Mémoires d’outre-tombe/Troisième partie/Livre VI


LIVRE VI


Bonaparte à la Malmaison. — Abandon général. — Départ de la Malmaison. — Rambouillet. — Rochefort. — Bonaparte se réfugie sur la flotte anglaise. — Il écrit au prince régent. — Bonaparte sur le Belléphoron. — Torbay. — Acte qui confine Bonaparte à Sainte-Hélène. — Il passe sur le Northumberland et fait voile. — Jugement sur Bonaparte. — Caractère de Bonaparte. — Si Bonaparte nous a laissé en renommée ce qu’il nous a ôté en force. — Inutilité des vérités ci-dessus exposées. — Île de Sainte-Hélène. — Bonaparte traverse l’Atlantique. — Napoléon prend terre à Sainte-Hélène. — Son établissement à Longwood. — Précautions. — Vie à Longwood. — Visites. — Manzoni. — Maladie de Bonaparte. — Ossian. — Rêveries de Napoléon à la vue de la mer. — Projets d’enlèvement. — Dernière occupation de Bonaparte. — Il se couche et ne se relève plus. — Il dicte son testament. — Sentiments religieux de Napoléon. — L’aumônier Vignale. — Napoléon apostrophe Antomarchi, son médecin. — Il reçoit les derniers sacrements. — Il expire. — Funérailles. — Destruction du monde napoléonien. — Mes derniers rapports avec Bonaparte. — Sainte-Hélène depuis la mort de Napoléon. — Exhumation de Bonaparte. — Ma visite à Cannes.

Si un homme était soudain transporté des scènes les plus bruyantes de la vie au rivage silencieux de l’Océan glacé, il éprouverait ce que j’éprouve auprès du tombeau de Napoléon, car nous voici tout à coup au bord de ce tombeau.

Sorti de Paris le 25 juin, Napoléon attendait à la Malmaison l’instant de son départ de France. Je retourne à lui : revenant sur les jours écoulés, anticipant sur les temps futurs, je ne le quitterai plus qu’après sa mort.

La Malmaison, où l’empereur se reposa, était vide. Joséphine était morte[1] ; Bonaparte dans cette retraite se trouvait seul. Là il avait commencé sa fortune ; là il avait été heureux ; là il s’était enivré de l’encens du monde ; là, du sein de son tombeau, partaient les ordres qui troublaient la terre. Dans ces jardins où naguère les pieds de la foule râtelaient les allées sablées, l’herbe et les ronces verdissaient ; je m’en étais assuré en m’y promenant. Déjà, faute de soins, dépérissaient les arbres étrangers ; sur les canaux ne voguaient plus les cygnes noirs de l’Océanie ; la cage n’emprisonnait plus les oiseaux du tropique : ils s’étaient envolés pour aller attendre leur hôte dans leur patrie.

Bonaparte aurait pu cependant trouver un sujet de consolation en tournant les yeux vers ses premiers jours : les rois tombés s’affligent surtout, parce qu’ils n’aperçoivent en amont de leur chute qu’une splendeur héréditaire et les pompes de leur berceau : mais que découvrait Napoléon antérieurement à ses prospérités ? la crèche de sa naissance dans un village de Corse. Plus magnanime, en jetant le manteau de pourpre, il aurait repris avec orgueil le sayon du chevrier ; mais les hommes ne se replacent point à leur origine quand elle fut humble ; il semble que l’injuste ciel les prive de leur patrimoine lorsqu’à la loterie du sort ils ne font que perdre ce qu’ils avaient gagné, et néanmoins la grandeur de Napoléon vient de ce qu’il était parti de lui-même : rien de son sang ne l’avait précédé et n’avait préparé sa puissance.

À l’aspect de ces jardins abandonnés, de ces chambres déshabitées, de ces galeries fanées par les fêtes, de ces salles où les chants et la musique avaient cessé, Napoléon pouvait repasser sur sa carrière : il se pouvait demander si avec un peu plus de modération il n’aurait pas conservé ses félicités. Des étrangers, des ennemis, ne le bannissaient pas maintenant ; il ne s’en allait pas quasi-vainqueur, laissant les nations dans l’admiration de son passage, après la prodigieuse campagne de 1814 ; il se retirait battu. Des Français, des amis, exigeaient son abdication immédiate, pressaient son départ, ne le voulaient plus même pour général, lui dépêchaient courriers sur courriers, pour l’obliger à quitter le sol sur lequel il avait versé autant de gloire que de fléaux.

À cette leçon si dure se joignaient d’autres avertissements : les Prussiens rôdaient dans le voisinage de la Malmaison ; Blücher, aviné, ordonnait en trébuchant de saisir, de pendre le conquérant qui avait mis le pied sur le cou des rois. La rapidité des fortunes, la vulgarité des mœurs, la promptitude de l’élévation et de l’abaissement des personnages modernes ôtera, je le crains, à notre temps, une partie de la noblesse de l’histoire : Rome et la Grèce n’ont point parlé de pendre Alexandre et César.

Les scènes qui avaient eu lieu en 1814 se renouvelèrent en 1815, mais avec quelque chose de plus choquant, parce que les ingrats étaient stimulés par la peur : il se fallait débarrasser de Napoléon vite : les alliés arrivaient ; Alexandre n’était pas là, au premier moment, pour tempérer le triomphe et contenir l’insolence de la fortune ; Paris avait cessé d’être orné de sa lustrale inviolabilité ; une première invasion avait souillé le sanctuaire ; ce n’était plus la colère de Dieu qui tombait sur nous, c’était le mépris du ciel : le foudre s’était éteint.

Toutes les lâchetés avaient acquis par les Cent-Jours un nouveau degré de malignité ; affectant de s’élever, par amour de la patrie, au-dessus des attachements personnels, elles s’écriaient que Bonaparte était aussi trop criminel d’avoir violé les traités de 1814. Mais les vrais coupables n’étaient-ils pas ceux qui favorisèrent ses desseins ? Si, en 1815, au lieu de lui refaire des armées, après l’avoir délaissé une première fois pour le délaisser encore, ils lui avaient dit, lorsqu’il vint coucher aux Tuileries : « Votre génie vous a trompé ; l’opinion n’est plus à vous ; prenez pitié de la France. Retirez-vous après cette dernière visite à la terre ; allez vivre dans la patrie de Washington. Qui sait si les Bourbons ne commettront point de fautes ? qui sait si un jour la France ne tournera pas les yeux vers vous, lorsque, à l’école de la liberté, vous aurez appris le respect des lois ? Vous reviendrez alors, non en ravisseur qui fond sur sa proie, mais en grand citoyen pacificateur de son pays. »

Ils ne lui tinrent point ce langage : ils se prêtèrent aux passions de leur chef revenu ; ils contribuèrent à l’aveugler, sûrs qu’ils étaient de profiter de sa victoire ou de sa défaite. Le soldat seul mourut pour Napoléon avec une sincérité admirable ; le reste ne fut qu’un troupeau paissant, s’engraissant à droite et à gauche. Encore si les vizirs du calife dépouillé s’étaient contentés de lui tourner le dos ! mais non : ils profitaient de ses derniers instants ; ils l’accablaient de leurs sordides demandes ; tous voulaient tirer de l’argent de sa pauvreté.

Oncques ne fut plus complet abandon ; Bonaparte y avait donné lieu : insensible aux peines d’autrui, le monde lui rendit indifférence pour indifférence. Ainsi que la plupart des despotes, il était bien avec sa domesticité ; au fond il ne tenait à rien : homme solitaire, il se suffisait ; le malheur ne fit que le rendre au désert de sa vie.

Quand je recueille mes souvenirs, quand je me rappelle avoir vu Washington dans sa petite maison de Philadelphie, et Bonaparte dans ses palais, il me semble que Washington, retiré dans son champ de la Virginie, ne devait pas éprouver les syndérèses de Bonaparte attendant l’exil dans ses jardins de la Malmaison. Rien n’était changé dans la vie du premier ; il retombait sur ses habitudes modestes ; il ne s’était point élevé au-dessus de la félicité des laboureurs qu’il avait affranchis ; tout était bouleversé dans la vie du second.


Napoléon quitta la Malmaison[2] accompagné des généraux Bertrand[3], Rovigo et Beker[4], ce dernier en qualité de surveillant ou de commissaire. Chemin faisant, il lui prit envie de s’arrêter à Rambouillet. Il en partit pour s’embarquer à Rochefort, comme Charles X pour s’embarquer à Cherbourg ; Rambouillet, retraite inglorieuse où s’éclipsa ce qu’il y eut de plus grand, en race et en homme ; lieu fatal où mourut François Ier ; où Henri III, échappé des barricades, coucha tout botté en passant ; où Louis XVI a laissé son ombre ! Heureux Louis, Napoléon et Charles, s’ils n’eussent été que les obscurs gardiens des troupeaux de Rambouillet !

Arrivé à Rochefort,[5] Napoléon hésitait : la commission exécutive envoyait des ordres impératifs : « Les garnisons de Rochefort et de La Rochelle doivent, » disaient les dépêches, « prêter main-forte pour faire embarquer Napoléon… Employez la force… faites-le partir… ses services ne peuvent être acceptés. »

Les services de Napoléon ne pouvaient être acceptés ! Et n’aviez-vous pas accepté ses bienfaits et ses chaînes ? Napoléon ne s’en allait point ; il était chassé : et par qui ?

Bonaparte n’avait cru qu’à la fortune ; il n’accordait au malheur ni le feu ni l’eau ; il avait d’avance innocenté les ingrats : un juste talion le faisait comparaître devant son système. Quand le succès cessant d’animer sa personne s’incarna dans un autre individu, les disciples abandonnèrent le maître pour l’école. Moi qui crois à la légitimité des bienfaits et à la souveraineté du malheur, si j’avais servi Bonaparte, je ne l’aurais pas quitté ; je lui aurais prouvé, par ma fidélité, la fausseté de ses principes politiques ; en partageant ses disgrâces, je serais resté auprès de lui, comme un démenti vivant de ses stériles doctrines et du peu de valeur du droit de la prospérité.

Depuis le 1er juillet, des frégates l’attendaient dans la rade de Rochefort : des espérances qui ne meurent jamais, des souvenirs inséparables d’un dernier adieu, l’arrêtèrent. Qu’il devait regretter les jours de son enfance alors que ses yeux sereins n’avaient point encore vu tomber la première pluie ? Il laissa le temps à la flotte anglaise d’approcher. Il pouvait encore s’embarquer sur deux lougres qui devaient joindre en mer un navire danois (c’est le parti que prit son frère Joseph) ; mais la résolution lui faillit en regardant le rivage de France. Il avait aversion d’une république ; l’égalité et la liberté des États-Unis lui répugnaient. Il penchait à demander un asile aux Anglais : « Quel inconvénient trouvez-vous à ce parti ? disait-il à ceux qu’il consultait. — « L’inconvénient de vous déshonorer, » lui répondit un officier de marine : vous ne devez pas même tomber mort entre les mains des Anglais. Ils vous feront empailler pour vous montrer à un schelling par tête. »


Malgré ces observations, l’empereur résolut de se livrer à ses vainqueurs. Le 13 juillet, Louis XVIII étant déjà à Paris depuis cinq jours, Napoléon envoya au capitaine du vaisseau anglais le Bellérophon cette lettre pour le prince régent :


« Altesse Royale, en butte aux factions qui divisent mon pays et à l’inimitié des plus grandes puissances de l’Europe, j’ai terminé ma carrière politique, et je viens, comme Thémistocle, m’asseoir au foyer du peuple britannique. Je me mets sous la protection de ses lois, que je réclame de Votre Altesse Royale comme du plus puissant, du plus constant et du plus généreux de mes ennemis.

« Rochefort, 13 juillet 1815. »

Si Bonaparte n’avait pendant vingt ans accablé d’outrages le peuple anglais, son gouvernement, son roi et l’héritier de ce roi, on aurait pu trouver quelque convenance de ton dans cette lettre ; mais comment cette Altesse Royale, tant méprisée, tant insultée par Napoléon, est-elle devenue tout à coup le plus puissant, le plus constant, le plus généreux des ennemis, par la seule raison qu’elle est victorieuse ? Il ne pouvait pas être persuadé de ce qu’il disait ; or ce qui n’est pas vrai n’est pas éloquent. La phrase exposant le fait d’une grandeur tombée qui s’adresse à un ennemi est belle ; l’exemple banal de Thémistocle est de trop.

Il y a quelque chose de pire qu’un défaut de sincérité dans la démarche de Bonaparte ; il y a oubli de la France : l’empereur ne s’occupa que de sa catastrophe individuelle ; la chute arrivée, nous ne comptâmes plus pour rien à ses yeux. Sans penser qu’en donnant la préférence à l’Angleterre sur l’Amérique, son choix devenait un outrage au deuil de la patrie, il sollicita un asile du gouvernement qui depuis vingt ans soudoyait l’Europe contre nous, de ce gouvernement dont le commissaire à l’armée russe, le général Wilson, pressait Kutuzof, dans la retraite de Moscou, d’achever de nous exterminer : les Anglais, heureux à la bataille finale, campaient dans le bois de Boulogne. Allez donc, ô Thémistocle, vous asseoir tranquillement au foyer britannique, tandis que la terre n’a pas encore achevé de boire le sang français versé pour vous à Waterloo ! Quel rôle le fugitif, fêté peut-être, eût-il joué au bord de la Tamise, en face de la France envahie, de Wellington devenu dictateur au Louvre ? La haute fortune de Napoléon le servit mieux : les Anglais, se laissant emporter à une politique étroite et rancunière, manquèrent leur dernier triomphe ; au lieu de perdre leur suppliant en l’admettant à leurs bastilles ou à leurs festins, ils lui rendirent plus brillante pour la postérité la couronne qu’ils croyaient lui avoir ravie. Il s’accrut dans sa captivité de l’énorme frayeur des puissances : en vain l’Océan l’enchaînait, l’Europe armée campait au rivage, les yeux attachés sur la mer.

