Mémoires d’outre-tombe/Quatrième partie/Livre II

Garnier (Tome 5p. 511-609).

LIVRE II[1]

Mon arrestation. — Passage de ma loge de voleur au cabinet de toilette de Mademoiselle Gisquet. — Achille de Harlay. — Juge d’instruction : M. Desmortiers. — Ma vie chez M. Gisquet. — Je suis mis en liberté. — Lettre à M. le Ministre de la Justice, et réponse. — Offre de ma pension de pair par Charles X : Ma réponse. — Billet de madame la duchesse de Berry. — Lettre à Béranger. — Départ de Paris. — Journal de Paris à Lugano. — M. Augustin Thierry. — Chemin du Saint-Gothard. — Vallée de Schœllenen. — Pont du Diable. — Le Saint-Gothard. — Description de Lugano. — Les montagnes. — Courses autour de Lucerne. — Clara Wendel. — Prière des paysans. — M. A. Dumas. — Madame de Colbert. — Lettre à M. de Béranger. — Zurich. — Constance. — Madame Récamier. — Madame la duchesse de Saint-Leu. — Madame de Saint Leu après avoir lu la dernière lettre de M. de Chateaubriand. — Après avoir lu une note signée Hortense. — Arenenberg. — Retour à Genève. — Coppet. — Tombeau de Madame de Staël. — Promenade. — Lettre au prince Louis-Napoléon. — Lettres au ministre de la Justice, au président du Conseil, à madame la duchesse de Berry. — J’écris mon mémoire sur la captivité de la princesse. — Circulaire aux rédacteurs en chef des journaux. — Extrait du Mémoire sur la captivité de madame la duchesse de Berry. — Mon procès. — Popularité.
Paris, rue d’Enfer, fin juillet 1832.

Un de mes vieux amis, M. Frisell, Anglais,[2] venait de perdre à Passy sa fille unique, âgée de dix-sept ans. J’étais allé le 19 juin à l’enterrement de la pauvre Élisa, dont la jolie madame Delessert terminait le portrait, quand la mort y mit le dernier coup de pinceau. Revenu dans ma solitude, rue d’Enfer, je m’étais couché plein de ces mélancoliques pensées qui naissent de l’association de la jeunesse, de la beauté et de la tombe. Le 20 juin,[3] à quatre heures du matin, Baptiste, à mon service depuis longtemps, entre dans ma chambre, s’approche de mon lit et me dit : «  Monsieur, la cour est pleine d’hommes qui se sont placés à toutes les portes, après avoir forcé Desbrosses à ouvrir la porte cochère, et voilà trois messieurs qui veulent vous parler. » Comme il achevait ces mots, les messieurs entrent, et le chef, s’approchant très poliment de mon lit, me déclare qu’il a ordre de m’arrêter et de me mener à la préfecture de police. Je lui demandai si le soleil était levé, ce qu’exigeait la loi, et s’il était porteur d’un ordre légal : il ne répondit rien pour le soleil, mais il m’exhiba la signification suivante :

Copie :
PRÉFECTURE DE POLICE.

« De par le roi ;

« Nous, conseiller d’État, préfet de police,[4]
« Vu les renseignements à nous parvenus ;
« En vertu de l’article 10 du Code d’instruction criminelle ;

« Requérons le commissaire, ou autre en cas d’empêchement, de se transporter chez M. le vicomte de Chateaubriand et partout où besoin sera, prévenu de complot contre la sûreté de l’État, à l’effet d’y rechercher et saisir tous papiers, correspondances, écrits, contenant des provocations à des crimes et délits contre la paix publique ou susceptibles d’examen, ainsi que tous objets séditieux ou armes dont il serait détenteur. »

Tandis que je lisais la déclaration du grand complot contre la sûreté de l’État, dont moi chétif j’étais prévenu, le capitaine des mouchards dit à ses subordonnés : « Messieurs, faites votre devoir ! » Le devoir de ces messieurs était d’ouvrir toutes les armoires, de fouiller toutes les poches, de se saisir de tous papiers, lettres et documents, de lire iceux, si faire se pouvait, et de découvrir toutes armes, comme il appert aux termes du susdit mandat.

Après lecture prise de la pièce, m’adressant au respectable chef de ces voleurs d’hommes et de libertés : « Vous savez, monsieur, que je ne reconnais point votre gouvernement, que je proteste contre la violence que vous me faites ; mais, comme je ne suis pas le plus fort et que je n’ai nulle envie de me colleter avec vous, je vais me lever et vous suivre : donnez-vous, je vous prie, la peine de vous asseoir. »

Je m’habillai et, sans rien prendre avec moi, je dis au vénérable commissaire : « Monsieur, je suis à vos ordres : allons-nous à pied ? — Non, monsieur, j’ai eu soin de vous amener un fiacre. — Vous avez bien de la bonté, monsieur, partons ; mais souffrez que j’aille dire adieu à madame de Chateaubriand. Me permettez-vous d’entrer seul dans la chambre de ma femme ? — Monsieur, je vous accompagnerai jusqu’à la porte et je vous attendrai. — Très bien, monsieur ; » et nous descendîmes.

Partout, sur mon chemin, je trouvai ses sentinelles ; on avait posé une vedette jusque sur le boulevard, à une petite porte qui s’ouvre à l’extrémité de mon jardin. Je dis au chef : « Ces précautions-là étaient très inutiles ; je n’ai pas la moindre envie de vous fuir et de m’échapper. » Les messieurs avaient bousculé

Imp. Dumas Vorxet
MADAME LA DUCHESSE DE ST LEU
Garnier frères Éditeurs

mes papiers, mais n’avaient rien pris. Mon grand sabre de Mamelouck fixa leur attention ; ils se parlèrent tout bas et finirent par laisser l’arme sous un tas d’in-folios poudreux, au milieu desquels elle gisait, avec un crucifix de bois jaune que j’avais apporté de la Terre-Sainte.

Cette pantomime m’aurait presque donné envie de rire, mais j’étais cruellement tourmenté pour Mme de Chateaubriand. Quiconque la connaît, connaît aussi la tendresse qu’elle me porte, ses frayeurs, la vivacité de son imagination et le misérable état de sa santé : cette descente de la police et mon enlèvement pouvaient lui faire un mal affreux. Elle avait déjà entendu quelque bruit et je la trouvai assise dans son lit, écoutant tout effrayée, lorsque j’entrai dans sa chambre à une heure si extraordinaire.

« Ah ! bon Dieu ! s’écria-t-elle ; êtes-vous malade ? Ah ! bon Dieu, qu’est-ce qu’il y a ? qu’est-ce qu’il y a ? » et il lui prit un tremblement. Je l’embrassai, ayant peine à retenir mes larmes, et je lui dis : « Ce n’est rien, on m’envoie chercher pour faire ma déclaration comme témoin dans une affaire relative à un procès de presse. Dans quelques heures tout sera fini et je vais revenir déjeuner avec vous. »

Le mouchard était resté à la porte ouverte ; il voyait cette scène, et je lui dis, en allant me remettre entre ses mains : « Vous voyez, monsieur, l’effet de votre visite un peu matinale. » Je traversai la cour avec mes recors ; trois d’entre eux montèrent avec moi dans le fiacre, le reste de l’escouade accompagnait à pied la capture et nous arrivâmes sans encombre dans la cour de la préfecture de police.

Le geôlier qui devait me mettre en souricière n’était pas levé, on le réveilla en frappant à son guichet, et il alla préparer mon gîte. Tandis qu’il s’occupait de son œuvre, je me promenais dans la cour de long en large avec le sieur Léotaud qui me gardait. Il causait et me disait amicalement, car il était très honnête : « Monsieur le vicomte, j’ai bien l’honneur de vous remettre ; je vous ai présenté les armes plusieurs fois, lorsque vous étiez ministre et que vous veniez chez le roi ; je servais dans les gardes du corps ; mais que voulez-vous ! on a une femme, des enfants ; il faut vivre ! — Vous avez raison, monsieur Léotaud ; combien ça vous rapporte-t-il ? — Ah ! monsieur le vicomte, c’est selon les captures… Il y a des gratifications tantôt bien, tantôt mal, comme à la guerre. »

Pendant ma promenade, je voyais rentrer les mouchards dans différents déguisements comme des masques le mercredi des Cendres à la descente de la Courtille : ils venaient rendre compte des faits et gestes de la nuit. Les uns étaient habillés en marchands de salade, en crieurs des rues, en charbonniers, en forts de la halle, en marchands de vieux habits, en chiffonniers, en joueurs d’orgue ; les autres étaient coiffés de perruques sous lesquelles paraissaient des cheveux d’une autre couleur ; les autres avaient barbes, moustaches et favoris postiches ; les autres traînaient les jambes comme de respectables invalides et portaient un éclatant ruban rouge à leur boutonnière. Ils s’enfonçaient dans une petite cour et bientôt revenaient sous d’autres costumes, sans moustaches, sans barbes, sans favoris, sans perruques, sans hottes, sans jambes de bois, sans bras en écharpe : tous ces oiseaux du lever de l’aurore de la police s’envolaient et disparaissaient avec le jour grandissant. Mon logis étant prêt, le geôlier vint nous avertir, et M. Léotaud, chapeau bas, me conduisit jusqu’à la porte de l’honnête demeure et me dit, en me laissant aux mains du geôlier et de ses aides : « Monsieur le vicomte, j’ai bien l’honneur de vous saluer : au plaisir de vous revoir. » La porte d’entrée se referma sur moi. Précédé du geôlier qui tenait les clefs et de ses deux garçons qui me suivaient pour m’empêcher de rebrousser chemin, j’arrivai par un étroit escalier au deuxième étage. Un petit corridor noir me conduisit à une porte ; le guichetier l’ouvrit : j’entrai après lui dans ma case. Il me demanda si je n’avais besoin de rien : je lui répondis que je déjeunerais dans une heure. Il m’avertit qu’il y avait un café et un restaurateur qui fournissaient aux prisonniers tout ce qu’ils désiraient pour leur argent. Je priai mon gardien de me faire apporter du thé et, s’il le pouvait, de l’eau chaude et froide et des serviettes. Je lui donnai vingt francs d’avance : il se retira respectueusement, en me promettant de revenir.

Resté seul, je fis l’inspection de mon bouge : il était un peu plus long que large, et sa hauteur pouvait être de sept à huit pieds. Les cloisons, tachées et nues, étaient barbouillées de la prose et des vers de mes devanciers, et surtout du griffonnage d’une femme qui disait force injures au juste-milieu. Un grabat à draps sales occupait la moitié de ma loge ; une planche, supportée par deux tasseaux, placée contre le mur, à deux pieds au-dessus du grabat, servait d’armoire au linge, aux bottes et aux souliers des détenus : une chaise et un meuble infâme composaient le reste de l’ameublement.

Mon fidèle gardien m’apporta les serviettes et les cruches d’eau que je lui avais demandées ; je le suppliai d’ôter du lit les draps sales, la couverture de laine jaunie, d’enlever le seau qui me suffoquait et de balayer mon bouge après l’avoir arrosé. Toutes les œuvres du juste-milieu étant emportées, je me fis la barbe ; je m’inondai des flots de ma cruche, je changeai de linge : madame de Chateaubriand m’avait envoyé un petit paquet ; je rangeai sur la planche au-dessus du lit toutes mes affaires comme dans la cabine d’un vaisseau. Quand cela fut fait, mon déjeuner arriva et je pris mon thé sur ma table bien lavée et que je recouvris d’une serviette blanche. On vint bientôt chercher les ustensiles de mon festin matinal, et on me laissa seul dûment enfermé.

Ma loge n’était éclairée que par une fenêtre grillée qui s’ouvrait fort haut ; je plaçai ma table sous cette fenêtre et je montai sur cette table pour respirer et jouir de la lumière. À travers les barreaux de ma cage à voleur, je n’apercevais qu’une cour ou plutôt un passage sombre et étroit, des bâtiments noirs autour desquels tremblotaient des chauve-souris. J’entendais le cliquetis des clefs et des chaînes, le bruit des sergents de ville et des espions, le pas des soldats, le mouvement des armes, les cris, les rires, les chansons dévergondées des prisonniers mes voisins, les hurlements de Benoît, condamné à mort comme meurtrier de sa mère et de son obscène ami[5]. Je distinguais ces mots de Benoît entre les exclamations confuses de la peur et du repentir : « Ah ! ma mère ! ma pauvre mère ! » Je voyais l’envers de la société, les plaies de l’humanité, les hideuses machines qui font mouvoir ce monde.

Je remercie les hommes de lettres, grands partisans de la liberté de la presse, qui naguère m’avaient pris pour leur chef et combattaient sous mes ordres ; sans eux, j’aurais quitté la vie sans savoir ce que c’était que la prison, et cette épreuve-là m’aurait manqué. Je reconnais à cette attention délicate le génie, la bonté, la générosité, l’honneur, le courage des hommes de plume en place. Mais, après tout, qu’est-ce que cette courte épreuve ? La Tasse a passé des années dans un cachot et je me plaindrais ! Non ; je n’ai pas le fol orgueil de mesurer mes contrariétés de quelques heures avec les sacrifices prolongés des immortelles victimes dont l’histoire a conservé les noms.

Au surplus, je n’étais point du tout malheureux ; le génie de mes grandeurs passées et de ma gloire âgée de trente ans ne m’apparut point ; mais ma muse d’autrefois, bien pauvre, bien ignorée, vint rayonnante m’embrasser par ma fenêtre : elle était charmée de mon gîte et tout inspirée ; elle me retrouvait comme elle m’avait vu dans ma misère à Londres, lorsque les premiers songes de René flottaient dans ma tête. Qu’allions-nous faire, la solitaire du Pinde et moi ? Une chanson, à l’instar de ce pauvre poète Lovelace[6] qui, dans les geôles des Communes anglaises, chantait le roi Charles Ier, son maître ? Non ; la voix d’un prisonnier m’aurait semblé de mauvais augure pour mon petit roi Henri V : c’est du pied de l’autel qu’il faut adresser des hymnes au malheur. Je ne chantai donc point la couronne tombée d’un front innocent ; je me contentai de dire une autre couronne, blanche aussi, déposée sur le cercueil d’une jeune fille ; je me souvins d’Élisa Frisell, que j’avais vu enterrer la veille dans le cimetière de Passy. Je commençai quelques vers élégiaques d’une épitaphe latine ; mais voilà que la quantité d’un mot m’embarrassa ; vite je saute au bas de la table où j’étais juché, appuyé contre les barreaux de la fenêtre, et je cours frapper de grands coups de poing dans ma porte. Les cavernes d’alentour retentirent ; le geôlier monte épouvanté, suivi de deux gendarmes ; il ouvre mon guichet, et je lui crie, comme aurait fait Santeuil : « Un Gradus ! Un Gradus ! » Le geôlier écarquillait les yeux, les gendarmes croyaient que je révélais le nom d’un de mes complices ; ils m’auraient mis volontiers les poucettes ; je m’expliquai ; je donnai de l’argent pour acheter le livre, et on alla demander un Gradus à la police étonnée.

Tandis que l’on s’occupait de ma commission, je regrimpai sur ma table, et, changeant d’idée sur ce trépied, je me mis à composer des strophes sur la mort d’Élisa ; mais au milieu de mon inspiration, vers trois heures, voilà que des huissiers entrent dans ma cellule et m’appréhendent au corps sur les rives du Permesse : ils me conduisent chez le juge d’instruction, qui instrumentait dans un greffe obscur, en face de ma geôle, de l’autre côté de la cour. Le juge, jeune robin fat et gourmé, m’adresse les questions d’usage sur mes nom, prénoms, âge, demeure. Je refusai de répondre et de signer quoi que ce fût, ne reconnaissant point l’autorité politique d’un gouvernement, qui n’avait pour lui ni l’ancien droit héréditaire, ni l’élection du peuple, puisque la France n’avait point été consultée et qu’aucun congrès national n’avait été assemblé. Je fus reconduis à ma souricière.

