, je voudrais me tromper, mais je ne vois plus rien de généreux.

Chacun veut faire fortune, et une fortune énorme, et bien vite, et sans travailler. De là, dans le Midi surtout, jalousie extrême envers l’homme qui a su accrocher du gouvernement une place de six mille francs ou même de trois mille ; on ne considère point qu’il donne en échange son travail et son temps, qu’il pourrait employer à gagner de l’argent par le barreau ou dans le commerce. On regarde tout fonctionnaire public comme un escroc qui s’empare de l’argent du gouvernement.

Ces façons de voir ridicules se rencontrent rarement dans la partie civilisée de la France, que je placerais au nord d’une ligne qui s’étendrait de Dijon à Nantes. Au midi de cette barrière, je ne vois d’exception que Grenoble et Bordeaux ; Grenoble s’est un peu élevée au-dessus de l’atmosphère de préjugés qui l’environne par la raison profonde, et Bordeaux par les saillies de l’esprit. On sait lire dans la patrie de Montesquieu et dans celle de Barnave.

Mais, même en négligeant l’effet que le gouvernement produit sur les sept ou huit grandes divisions caractéristiques de la France, il faudrait passer un an au moins dans chacune de ces divisions pour les connaître même médiocrement, et encore faudrait-il y être préfet ou procureur général.

Ce qui rend cette étude infiniment plus difficile pour nous autres habitants de Paris, c’est que rien ne nous prépare ici à ce qui existe en province. Paris est une république. L’homme qui a de quoi vivre et qui ne demande rien ne rencontre jamais le gouvernement. Qui songe parmi nous à s’enquérir du caractère de M. le préfet ?

Il y a plus : le ministère donne-t-il la croix à un sot bien notoirement inepte, nous rions à Paris ; et il n’y aurait pas à rire si la croix était donnée au mieux méritant : le ministère prend soin de nos plaisirs. En province, on s’indigne à un tel spectacle, on se désaffectionne profondément. Le provincial ne sait pas encore que tout en ce monde est une comédie.


— Département de la Haute-Marne, le 6 mai.

Il y a des hommes qui aiment à méditer sur les conclusions morales qu’ils ont tirées d’un fait, mais ils onnt le malheur de ne garder aucun souvenir des chiffres, ni des noms propres.

Ces gens-là sont sujets à être arrêtés tout court au milieu d’une discussion animée par un sot qui sait une date. Mais l’on peut avoir une montre à cadran d’émail, et écrire sur ce cadran quelques chiffres nécessaires et surtout faciles à consulter.

Dans un salon peuplé de gens fort distingués, l’on prenait plaisir, hier soir, à me dire beaucoup de mal du gouvernement du roi, sous le rapport économique.

J’ai répondu d’un ton d’oracle :

« Le commerce général de France, c’est-à-dire la valeur de ce qui est sorti de France et de ce qui y est entré, en 1836, s’élève à 1,866 millions. En 1828, 1,216 millions seulement. Différence en faveur du règne de Louis-Philippe, 650 millions.

« Paris a exporté, en 1836, 134 millions ; en 1828, 67 millions seulement ; et pourtant c’est à Paris qu’ont eu lieu les émeutes.

« En 1856, la France agricole a exporté pour 70 millions de vins. La France a envoyé aux États-Unis, en 1836, 159 millions et à l’Angleterre 66 millions seulement. Maintenant proclamez la république ou rappelez Henri V et vous verrez le chiffre de vos douanes. »


— Langres, le 9 mai.

En montant à Langres qui est sur une montagne, le postillon me dit qu’après Briançon c’est la ville de France la plus élevée au-dessus de la mer. Je trouve qu’elle ressemble à ce qu’on dit de Constantine.