Le 15 juillet, l’Épervier transporta Bonaparte au Bellérophon. L’embarcation française était si petite que du bord du vaisseau anglais on n’apercevait pas le géant sur les vagues. L’empereur, en abordant le capitaine Maitland, lui dit : « Je viens me mettre sous la protection des lois de l’Angleterre, » Une fois du moins le contempteur des lois en confessait l’autorité.

La flotte fit voile pour Torbay : une foule de barques se croisaient autour du Bellérophon ; même empressement à Plymouth. Le 30 juillet, lord Keith délivra au requérant l’acte qui le confinait à Sainte-Hélène : « C’est pis que la cage de Tamerlan, » dit Napoléon.

Cette violation du droit des gens et du respect de l’hospitalité était révoltante ; si vous recevez le jour dans un navire quelconque, pourvu qu’il soit sous voile, vous êtes Anglais de naissance ; en vertu des vieilles coutumes de Londres, les flots sont réputés terre d’Albion. Et un navire anglais n’était point pour un suppliant un autel inviolable, il ne plaçait point le grand homme qui embrassait la poupe du Bellérophon sous la protection du trident britannique ! Bonaparte protesta ; il argumenta de lois, parla de trahison et de perfidie, en appela à l’avenir : cela lui allait-il bien ? ne s’était-il pas ri de la justice ? n’avait-il pas dans sa force foulé aux pieds les choses saintes dont il invoquait la garantie ? n’avait-il pas enlevé Toussaint-Louverture et le roi d’Espagne ? n’avait-il pas fait arrêter et détenir prisonniers pendant des années les voyageurs anglais qui se trouvaient en France au moment de la rupture du traité d’Amiens ? Permis donc à la marchande Angleterre d’imiter ce qu’il avait fait lui-même, et d’user d’ignobles représailles ; mais on pouvait agir autrement.

Chez Napoléon, la grandeur du cœur ne répondait pas à la largeur de la tête : ses querelles avec les Anglais sont déplorables ; elles révoltent lord Byron. Comment daigna-t-il honorer d’un mot ses geôliers ? On souffre de le voir s’abaisser à des conflits de paroles avec lord Keith à Torbay, avec sir Hudson Lowe à Sainte-Hélène, publier des factums parce qu’on lui manque de foi, chicaner sur un titre, sur un peu plus, sur un peu moins d’or ou d’honneurs. Bonaparte, réduit à lui-même, était réduit à sa gloire, et cela lui devait suffire : il n’avait rien à demander aux hommes ; il ne traitait pas assez despotiquement l’adversité ; on lui aurait pardonné d’avoir fait du malheur son dernier esclave. Je ne trouve de remarquable dans sa protestation contre la violation de l’hospitalité que la date et la signature de cette protestation : « À bord du Bellérophon, à la mer. Napoléon. » Ce sont là des harmonies d’immensité.

Du Bellérophon, Bonaparte passa sur le Northumberland. Deux frégates chargées de la garnison future de Sainte-Hélène l’escortaient. Quelques officiers de cette garnison avaient combattu à Waterloo. On permit à cette explorateur du globe de garder auprès de lui M. et madame Bertrand, MM. de Montholon[6], Gourgaud et de Las Cases[7], volontaires et généreux passagers sur la planche submergée. Par un article des instructions du capitaine, Bonaparte devait être désarmé : Napoléon seul, prisonnier dans un vaisseau, au milieu de l’Océan, désarmé ! quelle magnifique terreur de sa puissance[8] ! Mais quelle leçon du ciel donnée aux hommes qui abusent du glaive ! La stupide amirauté traitait en sentencié de Botany-Bay le grand convict de la race humaine : le prince Noir fit-il désarmer le roi Jean ?

L’escadre leva l’ancre. Depuis la barque qui porta César, aucun vaisseau ne fut chargé d’une pareille destinée. Bonaparte se rapprochait de cette mer des miracles, où l’Arabe du Sinaï l’avait vu passer. La dernière terre de France que découvrit Napoléon fut le cap la Hogue ; autre trophée des Anglais.

L’empereur s’était trompé dans l’intérêt de sa mémoire, lorsqu’il avait désiré rester en Europe ; il n’aurait bientôt été qu’un prisonnier vulgaire ou flétri : son vieux rôle était terminé. Mais au delà de ce rôle une nouvelle position le rajeunit d’une renommée nouvelle. Aucun homme de bruit universel n’a eu une fin pareille à celle de Napoléon. On ne le proclama point, comme à sa première chute, autocrate de quelques carrières de fer et de marbre, les unes pour lui fournir une épée, les autres une statue ; aigle, on lui donna un rocher à la pointe duquel il est demeuré au soleil jusqu’à sa mort, et d’où il était vu de toute la terre.


Au moment où Bonaparte quitte l’Europe, où il abandonne sa vie pour aller chercher les destinées de sa mort, il convient d’examiner cet homme à deux existences, de peindre le faux et le vrai Napoléon : ils se confondent et forment un tout, du mélange de leur réalité et de leur mensonge.

De la réunion de ces remarques il résulte que Bonaparte était un poète en action, un génie immense dans la guerre, un esprit infatigable, habile et sensé dans l’administration, un législateur laborieux et raisonnable. C’est pourquoi il a tant de prise sur l’imagination des peuples, et tant d’autorité sur le jugement des hommes positifs. Mais comme politique ce sera toujours un homme défectueux aux yeux des hommes d’État. Cette observation, échappée à la plupart de ses panégyristes, deviendra, j’en suis convaincu, l’opinion définitive qui restera de lui ; elle expliquera le contraste de ses actions prodigieuses et de leurs misérables résultats. À Sainte-Hélène il a condamné lui-même avec sévérité sa conduite politique sur deux points : la guerre d’Espagne et la guerre de Russie ; il aurait pu étendre sa confession à d’autres coulpes. Ses enthousiastes ne soutiendront peut-être pas qu’en se blâmant il s’est trompé sur lui-même. Récapitulons :

Bonaparte agit contre toute prudence, sans parler de nouveau de ce qu’il y eut d’odieux dans l’action, en tuant le duc d’Enghien : il attacha un poids à sa vie. Malgré les puérils apologistes, cette mort, ainsi que nous l’avons vu, fut le levain secret des discordes qui éclatèrent dans la suite entre Alexandre et Napoléon, comme entre la Prusse et la France.

L’entreprise sur l’Espagne fut complètement abusive : la Péninsule était à l’empereur ; il en pouvait tirer le parti le plus avantageux : au lieu de cela, il en fit une école pour les soldats anglais, et le principe de sa propre destruction par le soulèvement d’un peuple.

La détention du pape et la réunion des États de l’Église à la France n’étaient que le caprice de la tyrannie par lequel il perdit l’avantage de passer pour le restaurateur de la religion.

Bonaparte ne s’arrêta pas lorsqu’il eut épousé la fille des Césars, ainsi qu’il l’aurait dû faire : la Russie et l’Angleterre lui criaient merci.

Il ne ressuscita pas la Pologne, quand du rétablissement de ce royaume dépendait le salut de l’Europe.

Il se précipita sur la Russie malgré les représentations de ses généraux et de ses conseillers.

La folie commencée, il dépassa Smolensk ; tout lui disait qu’il ne devait pas aller plus loin à son premier pas, que sa première campagne du Nord était finie, et que la seconde (il le sentait lui-même) le rendrait maître de l’empire des czars.

Il ne sut ni computer les jours, ni prévoir l’effet des climats, que tout le monde à Moscou computait et prévoyait. Voyez en son lieu ce que j’ai dit du blocus continental et de la Confédération du Rhin ; le premier, conception gigantesque, mais acte douteux ; la seconde, ouvrage considérable, mais gâté dans l’exécution par l’instinct de camp et l’esprit de fiscalité. Napoléon reçut en don la vieille monarchie française telle que l’avaient faite les siècles et une succession ininterrompue de grands hommes, telle que l’avaient laissée la majesté de Louis XIV et les alliances de Louis XV, telle que l’avait agrandie la République. Il s’assit sur ce magnifique piédestal, étendit les bras, se saisit des peuples et les ramassa autour de lui ; mais il perdit l’Europe avec autant de promptitude qu’il l’avait prise ; il amena deux fois les alliés à Paris, malgré les miracles de son intelligence militaire. Il avait le monde sous ses pieds et il n’en a tiré qu’une prison pour lui, un exil pour sa famille, la perte de toutes ses conquêtes et d’une portion du vieux sol français.

C’est là l’histoire prouvée par les faits et que personne ne saurait nier. D’où naissaient les fautes que je viens d’indiquer, suivies d’un dénoûment si prompt et si funeste ? Elles naissaient de l’imperfection de Bonaparte en politique.

Dans ses alliances, il n’enchaînait les gouvernements que par des concessions de territoire, dont il changeait bientôt les limites ; montrant sans cesse l’arrière-pensée de reprendre ce qu’il avait donné, faisant toujours sentir l’oppresseur ; dans ses envahissements, il ne réorganisait rien, l’Italie exceptée. Au lieu de s’arrêter après chaque pas pour relever sous une autre forme derrière lui ce qu’il avait abattu, il ne discontinuait pas son mouvement de progression parmi des ruines : il allait si vite, qu’à peine avait-il le temps de respirer où il passait. S’il eût, par une espèce de traité de Westphalie, réglé et assuré l’existence des États en Allemagne, en Prusse, en Pologne, à sa première marche rétrograde il se fût adossé à des populations satisfaites et il eût trouvé des abris. Mais son poétique édifice de victoires, manquant de base et n’étant suspendu en l’air que par son génie, tomba quand son génie vint à se retirer. Le Macédonien fondait des empires en courant, Bonaparte en courant ne les savait que détruire ; son unique but était d’être personnellement le maître du globe, sans s’embarrasser des moyens de le conserver.

On a voulu faire de Bonaparte un être parfait, un type de sentiment, de délicatesse, de morale et de justice, un écrivain comme César et Thucydide, un orateur et un historien comme Démosthène et Tacite. Les discours publics de Napoléon, ses phrases de tente ou de conseil sont d’autant moins inspirées du souffle prophétique que ce qu’elles annonçaient de catastrophes ne s’est pas accompli, tandis que l’Isaïe du glaive a lui-même disparu : des paroles niniviennes qui courent après des États sans les joindre et les détruire restent puériles au lieu d’être sublimes. Bonaparte a été véritablement le Destin pendant seize années : le Destin est muet, et Bonaparte aurait dû l’être. Bonaparte n’était point César ; son éducation n’était ni savante ni choisie : demi-étranger, il ignorait les premières règles de notre langue : qu’importe, après tout, que sa parole fût fautive ? il donnait le mot d’ordre à l’univers. Ses bulletins ont l’éloquence de la victoire. Quelquefois dans l’ivresse du succès on affectait de les brocher sur un tambour ; du milieu des plus lugubres accents, partaient de fatals éclats de rire. J’ai lu avec attention ce qu’a écrit Bonaparte, les premiers manuscrits de son enfance, ses romans, ensuite ses brochures à Buttafuoco, le souper de Beaucaire, ses lettres privées à Joséphine, les cinq volumes de ses discours, de ses ordres et de ses bulletins, ses dépêches restées inédites et gâtées par la rédaction des bureaux de M. de Talleyrand. Je m’y connais : je n’ai guère trouvé que dans un méchant autographe laissé à l’île d’Elbe des pensées qui ressemblent à la nature du grand insulaire :


« Mon cœur se refuse aux joies communes comme à la douleur ordinaire. »


« Ne m’étant pas donné la vie, je ne me l’ôterai pas non plus, tant qu’elle voudra bien de moi. »

« Mon mauvais génie m’apparut et m’annonça ma fin, que j’ai trouvée à Leipsick. »


« J’ai conjuré le terrible esprit de nouveauté qui parcourait le monde. »


C’est là très certainement du vrai Bonaparte.

Si les bulletins, les discours, les allocutions, les proclamations de Bonaparte se distinguent par l’énergie, cette énergie ne lui appartenait point en propre : elle était de son temps, elle venait de l’inspiration révolutionnaire qui s’affaiblit dans Bonaparte, parce qu’il marchait à l’inverse de cette inspiration. Danton disait : « Le métal bouillonne ; si vous ne surveillez la fournaise, vous serez tous brûlés. » Saint-Just disait : « Osez ! » Ce mot renferme toute la politique de notre Révolution ; ceux qui font des révolutions à moitié ne font que se creuser un tombeau.

Les bulletins de Bonaparte s’élèvent-ils au-dessus de cette fierté de parole ?

Quant aux nombreux volumes publiés sous le titre de Mémoires de Sainte-Hélène, Napoléon dans l’exil, etc., ces documents, recueillis de la bouche de Bonaparte, ou dictés par lui à différentes personnes, ont quelques beaux passages sur des actions de guerre, quelques appréciations remarquables de certains hommes ; mais en définitive Napoléon n’est occupé qu’à faire son apologie, qu’à justifier son passé, qu’à bâtir sur des idées nées, des événements accomplis, des choses auxquelles il n’avait jamais songé pendant le cours de ces événements. Dans cette compilation, où le pour et le contre se succèdent, où chaque opinion trouve une autorité favorable et une réfutation péremptoire, il est difficile de démêler ce qui appartient à Napoléon de ce qui appartient à ses secrétaires. Il est probable qu’il avait une version différente pour chacun d’eux, afin que les lecteurs choisissent selon leur goût et se créassent dans l’avenir des Napoléons à leur guise. Il dictait son histoire telle qu’il la voulait laisser ; c’était un auteur faisant des articles sur son propre ouvrage. Rien donc de plus absurde que de s’extasier sur des répertoires de toutes mains, qui ne sont pas, comme les Commentaires de César, un ouvrage court, sorti d’une grande tête, rédigé par un écrivain supérieur ; et pourtant ces brefs commentaires, Asinius Pollion le pensait, n’étaient ni exacts ni fidèles. Le Mémorial de Sainte-Hélène est bon, toute part faite à la candeur et à la simplicité de l’admiration.