À six heures, on m’apporta mon dîner, et je continuai à tourner et à retourner dans ma tête les vers de mes stances, improvisant quand et quand un air qui me semblait charmant. Madame de Chateaubriand m’envoya un matelas, un traversin, des draps, une couverture de coton, des bougies et les livres que je lis la nuit. Je fis mon ménage, et toujours chantonnant :

Il descend le cercueil et les roses sans taches,


ma romance de la jeune fille et de la jeune fleur se trouva faite :

Il descend le cercueil et les roses sans taches
Qu’un père y déposa, tribut de sa douleur ;
Terre, tu les portas et maintenant tu caches
  Jeune fille et jeune fleur.

Ah ! ne les rends jamais à ce monde profane,
À ce monde de deuil, d’angoisse et de malheur ;
Le vent brise et flétrit, le soleil brûle et fane
  Jeune fille et jeune fleur.

Tu dors, pauvre Élisa, si légère d’années !
Tu ne sens plus du jour le poids et la chaleur.
Vous avez achevé vos fraîches matinées,
  Jeune fille et jeune fleur.

Mais ton père, Élisa, sur la tombe s’incline ;
De ton front jusqu’au sien a monté la pâleur.
Vieux chêne !… le temps a fauché sur ta racine
  Jeune fille et jeune fleur[7] !

Je commençais à me déshabiller ; un bruit de voix se fit entendre ; ma porte s’ouvre, et M. le préfet de police, accompagné de M. Nay[8], se présente. Il me fit mille excuses de la prolongation de ma détention au dépôt ; il m’apprit que mes amis, le duc de Fitz-James et le baron Hyde de Neuville, avaient été arrêtés comme moi[9], et que, dans l’encombrement de la préfecture, on ne savait où placer les personnes que la justice croyait devoir interpeller. « Mais, ajouta-t-il, vous allez venir chez moi, monsieur le vicomte, et vous choisirez dans mon appartement ce qui vous conviendra le mieux. »

Je le remerciai et je le priai de me laisser dans mon trou ; j’en étais déjà tout charmé, comme un moine de sa cellule. M. le préfet se refusa à mes instances, et il me fallut dénicher. Je revis les salons que j’avais quittés depuis le jour où M. le préfet de police de Bonaparte m’avait fait venir pour m’inviter à m’éloigner de Paris. M. Gisquet et madame Gisquet m’ouvrirent toutes leurs chambres, en me priant de désigner celle que je voudrais occuper. M. Nay me proposa de me céder la sienne. J’étais confus de tant de politesse ; j’acceptai une petite pièce écartée qui donnait sur le jardin et qui, je crois, servait de cabinet de toilette à mademoiselle Gisquet ; on me permit de garder mon domestique, qui coucha sur un matelas en dehors de ma porte, à l’entrée d’un étroit escalier plongeant dans le grand appartement de madame Gisquet. Un autre escalier conduisait au jardin ; mais celui-là me fut interdit, et, chaque soir, on plaçait une sentinelle au bas contre la grille qui sépare le jardin du quai. Madame Gisquet est la meilleure femme du monde, et mademoiselle Gisquet est très jolie et fort bonne musicienne. Je n’ai qu’à me louer des soins de mes hôtes ; ils semblaient vouloir expier les douze heures de ma première réclusion.

Le lendemain de mon installation dans le cabinet de mademoiselle Gisquet, je me levai tout content, en me souvenant de la chanson d’Anacréon sur la toilette d’une jeune Grecque ; je mis la tête à la fenêtre : j’aperçus un petit jardin bien vert, un grand mur masqué par un vernis du Japon ; à droite, au fond du jardin, des bureaux où l’on entrevoyait d’agréables commis de la police, comme de belles nymphes parmi des lilas ; à gauche, le quai de la Seine, la rivière et un coin du vieux Paris, dans la paroisse de Saint-André-des-Arcs. Le son du piano de mademoiselle Gisquet parvenait jusqu’à moi avec la voix des mouchards qui demandaient quelques chefs de division pour faire leur rapport.

Comme tout change dans ce monde ! Ce petit jardin anglais romantique de la police était un lambeau déchiré et biscornu du jardin français, à charmilles taillées au ciseau, de l’hôtel du premier président de Paris. Cet ancien jardin occupait, en 1580, l’emplacement de ce paquet de maisons qui borne la vue au nord et au couchant, et il s’étendait jusqu’au bord de la Seine. Ce fut là qu’après la journée des barricades, le duc de Guise vint visiter Achille de Harlay : « Il trouva le premier président qui se pourmenoit dans son jardin, lequel s’estonna si peu de sa venue, qu’il ne daigna seulement pas tourner la tête ni discontinuer sa pourmenade commencée, laquelle achevée qu’elle fut, et estant au bout de son allée, il retourna, et en retournant il vit le duc de Guise qui venoit à lui ; alors ce grave magistrat, haussant la voix, lui dit : « C’est grand’pitié que le valet chasse le maistre ; au reste, mon âme est à Dieu, mon cœur est à mon roy, et mon corps est entre les mains des méchans ; qu’on en fasse ce qu’on en voudra. » L’Achille de Harlay qui se pourmène aujourd’hui dans ce jardin est M. Vidocq[10], et le duc de Guise, Coco Lacour ; nous avons changé les grands hommes pour les grands principes. Comme nous sommes libres maintenant ! comme j’étais libre surtout à ma fenêtre, témoin ce bon gendarme en faction au bas de mon escalier et qui se préparait à me tirer au vol, s’il m’eût poussé des ailes ! Il n’y avait pas de rossignol dans mon jardin, mais il y avait beaucoup de moineaux fringants, effrontés et querelleurs, que l’on trouve partout, à la campagne, à la ville, dans les palais, dans les prisons, et qui se perchent tout aussi gaiement sur l’instrument de mort que sur un rosier : à qui peut s’envoler, qu’importent les souffrances de la terre !

Madame de Chateaubriand obtint la permission de me voir. Elle avait passé treize mois, sous la Terreur, dans les prisons de Rennes avec mes deux sœurs Lucile et Julie ; son imagination, restée frappée, ne peut plus supporter l’idée d’une prison. Ma pauvre femme eut une violente attaque de nerfs, en entrant à la préfecture, et ce fut une obligation de plus que j’eus au juste-milieu. Le second jour de ma détention, le juge d’instruction, le sieur Desmortiers[11], m’arriva accompagné de son greffier.

M. Guizot avait fait nommer procureur général à la cour royale de Rennes un M. Hello[12], écrivain, et par conséquent envieux et irritable, comme tout ce qui barbouille du papier dans un parti triomphant.

Le protégé de M. Guizot, trouvant mon nom et ceux de M. le duc de Fitz-James et de M. Hyde de Neuville mêlés dans le procès que l’on poursuivait à Nantes contre M. Berryer, écrivit au ministre de la justice que, s’il était le maître, il ne manquerait pas de nous faire arrêter et de nous joindre au procès, à la fois comme complices et comme pièces à conviction. M. de Montalivet avait cru devoir céder aux avis de M. Hello ; il fut un temps où M. de Montalivet venait humblement chez moi prendre mes conseils et mes idées sur les élections et la liberté de la presse. La Restauration, qui a fait un pair de M. de Montalivet, n’a pu en faire un homme d’esprit, et voilà sans doute pourquoi elle lui fait mal au cœur aujourd’hui[13].

M. Desmortiers, le juge d’instruction, entra donc dans ma petite chambre ; un air doucereux était étendu comme une couche de miel sur un visage contracté et violent.

Je m’appelle Loyal, natif de Normandie,
Et suis huissier à verge, en dépit de l’envie.

M. Desmortiers était naguère de la congrégation[14], grand communiant, grand légitimiste, grand partisan des ordonnances, et devenu forcené juste-milieu. Je priai cet animal de s’asseoir avec toute la politesse de l’ancien régime ; je lui approchai un fauteuil ; je mis devant son greffier une petite table, une plume et de l’encre ; je m’assis en face de M. Desmortiers, et il me lut d’une voix bénigne les petites accusations qui, dûment prouvées, m’auraient tendrement fait couper le cou : après quoi, il passa aux interrogations.

Je déclarai de nouveau que, ne reconnaissant point l’ordre politique existant, je n’avais rien à répondre, que je ne signerais rien, que tous ces procédés judiciaires étaient superflus, qu’on pouvait s’en épargner la peine et passer outre ; que je serais du reste toujours charmé d’avoir l’honneur de recevoir M. Desmortiers.

Je vis que cette manière d’agir mettait en fureur le saint homme, qu’ayant partagé mes opinions, ma conduite lui semblait une satire de la sienne ; à ce ressentiment se mêlait l’orgueil du magistrat qui se croyait blessé dans ses fonctions. Il voulut raisonner avec moi ; je ne pus jamais lui faire comprendre la différence qui existe entre l’ordre social et l’ordre politique. Je me soumettais, lui dis-je, au premier, parce qu’il est de droit naturel ; j’obéissais aux lois civiles, militaires et financières, aux lois de police et d’ordre public ; mais je ne devais obéissance au droit politique qu’autant que ce droit émanait de l’autorité royale consacrée par les siècles, ou dérivait de la souveraineté du peuple. Je n’étais pas assez niais ou assez faux pour croire que le peuple avait été convoqué, consulté, et que l’ordre politique établi était le résultat d’un arrêt national. Si l’on me faisait un procès pour vol, meurtre, incendie et autres crimes et délits sociaux, je répondrais à la justice ; mais quand on m’intentait un procès politique, je n’avais rien à répondre à une autorité qui n’avait aucun pouvoir légal, et, par conséquent, rien à me demander.

Quinze jours s’écoulèrent de la sorte. M. Desmortiers, dont j’avais appris les fureurs (fureurs qu’il tâchait de communiquer aux juges), m’abordait d’un air confit, me disant : « Vous ne voulez pas me dire votre illustre nom ? » Dans un des interrogatoires, il me lut une lettre de Charles X au duc de Fitz-James, et où se trouvait une phrase honorable pour moi. « Eh bien ! monsieur, lui dis-je, que signifie cette lettre ? il est notoire que je suis resté fidèle à mon vieux roi, que je n’ai pas prêté serment à Philippe. Au surplus, je suis vivement touché de la lettre de mon souverain exilé. Dans le cours de ses prospérités, il ne m’a jamais rien dit de semblable, et cette phrase me paye de tous mes services. »

Madame Récamier, à qui tant de prisonniers ont dû consolation et délivrance, se fit conduire à ma nouvelle retraite. M. de Béranger descendit de Passy pour me dire en chanson, sous le règne de ses amis, ce qui se pratiquait dans les geôles au temps des miens : il ne pouvait plus me jeter au nez la Restauration. Mon gros vieux ami M. Bertin[15] vint m’administrer les sacrements ministériels ; une femme enthousiaste accourut de Beauvais afin d’admirer ma gloire ; M. Villemain fit acte de courage ; M. Dubois[16], M. Ampère[17], M. Lenormant[18], mes généreux et savants jeunes amis, ne m’oublièrent pas ; l’avocat des républicains, M. Ch. Ledru[19], ne me quittait plus : dans l’espoir d’un procès, il grossissait l’affaire, et il eût payé de tous ses honoraires le bonheur de me défendre.

M. Gisquet m’avait offert, comme je vous l’ai dit, tous ses salons ; mais je n’abusai pas de la permission. Seulement, un soir, je descendis pour entendre, assis entre lui et sa femme, mademoiselle Gisquet jouer du piano. Son père la gronda et prétendit qu’elle avait exécuté sa sonate moins bien que de coutume. Ce petit concert que mon hôte me donnait en famille, n’ayant que moi pour auditeur, était tout singulier. Pendant que cette scène toute pastorale se passait dans l’intimité du foyer, des sergents de ville m’amenaient du dehors des confrères à coups de crosse de fusil et de bâton ferré ; quelle paix et quelle harmonie régnaient pourtant au cœur de la police !

J’eus le bonheur de faire accorder une faveur toute semblable à celle dont je jouissais, la faveur de la geôle, à M. Ch. Philipon[20] : condamné pour son talent à quelques mois de détention, il les passait dans une maison de santé à Chaillot ; appelé en témoignage à Paris dans un procès, il profita de l’occasion et ne retourna pas à son gîte ; mais il s’en repentit : dans le lieu où il se tenait caché, il ne pouvait plus voir à l’aise une enfant qu’il aimait ; il regrette sa prison, et, ne sachant comment y rentrer, il m’écrivit la lettre suivante pour me prier de négocier cette affaire avec mon hôte :

« Monsieur,

« Vous êtes prisonnier et vous me comprendriez, ne fussiez-vous pas Chateaubriand… Je suis prisonnier aussi, prisonnier volontaire depuis la mise en état de siège, chez un ami, chez un pauvre artiste comme moi. J’ai voulu fuir la justice des conseils de guerre dont j’étais menacé par la saisie de mon journal du 9 courant. Mais, pour me cacher, il a fallu me priver des embrassements d’une enfant que j’idolâtre, d’une fille adoptive âgée de cinq ans, mon bonheur et ma joie. Cette privation est un supplice que je ne pourrais supporter plus longtemps, c’est la mort ! Je vais me trahir et ils me jetteront à Sainte-Pélagie, où je ne verrai ma pauvre enfant que rarement, s’ils le veulent encore, et à des heures données, où je tremblerai pour sa santé et où je mourrai d’inquiétude, si je ne la vois pas tous les jours.

« Je m’adresse à vous, monsieur, à vous légitimiste, moi républicain de tout cœur, à vous homme grave et parlementaire, moi caricaturiste et partisan de la plus âcre personnalité politique, à vous de qui je ne suis nullement connu et qui êtes prisonnier comme moi, pour obtenir de M. le préfet de police qu’il me laisse rentrer dans la maison de santé où l’on m’avait transféré. Je m’engage sur l’honneur à me présenter à la justice toutes les fois que j’en serai requis, et je renonce à me soustraire à quelque tribunal que ce soit, si l’on veut me laisser avec ma pauvre enfant.

« Vous me croirez, vous, monsieur, quand je parle d’honneur et que je jure de ne pas m’enfuir, et je suis persuadé que vous serez mon avocat, quoique les profonds politiques puissent voir là une nouvelle preuve d’alliance entre les légitimistes et les républicains, tous hommes dont les opinions s’accordent si bien.

« Si à un tel hôte, à un tel avocat, on refusait ce que je demande, je saurais que je n’ai plus rien à espérer, et je me verrais pour neuf mois séparé de ma pauvre Emma.

« Toujours, monsieur, quel que soit le résultat de votre généreuse intervention, ma reconnaissance n’en sera pas moins éternelle, car je ne douterai jamais des pressantes sollicitations que votre cœur va vous suggérer.

« Agréez, monsieur, l’expression de la plus sincère admiration et croyez-moi votre très-humble et très-dévoué serviteur,

« Ch. Philipon,
« Propriétaire de la Caricature (journal),
« condamné à treize mois de prison. »

« Paris, le 21 juin 1832. »

J’obtins la faveur que M. Philipon demandait : il me remercia par un billet qui prouve, non la grandeur du service (lequel se réduisait à faire garder à Chaillot mon client par un gendarme), mais cette joie secrète des passions, qui ne peut-être bien comprise que par ceux qui l’ont véritablement sentie.

« Monsieur,

« Je pars pour Chaillot avec ma chère enfant.