Je fais arriver ma calèche au pied des tours de l’antique cathédrale. Elle paraît bâtie sur les ruines d’un temple romain. Le péristyle du chœur est d’ordre corinthien, et l’on y voit ces crânes de béliers par lesquels les anciens marquaient qu’un temple était accrédité et qu’on y faisait beaucoup de sacrifices. Le style de la cathédrale est roman avec des parties gothiques. Le portail est un ridicule ouvrage du dix-huitième siècle ; le jubé, en forme d’arc de triomphe, date de 1560. La chaire en marbre rouge fait ouvrir de grands yeux aux paysans des environs.

De la cathédrale j’ai fait une fort longue course par un vent très-froid, pour arriver au reste d’une porte romaine enclavée dans un mur de fortification. J’ai trouvé quatre pilastres corinthiens construits avec beaucoup de soins, la frise présentait des armures.

Langres fut la patrie de Sabinus et d’Éponine, dont la mort nous touchait si vivement au collège. C’est la seule histoire touchante que nos maîtres pédants n’eussent pas proscrite. On ménageait nos mœurs, et l’on nous faisait expliquer Ovide.

J’ai vu avec beaucoup de plaisir que l’on complète les fortifications de Langres. En cas de guerre, les braves gens de ce pays se chargeraient de défendre leur ville, ils ne demanderaient que quelques artilleurs. Le souvenir des horreurs et des pilleries de 1814 est encore vivant.

J’ai admiré la promenade de Blanche-Fontaine et ses beaux arbres.

La colline sur laquelle Langres est perchée est un contre-fort de la longue chaîne de montagnes qui court nord et sud, de Mézières à Beaune, à Mende et à Saint-Pons. La vue qu’on a de Langres est d’une immense étendue. Un homme fort poli, qui se promenait à Blanche-Fontaine en même temps que moi, m’indique la montagne où prennent leurs sources quatre rivières, la Marne, la Meuse, la Vingeanne et la Mance, qui portent leurs eaux, les unes à l’Océan, les autres à la Méditerranée.

La position de Langres et son ciel brumeux qui me rappelle les anciens Gaulois augmentent singulièrement l’effet que sa cathédrale produit sur moi. Je relis avec plaisir la description que César donne du caractère de nos aïeux.

Mes affaires terminées, le vent très-froid m’a fait chercher un refuge dans la cathédrale ; d’abord j’y ai lu César. Quand j’ai été un peu ranimé, j’ai songé à l’art gothique, et à l’ogive, qui n’est point un caractère exclusif du gothique proprement dit, né en 1200.

De tout temps l’ogive a existé en Égypte. Le pont du Jourdain en Syrie a des arches en ogive. Au dixième siècle, les Arabes apportèrent l’ogive en Sicile.

Ce qui est plus sûr pour moi, parce que je l’ai vu, c’est que la voûte de l’émissaire du lac d’Albano, bâtie, dit-on, lors du siège de Véies, est en ogive. Plusieurs constructions antiques de la Sicile présentent la voûte en ogive. Rien de plus naturel ; c’est la voûte la plus forte et qui se présente d’abord à l’esprit. Quoi de plus simple que de faire une ogive par encorbellement ?

L’architecture romane, puis gothique, est née peu à peu parmi des gens ennuyés de l’architecture grecque et de sa sœur cadette l’architecture romaine, ou désespérant de les égaler.

La société du dixième siècle se rapprochait par un côté essentiel du Paris de 1837. Les conquérants du Nord, énergiques et sauvages, venaient de faire irruption dans la société romaine élégante (les colonnes ne lui suffisaient plus, elle voulait des colonnes ornées de mosaïques ; voyez Ravenne) ; élégante, dis-je, mais énervée, étiolée, n’ayant plus de goût sincère pour rien de ce qui exige de la suite, ne pouvant plus être réveillée que par l’ironie, genre de plaisir qui ne demande à l’esprit qu’une seule minute d’attention.