Une des choses qui a le plus contribué à rendre de son vivant Napoléon haïssable était son penchant à tout ravaler : dans une ville embrasée, il accouplait des décrets sur le rétablissement de quelques comédiens à des arrêts qui supprimaient des monarques ; parodie de l’omnipotence de Dieu, qui règle le sort du monde et d’une fourmi. À la chute des empires il mêlait des insultes à des femmes ; il se complaisait dans l’humiliation de ce qu’il avait abattu ; il calomniait et blessait particulièrement ce qui avait osé lui résister. Son arrogance égalait son bonheur ; il croyait paraître d’autant plus grand qu’il abaissait les autres. Jaloux de ses généraux, il les accusait de ses propres fautes, car pour lui il ne pouvait jamais avoir failli. Contempteur de tous les mérites, il leur reprochait durement leurs erreurs. Après le désastre de Ramillies, il n’aurait jamais dit, comme Louis XIV au maréchal de Villeroi : « Monsieur le maréchal, à notre âge on n’est pas heureux. » Touchante magnanimité qu’ignorait Napoléon. Le siècle de Louis XIV a été fait par Louis le Grand : Bonaparte a fait son siècle.

L’histoire de l’empereur, changée par de fausses traditions, sera faussée encore par l’état de la société à l’époque impériale. Toute révolution écrite en présence de la liberté de la presse peut laisser arriver l’œil au fond des faits, parce que chacun les rapporte comme il les a vus : le règne de Cromwell est connu, car on disait au Protecteur ce qu’on pensait de ses actes et de sa personne. En France, même sous la République, malgré l’inexorable censure du bourreau, la vérité perçait ; la faction triomphante n’était pas toujours la même ; elle succombait vite, et la faction qui lui succédait vous apprenait ce que vous avait caché sa devancière : il y avait liberté d’un échafaud à l’autre, entre deux têtes abattues. Mais lorsque Bonaparte saisit le pouvoir, que la pensée fut bâillonnée, qu’on n’entendit plus que la voix d’un despotisme qui ne parlait que pour se louer et ne permettait pas de parler d’autre chose que de lui, la vérité disparut.

Les pièces soi-disant authentiques de ce temps sont corrompues ; rien ne se publiait, livres et journaux, que par l’ordre du maître : Bonaparte veillait aux articles du Moniteur ; ses préfets renvoyaient des divers départements les récitations, les congratulations, les félicitations, telles que les autorités de Paris les avaient dictées et transmises, telles qu’elles exprimaient une opinion publique convenue, entièrement différente de l’opinion réelle. Écrivez l’histoire d’après de pareils documents ! En preuve de vos impartiales études, cotez les authentiques où vous avez puisé : vous ne citerez qu’un mensonge à l’appui d’un mensonge.

Si l’on pouvait révoquer en doute cette imposture universelle, si des hommes qui n’ont point vu les jours de l’Empire s’obstinaient à tenir pour sincère ce qu’ils rencontrent dans les documents imprimés, ou même ce qu’ils pourraient déterrer dans certains cartons des ministères, il suffirait d’en appeler à un témoignage irrécusable, au Sénat conservateur : là, dans le décret que j’ai cité plus haut, vous avez vu ses propres paroles : « Considérant que la liberté de la presse a été constamment soumise à la censure arbitraire de sa police, et qu’en même temps il s’est toujours servi de la presse pour remplir la France et l’Europe de faits controuvés, de maximes fausses ; que des actes et rapports entendus par le Sénat ont subi des altérations dans la publication qui en a été faite, etc. » Y a-t-il quelque chose à répondre à cette déclaration ?

La vie de Bonaparte était une vérité incontestable, que l’imposture s’était chargée d’écrire.


Un orgueil monstrueux et une affectation incessante gâtent le caractère de Napoléon. Au temps de sa domination, qu’avait-il besoin d’exagérer sa stature, lorsque le Dieu des armées lui avait fourni ce char dont les roues sont vivantes ?

Il tenait du sang italien ; sa nature était complexe : les grands hommes, très petite famille sur la terre, ne trouvent malheureusement qu’eux-mêmes pour s’imiter. À la fois modèle et copie, personnage réel et acteur représentant ce personnage, Napoléon était son propre mime ; il ne se serait pas cru un héros s’il ne se fût affublé du costume d’un héros. Cette étrange faiblesse donne à ses étonnantes réalités quelque chose de faux et d’équivoque ; on craint de prendre le roi des rois pour Roscius, ou Roscius pour le roi des rois.

Les qualités de Napoléon sont si adultérées dans les gazettes, les brochures, les vers, et jusque dans les chansons envahies de l’impérialisme, que ces qualités sont complètement méconnaissables. Tout ce qu’on prête de touchant à Bonaparte dans les Ana, sur les prisonniers, les morts, les soldats, sont des billevesées que démentent les actions de sa vie[9].

La Grand’mère de mon illustre ami Béranger n’est qu’un admirable pont-neuf : Bonaparte n’avait rien du bonhomme. Domination personnifiée, il était sec ; cette frigidité faisait antidote à son imagination ardente, il ne trouvait point en lui de parole, il n’y trouvait qu’un fait, et un fait prêt à s’irriter de la plus petite indépendance : un moucheron qui volait sans son ordre était à ses yeux un insecte révolté.

Ce n’était pas tout que de mentir aux oreilles, il fallait mentir aux yeux : ici, dans une gravure, c’est Bonaparte qui se découvre devant les blessés autrichiens, là c’est un petit tourlourou qui empêche l’empereur de passer, plus loin Napoléon touche les pestiférés de Jaffa, et il ne les a jamais touchés ; il traverse le Saint-Bernard sur un cheval fougueux dans des tourbillons de neige, et il faisait le plus beau temps du monde.

Ne veut-on pas transformer l’empereur aujourd’hui en un Romain des premiers jours du mont Aventin, en un missionnaire de liberté, en un citoyen qui n’instituait l’esclavage que par amour de la vertu contraire ? Jugez à deux traits du grand fondateur de l’égalité : il ordonna de casser le mariage de son frère Jérôme avec mademoiselle Patterson, parce que le frère de Napoléon ne se pouvait allier qu’au sang des princes ; plus tard, revenu de l’île d’Elbe, il revêt la nouvelle constitution démocratique d’une pairie et la couronne de l’Acte additionnel.

Que Bonaparte, continuateur des succès de la République, semât partout des principes d’indépendance, que ses victoires aidassent au relâchement des liens entre les peuples et les rois, arrachassent ces peuples à la puissance des vieilles mœurs et des anciennes idées ; que, dans ce sens, il ait contribué à l’affranchissement social, je ne le prétends point contester : mais que de sa propre volonté il ait travaillé sciemment à la délivrance politique et civile des nations ; qu’il ait établi le despotisme le plus étroit dans l’idée de donner à l’Europe et particulièrement à la France la constitution la plus large ; qu’il n’ait été qu’un tribun déguisé en tyran, c’est une supposition qu’il m’est impossible d’adopter.

Bonaparte, comme la race des princes, n’a voulu et n’a cherché que la puissance, en y arrivant toutefois à travers la liberté, parce qu’il débuta sur la scène du monde en 1793. La Révolution, qui était la nourrice de Napoléon, ne tarda pas à lui apparaître comme une ennemie ; il ne cessa de la battre. L’empereur, du reste, connaissait très bien le mal, quand le mal ne venait pas directement de l’empereur ; car il n’était pas dépourvu du sens moral. Le sophisme mis en avant touchant l’amour de Bonaparte pour la liberté ne prouve qu’une chose, l’abus que l’on peut faire de la raison ; aujourd’hui elle se prête à tout. N’est-il pas établi que la Terreur était un temps d’humanité ? En effet, ne demandait-on pas l’abolition de la peine de mort lorsqu’on tuait tant de monde ? Les grands civilisateurs, comme on les appelle, n’ont-ils pas toujours immolé les hommes, et n’est-ce pas par là, comme on le prouve, que Robespierre était le continuateur de Jésus-Christ ?

L’empereur se mêlait de toutes choses ; son intellect ne se reposait jamais ; il avait une espèce d’agitation perpétuelle d’idées. Dans l’impétuosité de sa nature, au lieu d’un train franc et continu, il s’avançait par bonds et haut-le-corps, il se jetait sur l’univers et lui donnait des saccades ; il n’en voulait point, de cet univers, s’il était obligé de l’attendre : être incompréhensible, qui trouvait le secret d’abaisser, en les dédaignant, ses plus dominantes actions, et qui élevait jusqu’à sa hauteur ses actions les moins élevées. Impatient de volonté, patient de caractère, incomplet et comme inachevé, Napoléon avait des lacunes dans le génie : son entendement ressemblait au ciel de cet autre hémisphère sous lequel il devait aller mourir, à ce ciel dont les étoiles sont séparées par des espaces vides.

On se demande par quel prestige Bonaparte, si aristocrate, si ennemi du peuple, a pu arriver à la popularité dont il jouit : car ce forgeur de jougs est très certainement resté populaire chez une nation dont la prétention a été d’élever des autels à l’indépendance et à l’égalité ; voici le mot de l’énigme :

Une expérience journalière fait reconnaître que les Français vont instinctivement au pouvoir ; ils n’aiment point la liberté ; l’égalité seule est leur idole. Or, l’égalité et le despotisme ont des liaisons secrètes. Sous ces deux rapports, Napoléon avait sa source au cœur des Français, militairement inclinés vers la puissance, démocratiquement amoureux du niveau. Monté au trône, il y fit asseoir le peuple avec lui ; roi prolétaire, il humilia les rois et les nobles dans ses antichambres ; il nivela les rangs, non en les abaissant, mais en les élevant : le niveau descendant aurait charmé davantage l’envie plébéienne, le niveau ascendant a plus flatté son orgueil. La vanité française se bouffit aussi de la supériorité que Bonaparte nous donna sur le reste de l’Europe ; une autre cause de la popularité de Napoléon tient à l’affliction de ses derniers jours. Après sa mort, à mesure que l’on connut mieux ce qu’il avait souffert à Sainte-Hélène, on commença à s’attendrir ; on oublia sa tyrannie pour se souvenir qu’après avoir vaincu nos ennemis, qu’après les avoir ensuite attirés en France, il nous avait défendus contre eux ; nous nous figurons qu’il nous sauverait aujourd’hui de la honte où nous sommes : sa renommée nous fut ramenée par son infortune ; sa gloire a profité de son malheur.

Enfin les miracles de ses armes ont ensorcelé la jeunesse, en nous apprenant à adorer la force brutale. Sa fortune inouïe a laissé à l’outrecuidance de chaque ambition l’espoir d’arriver où il était parvenu.

Et pourtant cet homme, si populaire par le cylindre qu’il avait roulé sur la France, était l’ennemi mortel de l’égalité et le plus grand organisateur de l’aristocratie dans la démocratie.

Je ne puis acquiescer aux faux éloges dont on insulte Bonaparte, en voulant tout justifier dans sa conduite ; je ne puis renoncer à ma raison, m’extasier devant ce qui me fait horreur ou pitié.

Si j’ai réussi à rendre ce que j’ai senti, il restera de mon portrait une des premières figures de l’histoire ; mais je n’ai rien adopté de cette créature fantastique composée de mensonges ; mensonges que j’ai vus naître, qui, pris d’abord pour ce qu’ils étaient, ont passé avec le temps à l’état de vérité par l’infatuation et l’imbécile crédulité humaine. Je ne veux pas être une sotte grue et tomber du haut mal d’admiration. Je m’attache à peindre les personnages en conscience, sans leur ôter ce qu’ils ont, sans leur donner ce qu’ils n’ont pas. Si le succès était réputé l’innocence ; si, débauchant jusqu’à la postérité, il la chargeait de ses chaînes ; si, esclave future, engendrée d’un passé esclave, cette postérité subornée devenait le complice de quiconque aurait triomphé, où serait le droit, où serait le prix des sacrifices ? Le bien et le mal n’étant plus que relatifs, toute moralité s’effacerait des actions humaines.

Tel est l’embarras que cause à l’écrivain impartial une éclatante renommée ; il l’écarte autant qu’il peut, afin de mettre le vrai à nu ; mais la gloire revient comme une vapeur radieuse et couvre à l’instant le tableau.


Pour ne pas avouer l’amoindrissement de territoire et de puissance que nous devons à Bonaparte, la génération actuelle se console en se figurant que ce qu’il nous a retranché en force, il nous l’a rendu en illustration. « Désormais, ne sommes-nous pas, dit-elle, renommés aux quatre coins de la terre ? un Français n’est-il pas craint, remarqué, recherché, connu à tous les rivages ? »

Mais étions-nous placés entre ces deux conditions, ou l’immortalité sans puissance, ou la puissance sans immortalité ? Alexandre fit connaître à l’univers le nom des Grecs ; il ne leur en laissa pas moins quatre empires en Asie ; la langue et la civilisation des Hellènes s’étendirent du Nil à Babylone et de Babylone à l’Indus. À sa mort, son royaume patrimonial de Macédoine, loin d’être diminué, avait centuplé de force. Bonaparte nous a fait connaître à tous les rivages ; commandés par lui, les Français jetèrent l’Europe si bas à leurs pieds que la France prévaut encore par son nom, et que l’Arc de l’Étoile peut s’élever sans paraître un puéril trophée ; mais avant nos revers ce monument eût été un témoin au lieu de n’être qu’une chronique. Cependant Dumouriez avec des réquisitionnaires n’avait-il pas donné à l’étranger les premières leçons, Jourdan gagné la bataille de Fleurus, Pichegru conquis la Belgique et la Hollande, Hoche passé le Rhin, Masséna triomphé à Zurich, Moreau à Hohenlinden ; tous exploits les plus difficiles à obtenir et qui préparaient les autres ? Bonaparte a donné un corps à ces succès épars ; il les a continués, il a fait rayonner ces victoires : mais, sans ces premières merveilles, eût-il obtenu les dernières ? il n’était au-dessus de tout que quand la raison chez lui exécutait les inspirations du poète.

L’illustration de notre suzerain ne nous a coûté que deux ou trois cent mille hommes par an ; nous ne l’avons payée que de trois millions de nos soldats ; nos concitoyens ne l’ont achetée qu’au prix de leurs souffrances et de leurs libertés pendant quinze années : ces bagatelles peuvent-elles compter ? Les générations venues après ne sont-elles pas resplendissantes ? Tant pis pour ceux qui ont disparu ! Les calamités sous la République servirent au salut de tous ; nos malheurs sous l’Empire ont bien plus fait : ils ont déifié Bonaparte ! cela nous suffit.