« Je voudrais vous remercier, mais je sens les mots trop froids pour exprimer ce que j’éprouve de reconnaissance ; j’ai eu raison de penser, monsieur, que votre cœur vous suggérerait d’éloquentes instances. Je suis sûr de ne pas me tromper en croyant qu’il vous dira que je ne suis point ingrat et qu’il vous peindra mieux que je ne le ferais le trouble de bonheur où votre bonté m’a mis.

« Agréez, je vous en prie, monsieur, mes très-sincères remercîments et daignez me croire le plus affectionné de vos serviteurs,

« Charles Philipon. »

À cette singulière marque de mon crédit, j’ajouterai cet étrange témoignage de ma renommée : un jeune employé des bureaux de M. Gisquet m’adressa de très beaux vers, qui me furent remis par M. Gisquet lui-même ; car enfin il faut être juste : si un gouvernement lettré m’attaquait ignoblement, les Muses me défendaient noblement ; M. Villemain se prononça en ma faveur avec courage, et dans le journal même des Débats, mon gros ami Bertin protesta, en signant son article contre mon arrestation. Voici ce que me dit le poète qui signe J. Chopin, employé au cabinet :

À MONSIEUR DE CHATEAUBRIAND,
À LA PRÉFECTURE DE POLICE.

 Un jour, admirant ton génie,
 J’osai te dédier des vers,
Et, comme un filet d’eau s’épanche aux seins des mers,
Je portai ce tribut au dieu de l’harmonie.
Aujourd’hui l’infortune a passé sur ton front,
 Toujours serein dans la tempête.
Le présent fugitif, qu’est-ce pour le poète ?
Ta gloire restera… nos haines passeront.
Ennemi généreux, ta voix mâle et puissante
 A prêté son charme à l’erreur,
 Mais ton éloquence entraînante
 Fait toujours absoudre ton cœur.
Naguère un roi frappa ta noble indépendance ;
 Tu fus grand devant sa rigueur…
 Il tombe : banni de la France,
 Tu ne vois plus que son malheur !
Ah ! qui pourrait sonder ton dévoument fidèle
Et forcer le torrent à détourner ses eaux ?
Mais lorsqu’un seul parti s’applaudit de ton zèle,
Ta gloire est à nous tous… reprends donc tes pinceaux.

J. Chopin.
employé au cabinet.

Mademoiselle Noémi (je suppose que c’est le prénom de Mademoiselle Gisquet) se promenait souvent seule dans le petit jardin, un livre à la main. Elle jetait à la dérobée un regard vers ma fenêtre. Qu’il eût été doux d’être délivré de mes fers, comme Cervantes, par la fille de mon maître ! Tandis que je prenais un air romantique, le beau et jeune M. Nay vint dissiper mon rêve. Je l’aperçus causant avec Mademoiselle Gisquet de cet air qui nous trompe pas, nous autres créateurs de sylphides. Je dégringolai de mes nuages, je fermai ma fenêtre et j’abandonnai l’idée de laisser pousser ma moustache blanchie par le vent de l’adversité.

Après quinze jours, une ordonnance de non-lieu me rendit la liberté, le 30 de juin, au grand bonheur de madame de Chateaubriand, qui serait morte, je crois, si ma détention se fût prolongée. Elle vint me chercher dans un fiacre ; je le remplis de mon petit bagage aussi lestement que j’étais jadis sorti du ministère, et je rentrai dans la rue d’Enfer avec ce je ne sais quoi d’achevé que le malheur donne à la vertu.

Si M. Gisquet allait par l’histoire à la postérité, peut-être y arriverait-il en assez mauvais état ; je désire que ce que je viens d’écrire de lui serve ici de contre-poids à une renommée ennemie. Je n’ai eu qu’à me louer de ses attentions et de son obligeance ; sans doute si j’avais été condamné, il ne m’eût pas laissé échapper ; mais, enfin lui et sa famille m’ont traité avec une convenance, un bon goût, un sentiment de ma position, de ce que j’étais et de ce que j’avais été, que n’ont point eus une administration lettrée et des légistes d’autant plus brutaux qu’ils agissaient contre le faible et qu’ils n’avaient pas peur.

De tous les gouvernements qui se sont élevés en France depuis quarante années, celui de Philippe est le seul qui m’ait jeté dans la loge des bandits ; il a posé sur ma tête sa main, sur ma tête respectée même d’un conquérant irrité : Napoléon leva le bras et ne frappa pas. Et pourquoi cette colère[21] ? Je vais vous le dire : j’ose protester en faveur du droit contre le fait, dans un pays où j’ai demandé la liberté sous l’Empire, la gloire sous la Restauration ; dans un pays où, solitaire, je compte non par frères, sœurs, enfants, joies, plaisirs, mais par tombeaux. Les derniers changements politiques m’ont séparé du reste de mes amis : ceux-ci sont allés à la fortune et passent, tout engraissés de leur déshonneur, auprès de ma pauvreté ; ceux-là ont abandonné leurs foyers exposés aux insultes. Les générations si fort éprises de l’indépendance se sont vendues : communes dans leur conduite, intolérables dans leur orgueil, médiocres ou folles dans leurs écrits, je n’attends de ces générations que le dédain et je le leur rends ; elles n’ont pas de quoi me comprendre : elles ignorent la foi à la chose jurée, l’amour des institutions généreuses, le respect de ses propres opinions, le mépris du succès et de l’or, la félicité des sacrifices, le culte de la faiblesse et du malheur.

Après l’ordonnance de non-lieu, il me restait un devoir à remplir. Le délit dont j’avais été prévenu se liait à celui pour lequel M. Berryer était en prévention à Nantes. Je n’avais pu m’expliquer avec le juge d’instruction, puisque je ne reconnais pas la compétence du tribunal. Pour réparer le dommage que pouvait avoir causé à M. Berryer mon silence, j’écrivis à M. le ministre de la justice[22] la lettre qu’on va lire, et que je rendis publique par la voie des journaux.

« Paris, ce 3 juillet 1832.
« Monsieur le ministre de la justice,

« Permettez-moi de remplir auprès de vous, dans l’intérêt d’un homme trop longtemps privé de sa liberté, un devoir de conscience et d’honneur.

« M. Berryer fils, interrogé par le juge d’instruction à Nantes[23] le 18 du mois dernier, a répondu : Qu’il avait vu madame la duchesse de Berry ; qu’il lui avait soumis, avec le respect dû à son rang, à son courage et à ses malheurs, son opinion personnelle et celle d’honorables amis sur la situation actuelle de la France, et sur les conséquences de la présence de son Altesse Royale dans l’Ouest.

« M. Berryer, développant avec son talent accoutumé ce vaste sujet, l’a résumé de la sorte : Toute guerre étrangère ou civile, en la supposant couronnée de succès, ne peut ni soumettre ni rallier les opinions.

« Questionné sur les honorables amis dont il venait de parler, M. Berryer a dit noblement : Que des hommes graves lui ayant manifesté sur les circonstances présentes une opinion conforme à la sienne, il avait cru devoir appuyer son avis sur l’autorité du leur ; mais qu’il ne les nommerait pas sans qu’ils y eussent consenti.

« Je suis, monsieur le ministre de la justice, un de ces hommes consultés par M. Berryer. Non-seulement j’ai approuvé son opinion, mais j’ai rédigé une note dans le sens de cette opinion même. Elle devait être remise à madame la duchesse de Berry, dans le cas où cette princesse se trouvât réellement sur le sol français, ce que je ne croyais pas. Cette première note n’étant pas signée, j’en écrivis une seconde, que je signai et par laquelle je suppliais encore plus instamment l’intrépide mère du petit-fils de Henri IV de quitter une patrie que tant de discordes ont déchirée.

« Telle est la déclaration que je devais à M. Berryer. Le véritable coupable, s’il y a coupable, c’est moi. Cette déclaration servira, j’espère, à la prompte délivrance du prisonnier de Nantes ; elle ne laissera peser que sur ma tête l’inculpation d’un fait, très innocent sans doute, mais dont, en dernier résultat, j’accepte toutes les conséquences.

« J’ai l’honneur d’être, etc.

« Chateaubriand.
« Rue d’Enfer-Saint-Michel, no 84. »

« Ayant écrit à M. le comte de Montalivet le 9 du mois dernier, pour une affaire relative à M. Berryer, M. le ministre de l’intérieur ne crut pas même devoir me faire connaître qu’il avait reçu ma lettre : comme il m’importe beaucoup de savoir le sort de celle que j’ai l’honneur d’écrire aujourd’hui à M. le ministre de la justice, je lui serai infiniment obligé d’ordonner à ses bureaux de m’en accuser réception.

« Ch. »

La réponse de M. le ministre de la justice ne se fit pas attendre ; la voici :

« Paris le 3 juillet.
« Monsieur le vicomte,

« La lettre que vous m’avez adressée, contenant des renseignements qui peuvent éclairer la justice, je la fais parvenir immédiatement au procureur du roi près le tribunal de Nantes[24] afin qu’elle soit jointe aux pièces de l’instruction commencée contre M. Berryer.

« Je suis avec respect, etc.,

« Le garde des sceaux
« Barthe. »

Par cette réponse, M. Barthe[25] se réservait gracieusement une nouvelle poursuite contre moi. Je me souviens des superbes dédains des grands hommes du juste-milieu, quand je laissais entrevoir la possibilité d’une violence exercée sur ma personne ou sur mes écrits. Eh ! bon Dieu ! pourquoi me parer d’un danger imaginaire ? Qui s’embarrassait de mon opinion ? qui songeait à toucher à un seul de mes cheveux ? Amés et féaux du pot-au-feu, intrépides héros de la paix à tout prix, vous avez pourtant eu votre terreur de comptoir et de police, votre état de siège de Paris, vos mille procès de presse, vos commissions militaires pour condamner à mort l’auteur des Cancans[26] ; vous m’avez pourtant plongé dans vos geôles ; la peine applicable à mon crime n’était rien moins que la peine capitale. Avec quel plaisir je vous livrerais ma tête, si, jetée dans la balance de la justice, elle la faisait pencher du côté de l’honneur, de la gloire et de la liberté de ma patrie !

J’étais plus que jamais déterminé à reprendre mon exil ; madame de Chateaubriand, effrayée de mon aventure, aurait déjà voulu être bien loin ; il ne fut plus question que de chercher le lieu où nous dresserions nos tentes. La grande difficulté était de trouver quelque argent pour vivre en terre étrangère et pour payer d’abord une dette qui m’attirait des menaces de poursuites et de saisie.

La première année d’une ambassade ruine toujours l’ambassadeur : c’est ce qui m’arriva pour Rome. Je me retirai à l’avènement du ministère Polignac, et je m’en allai, ajoutant à ma détresse ordinaire soixante mille francs d’emprunt. J’avais frappé à toutes les bourses royalistes ; aucune ne s’ouvrit : on me conseilla de m’adresser à Laffitte. M. Laffitte m’avança dix mille francs, que je donnai immédiatement aux créanciers les plus pressés. Sur le produit de mes brochures, je retrouvai la somme que je lui ai rendue avec reconnaissance ; mais une trentaine de mille francs restait toujours à payer, en outre de mes vieilles dettes, car j’en ai qui ont de la barbe, tant elles sont âgées ; malheureusement, cette barbe est une barbe d’or, dont la coupe annuelle se fait sur mon menton.

M. le duc de Lévis, à son retour d’un voyage en Écosse, m’avait dit, de la part de Charles X, que ce prince voulait continuer à me faire ma pension de pair ; je crus devoir refuser cette offre. Le duc de Lévis revint à la charge, quand il me vit, au sortir de prison, dans l’embarras le plus cruel, ne trouvant rien de ma maison et de mon jardin rue d’Enfer, et étant harcelé par une nuée de créanciers. J’avais déjà vendu mon argenterie. Le duc de Lévis m’apporta vingt mille francs, me disant noblement que ce n’était pas les deux années de pension de pairie que le roi reconnaissait me devoir, et que mes dettes à Rome n’étaient qu’une dette de la couronne. Cette somme me mettait en liberté, je l’acceptai comme un prêt momentané, et j’écrivis au roi la lettre suivante[27] :

« Sire,

« Au milieu des calamités dont il a plu à Dieu de sanctifier votre vie, vous n’avez point oublié ceux qui souffrent au pied du trône de saint Louis. Vous daignâtes me faire connaître, il y a quelques mois, votre généreux dessein de me continuer la pension de pair à laquelle je renonçai en refusant le serment au pouvoir illégitime ; je pensai que Votre Majesté avait des serviteurs plus pauvres que moi et plus dignes de ses bontés. Mais les derniers écrits que j’ai publiés m’ont causé des dommages et suscité des persécutions ; j’ai essayé inutilement de vendre le peu de chose que je possède. Je me vois forcé d’accepter, non la pension annuelle que Votre Majesté se proposait de me faire sur sa royale indigence, mais un secours provisoire pour me dégager des embarras qui m’empêchent de regagner l’asile où je pourrai vivre de mon travail. Sire, il faut que je sois bien malheureux pour me rendre à charge, même un moment, à une couronne que j’ai soutenue de tous mes efforts et que je continuerai de servir le reste de ma vie.

« Je suis, avec le plus profond respect, etc.

« Chateaubriand. »

Mon neveu, le comte Louis de Chateaubriand, m’avança de son côté une même somme de vingt mille francs. Ainsi dégagé des obstacles matériels, je fis les préparatifs de mon second départ. Mais une raison d’honneur m’arrêtait : madame la duchesse de Berry était sur le sol français ; que deviendrait-elle, et ne devais-je pas rester aux lieux où ses périls pouvaient m’appeler ? Un billet de la princesse, qui m’arriva du fond de la Vendée, acheva de me rendre libre.

« J’allais vous écrire, monsieur le vicomte, touchant ce gouvernement provisoire que j’ai cru devoir former, lorsque j’ignorais quand et même si je pouvais rentrer en France, et dont on me mande que vous aviez consenti à faire partie. Il n’a pas existé de fait, puisqu’il ne s’est jamais réuni, et quelques-uns des membres ne se sont entendus que pour me faire parvenir un avis que je n’ai pu suivre. Je ne leur en sais pas du tout mauvais gré. Vous avez jugé d’après le rapport que vous ont fait de ma position et de celle du pays ceux qui avaient des raisons pour connaître mieux que moi les effets d’une fatale influence à laquelle je n’ai pas voulu croire, et je suis sûre que si M. de Ch. eût été près de moi, son cœur noble et généreux s’y fût également refusé. Je n’en compte donc pas moins sur les bons services individuels et même les conseils des personnes qui faisaient partie du gouvernement provisoire, et dont le choix m’avait été dicté par leur zèle éclairé et leur dévouement à la légitimité dans la personne de Henri V. Je vois que votre intention est de quitter encore la France, je le regretterais beaucoup si je pouvais vous approcher de moi ; mais vous avez des armes qui touchent de loin, et j’espère que vous ne cesserez pas de combattre pour Henri V.

« Croyez, monsieur le vicomte, à toute mon estime et amitié.

« M. C. R. »

Par ce billet, Madame se passait de mes services, ne se rendait point aux conseils que j’avais osé lui donner dans la note dont M. Berryer avait été le porteur ; elle en paraissait même un peu blessée, bien qu’elle reconnût qu’une fatale influence l’avait égarée.

Ainsi rendu à ma liberté et dégagé de tout aujourd’hui, 7 août, n’ayant plus rien à faire qu’à partir, j’ai écrit ma lettre d’adieu à M. de Béranger, qui m’avait visité dans ma prison.

« Paris, 7 août 1832.
« À M. de Béranger.