Sans la presse, qui permet à un ouvrier sauvage tel que J. J. Rousseau de prendre la parole et de se faire écouter, la bonne compagnie, du temps où le maréchal de Richelieu prenait d’assaut le port Mahon, eût été pour les passions au même degré de totale inhabileté que nous présente à Rome le roman de Pétrone.

Le mélange des barbares avec la société énervée produisit d’affreuses et longues convulsions, et la totale barbarie du dixième siècle ; mais enfin l’amalgame se fit, et la France naquit.

Aujourd’hui, par l’effet de la révolution, le peuple est énergique, voyez ses suicides ; un tiers des gens riches qui louent des loges à l’Opéra seraient peut-être en peine de prouver que leur grand-père savait lire.

De là l’énergie qui cherche à se faire jour dans la littérature de 1837, au grand scandale de l’Académie et des hommes élégants et doux, nés avant 1780, accoutumés aux usages d’alors.

Le principe énergique était plus fort que parmi nous dans la société du dixième siècle ; le fils du Romain se retirait partout devant le fils du barbare.

La Sicile, moins dévastée par les gens du Nord, s’ennuya de l’architecture grecque, et peu à peu inventa l’architecture gothique. Puis vinrent les douzième et treizième siècles qui rougirent de leur barbarie, et eurent la passion de bâtir. C’est ce que prouvent les cathédrales de Strasbourg, de Reims, de Rouen, d’Auxerre, de Beauvais, de Paris, et les milliers d’églises gothiques des villages de France.

On sait que pour les âmes vaniteuses et froides, le compliqué, le difficile, c’est le beau. Or l’architecture gothique fait tout au monde pour se donner l’air hardi. Ceci explique le succès du vers alexandrin dans la tragédie. Les âmes faites pour les arts applaudissent :


Eh quoi ! n’avez-vous pas
Vous même ici tantôt ordonné son trépas ?

(Andromaque.)


Elles sont frappées du génie qu’il faut pour trouver une situation si cruelle. On voit bien que Racine avait aimé avec passion, se disent-elles ; et d’ailleurs l’expression leur plaît. Le vulgaire, les gens étiolés, les pédants, admirent la richesse de la rime, et la difficulté qu’il y avait à la trouver ; s’ils l’osaient, ils blâmeraient la pensée comme grossière et trop simple.

La littérature française peut donc espérer une belle époque d’énergie, lorsque arriveront dans le monde les petits-fils des enrichis de la révolution.

Langres est fort jalouse de Chaumont. En courant les rues assez jolies de Langres, et voyant de toutes parts des boutiques de couteliers, je ne pouvais penser qu’à Diderot ; sans doute cet écrivain a de l’emphase, mais combien en 1850 ne paraîtra-t-il pas supérieur à la plupart des emphatiques actuels ! Son emphase à lui ne vient pas de pauvreté d’idées, et du besoin de la cacher ! Bien au contraire, il est embarrassé de tout ce que son cœur lui fournit. Il faut arracher six pages à Jacques le Fataliste ; mais, cette épuration accomplie, quel ouvrage de notre temps est comparable à celui-là ? Il ne manqua au talent de Diderot que le bonheur de faire la cour, à vingt ans, à une femme comme il faut, et la hardiesse de paraître dans son salon. Son emphase eût disparu : elle n’est qu’un reste des habitudes de la province.

Peut-être aussi pensait-il, comme Voltaire, qu’il vaut mieux frapper fort que juste ; on plaît ainsi à un plus grand nombre de lecteurs, mais en revanche on s’expose à choquer mortellement les âmes qui sentent le Corrége et Mozart. Diderot pourrait répondre que ces âmes-là étaient fort rares en 1770, mais je répliquerais qu’en 1857 les tragédies de Voltaire nous ennuient à périr. En 1837, on adore Diderot à Madrid et à Pétersbourg ; on l’exècre comme un vil débauché à Édimbourg, et d’ici à vingt ans on lui rendra justice même dans la rue Taranne.