Cela ne me suffit pas à moi, je ne m’abaisserai point à cacher ma nation derrière Bonaparte ; il n’a pas fait la France, la France l’a fait. Jamais aucun talent, aucune supériorité ne m’amènera à consentir au pouvoir qui peut d’un mot me priver de mon indépendance, de mes foyers, de mes amis ; si je ne dis pas de ma fortune et de mon honneur, c’est que la fortune ne me paraît pas valoir la peine qu’on la défende ; quant à l’honneur, il échappe à la tyrannie : c’est l’âme des martyrs ; les liens l’entourent et ne l’enchaînent pas ; il perce la voûte des prisons et emporte avec soi tout l’homme.

Le tort que la vraie philosophie ne pardonnera pas à Bonaparte, c’est d’avoir façonné la société à l’obéissance passive, repoussé l’humanité vers les temps de dégradation morale, et peut-être abâtardi les caractères de manière qu’il serait impossible de dire quand les cœurs commenceront à palpiter de sentiments généreux. La faiblesse où nous sommes plongés vis-à-vis de l’Europe, notre abaissement actuel, sont la conséquence de l’esclavage napoléonien : il ne nous est resté que les facultés du joug. Bonaparte a dérangé jusqu’à l’avenir ; point ne m’étonnerais si l’on nous voyait, dans le malaise de notre impuissance nous amoindrir, nous barricader contre l’Europe au lieu de l’aller chercher, livrer nos franchises au dedans pour nous délivrer au dehors d’une frayeur chimérique, nous égarer dans d’ignobles prévoyances, contraires à notre génie et aux quatorze siècles dont se composent nos mœurs nationales. Le despotisme que Bonaparte a laissé dans l’air descendra sur nous en forteresses.

La mode est aujourd’hui d’accueillir la liberté d’un rire sardonique, de la regarder comme vieillerie tombée en désuétude avec l’honneur. Je ne suis point à la mode, je pense que sans la liberté il n’y a rien dans le monde ; elle donne du prix à la vie ; dussé-je rester le dernier à la défendre, je ne cesserai de proclamer ses droits. Attaquer Napoléon au nom de choses passées, l’assaillir avec des idées mortes, c’est lui préparer de nouveaux triomphes. On ne le peut combattre qu’avec quelque chose de plus grand que lui, la liberté : il s’est rendu coupable envers elle et par conséquent envers le genre humain.


Vaines paroles ! mieux que personne, j’en sens l’inutilité. Désormais toute observation, si modérée qu’elle soit, est réputée profanatrice : il faut du courage pour oser braver les cris du vulgaire, pour ne pas craindre de se faire traiter d’intelligence bornée, incapable de comprendre et de sentir le génie de Napoléon, par la seule raison qu’au milieu de l’admiration vive et vraie que l’on professe pour lui, on ne peut néanmoins encenser toutes ses imperfections. Le monde appartient à Bonaparte ; ce que le ravageur n’avait pu achever de conquérir, sa renommée l’usurpe ; vivant il a manqué le monde, mort il le possède. Vous avez beau réclamer, les générations passent sans vous écouter. L’antiquité fait dire à l’ombre du fils de Priam : « Ne juge pas Hector d’après sa petite tombe : l’Iliade, Homère, les Grecs en fuite, voilà mon sépulcre : je suis enterré sous toutes ces grandes actions. »

Bonaparte n’est plus le vrai Bonaparte, c’est une figure légendaire composée des lubies du poète, des devis du soldat et des contes du peuple ; c’est le Charlemagne et l’Alexandre des épopées du moyen âge que nous voyons aujourd’hui. Ce héros fantastique restera le personnage réel ; les autres portraits disparaîtront. Bonaparte appartenait si fort à la domination absolue, qu’après avoir subi le despotisme de sa personne, il nous faut subir le despotisme de sa mémoire. Ce dernier despotisme est plus dominateur que le premier, car si l’on combattit Napoléon alors qu’il était sur le trône, il y a consentement universel à accepter les fers que mort il nous jette. Il est un obstacle aux événements futurs : comment une puissance sortie des camps pourrait-elle s’établir après lui ? n’a-t-il pas tué en la surpassant toute gloire militaire ? Comment un gouvernement libre pourrait-il naître, lorsqu’il a corrompu dans les cœurs le principe de toute liberté ? Aucune puissance légitime ne peut plus chasser de l’esprit de l’homme le spectre usurpateur : le soldat et le citoyen, le républicain et le monarchiste, le riche et le pauvre, placent également les bustes et les portraits de Napoléon à leurs foyers, dans leurs palais, ou dans leurs chaumières ; les anciens vaincus sont d’accord avec les anciens vainqueurs ; on ne peut faire un pas en Italie qu’on ne le retrouve ; on ne pénètre pas en Allemagne qu’on ne le rencontre, car dans ce pays la jeune génération qui le repoussa est passée. Les siècles s’asseyent d’ordinaire devant le portrait d’un grand homme, ils l’achèvent par un travail long et successif. Le genre humain cette fois n’a pas voulu attendre ; peut-être s’est-il trop hâté d’estomper un pastel. Il est temps de placer en regard de la partie défectueuse de l’idole la partie achevée.

Bonaparte n’est point grand par ses paroles, ses discours, ses écrits, par l’amour des libertés qu’il n’a jamais eu et n’a jamais prétendu établir ; il est grand pour avoir créé un gouvernement régulier et puissant, un code de lois adopté en divers pays, des cours de justice, des écoles, une administration forte, active, intelligente, et sur laquelle nous vivons encore ; il est grand pour avoir ressuscité, éclairé et géré supérieurement l’Italie ; il est grand pour avoir fait renaître en France l’ordre du sein du chaos, pour avoir relevé les autels, pour avoir réduit de furieux démagogues, d’orgueilleux savants, des littérateurs anarchiques, des athées voltairiens, des orateurs de carrefours, des égorgeurs de prisons et de rues, des claquedents de tribune, de clubs et d’échafauds, pour les avoir réduits à servir sous lui ; il est grand pour avoir enchaîné une tourbe anarchique ; il est grand pour avoir fait cesser les familiarités d’une commune fortune, pour avoir forcé des soldats ses égaux, des capitaines ses chefs ou ses rivaux, à fléchir sous sa volonté ; il est grand surtout pour être né de lui seul, pour avoir su, sans autre autorité que celle de son génie, pour avoir su, lui, se faire obéir par trente-six millions de sujets, à l’époque où aucune illusion n’environne les trônes ; il est grand pour avoir abattu tous les rois ses opposants, pour avoir défait toutes les armées, quelle qu’ait été la différence de leur discipline et de leur valeur, pour avoir appris son nom aux peuples sauvages comme aux peuples civilisés, pour avoir surpassé tous les vainqueurs qui le précédèrent, pour avoir rempli dix années de tels prodiges qu’on a peine aujourd’hui à les comprendre.

Le fameux délinquant en matière triomphale n’est plus ; le peu d’hommes qui comprennent encore les sentiments nobles peuvent rendre hommage à la gloire sans la craindre, mais sans se repentir d’avoir proclamé ce que cette gloire eut de funeste, sans reconnaître le destructeur des indépendances pour le père des émancipations : Napoléon n’a nul besoin qu’on lui prête des mérites ; il fut assez doué en naissant.

Ores donc que, détaché de son temps, son histoire est finie et que son épopée commence, allons le voir mourir : quittons l’Europe ; suivons-le sous le ciel de son apothéose ! Le frémissement des mers, là où ses vaisseaux caleront la voile, nous indiquera le lieu de sa disparition : « À l’extrémité de notre hémisphère, on entend, dit Tacite, le bruit que fait le soleil en s’immergeant, sonum insuper immergentis audiri. »

Jean de Noya, navigateur portugais, s’était égaré dans les eaux qui séparent l’Afrique de l’Amérique. En 1502, le 18 août, fête de sainte Hélène, mère du premier empereur chrétien, il rencontra une île par le 16e degré de latitude méridionale et le 11e de longitude ; il y toucha et lui donna le nom du jour de la découverte.

Après avoir fréquenté cette île quelques années, les Portugais la délaissèrent ; les Hollandais s’y établirent, et l’abandonnèrent ensuite pour le cap de Bonne-Espérance ; la Compagnie des Indes d’Angleterre s’en saisit ; les Hollandais la reprirent en 1672 ; les Anglais l’occupèrent de nouveau et s’y fixèrent.

Lorsque Jean de Noya surgit à Sainte-Hélène, l’intérieur du pays inhabité n’était qu’une forêt. Fernand Lopez, renégat portugais, déporté à cette oasis, la peupla de vaches, de chèvres, de poules, de pintades et d’oiseaux des quatre parties de la terre. On y fit monter successivement, comme à bord de l’arche, des animaux de toute la création.

Cinq cents blancs, quinze cents nègres, mêlés de mulâtres, de Javanais et de Chinois, composent la population de l’île. James-Town en est la ville et le port. Avant que les Anglais fussent maîtres du cap de Bonne-Espérance, les flottes de la Compagnie, au retour des Indes, relâchaient à James-Town. Les matelots étalaient leurs pacotilles au pied des palmistes : une forêt muette et solitaire se changeait, une fois l’an, en un marché bruyant et peuplé.

Le climat de l’île est sain, mais pluvieux : ce donjon de Neptune, qui n’a que sept à huit lieues de tour, attire les vapeurs de l’Océan. Le soleil de l’équateur chasse à midi tout ce qui respire, force au silence et au repos jusqu’aux moucherons, oblige les hommes et les animaux à se cacher. Les vagues sont éclairées la nuit de ce qu’on appelle la lumière de mer, lumière produite par des myriades d’insectes dont les amours, électrisés par les tempêtes, allument à la surface de l’abîme les illuminations d’une noce universelle. L’ombre de l’île, obscure et fixe, repose au milieu d’une plaine mobile de diamants. Le spectacle du ciel est semblablement magnifique, selon mon savant et célèbre ami M. de Humboldt[10] : « On éprouve, dit-il, je ne sais quel sentiment inconnu, lorsqu’en approchant de l’équateur, et surtout en passant d’un hémisphère à l’autre, on voit s’abaisser progressivement et enfin disparaître les étoiles que l’on connut dès sa première enfance. On sent qu’on n’est point en Europe, lorsqu’on voit s’élever sur l’horizon l’immense constellation du Navire, ou les nuées phosphorescentes de Magellan.

« Nous ne vîmes pour la première fois distinctement, » continue-t-il, « la croix du Sud que dans la nuit du 4 au 5 juillet, par les 16 degrés de latitude.

« Je me rappelais le passage sublime de Dante que les commentateurs les plus célèbres ont appliqué à cette constellation :

« Io mi volsi a man destra[11], etc.


« Chez les Portugais et les Espagnols, un sentiment religieux les attache à une constellation dont la forme leur rappelle ce signe de la foi, planté par leurs ancêtres dans les déserts du Nouveau Monde. »

Les poètes de la France et de la Lusitanie ont placé des scènes de l’élégie aux rivages du Mélinde et des Îles avoisinantes. Il y a loin de ces douleurs fictives aux tourments réels de Napoléon sous ces astres prédits par le chantre de Béatrice et dans ces mers d’Éléonore et de Virginie. Les grands de Rome, relégués aux îles de la Grèce, se souciaient-ils des charmes de ces rives et des divinités de la Crète et de Naxos ? Ce qui ravissait Vasco de Gama et Camoëns ne pouvait émouvoir Bonaparte : couché à la poupe du vaisseau, il ne s’apercevait pas qu’au-dessus de sa tête étincelaient des constellations inconnues dont les rayons rencontraient pour la première fois ses regards. Que lui faisaient ces astres qu’il ne vit jamais de ses bivouacs, qui n’avaient pas brillé sur son empire ? Et cependant aucune étoile n’a manqué à sa destinée : la moitié du firmament éclaira son berceau ; l’autre était réservée à la pompe de sa tombe.

La mer que Napoléon franchissait n’était point cette mer amie qui l’apporta des havres de la Corse, des sables d’Aboukir, des rochers de l’île d’Elbe, aux rives de la Provence ; c’était cet Océan ennemi qui, après l’avoir enfermé dans l’Allemagne, la France, le Portugal et l’Espagne, ne s’ouvrait devant sa course que pour se refermer derrière lui. Il est probable qu’en voyant les vagues pousser son navire, les vents alizés l’éloigner d’un souffle constant, il ne faisait pas sur sa catastrophe les réflexions qu’elle m’inspire : chaque homme sent sa vie à sa manière, celui qui donne au monde un grand spectacle est moins touché et moins enseigné que le spectateur. Occupé du passé comme s’il pouvait renaître, espérant encore dans ses souvenirs, Bonaparte s’aperçut à peine qu’il franchissait la ligne, et il ne demanda point quelle main traça ces cercles dans lesquels les globes sont contraints d’emprisonner leur marche éternelle.

Le 15 août, la colonie errante célébra la Saint-Napoléon à bord du vaisseau qui conduisait Napoléon à sa dernière halte. Le 15 octobre, le Northumberland était à la hauteur de Sainte-Hélène. Le passager monta sur le pont ; il eut peine à découvrir un point noir imperceptible dans l’immensité bleuâtre ; il prit une lunette ; il observa ce grain de terre ainsi qu’il eût autrefois observé une forteresse au milieu d’un lac. Il aperçut la bourgade de Saint-James enchâssée dans des rochers escarpés ; pas une ride de cette façade stérile à laquelle ne fût suspendu un canon : on semblait avoir voulu recevoir le captif selon son génie.