« Je voulais, monsieur, aller vous dire adieu et vous remercier de votre souvenir ; le temps m’a manqué et je suis obligé de partir sans avoir le plaisir de vous voir et de vous embrasser. J’ignore mon avenir : y a-t-il aujourd’hui un avenir clair pour personne ? Nous ne sommes pas dans un temps de révolution, mais de transformation sociale : or les transformations s’accomplissent lentement, et les générations qui se trouvent placées dans la période de la métamorphose périssent obscures et misérables. Si l’Europe (ce qui pourrait bien être) est à l’âge de la décrépitude, c’est une autre affaire : elle ne produira rien, et s’éteindra dans une impuissante anarchie de passions, de mœurs et de doctrines. En ce cas, monsieur, vous aurez chanté sur un tombeau.

« J’ai rempli, monsieur, tous mes engagements : je suis revenu à votre voix ; j’ai défendu ce que j’étais venu défendre ; j’ai subi le choléra : je retourne à la montagne. Ne brisez pas votre lyre, comme vous nous en menacez ; je lui dois un de mes plus glorieux titres au souvenir des hommes. Faites encore sourire et pleurer la France : car il arrive, par un secret de vous seul connu, que dans vos chansons populaires les paroles sont gaies et la musique plaintive.

« Je me recommande à votre amitié et à votre muse.

« Chateaubriand. »

Je dois me mettre en route demain, Madame de Chateaubriand me rejoindra à Lucerne.

Bâle, 12 août 1832.

Beaucoup d’hommes meurent sans avoir perdu leur clocher de vue : je ne puis rencontrer le clocher qui me doit voir mourir. En quête d’un asile pour achever mes Mémoires, je chemine de nouveau traînant à ma suite un énorme bagage de papiers, correspondances diplomatiques, notes confidentielles, lettres de ministres et de rois ; c’est l’histoire portée en croupe par le roman.

J’ai vu à Vesoul M. Augustin Thierry, retiré chez son frère le préfet[28]. Lorsque autrefois, à Paris, il m’envoya son Histoire de la conquête des Normands, je l’allai remercier. Je trouvai un jeune homme dans une chambre dont les volets étaient à demi fermés ; il était presque aveugle ; il essaya de se lever pour me recevoir, mais ses jambes ne le portaient plus et il tomba dans mes bras. Il rougit lorsque je lui exprimai mon admiration sincère : ce fut alors qu’il me répondit que son ouvrage était le mien, et que c’était en lisant la bataille des Francs dans les Martyrs, qu’il avait conçu l’idée d’une nouvelle manière d’écrire l’histoire[29]. Quand je pris congé de lui, alors il s’efforça de me suivre et il se traîna jusqu’à la porte en s’appuyant contre le mur : je sortis tout ému de tant de talent et de tant de malheur.

À Vesoul, surgit, après un long bannissement, Charles X[30], maintenant faisant voile vers le nouvel exil qui sera pour lui le dernier.

J’ai passé la frontière sans accident avec mon fatras : voyons si, au revers des Alpes, je ne pourrais jouir de la liberté de la Suisse et du soleil de l’Italie, besoin de mes opinions et de mes années.

À l’entrée de Bâle, j’ai rencontré un vieux Suisse, douanier ; il m’a fait faire bedit garandaine d’in guart d’hire ; on a descendu mon bagage dans une cave ; on a mis en mouvement je ne sais quoi qui imitait le bruit d’un métier à bas ; il s’est élevé une fumée de vinaigre, et, purifié ainsi de la contagion de la France, le bon Suisse m’a relâché.

J’ai dit dans l’Itinéraire, en parlant des cigognes d’Athènes : « Du haut de leurs nids, que les révolutions ne peuvent atteindre, elles ont vu au-dessous d’elles changer la race des mortels : tandis que des générations impies se sont élevées sur les tombeaux des générations religieuses, la jeune cigogne a toujours nourri son vieux père. »

Je retrouve à Bâle le nid de cigogne que j’y laissai il y a six ans ; mais l’hôpital au toit duquel la cigogne de Bâle a échafaudé son nid n’est pas le Parthénon, le soleil du Rhin n’est pas le soleil du Céphise, le concile n’est pas l’aréopage. Érasme n’est pas Périclès ; pourtant c’est quelque chose que le Rhin, la forêt Noire, le Bâle romain et germanique. Louis XIV étendit la France jusqu’aux portes de cette ville, et trois monarques ennemis[31] la traversèrent en 1813 pour venir dormir dans le lit de Louis le Grand, en vain défendu par Napoléon. Allons voir les danses de la mort de Holbein ; elles nous rendront compte des vanités humaines.

La danse de la mort (si toutefois ce n’était pas même alors une véritable peinture) eut lieu à Paris, en 1424, au cimetière des Innocents : elle nous venait de l’Angleterre. La représentation du spectacle fut fixée dans des tableaux ; on les vit exposés dans les cimetières de Dresde, de Lubeck, de Minden, de la Chaise-Dieu, de Strasbourg, de Blois en France, et le pinceau de Holbein immortalisa à Bâle ces joies de la tombe.

Ces danses macabres du grand artiste ont été emportées à leur tour par la mort, qui n’épargne pas ses propres folies : il n’est resté à Bâle, du travail d’Holbein, que six pièces sciées sur les pierres du cloître et déposées à la bibliothèque de l’Université. Un dessin colorié a conservé l’ensemble de l’ouvrage.

Ces grotesques sur un fond terrible ont du génie de Shakespeare, génie mêlé de comique et de tragique. Les personnages sont d’une vive expression : pauvres et riches, jeunes et vieux, hommes et femmes, papes, cardinaux, prêtres, empereurs, rois, reines, princes, ducs, nobles, magistrats, guerriers, tous se débattent et raisonnent avec et contre la Mort ; pas un ne l’accepte de bonne grâce.

La Mort est variée à l’infini, mais toujours bouffonne à l’instar de la vie, qui n’est qu’une sérieuse pantalonnade. Cette Mort du peintre satirique a une jambe de moins comme le mendiant à jambe de bois qu’elle accoste ; elle joue de la mandoline derrière l’os de son dos, comme le musicien qu’elle entraîne. Elle n’est pas toujours chauve ; des brins de cheveux blonds, bruns, gris, voltigent sur le cou du squelette et le rendent plus effroyable en le rendant presque vivant. Dans un des cartouches, la Mort a quasi de la chair, elle est quasi jeune comme un jeune homme, et elle emmène une jeune fille qui se regarde dans un miroir. La Mort a dans son bissac des tours d’un écolier narquois ; elle coupe avec des ciseaux la corde du chien qui conduit un aveugle, et l’aveugle est à deux pas d’une fosse ouverte ; ailleurs, la Mort, en petit manteau, aborde une de ses victimes avec les gestes d’un Pasquin. Holbein a pu prendre l’idée de cette formidable gaieté dans la nature même : entrez dans un reliquaire, toutes les têtes de mort semblent ricaner, parce qu’elles découvrent les dents ; c’est le rire. De quoi ricanent-elles ? du néant ou de la vie ?

La cathédrale de Bâle et surtout les anciens cloîtres m’ont plu. En parcourant ces derniers, remplis d’inscriptions funèbres, j’ai lu les noms de quelques réformateurs. Le protestantisme choisit mal le lieu et prend mal son temps quand il se place dans les monuments catholiques ; on voit moins ce qu’il a réformé que ce qu’il a détruit. Ces pédants secs qui pensaient refaire un christianisme primitif dans un vieux christianisme, créateur de la société depuis quinze siècles, n’ont pu élever un seul monument. À quoi ce monument eût-il répondu ? Comment aurait-il été en rapport avec les mœurs ? Les hommes n’étaient point faits comme Luther et Calvin, au temps de Luther et de Calvin ; ils étaient faits comme Léon X avec le génie de Raphaël, ou comme saint Louis avec le génie gothique ; le petit nombre ne croyait à rien, le grand nombre croyait à tout. Aussi le protestantisme n’a-t-il pour temples que des salles d’écoles, ou pour églises que les cathédrales qu’il a dévastées : il y a établi sa nudité. Jésus-Christ et ses apôtres ne ressemblaient pas sans doute aux Grecs et aux Romains de leur siècle, mais ils ne venaient pas réformer un ancien culte ; ils venaient établir une religion nouvelle, remplacer les dieux par un dieu.

Lucerne, 14 août 1832.

Le chemin de Bâle à Lucerne par l’Argovie offre une suite de vallées, dont quelques-unes ressemblent à la vallée d’Argelès, moins le ciel espagnol des Pyrénées. À Lucerne, les montagnes, différemment groupées, étagées, profilées, coloriées, se terminent, en se retirant les unes derrière les autres et en s’enfonçant dans la perspective, aux neiges voisines du Saint-Gothard. Si l’on supprimait le Righi et le Pilate, et si l’on ne conservait que les collines surfacées d’herbages et de lapinières qui bordent immédiatement le lac des Quatre-Cantons, on reproduirait un lac d’Italie.

Les arcades du cloître du cimetière dont la cathédrale est environnée sont comme les loges d’où l’on peut jouir de ce spectacle. Les monuments de ce cimetière ont pour étendard une croisette de fer portant un Christ doré. Aux rayons du soleil, ce sont autant de points de lumière qui s’échappent des tombes ; de distance en distance, il y a des bénitiers dans lesquels trempe un rameau, avec lequel on peut bénir des cendres regrettées. Je ne pleurais rien là en particulier, mais j’ai fait descendre la rosée lustrale sur la communauté silencieuse des chrétiens et des malheureux mes frères. Une épitaphe me dit : Hodie mihi, cras tibi ; une autre : Fuit homo ; une autre : Siste, viator ; abi, viator. Et j’attends demain, et j’aurai été homme ; et voyageur je m’arrête ; et voyageur je m’en vais. Appuyé à l’une des arcades du cloître, j’ai regardé longtemps le théâtre des aventures de Guillaume Tell et de ses compagnons : théâtre de la liberté helvétique, si bien chanté et décrit par Schiller et Jean de Müller. Mes yeux cherchaient dans l’immense tableau la présence des plus illustres morts, et mes pieds foulaient les cendres les plus ignorées.

En revoyant les Alpes il y a quatre ou cinq ans, je me demandais ce que j’y venais chercher : que dirai-je donc aujourd’hui ? que dirai-je demain, et demain encore ? Malheur à moi qui ne puis vieillir et qui vieillis toujours !

Lucerne, 15 août 1832.

Les capucins sont allés ce matin, selon l’usage le jour de l’Assomption, bénir les montagnes. Ces moines professent la religion sous la protection de laquelle naquit l’indépendance suisse : cette indépendance dure encore. Que deviendra notre liberté moderne, toute maudite de la bénédiction des philosophes et des bourreaux ? Elle n’a pas quarante années, et elle a été vendue et revendue, maquignonnée, brocantée à tous les coins de rue. Il y a plus de liberté dans le froc d’un capucin qui bénit les Alpes que dans la friperie entière des législateurs de la République, de l’Empire, de la Restauration et de l’usurpation de Juillet.

Le voyageur français en Suisse est touché et attristé ; notre histoire, pour le malheur des peuples de ces régions, se lie trop à leur histoire ; le sang de l’Helvétie a coulé pour nous et par nous ; nous avons porté le fer et le feu dans la chaumière de Guillaume Tell ; nous avons engagé dans nos guerres civiles le paysan guerrier qui gardait le trône de nos rois. Le génie de Thorwaldsen a fixé le souvenir du 10 août à la porte de Lucerne. Le lion helvétique expire, percé d’une flèche, en couvrant de sa tête affaissée et d’une de ses pattes l’écu de France, dont on ne voit plus qu’une des fleurs de lis. La chapelle consacrée aux victimes, le bouquet d’arbres verts qui accompagne le bas-relief sculpté dans le roc, le soldat échappé au massacre du 10 août, qui montre aux étrangers le monument, le billet de Louis XVI qui ordonne aux Suisses de mettre bas les armes, le devant d’autel offert par madame la Dauphine à la chapelle expiatoire, et sur lequel ce parfait modèle de douleur a brodé l’image de l’agneau divin immolé !… Par quel conseil la Providence, après la dernière chute du trône des Bourbons, m’envoie-t-elle chercher un asile auprès de ce monument ? Du moins, je puis le contempler sans rougir, je puis poser ma main faible, mais non parjure, sur l’écu de France, comme le lion l’enserre de ses ongles puissants, mais détendus par la mort.

Eh bien, ce monument, un membre de la Diète a proposé de le détruire ! Que demande la Suisse ? la liberté ? elle en jouit depuis quatre siècles ; l’égalité ? elle l’a ; la république ? c’est la forme de son gouvernement ; l’allégement des taxes ? elle ne paye presque point d’impôts. Que veut-elle donc ? elle veut changer, c’est la loi des êtres. Quand un peuple, transformé par le temps, ne peut plus rester ce qu’il a été, le premier symptôme de sa maladie, c’est la haine du passé et des vertus de ses pères.

Je suis revenu du monument du 10 août par le grand pont couvert, espèce de galerie de bois suspendue sur le lac. Deux cent trente-huit tableaux triangulaires, placés entre les chevrons du toit, décorent cette galerie. Ce sont des fastes populaires où le Suisse, en passant, apprenait l’histoire de sa religion et de sa liberté.

J’ai vu les poules d’eau privées ; j’aime mieux les poules d’eau sauvages de l’étang de Combourg.

Dans la ville, le bruit d’un chœur de voix m’a frappé ; il sortait d’une chapelle de la Vierge : entré dans cette chapelle, je me suis cru transporté aux jours de mon enfance. Devant quatre autels dévotement parés, des femmes récitaient avec le prêtre le chapelet et les litanies. C’était comme la prière du soir au bord de la mer dans ma pauvre Bretagne, et j’étais au bord du lac de Lucerne ! Une main renouait ainsi les deux bouts de ma vie, pour me faire mieux sentir tout ce qui s’était perdu dans la chaîne de mes années.

Sur le lac de Lucerne, 16 août 1832, midi.

Alpes, abaissez vos cimes, je ne suis plus digne de vous : jeune, je serais solitaire ; vieux, je ne suis qu’isolé. Je la peindrais bien encore, la nature ; mais pour qui ? qui se soucierait de mes tableaux ? quels bras, autres que ceux du temps, presseraient en récompense mon génie au front dépouillé ? qui répéterait mes chants ? à quelle muse en inspirerais-je ? Sous la voûte de mes années, comme sous celle des monts neigeux qui m’environnent, aucun rayon de soleil ne viendra me réchauffer. Quelle pitié de traîner, à travers ces monts, des pas fatigués que personne ne voudrait suivre ! Quel malheur de ne me trouver libre d’errer de nouveau qu’à la fin de ma vie !

Deux heures.

Ma barque s’est arrêtée à la cale d’une maison sur la rive droite du lac, avant d’entrer dans le golfe d’Uri. J’ai gravi le verger de cette auberge et suis venu m’asseoir sous deux noyers qui protègent une étable. Devant moi, un peu à droite, sur le bord opposé du lac, se déploie le village de Schwytz, parmi des vergers et les plans inclinés de ces pâturages dits Alpes dans le pays : il est surmonté d’un roc ébréché en demi-cercle et dont les deux pointes, le Mythen et le Haken (la mitre et la crosse), tirent leur appellation de leur forme. Ce chapiteau cornu repose sur des gazons, comme la couronne de la rude indépendance helvétique sur la tête d’un peuple de bergers. Le silence n’est interrompu autour de moi que par le tintement de la clochette de deux génisses restées dans l’étable voisine : elle semble me sonner la gloire de la pastorale liberté que Schwytz a donnée, avec son nom, à tout un peuple : un petit canton dans le voisinage de Naples, appelé Italia, a de même, mais avec des droits moins sacrés, communiqué son nom à la terre des Romains.

Trois heures.