Le 16 octobre 1815, Bonaparte aborda l’écueil, son mausolée, de même que le 12 octobre 1492, Christophe Colomb aborda le Nouveau Monde, son monument : « Là, dit Walter Scott, à l’entrée de l’océan Indien, Bonaparte était privé des moyens de faire un second avatar ou incarnation sur la terre. »

Avant d’être transporté à la résidence de Longwood, Bonaparte occupa une case à Briars[12] près de Balcomb’s cottage. Le 9 décembre, Longwood, augmenté à la hâte par les charpentiers de la flotte anglaise, reçut son hôte. La maison, située sur un plateau de montagnes, se composait d’un salon, d’une salle à manger, d’une bibliothèque, d’un cabinet d’étude et d’une chambre à coucher. C’était peu : ceux qui habitèrent la tour du Temple et le donjon de Vincennes furent encore moins bien logés ; il est vrai qu’on eut l’attention d’abréger leur séjour. Le général Gourgaud, M. et madame de Montholon avec leurs enfants, M. de Las Cases et son fils, campèrent provisoirement sous des tentes ; M. et madame Bertrand s’établirent à Hutt’s-Gate, cabine placée à la limite du terrain de Longwood.

Bonaparte avait pour promenoir une arène de douze milles ; des sentinelles entouraient cet espace, et des vigies étaient placées sur les plus hauts pitons. Le lion pouvait étendre ses courses au delà, mais il fallait alors qu’il consentît à se laisser garder par un bestiaire anglais. Deux camps défendaient l’enceinte excommuniée : le soir, le cercle des factionnaires se resserrait sur Longwood. À neuf heures, Napoléon consigné ne pouvait plus sortir ; les patrouilles faisaient la ronde ; des cavaliers en vedette, des fantassins plantés çà et là, veillaient dans les criques et dans les ravins qui descendaient à la grève. Deux bricks armés croisaient, l’un sous le vent, l’autre au vent de l’île. Que de précautions pour garder un seul homme au milieu des mers ! Après le coucher du soleil, aucune chaloupe ne pouvait mettre à la mer ; les bateaux pêcheurs étaient comptés, et la nuit ils restaient au port sous la responsabilité d’un lieutenant de marine. Le souverain généralissime qui avait cité le monde à son étrier était appelé à comparaître deux fois le jour devant un hausse-col. Bonaparte ne se soumettait point à cet appel ; quand, par fortune, il pouvait éviter les regards de l’officier de service, cet officier n’aurait osé dire où et comment il avait vu celui dont il était plus difficile de constater l’absence que de prouver la présence à l’univers.

Sir George Cockburn, auteur de ces règlements sévères, fut remplacé par sir Hudson Lowe. Alors commencèrent les pointilleries dont tous les Mémoires nous ont entretenus. Si l’on en croyait ces Mémoires, le nouveau gouverneur aurait été de la famille des énormes araignées de Sainte-Hélène, et le reptile de ces bois où les serpents sont inconnus. L’Angleterre manqua d’élévation, Napoléon de dignité. Pour mettre un terme à ses exigences d’étiquette, Bonaparte semblait quelquefois décidé à se voiler sous un pseudonyme, comme un monarque en pays étranger ; il eut l’idée touchante de prendre le nom d’un de ses aides de camp tué à la bataille d’Arcole[13]. La France, l’Autriche, la Russie, désignèrent des commissaires à la résidence de Sainte-Hélène[14] : le captif était accoutumé à recevoir les ambassadeurs des deux dernières puissances ; la légitimité, qui n’avait pas reconnu Napoléon empereur, aurait agi plus noblement en ne reconnaissant pas Napoléon prisonnier.

Une grande maison de bois, construite à Londres, fut envoyée à Sainte-Hélène ; mais Napoléon ne se trouva plus assez bien portant pour l’habiter. Sa vie à Longwood était ainsi réglée : il se levait à des heures incertaines ; M. Marchand, son valet de chambre, lui faisait la lecture lorsqu’il était au lit ; quand il s’était levé matin, il dictait aux généraux Montholon et Gourgaud, et au fils de M. de Las Cases. Il déjeunait à dix heures, se promenait à cheval ou en voiture jusque vers les trois heures, rentrait à six et se couchait à onze. Il affectait de s’habiller comme il est peint dans le portrait d’Isabey : le matin il s’enveloppait d’un cafetan et entortillait sa tête d’un mouchoir des Indes.

Sainte-Hélène est située entre les deux pôles. Les navigateurs qui passent d’un lieu à l’autre saluent cette première station, où la terre délasse les regards fatigués du spectacle de l’Océan et offre des fruits et la fraîcheur de l’eau douce à des bouches échauffées par le sel. La présence de Bonaparte avait changé cette île de promission en un roc pestiféré : les vaisseaux étrangers n’y abordaient plus ; aussitôt qu’on les signalait à vingt lieues de distance, une croisière les allait reconnaître et leur enjoignait de passer au large ; on n’admettait en relâche, à moins d’une tourmente, que les seuls navires de la marine britannique.

Quelques-uns des voyageurs anglais qui venaient d’admirer ou qui allaient voir les merveilles du Gange visitaient sur leur chemin une autre merveille : l’Inde accoutumée aux conquérants, en avait un enchaîné à ses portes.

Napoléon admettait ces visites avec peine. Il consentit à recevoir lord Amherst à son retour de son ambassade de la Chine. L’amiral sir Pulteney Malcolm lui plut : « Votre gouvernement, lui dit-il un jour, a-t-il l’intention de me retenir sur ce rocher jusqu’à ma mort ? » L’amiral répondit qu’il le craignait. « Alors ma mort arrivera bientôt. — J’espère que non, monsieur ; vous vivrez assez de temps pour écrire vos grandes actions ; elles sont si nombreuses, que cette tâche vous assure une longue vie. »

Napoléon ne se choqua point de cette simple appellation, monsieur ; il se reconnut en ce moment par sa véritable grandeur. Heureusement pour lui, il n’a point écrit sa vie ; il l’eût rapetissée : les hommes de cette nature doivent laisser leurs mémoires à raconter par cette voix inconnue qui n’appartient à personne et qui sort des peuples et des siècles. À nous seuls vulgaires il est permis de parler de nous, parce que personne n’en parlerait.

Le capitaine Basil Hall[15] se présenta à Longwood : Bonaparte se souvint d’avoir vu le père du capitaine à Brienne : « Votre père, dit-il, était le premier Anglais que j’eusse jamais vu ; c’est pourquoi j’en ai gardé le souvenir toute ma vie. » Il s’entretint avec le capitaine de la récente découverte de l’île de Lou-Tchou : « Les habitants n’ont point d’armes, dit le capitaine. — Point d’armes ! s’écria Bonaparte. — Ni canons ni fusils. — Des lances au moins, des arcs et des flèches ? — Rien de tout cela. — Ni poignards ? — Ni poignards. — Mais comment se bat-on ? — Ils ignorent tout ce qui se passe dans le monde ; ils ne savent pas que la France et l’Angleterre existent ; ils n’ont jamais entendu parler de Votre Majesté. » Bonaparte sourit d’une manière qui frappa le capitaine : plus le visage est sérieux, plus le sourire est beau.

Ces différents voyageurs remarquèrent qu’aucune trace de couleur ne paraissait sur le visage de Bonaparte : sa tête ressemblait à un buste de marbre dont la blancheur était légèrement jaunie par le temps. Rien de sillonné sur son front, ni de creusé dans ses joues ; son âme semblait sereine. Ce calme apparent fit croire que la flamme de son génie s’était envolée. Il parlait avec lenteur ; son expression était affectueuse et presque tendre ; quelquefois il lançait des regards éblouissants, mais cet état passait vite : ses yeux se voilaient et devenaient tristes.

Ah ! sur ces rivages avaient jadis comparu d’autres voyageurs connus de Napoléon.

Après l’explosion de la machine infernale, un sénatus-consulte du 4 janvier 1801 prononça sans jugement, par simple mesure de police, l’exil outre-mer de cent trente républicains[16] : embarqués sur la frégate la Chiffonne et sur la corvette la Flèche, ils furent conduits aux îles Seychelles et dispersés peu après dans l’archipel des Comores, entre l’Afrique et Madagascar : ils y moururent presque tous. Deux des déportés, Lefranc et Saunois, parvenus à se sauver sur un vaisseau américain, touchèrent en 1803 à Sainte-Hélène : c’était là que douze ans plus tard la Providence devait enfermer leur grand oppresseur.

Le trop fameux général Rossignol,[17] leur compagnon d’infortune, un quart d’heure avant son dernier soupir s’écria : « Je meurs accablé des plus horribles douleurs ; mais je mourrais content si je pouvais apprendre que le tyran de ma patrie endurât les mêmes souffrances ![18] » Ainsi jusque dans l’autre hémisphère les imprécations de la liberté attendaient celui qui la trahit.


L’Italie, arrachée à son long sommeil par Napoléon, tourna les yeux vers l’illustre enfant qui la voulut rendre à sa gloire et avec lequel elle était retombée sous le joug. Les fils des Muses, les plus nobles et les plus reconnaissants des hommes, quand ils n’en sont pas les plus vils et les plus ingrats, regardaient Sainte-Hélène. Le dernier poète de la patrie de Virgile chantait le dernier guerrier de la patrie de César :

Tutto ei provó, la gloria

Maggior dopo il periglio,
La fuga e la vittoria,
La reggia e il triste esiglio :
Due volte ne la polvere,
Due volte sugli altar.

Ei si nomo : due secoli,
L’ un contro l’ altro armato,
Sommessi a lui si volsero,
Come aspettando il fato :
Ei fè silenzio ed arbitro

S’ assise in mezzo a lor[19].

« Il éprouva tout, dit Manzoni, la gloire plus grande après le péril, la fuite et la victoire, la royauté et le triste exil : deux fois dans la poudre, deux fois sur l’autel.

« Il se nomma : deux siècles l’un contre l’autre armés se tournèrent vers lui, comme attendant leur sort : il fit silence, et s’assit arbitre entre eux. »

Bonaparte approchait de sa fin ; rongé d’une plaie intérieure, envenimée par le chagrin, il l’avait portée, cette plaie, au sein de la prospérité : c’était le seul héritage qu’il eût reçu de son père ; le reste lui venait des munificences de Dieu.

Déjà il comptait six années d’exil ; il lui avait fallu moins de temps pour conquérir l’Europe. Il restait presque toujours renfermé, et lisait Ossian de la traduction italienne de Cesarotti. Tout l’attristait sous un ciel où la vie semblait plus courte, le soleil restant trois jours de moins dans cet hémisphère que dans le nôtre. Quand Bonaparte sortait, il parcourait des sentiers scabreux que bordaient des aloès et des genêts odoriférants. Il se promenait parmi les gommiers à fleurs rares que les vents généraux faisaient pencher du même côté, ou il se cachait dans les gros nuages qui roulaient à terre. On le voyait assis sur les bases du pic de Diane, du Flay Staff, du Leader Hill, contemplant la mer par les brèches des montagnes. Devant lui se déroulait cet Océan qui d’une part baigne les côtes de l’Afrique, de l’autre les rives américaines, et qui va, comme un fleuve sans bords, se perdre dans les mers australes. Point de terre civilisée plus voisine que le cap des Tempêtes. Qui dira les pensées de ce Prométhée déchiré vivant par la mort, lorsque, la main appuyée sur sa poitrine douloureuse, il promenait ses regards sur les flots ! Le Christ fut transporté au sommet d’une montagne d’où il aperçut les royaumes du monde ; mais pour le Christ il était écrit au séducteur de l’homme : « Tu ne tenteras point le fils de Dieu. »

Bonaparte, oubliant une pensée de lui, que j’ai citée (ne m’étant pas donné la vie, je ne me l’ôterai pas), parlait de se tuer ; il ne se souvenait plus aussi de son ordre du jour à propos du suicide d’un de ses soldats. Il espérait assez dans l’attachement de ses compagnons de captivité pour croire qu’ils consentiraient à s’étouffer avec lui à la vapeur d’un brasier : l’illusion était grande. Tels sont les enivrements d’une longue domination ; mais il ne faut considérer, dans les impatiences de Napoléon, que le degré de souffrance auquel il était parvenu. M. de Las Cases ayant écrit à Lucien sur un morceau de soie blanche, en contravention avec les règlements, reçut l’ordre de quitter Sainte-Hélène[20] : son absence augmenta le vide autour du banni.

Le 18 mai 1817, lord Holland, dans la Chambre des pairs, fit une proposition au sujet des plaintes transmises en Angleterre par le général Montholon : « La postérité n’examinera pas, dit-il, si Napoléon a été justement puni de ses crimes, mais si l’Angleterre a montré la générosité qui convenait à une grande nation. » Lord Bathurst combattit la motion.

Le cardinal Fesch dépêcha d’Italie deux prêtres[21] à son neveu. La princesse Borghèse sollicitai la faveur de rejoindre son frère : « Non, dit Napoléon, je ne veux pas qu’elle soit témoin de mon humiliation et des insultes auxquelles je suis exposé. » Cette sœur aimée, germana Jovis, ne traversa pas les mers ; elle mourut aux lieux où Napoléon avait laissé sa renommée.

Des projets d’enlèvement se formèrent : un colonel Latapie, à la tête d’une bande d’aventuriers américains, méditait une descente à Sainte-Hélène. Johnston, hardi contrebandier, prétendit dérober Bonaparte au moyen d’un bateau sous-marin. De jeunes lords entraient dans ces projets ; on conspirait pour rompre les chaînes de l’oppresseur ; on aurait laissé périr dans les fers, sans y penser, le libérateur du genre humain. Bonaparte espérait sa délivrance des mouvements politiques de l’Europe. S’il eût vécu jusqu’en 1830, peut-être nous serait-il revenu ; mais qu’eût-il fait parmi nous ? il eût semblé caduc et arriéré au milieu des idées nouvelles. Jadis sa tyrannie paraissait liberté à notre servitude ; maintenant sa grandeur paraîtrait despotisme à notre petitesse. À l’époque actuelle tout est décrépit dans un jour ; qui vit trop, meurt vivant. En avançant dans la vie, nous laissons trois ou quatre images de nous, différentes les unes des autres ; nous les revoyons ensuite dans la vapeur du passé comme des portraits de nos différents âges.

Bonaparte affaibli ne s’occupait plus que comme un enfant : il s’amusait à creuser dans son jardin un petit bassin ; il y mit quelques poissons : le mastic du bassin se trouvant mêlé de cuivre, les poissons moururent. Bonaparte dit : « Tout ce qui m’attache est frappé. »

Vers la fin de février 1821, Napoléon fut obligé de se coucher et ne se leva plus. « Suis-je assez tombé ! » murmurait-il : « je remuais le monde et je ne puis soulever ma paupière ! » Il ne croyait pas à la médecine et s’opposait à une consultation d’Antomarchi[22] avec des médecins de James-Town. Il admit cependant à son lit de mort le docteur Arnold. Du 13 au 27 avril, il dicta son testament ; le 28, il ordonna d’envoyer son cœur à Marie-Louise ; il défendit à tout chirurgien anglais de porter la main sur lui après son décès. Persuadé qu’il succombait à la maladie dont avait été atteint son père, il recommanda de faire passer au duc de Reichstadt le procès-verbal de l’autopsie : le renseignement paternel est devenu inutile ; Napoléon II a rejoint Napoléon Ier.

À cette dernière heure, le sentiment religieux dont Bonaparte avait toujours été pénétré se réveilla. Thibaudeau, dans ses Mémoires sur le Consulat, raconte, à propos du rétablissement du culte, que le premier consul lui avait dit : « Dimanche dernier, au milieu du silence de la nature, je me promenais dans ces jardins (la Malmaison) ; le son de la cloche de Ruel vint tout à coup frapper mon oreille, et renouvela toutes les impressions de ma jeunesse ; je fus ému, tant est forte la puissance des premières habitudes, et je me dis : S’il en est ainsi pour moi, quel effet de pareils souvenirs ne doivent-ils pas produire sur les hommes simples et crédules ? Que vos philosophes répondent à cela ! . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . et, levant les mains vers le ciel : Quel est celui qui a fait tout cela ? »

En 1797, par sa proclamation de Macerata, Bonaparte autorise le séjour des prêtres français réfugiés dans les États du pape, défend de les inquiéter, ordonne aux couvents de les nourrir, et leur assigne un traitement en argent.

Ses variations en Égypte, ses colères contre l’Église dont il était le restaurateur, montrent qu’un instinct de spiritualisme dominait au milieu même de ses égarements, car ses chutes et ses irritations ne sont point d’une nature philosophique et portent l’empreinte du caractère religieux.

Bonaparte, donnant à Vignale les détails de la chapelle ardente dont il voulait qu’on environnât sa dépouille, crut s’apercevoir que sa recommandation déplaisait à Antomarchi ; il s’en expliqua avec le docteur et lui dit : « Vous êtes au-dessus de ces faiblesses : mais que voulez-vous, je ne suis ni philosophe ni médecin ; je crois à Dieu ; je suis de la religion de mon père. N’est pas athée qui veut . . . . . . . . . . . . . . . Pouvez-vous ne pas croire à Dieu ? car enfin tout proclame son existence, et les plus grands génies l’ont cru . . . . . Vous êtes médecin . . . . . ces gens-là ne brassent que de la matière : ils ne croient jamais rien. »

Fortes têtes du jour, quittez votre admiration pour Napoléon ; vous n’avez rien à faire de ce pauvre homme : ne se figurait-il pas qu’une comète était venue le chercher, comme jadis elle emporta César ? De plus, il croyait à Dieu ; il était de la religion de son père ; il n’était pas philosophe ; il n’était pas athée ; il n’avait pas, comme vous, livré de bataille à l’Éternel, bien qu’il eût vaincu bon nombre de rois ; il trouvait que tout proclamait l’existence de l’Être suprême ; il déclarait que les plus grands génies avaient cru à cette existence, et il voulait croire comme ses pères. Enfin, chose monstrueuse ! ce premier homme des temps modernes, cet homme de tous les siècles, était chrétien dans le xixe siècle ! Son testament commence par cet article :


« Je meurs dans la religion apostolique et romaine, dans le sein de laquelle je suis né il y a plus de cinquante ans. »


Au troisième paragraphe du testament de Louis XVI on lit :


" Je meurs dans l’union de notre sainte mère l’église catholique, apostolique et romaine. »


La Révolution nous a donné bien des enseignements ; mais en est-il un seul comparable à celui-ci ? Napoléon et Louis XVI faisant la même profession de foi ! Voulez-vous savoir le prix de la croix ? Cherchez dans le monde entier ce qui convient le mieux à la vertu malheureuse, ou à l’homme de génie mourant.

Le 3 mai, Napoléon se fit administrer l’extrême-onction et reçut le saint viatique. Le silence de la chambre n’était interrompu que par le hoquet de la mort mêlé au bruit régulier du balancier d’une pendule : l’ombre, avant de s’arrêter sur le cadran, fit encore quelques tours ; l’astre qui la dessinait avait de la peine à s’éteindre. Le 4, la tempête de l’agonie de Cromwell s’éleva : presque tous les arbres de Longwood furent déracinés. Enfin, le 5, à six heures moins onze minutes du soir, au milieu des vents, de la pluie et du fracas des flots, Bonaparte rendit à Dieu le plus puissant souffle de vie qui jamais anima l’argile humaine. Les derniers mots saisis sur les lèvres du conquérant furent : « Tête… armée, ou tête d’armée. » Sa pensée errait encore au milieu des combats. Quand il ferma pour jamais les yeux, son épée, expirée avec lui, était couchée à sa gauche, un crucifix reposait sur sa poitrine : le symbole pacifique appliqué au cœur de Napoléon calma les palpitations de ce cœur, comme un rayon du ciel fait tomber la vague.


Bonaparte désira d’abord être enseveli dans la cathédrale d’Ajaccio, puis, par un codicille daté du 16 avril 1821, il légua ses os à la France : le ciel l’avait mieux servi : son véritable mausolée est le rocher où il expira : revoyez mon récit de la mort du duc d’Enghien. Napoléon, prévoyant à ses dernières volontés l’opposition du gouvernement britannique, fit choix éventuellement d’une sépulture à Sainte-Hélène.

Dans une étroite vallée appelée la vallée de Slane ou du Géranium, maintenant du Tombeau, coule une source ; les domestiques chinois de Napoléon, fidèles comme le Javanais de Camoëns, avaient accoutumé d’y remplir des amphores : des saules pleureurs pendent sur la fontaine ; une herbe fraîche, parsemée de tchampas, croît autour. « Le tchampas, malgré son éclat et son parfum, n’est pas une plante qu’on recherche, parce qu’elle fleurit sur les tombeaux, » disent les poésies sanscrites. Dans les déclivités des roches déboisées, végètent mal des citronniers amers, des cocotiers porte-noix, des mélèzes et des conises dont on recueille la gomme attachée à la barbe des chèvres.

Napoléon se plaisait aux saules de la fontaine ; il demandait la paix à la vallée de Slane, comme Dante banni demandait la paix au cloître de Corvo. En reconnaissance du repos passager qu’il y goûta les derniers jours de sa vie, il indiqua cette vallée pour l’abri de son repos éternel. Il disait en parlant de la source : « Si Dieu voulait que je me rétablisse, j’élèverais un monument dans le lieu où elle jaillit. » Ce monument fut son tombeau. Du temps de Plutarque, dans un endroit consacré aux nymphes aux bords du Strymon, on voyait encore un siège de pierre sur lequel s’était assis Alexandre.

Napoléon, botté, éperonné, habillé en uniforme de colonel de la garde, décoré de la Légion d’honneur, fut exposé mort dans sa couchette de fer ; sur ce visage qui ne s’étonna jamais, l’âme, en se retirant, avait laissé une stupeur sublime. Les planeurs et les menuisiers soudèrent et clouèrent Bonaparte en une quadruple bière d’acajou, de plomb, d’acajou encore et de fer-blanc ; on semblait craindre qu’il ne fût jamais assez emprisonné. Le manteau que le vainqueur d’autrefois portait aux vastes funérailles de Marengo servit de drap mortuaire au cercueil.

Les obsèques se firent le 28 mai. Le temps était beau ; quatre chevaux, conduits par des palefreniers à pied, tiraient le corbillard ; vingt-quatre grenadiers anglais, sans armes, l’environnaient ; suivait le cheval de Napoléon. La garnison de l’île bordait les précipices du chemin. Trois escadrons de dragons précédaient le cortège ; le 20e régiment d’infanterie, les soldats de marine, les volontaires de Sainte-Hélène, l’artillerie royale avec quinze pièces de canon, fermaient la marche. Des groupes de musiciens, placés de distance en distance sur les rochers, se renvoyaient des airs lugubres. À un défilé, le corbillard s’arrêta ; les vingt-quatre grenadiers sans armes enlevèrent le corps et eurent l’honneur de le porter sur leurs épaules jusqu’à la sépulture. Trois salves d’artillerie saluèrent les restes de Napoléon au moment où il descendit dans la terre : tout le bruit qu’il avait fait sur cette terre ne pénétrait pas à deux lignes au-dessous.

Une pierre qui devait être employée à la construction d’une nouvelle maison pour l’exilé est abaissée sur son cercueil comme la trappe de son dernier cachot.

On récita les versets du psaume 87 : « J’ai été pauvre et plein de travail dans ma jeunesse ; j’ai été élevé, puis humilié… j’ai été percé de vos colères. » De minute en minute le vaisseau amiral tirait. Cette harmonie de la guerre, perdue dans l’immensité de l’Océan, répondait au requiescat in pace. L’empereur, enterré par ses vainqueurs de Waterloo, avait ouï le dernier coup de canon de cette bataille ; il n’entendit point la dernière détonation dont l’Angleterre troublait et honorait son sommeil à Sainte-Hélène. Chacun se retira, tenant en main une branche de saule comme en revenant de la fête des Palmes.

Lord Byron crut que le dictateur des rois avait abdiqué sa renommée avec son glaive, qu’il allait s’éteindre oublié. Le poète aurait dû savoir que la destinée de Napoléon était une muse, comme toutes les hautes destinées. Cette muse sut changer un dénoûment avorté en une péripétie qui renouvelait son héros. La solitude de l’exil et de la tombe de Napoléon a répandu sur une mémoire éclatante une autre sorte de prestige. Alexandre ne mourut point sous les yeux de la Grèce ; il disparut dans les lointains superbes de Babylone. Bonaparte n’est point mort sous les yeux de la France ; il s’est perdu dans les fastueux horizons des zones torrides. Il dort comme un ermite ou comme un paria dans un vallon, au bout d’un sentier désert. La grandeur du silence qui le presse égale l’immensité du bruit qui l’environna. Les nations sont absentes, leur foule s’est retirée ; l’oiseau des tropiques, attelé, dit Buffon, au char du soleil, se précipite de l’astre de la lumière ; où se repose-t-il aujourd’hui ? Il se repose sur des cendres dont le poids a fait pencher le globe.


Imposuerunt omnes sibi diademata, post mortem ejus… et multiplicata sunt mala in terra (Machab.).

« Ils prirent tous le diadème après sa mort… et les maux se multiplièrent sur la terre. »

Ce résumé des Machabées sur Alexandre semble être fait pour Napoléon : « Les diadèmes ont été pris et les maux se sont multipliés sur la terre. » Vingt années se sont à peine écoulées depuis la mort de Bonaparte, et déjà la monarchie française et la monarchie espagnole ne sont plus. La carte du monde a changé ; il a fallu apprendre une géographie nouvelle ; séparés de leurs légitimes souverains, des peuples ont été jetés à des souverains de rencontre ; des acteurs renommés sont descendus de la scène où sont montés des acteurs sans nom ; les aigles se sont envolés de la cime du haut pin tombé dans la mer, tandis que de frêles coquillages se sont attachés aux flancs du tronc encore protecteur.

Comme en dernier résultat tout marche à ses fins, le terrible esprit de nouveauté qui parcourait le monde, disait l’empereur, et auquel il avait opposé la barre de son génie, reprend son cours ; les institutions du conquérant défaillent ; il sera la dernière des grandes existences individuelles ; rien ne dominera désormais dans les sociétés infimes et nivelées ; l’ombre de Napoléon s’élèvera seule à l’extrémité du vieux monde détruit, comme le fantôme du déluge au bord de son abîme : la postérité lointaine découvrira cette ombre par-dessus le gouffre où tomberont des siècles inconnus, jusqu’au jour marqué de la renaissance sociale.


Puisque c’est ma propre vie que j’écris en m’occupant de celles des autres, grandes ou petites, je suis forcé de mêler cette vie aux choses et aux hommes, quand par hasard elle est rappelée. Ai-je traversé d’une traite, sans m’y arrêter jamais, le souvenir du déporté qui, dans sa prison de l’Océan, attendait l’exécution de l’arrêt de Dieu ? Non.

La paix que Napoléon n’avait pas conclue avec les rois ses geôliers, il l’avait faite avec moi : J’étais fils de la mer comme lui, ma nativité était du rocher comme la sienne. Je me flatte d’avoir mieux connu Napoléon que ceux qui l’ont vu plus souvent et approché de plus près.

Napoléon à Sainte-Hélène, cessant d’avoir à garder contre moi sa colère, avait renoncé à ses inimitiés ; devenu plus juste à mon tour, j’écrivis dans le Conservateur cet article :

« Les peuples ont appelé Bonaparte un fléau ; mais les fléaux de Dieu conservent quelque chose de l’éternité et de la grandeur du courroux divin dont ils émanent : Ossa arida… dabo vobis spiritum et viveris. Ossements arides, je vous donnerai mon souffle et vous vivrez. Né dans une île pour aller mourir dans une île, aux limites de trois continents ; jeté au milieu des mers où Camoëns sembla le prophétiser en y plaçant le génie des tempêtes, Bonaparte ne se peut remuer sur son rocher que nous n’en soyons avertis par une secousse ; un pas du nouvel Adamastor à l’autre pôle se fait sentir à celui-ci. Si Napoléon, échappé aux mains de ses geôliers, se retirait aux États-Unis, ses regards attachés sur l’Océan suffiraient pour troubler les peuples de l’ancien monde ; sa seule présence sur le rivage américain de l’Atlantique forcerait l’Europe à camper sur le rivage opposé[23]. »

Cet article parvint à Bonaparte à Sainte-Hélène : une main qu’il croyait ennemie versa le dernier baume sur ses blessures ; il dit à M. de Montholon :

« Si, en 1814 et en 1815, la confiance royale n’avait point été placée dans des hommes dont l’âme était détrempée par des circonstances trop fortes, ou qui, renégats à leur patrie, ne voient de salut et de gloire pour le trône de leur maître que dans le joug de la Sainte Alliance ; si le duc de Richelieu, dont l’ambition fut de délivrer son pays de la présence des baïonnettes étrangères, si Chateaubriand, qui venait de rendre à Gand d’éminents services, avaient eu la direction des affaires, la France serait sortie puissante et redoutée de ces deux grandes crises nationales. Chateaubriand a reçu de la nature le feu sacré : ses ouvrages l’attestent. Son style n’est pas celui de Racine, c’est celui du prophète. Si jamais il arrive au timon des affaires, il est possible que Chateaubriand s’égare : tant d’autres y ont trouvé leur perte ! Mais ce qui est certain, c’est que tout ce qui est grand et national doit convenir à son génie, et qu’il eût repoussé avec indignation ces actes infamants de l’administration d’alors[24]. »

Telles ont été mes dernières relations avec Bonaparte. — Pourquoi ne conviendrais-je pas que ce jugement chatouille de mon cœur l’orgueilleuse faiblesse ? Bien de petits hommes à qui j’ai rendu de grands services ne m’ont pas jugé si favorablement que le géant dont j’avais osé attaquer la puissance.