Nous partons ; nous entrons dans le golfe ou le lac d’Uri. Les montagnes s’élèvent et s’assombrissent. Voilà la croupe herbue du Grütli et les trois fontaines où Fürst, Arnold de Melchtal et Stauffacher jurèrent la délivrance de leur pays ; voilà, au pied de l’Achsenberg, la chapelle qui signale l’endroit où Tell, sautant de la barque de Gessler, la repoussa d’un coup de pied au milieu des vagues.

Mais Tell et ses compagnons ont-ils jamais existé[32] ? Ne seraient-ils que des personnages du Nord, nés des chants des Scaldes et dont on retrouve les traditions héroïques sur les rivages de la Suède ? Les Suisses sont-ils aujourd’hui ce qu’ils étaient à l’époque de la conquête de leur indépendance ? Ces sentiers des ours voient rouler des calèches où Tell et ses compagnons bondissaient, l’arc à la main, d’abîme en abîme : moi-même suis-je un voyageur en harmonie avec ces lieux ?

Un orage me vient heureusement assaillir. Nous abordons dans une crique, à quelques pas de la chapelle de Tell : c’est toujours le même Dieu qui soulève les vents, et la même confiance dans ce Dieu qui rassure les hommes. Comme autrefois, en traversant l’Océan, les lacs de l’Amérique, les mers de la Grèce, de la Syrie, j’écris sur un papier inondé. Les nuages, les flots, les roulements de la foudre s’allient mieux au souvenir de l’antique liberté des Alpes que la voix de cette nature efféminée et dégénérée que mon siècle a placée malgré moi dans mon sein.

Altorf.

Débarqué à Fluelen, arrivé à Altorf, le manque de chevaux va me retenir une nuit au pied du Bannberg. Ici, Guillaume Tell abattit la pomme sur la tête de son fils : le trait d’arc était de la distance qui sépare ces deux fontaines. Croyons, malgré la même histoire racontée par Saxon le Grammairien, et que j’ai citée le premier dans mon Essai sur les révolutions[33] ; ayons foi en la religion et la liberté, les deux seules grandes choses de l’homme : la gloire et la puissance sont éclatantes, non grandes.

Demain, du haut du Saint-Gothard, je saluerai de nouveau cette Italie que j’ai saluée du sommet du Simplon et du Mont-Cenis. Mais à quoi bon ce dernier regard jeté sur les régions du midi et de l’aurore ! Le pin des glaciers ne peut descendre parmi les orangers qu’il voit au-dessous de lui dans les vallées fleuries.

Dix heures du soir.

L’orage recommence ; les éclairs s’entortillent aux rochers ; les échos grossissent et prolongent le bruit de la foudre ; les mugissements du Schœchen et de la Reuss accueillent le barde de l’Armorique. Depuis longtemps je ne m’étais trouvé seul et libre ; rien dans la chambre où je suis enfermé : deux couches pour un voyageur qui veille et qui n’a ni amours à bercer, ni songes à faire. Ces montagnes, cet orage, cette nuit sont des trésors perdus pour moi. Que de vie, cependant, je sens au fond de mon âme ! Jamais, quand le sang le plus ardent coulait de mon cœur dans mes veines, je n’ai parlé le langage des passions avec autant d’énergie que je le pourrais faire en ce moment. Il me semble que je vois sortir des flancs du Saint-Gothard ma sylphide des bois de Combourg. Me viens-tu retrouver, charmant fantôme de ma jeunesse ? as-tu pitié de moi ? Tu le vois, je ne suis changé que de visage ; toujours chimérique, dévoré d’un feu sans cause et sans aliment. Je sors du monde, et j’y entrais quand je te créai dans un moment d’extase et de délire. Voici l’heure où je t’invoquai dans ma tour. Je puis encore ouvrir ma fenêtre pour te laisser entrer. Si tu n’es pas contente des grâces que je t’avais prodiguées, je te ferai cent fois plus séduisante ; ma palette n’est pas épuisée ; j’ai vu plus de beautés et je sais mieux peindre. Viens t’asseoir sur mes genoux ; n’aie pas peur de mes cheveux, caresse-les de tes doigts de fée ou d’ombre ; qu’ils rembrunissent sous tes baisers. Cette tête, que ces cheveux qui tombent n’assagissent point, est tout aussi folle qu’elle l’était lorsque je te donnai l’être, fille aînée de mes illusions, doux fruit de mes mystérieuses amours avec ma première solitude ! Viens, nous monterons encore ensemble sur nos nuages ; nous irons avec la foudre sillonner, illuminer, embraser les précipices où je passerai demain. Viens ! emporte-moi comme autrefois, mais ne me rapporte plus.

On frappe à ma porte : ce n’est pas toi ! c’est le guide ! Les chevaux sont arrivés, il faut partir. De ce songe il ne reste que la pluie, le vent et moi, songe sans fin, éternel orage.

17 août 1832. (Amsteg.)

D’Altorf ici, une vallée entre des montagnes rapprochées, comme on en voit partout ; la Reuss bruyante au milieu. À l’auberge du Cerf, un petit étudiant allemand, qui vient des glaciers du Rhône et qui me dit : « Fous fenir l’Altorf ce madin ? allez fite ! » Il me croyait à pied comme lui ; puis, apercevant mon char à bancs : « Oh ! les chefals ! c’être autre chosse. » Si l’étudiant voulait troquir ses jeunes jambes contre mon char à bancs et mon plus mauvais char de gloire, avec quel plaisir je prendrais son bâton, sa blouse grise et sa barbe blonde ! Je m’en irais aux glaciers du Rhône ; je parlerais la langue de Schiller à ma maîtresse, et je rêverais creusement la liberté germanique : lui, il cheminerait vieux comme le temps, ennuyé comme un mort, détrompé par l’expérience, s’étant attaché au cou, comme une sonnette, un bruit dont il serait plus fatigué au bout d’un quart d’heure que du fracas de la Reuss. L’échange n’aura pas lieu, les bons marchés ne sont pas à mon usage. Mon écolier part ; il me dit en ôtant et remettant son bonnet teuton, avec un petit coup de tête : « Permis ! » Encore une ombre évanouie. L’écolier ignore mon nom ; il m’aura rencontré et ne le saura jamais : je suis dans la joie de cette idée ; j’aspire à l’obscurité avec plus d’ardeur que je ne souhaitais autrefois la lumière : celle-ci m’importune ou comme éclairant mes misères ou comme me montrant des objets dont je ne puis plus jouir : j’ai hâte de passer le flambeau à mon voisin.

Trois garçonnets tirent à l’arbalète : Guillaume Tell et Gessler sont partout. Les peuples libres conservent le souvenir des fondations de leur indépendance. Demandez à un petit pauvre de France s’il a jamais lancé la hache en mémoire du roi Hlodwigh, ou Khlodwig ou Clovis !

Le nouveau chemin du Saint-Gothard, en sortant d’Amsteg, va et vient en zigzag pendant deux lieues ; tantôt joignant la Reuss, tantôt s’en écartant quand la fissure du torrent s’élargit. Sur les reliefs perpendiculaires du paysage, des pentes rases ou bouquetées de cepées de hêtres, des pics dardant la nue, des dômes coiffés de glace, des sommets chauves ou conservant quelques rayons de neige comme des mèches de cheveux blancs ; dans la vallée, des ponts, des colonnes en planches noircies, des noyers et des arbres fruitiers qui gagnent en luxe de branches et de feuilles ce qu’ils perdent en succulence de fruits. La nature alpestre force ces arbres à redevenir sauvages ; la sève se fait jour malgré la greffe : un caractère énergique brise les liens de la civilisation.

Un peu plus haut, au limbe droit de la Reuss, la scène change : le fleuve coule avec cascades dans une ornière caillouteuse, sous une avenue double et triple de pins ; c’est la vallée du Pont d’Espagne à Cauterets. Aux pans de la montagne, les mélèzes végètent sur les arêtes vives du roc ; amarrés par leurs racines, ils résistent au choc des tempêtes.

Le chemin, quelques carrés de pommes de terre, attestent seuls l’homme dans ce lieu : il faut qu’il mange et qu’il marche ; c’est le résumé de son histoire. Les troupeaux, relégués aux pâturages des régions supérieures, ne paraissent point ; d’oiseaux, aucun ; d’aigles, il n’en est plus question : le grand aigle est tombé dans l’océan en passant à Sainte-Hélène ; il n’y a vol si haut et si fort qui ne défaille dans l’immensité des cieux. L’aiglon royal vient de mourir. On nous avait annoncé d’autres aiglons de Juillet 1830 ; apparemment qu’ils sont descendus de leur aire pour nicher avec les pigeons pattus. Ils n’enlèveront jamais de chamois dans leurs serres ; débilité à la lueur domestique, leur regard clignotant ne contemplera jamais du sommet du Saint-Gothard le libre et éclatant soleil de la gloire de la France.

Après avoir franchi le pont du Saut du prêtre, et contourné le mamelon du village de Wasen, on reprend la rive droite de la Reuss ; à l’une et l’autre orée, des cascades blanchissent parmi des gazons, tendus comme des tapisseries vertes sur le passage des voyageurs. Par un défilé, on aperçoit le glacier de Ranz qui se lie aux glaciers de la Furca.

Enfin, on pénètre dans la vallée de Schœllenen, où commence la première rampe du Saint-Gothard. Cette vallée est une coche de deux mille pieds de profondeur, entaillée dans un plein bloc de granit. Les parois du bloc forment des murs gigantesques surplombants. Les montagnes n’offrent plus que leurs flancs et leurs crêtes ardentes et rougies. La Reuss tonne dans son lit vertical, matelassé de pierres. Un débris de tour témoigne d’un autre temps, comme la nature accuse ici des siècles immémorés. Soutenu en l’air par des murs le long des masses graniteuses, le chemin, torrent immobile, circule parallèle au torrent mobile de la Reuss. Çà et là, des voûtes en maçonnerie ménagent au voyageur un abri contre l’avalanche ; on vire encore quelques pas dans une espèce d’entonnoir tortueux, et tout à coup, à l’une des volutes de la conque, on se trouve face à face du pont du Diable.

Ce pont coupe aujourd’hui l’arcade du nouveau pont plus élevé, bâti derrière et qui le domine ; le vieux pont ainsi altéré ne ressemble plus qu’à un court aqueduc à double étage. Le pont nouveau, lorsqu’on vient de la Suisse, masque la cascade en retraite. Pour jouir des arcs-en-ciel et des rejaillissements de la cascade, il se faut placer sur ce pont ; mais quand on a vu la cataracte du Niagara, il n’y a plus de chute d’eau. Ma mémoire oppose sans cesse mes voyages à mes voyages, montagnes à montagnes, fleuves à fleuves, forêts à forêts, et ma vie détruit ma vie. Même chose m’arrive à l’égard des sociétés et des hommes.

Les chemins modernes, que le Simplon a enseignés et que le Simplon efface, n’ont pas l’effet pittoresque des anciens chemins. Ces derniers, plus hardis et plus naturels, n’évitaient aucune difficulté ; ils ne s’écartaient guère du cours des torrents ; ils montaient et descendaient avec le terrain, gravissaient les rochers, plongeaient dans les précipices, passaient sous les avalanches, n’ôtant rien au plaisir de l’imagination et à la joie des périls. L’ancienne route du Saint-Gothard, par exemple, était tout autrement aventureuse que la route actuelle. Le pont du Diable méritait sa renommée, lorsqu’en l’abordant on apercevait au-dessus la cascade de la Reuss, et qu’il traçait un arc obscur, ou plutôt un étroit sentier à travers la vapeur brillante de la chute. Puis, au bout du pont, le chemin montait à pic, pour atteindre la chapelle dont on voit encore la ruine. Au moins, les habitants d’Uri ont eu la pieuse idée de bâtir une autre chapelle à la cascade.

Enfin ce n’étaient pas des hommes comme nous qui traversaient autrefois les Alpes, c’étaient des hordes de Barbares ou des légions romaines. C’étaient des caravanes de marchands, des chevaliers, des condottieri, des routiers, des pèlerins, des prélats, des moines. On racontait des aventures étranges : Qui avait bâti le pont du Diable ? Qui avait précipité dans la prairie de Wasen la roche du Diable ? Çà et là s’élevaient des donjons, des croix, des oratoires, des monastères, des ermitages, gardant la mémoire d’une invasion, d’une rencontre, d’un miracle ou d’un malheur. Chaque tribu montagnarde conservait sa langue, ses vêtements, ses mœurs, ses usages. On ne trouvait point, il est vrai, dans un désert, une excellente auberge ; on n’y buvait point de vin de Champagne ; on n’y lisait point la gazette ; mais s’il y avait plus de voleurs au Saint-Gothard, il y avait moins de fripons dans la société. Que la civilisation est une belle chose ! cette perle, je la laisse au beau premier lapidaire.

Suwarow et ses soldats ont été les derniers voyageurs dans ce défilé, au bout duquel ils rencontrèrent Masséna.

Après avoir débouché du pont du Diable et de la galerie d’Urnerloch, on gagne la prairie d’Ursern, fermée par des redans comme les sièges de pierres d’une arène. La Reuss coule paisible au milieu de la verdure ; le contraste est frappant : c’est ainsi qu’après et avant les révolutions la société paraît tranquille ; les hommes et les empires sommeillent à deux pas de l’abîme où ils vont tomber.

Au village d’Hospital commence la seconde rampe, laquelle atteint le sommet du Saint-Gothard, qui est envahi par des masses de granit. Ces masses roulées, enflées, brisées, festonnées à leur cime par quelques guirlandes de neige, ressemblent aux vagues fixes et écumeuses d’un océan de pierre sur lequel l’homme a laissé les ondulations de son chemin.

Au pied du mont Adule, entre mille roseaux,
Le Rhin, tranquille et fier du progrès de ses eaux,
Appuyé d’une main sur son urne penchante,
Dormait au bruit flatteur de son onde naissante.

Très beaux vers, mais inspirés par les fleuves de marbre de Versailles. Le Rhin ne sort point d’une couche de roseaux : il se lève d’un lit de frimas, son urne ou plutôt ses urnes sont de glace ; son origine est congénère à ces peuples du Nord dont il devint le fleuve adoptif et la ceinture guerrière. Le Rhin, né du Saint-Gothard dans les Grisons, verse ses eaux à la mer de la Hollande, de la Norwège et de l’Angleterre ; le Rhône, fils aussi du Saint-Gothard, porte son tribut au Neptune de l’Espagne, de l’Italie et de la Grèce : des neiges stériles forment les réservoirs de la fécondité du monde ancien et du monde moderne.

Deux étangs, sur le plateau du Saint-Gothard, donnent naissance, l’un au Tessin, l’autre à la Reuss. La source de la Reuss est moins élevée que la source du Tessin, de sorte qu’en creusant un canal de quelques centaines de pas, on jetterait le Tessin dans la Reuss. Si l’on répétait le même ouvrage pour les principaux affluents de ces eaux, on produirait d’étranges métamorphoses dans les contrées au bas des Alpes. Un montagnard se peut donner le plaisir de supprimer un fleuve, de fertiliser ou de stériliser un pays ; voilà de quoi rabattre l’orgueil de la puissance.

C’est chose merveilleuse que de voir la Reuss et le Tessin se dire un éternel adieu et prendre leurs chemins opposés sur les deux versants du Saint-Gothard ; leurs berceaux se touchent ; leurs destinées sont séparées : ils vont chercher des terres différentes et divers soleils ; mais leurs mères, toujours unies, ne cessent du haut de la solitude de nourrir leurs enfants désunis.

Il y avait jadis, sur le Saint-Gothard, un hospice desservi par des capucins ; on n’en voit plus que les ruines ; il ne reste de la religion qu’une croix de bois vermoulu avec son christ : Dieu demeure quand les hommes se retirent.