Tandis que le monde Napoléonien s’effaçait, je m’enquérais des lieux où Napoléon lui-même s’était évanoui. Le tombeau de Sainte-Hélène a déjà usé un des saules ses contemporains : l’arbre décrépit et tombé est mutilé chaque jour par les pèlerins. La sépulture est entourée d’un grillage en fonte ; trois dalles sont posées transversalement sur la fosse ; quelques iris croissent aux pieds et à la tête ; la fontaine de la vallée coule encore là où des jours prodigieux se sont taris. Des voyageurs apportés par la tempête croient devoir consigner leur obscurité à la sépulture éclatante. Une vieille s’est établie auprès et vit de l’ombre d’un souvenir ; un invalide fait sentinelle dans une guérite.

Le vieux Longwood, à deux cents pas du nouveau, est abandonné. À travers un enclos rempli de fumier, on arrive à une écurie ; elle servait de chambre à coucher à Bonaparte. Un nègre vous montre une espèce de couloir occupé par un moulin à bras et vous dit : « Here he dead, ici il mourut. » La chambre où Napoléon reçut le jour n’était vraisemblablement ni plus grande ni plus riche.

Au nouveau Longwood, Plantation House, chez le gouverneur, on voit le duc de Wellington en peinture et les tableaux de ses batailles. Une armoire vitrée renferme un morceau de l’arbre près duquel se trouvait le général anglais à Waterloo ; cette relique est placée entre une branche d’olivier cueillie au jardin des Olives et des ornements de sauvages de la mer du Sud : bizarre association des abuseurs des vagues. Inutilement le vainqueur veut ici se substituer au vaincu, sous la protection d’un rameau de la Terre sainte et du souvenir de Cook ; il suffit qu’on retrouve à Sainte-Hélène la solitude, l’Océan et Napoléon.

Si l’on recherchait l’histoire de la transformation des bords illustrés par des tombeaux, des berceaux, des palais, quelle variété de choses et de destinées ne verrait-on pas, puisque de si étranges métamorphoses s’opèrent jusque dans les habitations obscures auxquelles sont attachées nos chétives vies ! Dans quelle hutte naquit Clovis ? Dans quel chariot Attila reçut-il le jour ? Quel torrent couvre la sépulture d’Alaric ? Quel chacal occupe la place du cercueil en or ou en cristal d’Alexandre ? Combien de fois ces poussières ont-elles changé de place ? Et tous ces mausolées de l’Égypte et des Indes, à qui appartiennent-ils ? Dieu seul connaît la cause de ces mutations liées à des mystères de l’avenir : il est pour les hommes des vérités cachées dans la profondeur du temps ; elles ne se manifestent qu’à l’aide des siècles, comme il y a des étoiles si éloignées de la terre que leur lumière n’est pas encore parvenue jusqu’à nous.


Mais tandis que j’écrivais ceci le temps a marché ; il a produit un événement qui aurait de la grandeur, si les événements ne tombaient aujourd’hui dans la boue. On a redemandé à Londres la dépouille de Bonaparte ; la demande a été accueillie : qu’importent à l’Angleterre de vieux ossements ? Elle nous fera tant que nous voudrons de ces sortes de présents. Les dépouilles de Napoléon nous sont revenues au moment de notre humiliation ; elles auraient pu subir le droit de visite ; mais l’étranger s’est montré facile : il a donné un laissez-passer aux cendres,

La translation des restes de Napoléon est une faute contre la renommée. Une sépulture à Paris ne vaudra jamais la vallée de Slane : qui voudrait voir Pompée ailleurs que dans le sillon de sable élevé par un pauvre affranchi, aidé d’un vieux légionnaire[25] ? Que ferons-nous de ces magnifiques reliques au milieu de nos misères ? Le granit le plus dur représentera-t-il la pérennité des œuvres de Bonaparte ? Encore si nous possédions un Michel-Ange pour sculpter la statue funèbre ? Comment façonnera-t-on le monument ? Aux petits hommes des mausolées, aux grands hommes une pierre et un nom. Du moins, si on avait suspendu le cercueil au couronnement de l’Arc de Triomphe, si les nations avaient aperçu de loin leur maître porté sur les épaules de ses victoires ? L’urne de Trajan n’était-elle pas placée à Rome au haut de sa colonne ? Napoléon, parmi nous, se perdra dans la tourbe de ces va-nu-pieds de morts qui se dérobent en silence. Dieu veuille qu’il ne soit pas exposé aux vicissitudes de nos changements politiques, tout défendu qu’il est par Louis XIV, Vauban et Turenne ! Gare ces violations de tombeaux si communes dans notre patrie ! Qu’un certain côté de la Révolution triomphe, et la poussière du conquérant pourra rejoindre les poussières que nos passions ont dispersées : on oubliera le vainqueur des peuples pour ne se souvenir que de l’oppresseur des libertés. Les os de Napoléon ne reproduiront pas son génie, ils enseigneront son despotisme à de médiocres soldats.

Quoi qu’il en soit, une frégate a été fournie à un fils de Louis-Philippe[26] : un nom cher à nos anciennes victoires maritimes la protégeait sur les flots. Parti de Toulon, où Bonaparte s’était embarqué dans sa puissance pour la conquête de l’Égypte, le nouvel Argo est venu à Sainte-Hélène revendiquer le néant. Le sépulcre, avec son silence, continuait à s’élever immobile dans la vallée de Slane ou du Géranium. Des deux saules pleureurs, l’un était tombé ; lady Dallas, femme d’un gouverneur de l’île, avait fait planter en remplacement de l’arbre défailli dix-huit jeunes saules et trente-quatre cyprès ; la source, toujours là, coulait comme quand Napoléon en buvait l’eau. Pendant toute une nuit, sous la conduite d’un capitaine anglais nommé Alexander, on a travaillé à percer le monument. Les quatre cercueils emboîtés les uns dans les autres, le cercueil d’acajou, le cercueil de plomb, le second cercueil d’acajou ou de bois des îles et le cercueil de fer-blanc, ont été trouvés intacts. On procéda à l’inspection de ces moules de momie sous une tente, au milieu d’un cercle d’officiers dont quelques-uns avaient connu Bonaparte.

« Lorsque la dernière bière fut ouverte, les regards s’y plongèrent. Ils vinrent, dit l’abbé Coquereau, se heurter contre une masse blanchâtre qui couvrait le corps dans toute son étendue. Le docteur Gaillard, la touchant, reconnut un coussin de satin blanc qui garnissait à l’intérieur la paroi supérieure du cercueil : il s’était détaché et enveloppait la dépouille comme un linceul . . . . . . . . . . Tout le corps paraissait couvert comme d’une mousse légère ; on eût dit que nous l’apercevions à travers un nuage diaphane. C’était bien sa tête : un oreiller l’exhaussait un peu ; son large front, ses yeux dont les orbites se dessinaient sous les paupières, garnies encore de quelques cils ; ses joues étaient bouffies, son nez seul avait souffert, sa bouche entr’ouverte laissait apercevoir trois dents d’une grande blancheur ; sur son menton se distinguait parfaitement l’empreinte de la barbe ; ses deux mains surtout paraissaient appartenir à quelqu’un de respirant encore, tant elles étaient vives de ton et de coloris ; l’une d’elles, la main gauche, était un peu plus élevée que la droite ; ses ongles avaient poussé après la mort : ils étaient longs et blancs ; une de ses bottes était décousue et laissait passer quatre doigts de ses pieds d’un blanc mat[27]. »

Qu’est-ce qui a frappé les nécrobies ? L’inanité des choses terrestres ? la vanité de l’homme ? Non, la beauté du mort ; ses ongles seulement s’étaient allongés, pour déchirer, je présume, ce qui restait de liberté au monde. Ses pieds, rendus à l’humilité, ne s’appuyaient plus sur des coussins de diadème ; ils reposaient nus dans leur poussière. Le fils de Condé était aussi habillé dans le fossé de Vincennes ; cependant Napoléon, si bien conservé, était arrivé tout juste à ces trois dents que les balles avaient laissées à la mâchoire du duc d’Enghien.

L’astre éclipsé à Sainte-Hélène a reparu à la grande joie des peuples : l’univers a revu Napoléon ; Napoléon n’a point revu l’univers. Les cendres vagabondes du conquérant ont été regardées par les mêmes étoiles qui le guidèrent à son exil : Bonaparte a passé par le tombeau, comme il a passé partout, sans s’y arrêter. Débarqué au Havre, le cadavre est arrivé à l’Arc de Triomphe, dais sous lequel le soleil montre son front à certains jours de l’année. Depuis cet Arc jusqu’aux Invalides, on n’a plus rencontré que des colonnes de planches, des bustes de plâtre, une statue du grand Condé (hideuse bouillie qui pleurait), des obélisques de sapin remémoratifs de la vie indestructible du vainqueur. Un froid rigoureux faisait tomber les généraux autour du char funèbre, comme dans la retraite de Moscou. Rien n’était beau, hormis le bateau de deuil qui avait porté en silence sur la Seine Napoléon et un crucifix.

Privé de son catafalque de rochers, Napoléon est venu s’ensevelir dans les immondices de Paris. Au lieu de vaisseaux qui saluaient le nouvel Hercule, consumé sur le mont Œta, les blanchisseuses de Vaugirard rôderont alentour avec des invalides inconnus à la grande armée. Pour préluder à cette impuissance, de petits hommes n’ont rien pu imaginer de mieux qu’un salon de Curtius en plein vent. Après quelques jours de pluie, il n’est demeuré de ces décorations que des bribes crottées. Quoi qu’on fasse, on verra toujours au milieu des mers le vrai sépulcre du triomphateur : à nous le corps, à Sainte-Hélène la vie immortelle.

Napoléon a clos l’ère du passé : il a fait la guerre trop grande pour qu’elle revienne de manière à intéresser l’espèce humaine. Il a tiré impétueusement sur ses talons les portes du temple de Janus ; et il a entassé derrière ces portes des monceaux de cadavres, afin qu’elles ne se puissent rouvrir.


En Europe je suis allé visiter les lieux où Bonaparte aborda après avoir rompu son ban à l’île d’Elbe. Je descendis à l’auberge de Cannes[28] au moment même que le canon tirait en commémoration du 29 juillet ; un de ces résultats de l’incursion de l’empereur, non sans doute prévu par lui. La nuit était close quand j’arrivai au golfe Juan ; je mis pied à terre à une maison isolée au bord de la grande route. Jacquemin, potier et aubergiste, propriétaire de cette maison, me mena à la mer. Nous prîmes des chemins creux entre des oliviers sous lesquels Bonaparte avait bivouaqué : Jacquemin lui-même l’avait reçu et me conduisait. À gauche du sentier de traverse s’élevait une espèce de hangar : Napoléon, qui envahissait seul la France, avait déposé dans ce hangar les effets de son débarquement.

Parvenu à la grève, je vis une mer calme que ne ridait pas le plus petit souffle ; la lame, mince comme une gaze, se déroulait sur le sablon sans bruit et sans écume. Un ciel émerveillable, tout resplendissant de constellations, couronnait ma tête. Le croissant de la lune s’abaissa bientôt et se cacha derrière une montagne. Il n’y avait dans le golfe qu’une seule barque à l’ancre, et deux bateaux : à gauche on apercevait le phare d’Antibes, à droite les îles de Lérins ; devant moi, la haute mer s’ouvrait au midi vers cette Rome où Bonaparte m’avait d’abord envoyé.

Les îles de Lérins, aujourd’hui îles Sainte-Marguerite, reçurent autrefois quelques chrétiens fuyant devant les Barbares. Saint Honorat venant de Hongrie aborda l’un de ces écueils : il monta sur un palmier, fit le signe de la croix, tous les serpents expirèrent, c’est-à-dire le paganisme disparut, et la nouvelle civilisation naquit dans l’Occident.

Quatorze cents ans après, Bonaparte vint terminer cette civilisation dans les lieux où le saint l’avait commencée. Le dernier solitaire de ces laures fut le Masque de fer, si le Masque de fer est une réalité. Du silence du golfe Juan, de la paix des îles aux anciens anachorètes, sortit le bruit de Waterloo, qui traversa l’Atlantique, et vint expirer à Sainte-Hélène.

Entre les souvenirs de deux sociétés, entre un monde éteint et un monde prêt à s’éteindre, la nuit, au bord abandonné de ces marines, on peut supposer ce que je sentis. Je quittai la plage dans une espèce de consternation religieuse, laissant le flot passer et repasser, sans l’effacer, sur la trace de l’avant-dernier pas de Napoléon.

À la fin de chaque grande époque, on entend quelque voix dolente des regrets du passé, et qui sonne le couvre-feu : ainsi gémirent ceux qui virent disparaître Charlemagne, saint Louis, François Ier Henri IV et Louis XIV. Que ne pourrais-je pas dire à mon tour, témoin oculaire que je suis de deux ou trois mondes écoulés ? Quand on a rencontré comme moi Washington et Bonaparte, que reste-t-il à regarder derrière la charrue du Cincinnatus américain et la tombe de Sainte-Hélène ? Pourquoi ai-je survécu au siècle et aux hommes à qui j’appartenais par la date de ma vie ? Pourquoi ne suis-je pas tombé avec mes contemporains, les derniers d’une race épuisée ? Pourquoi suis-je demeuré seul à chercher leurs os dans les ténèbres et la poussière d’une catacombe remplie ? Je me décourage de durer. Ah ! si du moins j’avais l’insouciance d’un de ces vieux Arabes de rivage, que j’ai rencontrés en Afrique ! Assis les jambes croisées sur une petite natte de corde, la tête enveloppée dans leur burnous, ils perdent leurs dernières heures à suivre des yeux, parmi l’azur du ciel, le beau phénicoptère qui vole le long des ruines de Carthage ; bercés du murmure de la vague, ils entr’oublient leur existence et chantent à voix basse une chanson de la mer : ils vont mourir.




  1. L’impératrice Joséphine était morte au château de la Malmaison (Seine-et-Oise) le 29 mai 1814.
  2. Le 29 juin.
  3. Henri-Gratien, comte Bertrand (1773-1844). Napoléon l’avait nommé, à la mort du maréchal Duroc, grand maréchal du palais (18 novembre 1813). Compagnon de l’Empereur à l’île d’Elbe, il prépara activement les Cent-Jours et fut élevé à la pairie le 2 juin 1815. Il suivit Napoléon à Sainte-Hélène et ne le quitta plus. Condamné à mort par contumace, le 7 mai 1816, il fut à son retour, après la mort de Napoléon (1821), réintégré dans tous ses grades par Louis XVIII, dont une ordonnance annula l’arrêt de condamnation de 1816. Il siégea à la Chambre des députés, de 1831 à 1834. En 1840, il accompagna le prince de Joinville à Sainte-Hélène et rapporta en France avec lui les restes de l’Empereur.
  4. Nicolas-Léonard Beker (1770-1840). Il avait épousé la sœur du général Desaix. Général de division, comte de l’Empire, grand officier de la Légion d’honneur après Essling, il devint cependant suspect à Napoléon, à cause de l’opinion qu’il n’avait pas craint d’exprimer sur les conséquences de son système de guerre à outrance, et il dut se rendre en disgrâce à Belle-Isle-en-Mer, pour en prendre le commandement. Il y resta jusqu’en 1814. Pendant les Cent-Jours, le département du Puy-de-Dôme l’envoya à la Chambre des représentants. Louis XVIII l’appela à la Chambre des pairs le 5 mars 1819.
  5. Le 3 juillet.
  6. Charles-Tristan, comte de Montholon (1783-1853). Il était général de brigade à la chute de l’Empire, en 1814. Resté fidèle à la cause bonapartiste, malgré les sollicitations de M. de Sémonville, son beau-père, marié avec sa mère, Mme de Montholon, et celles du maréchal Macdonald, son beau-frère, qui le pressaient de se rallier à la Restauration, il rejoignit Napoléon, revenant de l’île d’Elbe, dans sa marche sur Paris, fut nommé adjudant-général, se battit bravement à Waterloo, et, avec sa femme et ses enfants, accompagna l’empereur à Sainte-Hélène. De retour en France, il dut se réfugier en Belgique, à la suite de spéculations commerciales qui furent malheureuses (1828). En 1840, il prit part à l’échauffourée de Boulogne, fut condamné par la Cour des pairs à vingt ans de détention et enfermé au château de Ham ; il en sortit après l’évasion du prince Louis-Napoléon. Les électeurs de la Charente-Inférieure l’envoyèrent en 1849 à l’Assemblée législative. Il a publié avec le général Gourgaud les célèbres Mémoires pour servir à l’Histoire de France sous Napoléon, écrits à Sainte-Hélène sous sa dictée par les généraux qui ont partagé sa captivité (années 1823 et suivantes). Il a, en outre, fait paraître, en 1847, deux volumes intitulés : Récits de la captivité de l’empereur Napoléon à Sainte-Hélène.
  7. Marin-Joseph-Emmanuel-Auguste-Dieudonné, comte de Las Cases (1766-1842). Lieutenant de vaisseau quand éclata la Révolution, il émigra, servit à l’armée des princes et fit partie de l’expédition de Quiberon. Rentré en France après le 18 brumaire, il composa un Atlas historique et géographique, qu’il publia sous le pseudonyme de Le Sage (1803-1804) et qui eut un grand succès. Napoléon le fit baron, puis comte, maître des requêtes au Conseil d’État et chambellan. Pendant les Cent-Jours, l’empereur l’attacha de plus en plus étroitement à sa personne, et Las Cases le suivit de l’Élysée à la Malmaison, à Rochefort, enfin à Sainte-Hélène. Le 27 novembre 1816, le gouverneur Hudson-Lowe l’expulsa de l’île. Ce ne fut qu’après la mort de Napoléon qu’il put rentrer en France, où il publia, avec un immense succès (1822-1823) son Mémorial de Sainte-Hélène, ou Journal où se trouve consigné, jour par jour, ce qu’a dit et fait Napoléon pendant dix-huit mois.
  8. Napoléon ne fut point désarmé. Selon M. Thiers (T. XX, p. 573), « au moment de passer du Bellérophon au Northumberland, l’amiral Keith, avec un chagrin visible et du ton le plus respectueux, adressa ces paroles à l’Empereur : Général, l’Angleterre m’ordonne de vous demander votre épée. — À ces mots Napoléon répondit par un regard qui indiquait à quelles extrémités il faudrait descendre pour le désarmer. Lord Keith n’insista point, et Napoléon conserva sa glorieuse épée. » Cette scène est une pure fiction ; elle se trouve même contredite par le comte de Las Cases, dans son Mémorial, où il dit : « Je demandai s’il serait bien possible qu’on pût en venir au point d’arracher à l’Empereur son épée. L’amiral répondit qu’on la respecterait, mais que Napoléon serait le seul, et que tout le reste serait désarmé. » Napoléon garda donc son épée, et à leur arrivée à Sainte-Hélène ses compagnons recouvrèrent la leur.
  9. Voyez plus haut dans leur ordre chronologique les actions de Bonaparte. Ch.
  10. Voyage aux régions équinoxiales. Ch.
  11. Io mi volsi a man dextra, e posi mente

     All’ atro polo, e vidi quattro stelle

     Non viste mai fuor ch’ alla prima gente.

    (Le Purgatoire, chant I, vers 22-24.)

  12. Briars (les Églantiers) était le nom du cottage habité par M. Balcombe, négociant de l’île. Napoléon y résida pendant deux mois environ, du 17 octobre au 10 décembre 1815, depuis son arrivée à Sainte-Hélène jusqu’à son installation à Longwood. Voir les Souvenirs de Betzy Balcombe, traduits par M. Aimé Le Gras, 1898.
  13. L’aide de camp Muiron.
  14. Le commissaire français était M. de Montchenu ; le commissaire autrichien, M. de Sturmer ; le commissaire russe, M. de Balmain.
  15. Basile Hall (1738-1844), marin et voyageur anglais, auteur de plusieurs volumes de Voyages, qui se recommandent par l’exactitude et l’intérêt du récit. Le plus célèbre de ses voyages est celui dont il revenait, lorsqu’il passa à Sainte-Hélène, et dont il a publié le récit, en 1817, sous ce titre : Voyage de découverte sur la côte ouest de Corée et à Licou-Khieou.
  16. Le chiffre exact est cent trente-deux.
  17. Jean Rossignol (1759-1802), général en chef des armées de la République dans la guerre de Vendée. Il mourut le 8 floréal an X (28 avril 1802) sur l’îlôt insalubre d’Anjouan.
  18. Voir la Vie véritable du citoyen Jean Rossignol, publiée sur les écritures originales, avec des notes et des documents inédits, par Victor Barrucand, 1896.
  19. Ode d’Alexandre Manzoni sur la mort de Napoléon. Cette Ode, qui a pour titre le Cinq mai. (il Cinque maggio) est un des plus beaux morceaux lyriques du XIXe siècle.
  20. Le renvoi de Las Cases eut lieu le 27 novembre 1816. L’Histoire de la captivité de Napoléon à Sainte-Hélène, d’après les documents officiels inédits et les manuscrits de sir Hudson Lowe, publiée par William Forsyth, renferme sur cet épisode d’intéressants détails. Dans une lettre particulière au comte Bathurst, datée du 3 décembre 1816, sir Hudson Lowe annonce qu’il a saisi les papiers de M. de Las Cases, et qu’avec l’assentiment de ce dernier, il a pu les parcourir. « Ils remplissaient, dit-il, un coffre et un portefeuille. J’y ai trouvé les brouillons des campagnes de Bonaparte en Italie, dictées par lui-même, avec les notes et documents les concernant ; puis, sa correspondance officielle avec sir George Cockburn et avec moi. Je me suis fait une loi de ne rien regarder de la première de ces deux collections plus que ce qui était nécessaire pour m’assurer que c’étaient bien les papiers spécifiés. Elle a été ensuite rapportée au général Bonaparte avec le cachet du comte Las Cases, ainsi que la correspondance officielle. Il reste une collection d’une plus haute importance, qui est réclamée également par Bonaparte et par Las Cases ; c’est un journal très volumineux tenu par le comte Las Cases, qui y a inséré tout ce qui est arrivé au général Bonaparte depuis l’époque où il a quitté Paris jusqu’au jour où l’arrestation du comte a eu lieu. Ses actes, ses conversations, ses remarques, des copies de toutes ses remontrances, y compris les lettres de Montholon, ses gestes même y sont notés ; le tout est écrit avec la minutie de la Vie de Johnson par Boswell, la force de langage du général Bonaparte et l’embellissement de style du comte Las Cases ; j’ai obtenu le consentement même du comte Las Cases pour parcourir cette collection. Tout y est sacrifié au grand objet de présenter à la postérité le général Bonaparte comme un modèle d’excellence et de vertu. Les faits y sont altérés, les conversations rapportées seulement par moitié, ses propres expressions répétées, les réponses omises ; j’ai remarqué que tel était particulièrement le cas dans les conversations que j’ai eues moi-même avec lui-même, celles qui avaient lieu en présence de témoins. Le général Bonaparte a demandé que ce document lui fût renvoyé, disant que c’est un journal qui était tenu par ses ordres exprès et le seul mémorandum qu’il ait de tout ce qui lui est arrivé. Le comte Las Cases, au contraire, réclame ces papiers comme lui appartenant en propre ; il les appelle ses pensées et ne veut pas convenir que le général Bonaparte en ait connaissance… En ce moment, chacun d’eux ignore encore les réclamations de l’autre. La conduite la plus prudente que je croie devoir tenir sera de garder le journal scellé avec le cachet du comte Las Cases et le mien, jusqu’à ce que Votre Seigneurie ait envoyé ses instructions à ce sujet. » (Tome II p. 76.)
  21. L’abbé Buonavita et l’abbé Vignale. « À cette époque, dit M. Thiers, c’est-à-dire vers la fin de 1819, arrivèrent à Sainte-Hélène les personnages envoyés par le cardinal Fesch. C’étaient un bon vieux prêtre, l’abbé Buonavita, ancien missionnaire au Mexique, et un jeune ecclésiastique, l’abbé Vignale, l’un et l’autre fort honnêtes gens, mais sans instruction et sans esprit. » (Histoire du Consulat et de l’Empire, tome XX, p. 688.) — Les deux prêtres arrivèrent à Sainte-Hélène le 20 septembre 1819. (William Forsyth, tome III. p. 149.)
  22. François Antomarchi (1780-1830). Né en Corse, il était professeur d’anatomie à Florence, quand il fut choisi par le cardinal Fesch pour aller à Sainte-Hélène donner ses soins à Napoléon, auquel on venait d’enlever le docteur O’Meara. Arrivé par le même navire que l’abbé Buonavita et l’abbé Vignale, il resta auprès de l’empereur jusqu’à sa mort. Les Mémoires du docteur Antomarchi, ou les derniers moments de Napoléon (Paris, 1825, 2 vol. in-8o), contiennent l’histoire de la captivité de l’empereur depuis le 21 septembre 1819 jusqu’au 5 mai 1821. M. Thiers (p. 688) parle du docteur Antomarchi en ces termes : « C’était un jeune médecin italien, ayant quelque esprit, peu d’expérience et une extrême présomption. »
  23. Extrait de l’article de Chateaubriand du 17 novembre 1818. Le Conservateur, tome I, p. 333. — Œuvres complètes, tome XXVI, p. 32.
  24. Mémoires pour servir à l’Histoire de France sous Napoléon, par M. de Montholon, tome IV, p. 243. — Ch.
  25. Chateaubriand ici se souvient de Corneille :
    Dans quelque urne chétive en ramasser la cendre,

    Et d’un peu de poussière élever un tombeau

    À celui qui du monde eut le sort le plus beau.
  26. La frégate La Belle-Poule, commandée par le prince de Joinville.
  27. Souvenirs de Sainte-Hélène, par l’abbé Coquereau. — L’abbé Coquereau était aumônier de la frégate la Belle-Poule. En 1850, il fut nommé par Louis-Napoléon aumônier en chef de la flotte, fonctions qu’il a conservées jusqu’à sa mort (1866).
  28. Chateaubriand visita Cannes et le golfe Juan au mois de juillet 1838. Il écrivait de Cannes à Madame Récamier le 28 juillet : « J’ai quitté à Marseille mon bruit pour venir voir le lieu où Bonaparte en débarquant, a changé la face du monde et nos destinées. Je vous écris dans une petite chambre, sous la fenêtre de laquelle se brise la mer. Le soleil se couche ; c’est l’Italie tout entière que je retrouve ici. Dans une heure, je vais partir pour aller à deux lieues d’ici, au Golfe Juan ; j’y arriverai de nuit, je verrai cette grève déserte où cet homme aborda avec sa petite flotte. Je m’arrangerai de la solitude, des vagues et du ciel : l’homme a passé pour toujours. »