Sur le plateau du Saint-Gothard, désert dans le ciel, finit un monde et commence un autre monde : les noms germaniques sont remplacés par des noms italiens. Je quitte ma compagne, la Reuss, qui m’avait amené, en la remontant, du lac de Lucerne, pour descendre au lac de Lugano avec mon nouveau guide, le Tessin.

Le Saint-Gothard est taillé à pic du côté de l’Italie ; le chemin qui se plonge dans la Val-Tremola fait honneur à l’ingénieur forcé de le dessiner dans la gorge la plus étroite. Vu d’en haut, ce chemin ressemble à un ruban plié et replié ; vu d’en bas, les murs qui soutiennent les remblais font l’effet des ouvrages d’une forteresse, ou imitent ces digues qu’on élève les unes au-dessus des autres contre l’envahissement des eaux. Quelquefois aussi, à la double file des bornes plantées régulièrement sur les deux côtés de la route, on dirait d’une colonne de soldats descendant les Alpes pour envahir encore une fois la malheureuse Italie.

Samedi, 18 août 1832. (Lugano.)

J’ai passé de nuit Airolo, Bellinzona et la Val-Levantine : je n’ai point vu la terre, j’ai seulement entendu les torrents. Dans le ciel, les étoiles se levaient parmi les coupoles et les aiguilles des montagnes. La lune n’était point d’abord à l’horizon, mais son aube s’épanouit par degrés devant elle, de même que ces gloires dont les peintres du xive siècle entouraient la tête de la Vierge : elle parut enfin, creusée et réduite au quart de son disque, sur la cime dentelée du Furca ; les pointes de son croissant ressemblaient à des ailes ; on eût dit d’une colombe blanche échappée de son nid de rocher : à sa lumière affaiblie et rendue plus mystérieuse, l’astre échancré me révéla le lac Majeur au bout de la Val-Levantine. Deux fois j’avais rencontré ce lac, une fois en me rendant au congrès de Vérone, une autre fois en me rendant en ambassade à Rome. Je le contemplais alors au soleil, dans le chemin des prospérités ; je l’entrevoyais à présent la nuit, du bord opposé, sur la route de l’infortune. Entre mes voyages, séparés seulement de quelques années, il y avait de moins une monarchie de quatorze siècles.

Ce n’est pas que j’en veuille le moins du monde à ces révolutions politiques ; en me rendant à la liberté, elles m’ont rendu à ma propre nature. J’ai encore assez de sève pour reproduire la primeur de mes songes, assez de flamme pour renouer mes liaisons avec la créature imaginaire de mes désirs. Le temps et le monde que j’ai traversés n’ont été pour moi qu’une double solitude où je me suis conservé tel que le ciel m’avait formé. Pourquoi me plaindrais-je de la rapidité des jours, puisque je vivais dans une heure autant que ceux qui passent des années à vivre ?

Lugano est une petite ville d’un aspect italien : portiques comme à Bologne, peuple faisant son ménage dans la rue comme à Naples, architecture de la Renaissance, toits dépassant les murs sans corniches, fenêtres étroites et longues, nues ou ornées d’un chapiteau et percées jusque dans l’architrave. La ville s’adosse à un coteau de vignes que dominent deux plans superposés de montagnes, l’un de pâturages, l’autre de forêts : le lac est à ses pieds.

Il existe, sur le plus haut sommet d’une montagne, à l’est de Lugano, un hameau dont les femmes, grandes et blanches, ont la réputation des Circassiennes. La veille de mon arrivée était la fête de ce hameau ; on était allé en pèlerinage à la beauté : cette tribu sera quelques débris d’une race des barbares du Nord conservée sans mélange au-dessus des populations de la plaine.

Je me suis fait conduire aux diverses maisons qu’on m’avait indiquées comme me pouvant convenir : j’en ai trouvé une charmante, mais d’un loyer beaucoup trop cher.

Pour mieux voir le lac, je me suis embarqué. Un de mes deux bateliers parlait un jargon franco-italien entrelardé d’anglais. Il me nommait les montagnes et les villages sur les montagnes : San-Salvador, au sommet duquel on découvre le dôme de la cathédrale de Milan ; Castagnola, avec ses oliviers dont les étrangers mettent de petits rameaux à leur boutonnière ; Gandria, limite du canton du Tessin sur le lac ; Saint-Georges, enfaîté de son ermitage : chacun de ces lieux avait son histoire.

L’Autriche, qui prend tout et ne donne rien, conserve au pied du mont Caprino un village enclavé dans le territoire du Tessin. En face, de l’autre côté, au pied du San-Salvador, elle possède encore une espèce de promontoire sur lequel il y a une chapelle ; mais elle a prêté gracieusement aux Luganois ce promontoire pour exécuter les criminels et pour y élever des fourches patibulaires. Elle argumentera quelque jour de cette haute justice, exercée par sa permission sur son territoire, comme d’une preuve de sa suzeraineté sur Lugano. On ne fait plus subir aujourd’hui aux condamnés le supplice de la corde, on leur coupe la tête : Paris a fourni l’instrument, Vienne le théâtre du supplice : présents dignes de deux grandes monarchies.

Ces images me poursuivaient, lorsque sur la vague d’azur, au souffle de la brise parfumé de l’ambre des pins, vinrent à passer les barques d’une confrérie, qui jetait des bouquets dans le lac, au son des hautbois et des cors. Des hirondelles se jouaient autour de ma voile. Parmi ces voyageuses, ne reconnaîtrai-je pas celles que je rencontrai un soir en errant sur l’ancienne voie de Tibur et de la maison d’Horace ? La Lydie du poète n’était point alors avec ces hirondelles de la campagne de Tibur ; mais je savais qu’en ce moment même une autre jeune femme enlevait furtivement une rose déposée dans le jardin abandonné d’une villa du siècle de Raphaël, et ne cherchait que cette fleur sur les ruines de Rome.

Les montagnes qui entourent le lac de Lugano, ne réunissant guère leurs bases qu’au niveau du lac, ressemblent à des îles séparées par d’étroits canaux ; elles m’ont rappelé la grâce, la forme et la verdure de l’archipel des Açores. Je consommerais donc l’exil de mes derniers jours sous ces riants portiques où la princesse de Belgiojoso a laissé tomber quelques jours de l’exil de sa jeunesse ? J’achèverais donc mes Mémoires à l’entrée de cette terre classique et historique où Virgile et Le Tasse ont chanté, où tant de révolutions se sont accomplies ? Je remémorerais ma destinée bretonne à la vue de ces montagnes ausoniennes ? Si leur rideau venait à se lever, il me découvrirait les plaines de la Lombardie ; par delà, Rome ; par delà, Naples, la Sicile, la Grèce, la Syrie, l’Égypte, Carthage : bords lointains que j’ai mesurés, moi qui ne possède pas l’espace de terre que je presse sous la plante de mes pieds ! mais pourtant mourir ici ? finir ici ? — n’est-ce pas ce que je veux, ce que je cherche ? Je n’en sais rien.

Lucerne, 20, 21 et 22 août 1832.

J’ai quitté Lugano sans y coucher ; j’ai repassé le Saint-Gothard, j’ai revu ce que j’avais vu : je n’ai rien trouvé à rectifier à mon esquisse. À Altorf, tout était changé depuis vingt-quatre heures : plus d’orage, plus d’apparition dans ma chambre solitaire. Je suis venu passer la nuit à l’auberge de Fluelen, ayant parcouru deux fois la route dont les extrémités aboutissent à deux lacs et sont tenues par deux peuples liés d’un même nœud politique, séparés sous tous les autres rapports. J’ai traversé le lac de Lucerne, il avait perdu à mes yeux une partie de son mérite : il est au lac de Lugano ce que sont les ruines de Rome aux ruines d’Athènes, les champs de la Sicile aux jardins d’Armide.

Au surplus, j’ai beau me battre les flancs pour arriver à l’exaltation alpine des écrivains de montagne, j’y perds ma peine.

Au physique, cet air vierge et balsamique qui doit ranimer mes forces, raréfier mon sang, désenfumer ma tête fatiguée, me donner une faim insatiable, un repos sans rêves, ne produit point pour moi ces effets. Je ne respire pas mieux, mon sang ne circule pas plus vite, ma tête n’est pas moins lourde au ciel des Alpes qu’à Paris. J’ai autant d’appétit aux Champs-Élysées qu’au Montanvers, je dors aussi bien rue Saint-Dominique qu’au mont Saint-Gothard, et si j’ai des songes dans la délicieuse plaine de Montrouge, c’est qu’il en faut au sommeil.

Au moral, en vain j’escalade les rocs, mon esprit n’en devient pas plus élevé, mon âme plus pure ; j’emporte les soucis de la terre et le faix des turpitudes humaines. Le calme de la région sublunaire d’une marmotte ne se communique point à mes sens éveillés. Misérable que je suis, à travers les brouillards qui roulent à mes pieds, j’aperçois toujours la figure épanouie du monde. Mille toises gravies dans l’espace ne changent rien à ma vue du ciel ; Dieu ne paraît pas plus grand du sommet de la montagne que du fond de la vallée. Si pour devenir un homme robuste, un saint, un génie supérieur, il ne s’agissait que de planer sur les nuages, pourquoi tant de malades, de mécréants et d’imbéciles ne se donnent-ils pas la peine de grimper au Simplon ? Il faut certes qu’ils soient bien obstinés à leurs infirmités.

Le paysage n’est créé que par le soleil ; c’est la lumière qui fait le paysage. Une grève de Carthage, une bruyère de la rive de Sorrente, une lisière de cannes desséchées dans la Campagne romaine, sont plus magnifiques, éclairées des feux du couchant ou de l’aurore, que toutes les Alpes de ce côté-ci des Gaules. De ces trous surnommés vallées, où l’on ne voit goutte en plein midi ; de ces hauts paravents à l’ancre appelés montagnes ; de ces torrents salis qui beuglent avec les vaches de leurs bords ; de ces faces violâtres, de ces cous goîtreux, de ces ventres hydropiques : foin !

Si les montagnes de nos climats peuvent justifier les éloges de leurs admirateurs, ce n’est que quand elles sont enveloppées dans la nuit dont elles épaississent le chaos : leurs angles, leurs ressauts, leurs grandes lignes, leurs immenses ombres portées, augmentent d’effet à la clarté de la lune. Les astres les découpent et les gravent dans le ciel en pyramides, en cônes, en obélisques, en architecture d’albâtre, tantôt jetant sur elles un voile de gaze et les harmoniant par des nuances indéterminées, légèrement lavées de bleu ; tantôt les sculptant une à une et les séparant par des traits d’une grande correction. Chaque vallée, chaque réduit avec ses lacs, ses rochers, ses forêts, devient un temple de silence et de solitude. En hiver, les montagnes nous présentent l’image des zones polaires ; en automne, sous un ciel pluvieux, dans leurs différentes nuances de ténèbres, elles ressemblent à des lithographies grises, noires, bistrées : la tempête aussi leur va bien, de même que les vapeurs, demi-brouillards, demi-nuages, qui roulent à leurs pieds ou se suspendent à leurs flancs.

Mais les montagnes ne sont-elles pas favorables aux méditations, à l’indépendance, à la poésie ? De belles et profondes solitudes mêlées de mer ne reçoivent-elles rien de l’âme, n’ajoutent-elles rien à ses voluptés ? Une sublime nature ne rend-elle pas plus susceptible de passion, et la passion ne fait-elle pas mieux comprendre une nature sublime ? Un amour intime ne s’augmente-t-il pas de l’amour vague de toutes les beautés des sens et de l’intelligence qui l’environnent, comme des principes semblables s’attirent et se confondent ? Le sentiment de l’infini, entrant par un immense spectacle dans un sentiment borné, ne l’accroît-il pas, ne l’étend-il pas jusqu’aux limites où commence une éternité de vie ?

Je reconnais tout cela ; mais entendons-nous bien : ce ne sont pas les montagnes qui existent telles qu’on les croit voir alors ; ce sont les montagnes comme les passions, le talent et la muse en ont tracé les lignes, colorié les ciels, les neiges, les pitons, les déclivités, les cascades irisées, l’atmosphère flou, les ombres tendres et légères : le paysage est sur la palette de Claude le Lorrain, non sur le Campo-Vaccino. Faites-moi aimer, et vous verrez qu’un pommier isolé, battu du vent, jeté de travers au milieu des froments de la Beauce ; une fleur de sagette dans un marais ; un petit cours d’eau dans un chemin ; une mousse, une fougère, une capillaire sur le flanc d’une roche ; un ciel humide, enfumé ; une mésange dans le jardin d’un presbytère ; une hirondelle volant bas, par un jour de pluie, sous le chaume d’une grange ou le long d’un cloître ; une chauve-souris même remplaçant l’hirondelle autour d’un clocher champêtre, tremblotant sur ses ailes de gaze dans les dernières lueurs du crépuscule ; toutes ces petites choses, rattachées à quelques souvenirs, s’enchanteront des mystères de mon bonheur ou de la tristesse de mes regrets. En définitive, c’est la jeunesse de la vie, ce sont les personnes qui font les beaux sites. Les glaces de la baie de Baftin peuvent être riantes avec une société selon le cœur, les bords de l’Ohio et du Gange lamentables en l’absence de toute affection. Un poète a dit :

La patrie est aux lieux où l’âme est enchaînée.

Il en est de même de la beauté.

En voilà trop à propos de montagnes ; je les aime comme grandes solitudes ; je les aime comme cadre, bordure et lointain d’un beau tableau ; je les aime comme rempart et asile de la liberté ; je les aime comme ajoutant quelque chose de l’infini aux passions de l’âme : équitablement et raisonnablement, voilà tout le bien qu’on peut en dire. Si je ne dois pas me fixer aux revers des Alpes, ma course au Saint-Gothard restera un fait sans liaison, une vue d’optique isolée au milieu des tableaux de mes Mémoires : j’éteindrai la lampe, et Lugano rentrera dans la nuit.

À peine arrivé à Lucerne, j’ai vite couru de nouveau à la cathédrale, à la Hofkirche, bâtie sur l’emplacement d’une chapelle dédiée à saint Nicolas, patron des mariniers : cette chapelle primitive servait aussi de phare ; car, pendant la nuit, on la voyait éclairée d’une manière surnaturelle. Ce furent des missionnaires irlandais qui prêchèrent l’Évangile dans la contrée presque déserte de Lucerne ; ils y apportèrent la liberté dont n’a pas joui leur malheureuse patrie. Lorsque je suis revenu à la cathédrale, un homme creusait une fosse ; dans l’église, on achevait un service autour d’un cercueil, et une jeune femme faisait bénir à un autel un bonnet d’enfant ; elle l’a mis, avec une expression visible de joie, dans un panier qu’elle portait à son bras, et s’en est allée chargée de son trésor. Le lendemain, j’ai trouvé la fosse du cimetière refermée, un vase d’eau bénite posé sur la terre fraîche, et du fenouil semé pour les petits oiseaux : ils étaient déjà seuls, auprès de ce mort d’une nuit. J’ai fait quelques courses autour de Lucerne parmi de magnifiques bois de pins. Les abeilles, dont les ruches sont placées au-dessus des portes des fermes, à l’abri des toits prolongés, habitent avec les paysans. J’ai vu la fameuse Clara Wendel[34] aller à la messe derrière ses compagnes de captivité, dans son uniforme de prisonnière. Elle est fort commune ; je lui ai trouvé l’air de toutes ces brutes de France présentes à tant de meurtres, sans pour cela être plus distinguées qu’une bête féroce, malgré ce que veut leur prêter la théorie du crime et de l’admiration des égorgements. Un simple chasseur, armé d’une carabine, conduit ici les galériens aux travaux de la journée et les ramène à leur prison.

J’ai poussé ce soir ma promenade le long de la Reuss, jusqu’à une chapelle bâtie sur le chemin : on y monte par un petit portique italien. De ce portique, je voyais un prêtre priant seul à genoux dans l’intérieur de l’oratoire, tandis que j’apercevais au haut des montagnes les dernières lueurs du soleil couchant. En revenant à Lucerne, j’ai entendu dans les cabanes des femmes réciter le chapelet ; la voix des enfants répondait à l’adoration maternelle. Je me suis arrêté, j’ai écouté au travers des entrelacs de vignes ces paroles adressées à Dieu du fond d’une chaumière. La belle, jeune et élégante jeune fille qui me sert à l’Aigle d’or dit aussi très régulièrement son Angelus en fermant les rideaux des croisées de ma chambre. Je lui donne en rentrant quelques fleurs que j’ai cueillies ; elle me dit, en rougissant et se frappant doucement le sein avec sa main : « Per me ? » Je lui réponds : « Pour vous. » Notre conversation finit là.

Lucerne, 26 août 1832.

Madame de Chateaubriand n’est point encore arrivée, je vais faire une course à Constance. Voici M. A. Dumas[35] ; je l’avais déjà aperçu chez David, tandis qu’il se faisait mouler chez le grand sculpteur. Madame de Colbert, avec sa fille madame de Brancas, traverse aussi Lucerne[36]. C’est chez madame de Colbert, en Beauce, que j’écrivis, il y a près de vingt ans, dans ces Mémoires[37], l’histoire de ma jeunesse à Combourg. Les lieux semblent voyager avec moi, aussi mobiles, aussi fugitifs que ma vie.

Le courrier de la malle m’apporte une très belle lettre de M. de Béranger, en réponse à celle que je lui avais écrite en partant de Paris : cette lettre a déjà été imprimée en note, avec une lettre de M. Carrel, dans le Congrès de Vérone[38].

Genève, septembre 1832.

En allant de Lucerne à Constance, on passe par Zurich et Winterthur. Rien ne m’a plu à Zurich, hors le souvenir de Lavater et de Gessner, les arbres d’une esplanade qui domine les lacs, le cours de la Limath, un vieux corbeau et un vieil orme ; j’aime mieux cela que tout le passé historique de Zurich, n’en déplaise même à la bataille de Zurich. Napoléon et ses capitaines, de victoires en victoires, ont amené les Russes à Paris.

Winterthur est une bourgade neuve et industrielle, ou plutôt une longue rue propre. Constance a l’air de n’appartenir à personne ; elle est ouverte à tout le monde. J’y suis entré le 27 août, sans avoir vu un douanier ou un soldat, et sans qu’on m’ait demandé mon passe-port.

Madame Récamier était arrivée depuis trois jours[39], pour faire une visite à la reine de Hollande. J’attendais madame de Chateaubriand, venant me rejoindre à Lucerne. Je me proposais d’examiner s’il ne serait pas préférable de se fixer d’abord en Souabe, sauf à descendre ensuite en Italie.

Dans la ville délabrée de Constance, notre auberge était fort gaie ; on y faisait les apprêts d’une noce. Le lendemain de mon arrivée, madame Récamier voulut se mettre à l’abri de la joie de nos hôtes : nous nous embarquâmes sur le lac, et, traversant la nappe d’eau d’où sort le Rhin pour devenir fleuve, nous abordâmes à la grève d’un parc.

Ayant mis pied à terre, nous franchîmes une haie de saules, de l’autre côté de laquelle nous trouvâmes une allée sablée circulant parmi des bosquets d’arbustes, des groupes d’arbres et des tapis de gazon. Un pavillon s’élevait au milieu des jardins, et une élégante villa s’appuyait contre une futaie. Je remarquai dans l’herbe des veilleuses toujours mélancoliques pour moi à cause des réminiscences de mes divers et nombreux automnes. Nous nous promenâmes au hasard, et puis nous nous assîmes sur un banc au bord de l’eau. Du pavillon des bocages s’élevèrent des harmonies de harpe et de cor qui se turent lorsque, charmés et surpris, nous commencions à les écouter : c’était une scène d’un conte de fée. Les harmonies ne renaissant pas, je lus à madame Récamier ma description du Saint-Gothard ; elle me pria d’écrire quelque chose sur ses tablettes, déjà à demi remplies des détails de la mort de J.-J. Rousseau. Au-dessous de ces dernières paroles de l’auteur d’Héloïse : « Ma femme, ouvrez la fenêtre, que je voie encore le soleil, » je traçai ces mots au crayon : Ce que je voulais sur le lac de Lucerne, je l’ai trouvé sur le lac de Constance, le charme et l’intelligence de la beauté. Je ne veux point mourir comme Rousseau ; je veux encore voir longtemps le soleil, si c’est près de vous que je dois achever ma vie. Que mes jours expirent à vos pieds, comme ces vagues dont vous aimez le murmure. — 28 août 1832.

L’azur du lac veillait derrière les feuillages ; à l’horizon du midi, s’amoncelaient les sommets de l’Alpe des Grisons ; une brise passant et se retirant à travers les saules s’accordait avec l’aller et le venir de la vague : nous ne voyions personne ; nous ne savions où nous étions.

En rentrant à Constance, nous avons aperçu madame la duchesse de Saint-Leu et son fils Louis-Napoléon : ils venaient au-devant de madame Récamier. Sous l’Empire je n’avais point connu la reine de Hollande ; je savais qu’elle s’était montrée généreuse lors de ma démission à la mort du duc d’Enghien et quand je voulus sauver mon cousin Armand ; sous la Restauration, ambassadeur à Rome, je n’avais eu avec madame la duchesse de Saint-Leu que des rapports de politesse ; ne pouvant aller moi-même chez elle, j’avais laissé libres les secrétaires et les attachés de lui faire leur cour, et j’avais invité le cardinal Fesch à un dîner diplomatique de cardinaux. Depuis la dernière chute de la Restauration, le hasard m’avait fait échanger quelques lettres avec la reine Hortense et le prince Louis. Ces lettres sont un assez singulier monument des grandeurs évanouies ; les voici :

MADAME DE SAINT-LEU, APRÈS AVOIR LU LA DERNIÈRE LETTRE DE M. DE CHATEAUBRIAND.
Arenenberg, ce 15 octobre 1831.

« M. de Chateaubriand a trop de génie pour n’avoir pas compris toute l’étendue de celui de l’empereur Napoléon. Mais à son imagination si brillante il fallait plus que l’admiration : des souvenirs de jeunesse, une illustre fortune, attirèrent son cœur : il y dévoua sa personne et son talent, et, comme le poëte qui prête à tout le sentiment qui l’anime, il revêtit ce qu’il aimait des traits qui devaient enflammer son enthousiasme. L’ingratitude ne le découragea pas, car le malheur était toujours là qui en appelait à lui ; cependant son esprit, sa raison, ses sentiments vraiment français en font malgré lui l’antagoniste de son parti. Il n’aime des anciens temps que l’honneur qui rend fidèle ; et la religion qui rend sage, la gloire de sa patrie qui en fait la force, la liberté des consciences et des opinions qui donne un noble essor aux facultés de l’homme, l’aristocratie du mérite qui ouvre une carrière à toutes les intelligences, voilà son domaine plus qu’à tout autre. Il est donc libéral, napoléoniste et même républicain plutôt que royaliste. Aussi la nouvelle France, ses nouvelles illustrations sauraient l’apprécier, tandis qu’il ne sera jamais compris de ceux qu’il a placés dans son cœur si près de la divinité ; et s’il n’a plus qu’à chanter le malheur, fût-il le plus intéressant, les hautes infortunes sont devenues si communes dans notre siècle, que sa brillante imagination, sans but et sans mobile réel, s’éteindra faute d’aliments assez élevés pour inspirer son beau talent.

« Hortense. »
APRÈS AVOIR LU UNE NOTE SIGNÉE HORTENSE.

« M. de Chateaubriand est extrêmement flatté et on ne peut plus reconnaissant des sentiments de bienveillance exprimés avec tant de grâce dans la première partie de la note : dans la seconde se trouve cachée une séduction de femme et de reine qui pourrait entraîner un amour-propre moins détrompé que celui de M. de Chateaubriand.

« Il y a certainement aujourd’hui de quoi choisir une occasion d’infidélité entre de si hautes et de si nombreuses infortunes ; mais, à l’âge où M. de Chateaubriand est parvenu, des revers qui ne comptent que peu d’années dédaigneraient ses hommages : force lui est de rester attaché à son vieux malheur, tout tenté qu’il pourrait être par de plus jeunes adversités.

« Chateaubriand. »
« Paris, ce 6 novembre 1831.
Arenenberg, le 4 mai 1832.
« Monsieur le vicomte,

« Je viens de lire votre dernière brochure. Que les Bourbons sont heureux d’avoir pour soutien un génie tel que le vôtre ! Vous relevez une cause avec les mêmes armes qui ont servi à l’abattre ; vous trouvez des paroles qui font vibrer tous les cœurs français. Tout ce qui est national trouve de l’écho dans votre âme ; ainsi, quand vous parlez du grand homme qui illustra la France pendant vingt ans, la hauteur du sujet vous inspire, votre génie l’embrasse tout entier, et votre âme alors, s’épanchant naturellement, entoure la plus grande gloire des plus grandes pensées.

« Moi aussi, monsieur le vicomte, je m’enthousiasme pour tout ce qui fait l’honneur de mon pays ; c’est pourquoi, me laissant aller à mon impulsion, j’ose vous témoigner la sympathie que j’éprouve pour celui qui montre tant de patriotisme et tant d’amour de la liberté. Mais, permettez-moi de vous le dire, vous êtes le seul défenseur redoutable de la vieille royauté ; vous la rendriez nationale, si l’on pouvait croire qu’elle pensât comme vous ; ainsi, pour la faire valoir, il ne suffit pas de vous déclarer de son parti, mais bien de prouver qu’elle est du vôtre.

« Cependant, monsieur le vicomte, si nous différons d’opinions, au moins sommes-nous d’accord dans les souhaits que nous formons pour le bonheur de la France.

« Agréez, je vous prie, etc., etc.

« Louis-Napoléon Bonaparte. »
« Paris, 19 mai 1832.
« Monsieur le comte,

« On est toujours mal à l’aise pour répondre à des éloges ; quand celui qui les donne avec autant d’esprit que de convenance est de plus dans une condition sociale à laquelle se rattachent des souvenirs hors de pair, l’embarras redouble. Du moins, monsieur, nous nous rencontrons dans une sympathie commune ; vous voulez avec votre jeunesse, comme moi avec mes vieux jours, l’honneur de la France. Il ne manquait plus à l’un et à l’autre, pour mourir de confusion ou de rire, que de voir le juste-milieu bloqué dans Ancône par les soldats du pape. Ah ! monsieur, où est votre oncle ? À d’autres que vous je dirais : Où est le tuteur des rois et le maître de l’Europe ? En défendant la cause de la légitimité, je ne me fais aucune illusion ; mais je pense que tout homme qui tient à l’estime publique doit rester fidèle à ses serments : lord Falkland, ami de la liberté et ennemi de la cour, se fit tuer à Newbury dans l’armée de Charles Ier. Vous vivrez, monsieur le comte, pour voir votre patrie libre et heureuse ; vous traversez des ruines parmi lesquelles je resterai, puisque je fais moi-même partie de ces ruines.

« Je m’étais flatté un moment de l’espoir de mettre cet été l’hommage de mon respect aux pieds de madame la duchesse de Saint-Leu : la fortune, accoutumée à déjouer mes projets, m’a encore trompé cette fois. J’aurais été heureux de vous remercier de vive voix de votre obligeante lettre ; nous aurions parlé d’une grande gloire et de l’avenir de la France, deux choses, monsieur le comte, qui vous touchent de près.

« Chateaubriand. »

Les Bourbons m’ont-ils jamais écrit des lettres pareilles à celles que je viens de produire ? Se sont-ils jamais doutés que je m’élevais au-dessus de tel faiseur de vers ou de tel politique de feuilleton ?

Lorsque, petit garçon, j’errais, compagnon des pâtres, sur les bruyères de Combourg, aurais-je pu croire qu’un temps viendrait où je marcherais entre les deux plus hautes puissances de la terre, puissances abattues, donnant le bras d’un côté à la famille de Saint-Louis, de l’autre à celle de Napoléon ; grandeurs ennemies qui s’appuient également, dans l’infortune qui les rapproche, sur l’homme faible et fidèle, sur l’homme dédaigné de la légitimité ?

Madame Récamier alla s’établir à Wolfsberg, château habité par M. Parquin[40], dans le voisinage d’Arenenberg, séjour de madame la duchesse de Saint-Leu ; je restai deux jours à Constance. Je vis tout ce qu’on pouvait voir : la halle où est le grenier public que l’on baptise salle du Concile, la prétendue statue de Huss, la place où Jérôme de Prague et Jean Huss furent, dit-on, brûlés ; enfin, toutes les abominations ordinaires de l’histoire et de la société.

Le Rhin, en sortant du lac, s’annonce bien comme un roi ; pourtant il n’a pu défendre Constance, qui a, si je ne me trompe, été saccagée par Attila, assiégée par les Hongrois, les Suédois, et prise deux fois par les Français.

Constance est le Saint-Germain de l’Allemagne ; les vieilles gens de la vieille société s’y sont retirés. Quand je frappais à une porte, m’enquérant d’un appartement pour madame de Chateaubriand, je rencontrais quelque chanoinesse, fille majeure ; quelque prince de race antique, électeur à demi-solde ; ce qui allait fort bien avec les clochers abandonnés et les couvents déserts de la ville. L’armée de Condé a combattu glorieusement sous les murs de Constance et semble avoir déposé son ambulance dans cette ville. J’eus le malheur de retrouver un vétéran émigré ; il me faisait l’honneur de m’avoir connu autrefois ; il avait plus de jours que de cheveux ; ses paroles ne finissaient point ; il ne pouvait se retenir et laissait aller ses années.

Le 29 d’août j’allai dîner à Arenenberg.

Arenenberg est situé sur une espèce de promontoire dans une chaîne de collines escarpées. La reine de Hollande, que l’épée avait faite et que l’épée a défaite, a bâti le château, ou, si l’on veut, le pavillon d’Arenenberg. On y jouit d’une vue étendue, mais triste. Cette vue domine le lac inférieur de Constance, qui n’est qu’une expansion du Rhin sur des prairies noyées. De l’autre côté du lac, on aperçoit des bois sombres, restes de la forêt Noire, quelques oiseaux blancs voltigeant sous un ciel gris et poussés par un vent glacé. Là, après avoir été assise sur un trône, après avoir été outrageusement calomniée, la reine Hortense est venue se percher sur un rocher ; en bas est l’île du lac où l’on a, dit-on, retrouvé la tombe de Charles le Gros, et où meurent à présent des serins qui demandent en vain le soleil des Canaries. Madame la duchesse de Saint-Leu était mieux à Rome : elle n’est pas cependant descendue par rapport à sa naissance et à sa première vie : au contraire, elle a monté ; son abaissement n’est que relatif à un accident de sa fortune ; ce ne sont pas là de ces chutes comme celle de madame la Dauphine, tombée de toute la hauteur des siècles.

Les compagnons et les compagnes de madame la duchesse de Saint-Leu étaient son fils, madame Salvage[41], madame ***. En étrangers, il y avait madame Récamier, M. Vieillard[42] et moi. Madame la duchesse de Saint-Leu se tirait fort bien de sa difficile position de reine et de demoiselle de Beauharnais.

Après le dîner, madame de Saint-Leu s’est mise à son piano avec M. Cottrau, grand jeune peintre à moustaches, à chapeau de paille, à blouse, au col de chemise rabattu, au costume bizarre. Il chassait, il peignait, il chantait, il riait, spirituel et bruyant[43].

Le prince Louis habite un pavillon à part, où j’ai vu des armes, des cartes topographiques et stratégiques ; industries qui faisaient, comme par hasard, penser au sang du conquérant sans le nommer : le prince Louis est un jeune homme studieux, instruit, plein d’honneur et naturellement grave.

Madame la duchesse de Saint-Leu m’a lu quelques fragments de ses mémoires : elle m’a montré un cabinet rempli de dépouilles de Napoléon. Je me suis demandé pourquoi ce vestiaire me laissait froid ; pourquoi ce petit chapeau, cette ceinture, cet uniforme porté à telle bataille me trouvaient si indifférent : j’étais bien plus troublé en racontant la mort de Napoléon à Sainte-Hélène ! La raison en est que Napoléon est notre contemporain ; nous l’avons tous vu et connu : il vit dans notre souvenir ; mais le héros est encore trop près de sa gloire. Dans mille ans, ce sera autre chose : il n’y a que les siècles qui aient donné le parfum de l’ambre à la sueur d’Alexandre ; attendons : d’un conquérant il ne faut montrer que l’épée.

Retourné à Wolfsberg avec madame Récamier, je partis la nuit : le temps était obscur et pluvieux ; le vent soufflait dans les arbres, et la hulotte lamentait : vraie scène de Germanie.

Madame de Chateaubriand arriva bientôt à Lucerne : L’humidité de la ville l’effraya, et Lugano étant trop cher, nous nous décidâmes à venir à Genève. Nous prîmes notre route par Sempach : le lac garde la mémoire d’une bataille qui assura l’affranchissement des Suisses, à une époque où les nations de ce côté-ci des Alpes avaient perdu leurs libertés. Au delà de Sempach, nous passâmes devant l’abbaye de Saint-Urbain, tombant comme tous les monuments du christianisme. Elle est située dans un lieu triste, à l’orée d’une bruyère qui conduit à des bois : si j’eusse été libre et seul, j’aurais demandé aux moines quelque trou dans leurs murailles, pour y achever mes Mémoires auprès d’une chouette ; puis je serais allé finir mes jours sans rien faire sous le beau soleil fainéant de Naples ou de Palerme : mais les beaux pays et le printemps sont devenus des injures, des désastres et des regrets.

En arrivant à Berne, on nous apprit qu’il y avait une grande révolution dans la ville : j’avais beau regarder, les rues étaient désertes, le silence régnait, la terrible révolution s’accomplissait sans parler, à la paisible fumée d’une pipe au fond de quelque estaminet.

Madame Récamier ne tarda pas à nous rejoindre à Genève.

Genève, fin de septembre 1832.

J’ai commencé à me remettre sérieusement au travail : j’écris le matin et je me promène le soir. Je suis allé hier visiter Coppet. Le château était fermé ; on m’en a ouvert les portes ; j’ai erré dans les appartements déserts. Ma compagne de pèlerinage a reconnu tous les lieux où elle croyait voir encore son amie, ou assise à son piano, ou entrant, ou sortant, ou causant sur la terrasse qui borde la galerie ; madame Récamier a revu la chambre qu’elle avait habitée ; des jours écoulés ont remonté devant elle : c’était comme une répétition de la scène que j’ai peinte dans René : « Je parcourus les appartements sonores où l’on n’entendait que le bruit de mes pas… Partout les salles étaient détendues, et l’araignée filait sa toile dans les couches abandonnées… Qu’ils sont doux, mais qu’ils sont rapides les moments que les frères et les sœurs passent dans leurs jeunes années, réunis sous l’aile de leurs vieux parents ! La famille de l’homme n’est que d’un jour ; le souffle de Dieu la disperse comme une fumée. À peine le fils connaît-il le père, le père le fils, le frère la sœur, la sœur le frère ! Le chêne voit germer ses glands autour de lui, il n’en est pas ainsi des enfants des hommes ! »

Je me rappelais aussi ce que j’ai dit, dans ces Mémoires, de ma dernière visite à Combourg, en partant pour l’Amérique. Deux mondes divers, mais liés par une secrète sympathie, nous occupaient, madame Récamier et moi. Hélas ! ces mondes isolés, chacun de nous les porte en soi ; car où sont les personnes qui ont vécu assez longtemps les unes près des autres pour n’avoir pas des souvenirs séparés ? Du château, nous sommes entrés dans le parc ; le premier automne commençait à rougir et à détacher quelques feuilles ; le vent s’abattait par degrés et laissait ouïr un ruisseau qui fait tourner un moulin. Après avoir suivi les allées qu’elle avait coutume de parcourir avec madame de Staël, madame Récamier a voulu saluer ses cendres. À quelque distance du parc est un taillis mêlé d’arbres plus grands, et environné d’un mur humide et dégradé. Ce taillis ressemble à ces bouquets de bois au milieu des plaines que les chasseurs appellent des remises : c’est là que la mort a poussé sa proie et renfermé ses victimes.

Un sépulcre avait été bâti d’avance dans ce bois pour y recevoir M. Necker, madame Necker et madame de Staël : quand celle-ci est arrivée au rendez-vous, on a muré la porte de la crypte. L’enfant d’Auguste de Staël est resté en dehors, et Auguste lui-même, mort avant son enfant, a été placé sous une pierre, aux pieds de ses parents. Sur la pierre, sont gravées ces paroles tirées de l’Écriture : Pourquoi cherchez-vous parmi les morts celui qui est vivant dans le ciel ? Je ne suis point entré dans le bois ; madame Récamier a seule obtenu la permission d’y pénétrer. Resté assis sur un banc devant le mur d’enceinte, je tournais le dos à la France et j’avais les yeux attachés, tantôt sur la cime du Mont-Blanc, tantôt sur le lac de Genève : les nuages d’or couvraient l’horizon derrière la ligne sombre du Jura ; on eût dit d’une gloire qui s’élevait au-dessus d’un long cercueil. J’apercevais, de l’autre côté du lac, la maison de lord Byron[44], dont le faîte était touché d’un rayon du couchant ; Rousseau n’était plus là pour admirer ce spectacle, et Voltaire, aussi disparu, ne s’en était jamais soucié. C’était au pied du tombeau de madame de Staël que tant d’illustres absents sur le même rivage se présentaient à ma mémoire : ils semblaient venir chercher l’ombre leur égale pour s’envoler au ciel avec elle et lui faire cortège pendant la nuit. Dans ce moment, madame Récamier, pâle et en larmes, est sortie du bocage funèbre elle-même comme une ombre. Si j’ai jamais senti à la fois la vanité et la vérité de la gloire et de la vie, c’est à l’entrée du bois silencieux, obscur, inconnu, où dort celle qui eut tant d’éclat et de renom, et en voyant ce que c’est que d’être véritablement aimé.

Cette vesprée même, lendemain du jour de mes dévotions aux morts de Coppet, fatigué des bords du lac, je suis allé chercher, toujours avec madame Récamier, des promenades moins fréquentées. Nous avons découvert, en aval du Rhône, une gorge resserrée où le fleuve coule bouillonnant au-dessous de plusieurs moulins, entre des falaises rocheuses coupées de prairies. Une de ces prairies s’étend au pied d’une colline, sur laquelle, parmi un bouquet d’ormes, est plantée une maison.

Nous avons remonté et descendu plusieurs fois en causant cette bande étroite de gazon qui sépare le fleuve bruyant du silencieux coteau : combien est-il de personnes qu’on puisse ennuyer de ce que l’on a été et mener avec soi en arrière sur la trace de ses jours ? Nous avons parlé de ces temps, toujours pénibles et toujours regrettés, où les passions font le bonheur et le martyre de la jeunesse. Maintenant j’écris cette page à minuit, tandis que tout repose autour de moi et qu’à travers ma fenêtre je vois briller quelques étoiles sur les Alpes.

Madame Récamier va nous quitter, elle reviendra au printemps, et moi je vais passer l’hiver à évoquer mes heures évanouies, à les faire comparaître une à une au tribunal de ma raison. Je ne sais si je serai bien impartial et si le juge n’aura pas trop d’indulgence pour le coupable. Je passerai l’été prochain dans la patrie de Jean-Jacques. Dieu veuille que je ne gagne pas la maladie du rêveur. Et puis, quand l’automne sera revenu, nous irons en Italie : Italiam ! c’est mon éternel refrain.

Genève, octobre 1832.

Le prince Louis-Napoléon m’ayant donné sa brochure intitulée : Rêveries politiques, je lui ai écrit cette lettre :

« Prince,

« J’ai lu avec attention la petite brochure que vous avez bien voulu me confier. J’ai mis par écrit, comme vous l’avez désiré, quelques réflexions naturellement nées des vôtres et que j’avais déjà soumises à votre jugement. Vous savez, prince, que mon jeune roi est en Écosse, que tant qu’il vivra il ne peut y avoir pour moi d’autre roi de France que lui ; mais si Dieu, dans ses impénétrables conseils, avait rejeté la race de saint Louis, si les mœurs de notre patrie ne lui rendaient pas l’état républicain possible, il n’y a pas de nom qui aille mieux à la gloire de la France que le vôtre.

« Je suis, etc., etc.,

« Chateaubriand.
Paris, rue d’Enfer, janvier 1833.

J’avais beaucoup rêvé de cet avenir prochain que je m’étais fait et auquel je croyais toucher. À la tombée du jour, j’allais vaguer dans les détours de l’Arve, du côté de Salève. Un soir, je vis entrer M. Berryer ; il revenait de Lausanne et m’apprit l’arrestation de madame la duchesse de Berry[45] ; il n’en savait pas les détails. Mes projets de repos furent encore une fois renversés. Quand la mère de Henri V avait cru à des succès, elle m’avait donné mon congé ; son malheur déchirait son dernier billet et me rappelait à sa défense. Je partis sur-le-champ de Genève, après avoir écrit aux ministres. Arrivé dans ma rue d’Enfer, j’adressai aux rédacteurs en chef des journaux la circulaire suivante :

« Monsieur,

« Arrivé à Paris le 17 de ce mois, j’écrivis le 18 à M. le ministre de la justice[46] pour m’informer si la lettre que j’avais eu l’honneur de lui envoyer de Genève, le 12, pour madame la duchesse de Berry, lui était parvenue et s’il avait eu la bonté de la faire passer à Madame.

« Je sollicitais en même temps de M. le garde des sceaux l’autorisation nécessaire pour me rendre à Blaye auprès de la princesse.

« M. le garde des sceaux me voulut bien répondre, le 19, qu’il avait transmis mes lettres au président du conseil[47] et que c’était à lui qu’il me fallait adresser. J’écrivis en conséquence, le 20, à M. le ministre de la guerre. Je reçois aujourd’hui, 22, sa réponse du 21 : Il regrette d’être dans la nécessité de m’annoncer que le gouvernement n’a pas jugé qu’il y ait lieu d’accéder à mes demandes. Cette décision a mis un terme à mes démarches auprès des autorités.

« Je n’ai jamais eu la prétention, monsieur, de me croire capable de défendre seul la cause du malheur et de la France. Mon dessein, si l’on m’avait permis de parvenir aux pieds de l’auguste prisonnière, était de lui proposer pour l’occurrence la formation d’un conseil d’hommes plus éclairés que moi. Outre les personnes honorables et distinguées qui se sont déjà présentées, j’aurais pris la liberté d’indiquer au choix de Madame M. le marquis de Pastoret, M. Lainé, M. de Villèle, etc., etc.

« Maintenant, monsieur, écarté officiellement, je rentre dans mon droit privé. Mes Mémoires sur la vie et la mort de M. le duc de Berry, enveloppés dans les cheveux de la veuve aujourd’hui captive, reposent auprès du cœur que Louvel rendit plus semblable à celui d’Henri IV. Je n’ai point oublié cet insigne honneur, dont le moment actuel me demande compte et me fait sentir toute la responsabilité.

« Je suis, monsieur, etc., etc.

Chateaubriand. »

Pendant que j’écrivais cette circulaire aux journaux, j’avais trouvé le moyen de faire passer ce billet à madame la duchesse de Berry :

« Paris, ce 23 novembre 1832.
« Madame,

« J’ai eu l’honneur de vous adresser de Genève une première lettre en date du 12 de ce mois[48]. Cette lettre, dans laquelle je vous suppliais de me faire l’honneur de me choisir pour l’un de vos défenseurs, a été imprimée dans les journaux.

« La cause de Votre Altesse Royale peut être traitée individuellement par tous ceux qui, sans y être autorisés, auraient des vérités utiles à faire connaître ; mais si Madame désire qu’on s’en occupe en son propre nom, ce n’est pas un seul homme, mais un conseil d’hommes politiques et de légistes qui doit être chargé de cette haute affaire. Dans ce cas, je demanderais que Madame voulût bien m’adjoindre (avec les personnes dont elle aurait fait choix) M. le comte de Pastoret, M. Hyde de Neuville, M. de Villèle, M. Lainé, M. Royer-Collard, M. Pardessus, M. Mandaroux-Vertamy, M. de Vaufreland.

« J’avais aussi pensé, madame, qu’on aurait pu appeler à ce conseil quelques hommes d’un grand talent et d’une opinion contraire à la nôtre ; mais peut-être serait-ce les placer dans une fausse position, les obliger à faire un sacrifice d’honneur et de principe, dont les esprits élevés et les consciences droites ne s’arrangent pas.

« Chateaubriand. »

Vieux soldat discipliné, j’accourais donc pour m’aligner dans le rang et marcher sous mes capitaines : réduit par la volonté du pouvoir à un duel, je l’acceptai. Je ne m’attendais guère à venir, de la tombe du mari, combattre auprès de la prison de la veuve.

En supposant que je dusse rester seul, que j’eusse mal compris ce qui convient à la France, je n’en étais pas moins dans la voie de l’honneur. Or, il n’est pas inutile aux hommes qu’un homme s’immole à sa conscience ; il est bon que quelqu’un consente à se perdre pour demeurer ferme à des principes dont il a la conviction et qui tiennent à ce qu’il y a de noble dans notre nature : ces dupes sont les contradicteurs nécessaires du fait brutal, les victimes chargées de prononcer le veto de l’opprimé contre le triomphe de la force. On loue les Polonais ; leur dévouement est-il autre chose qu’un sacrifice ? il n’a rien sauvé ; il ne pouvait rien sauver : dans les idées mêmes de mes adversaires, le dévouement sera-t-il stérile pour la race humaine ?

Je préfère, dit-on, une famille à ma patrie : non, je préfère au parjure la fidélité à mes serments, le monde moral à la société matérielle ; voilà tout : pour ce qui est de la famille, je ne m’y consacre que dans la persuasion qu’elle était essentiellement utile à la France ; je confonds sa postérité avec celle de la patrie, et lorsque je déplore les malheurs de l’une, je déplore les désastres de l’autre : vaincu, je me suis prescrit des devoirs, comme les vainqueurs se sont imposé des intérêts. Je tâche de me retirer du monde avec ma propre estime ; dans la solitude, il faut prendre garde au choix que l’on fait de sa compagne.

En France, pays de vanité, aussitôt qu’une occasion de faire du bruit se présente, une foule de gens la saisissent : les uns agissent par bon cœur, les autres par la conscience qu’ils ont de leur mérite. J’eus donc beaucoup de concurrents ; ils sollicitèrent, ainsi que moi, de madame la duchesse de Berry, l’honneur de la défendre. Du moins, ma présomption à m’offrir pour champion à la princesse était un peu justifiée par d’anciens services : si je ne jetais pas dans la balance l’épée de Brennus, j’y mettais mon nom : tout peu important qu’il est, il avait déjà remporté quelques victoires pour la monarchie. J’ai ouvert mon Mémoire sur la captivité de Madame la duchesse de Berry[49] par une considération dont je suis vivement frappé ; je l’ai souvent reproduite, et il est probable que je la reproduirai encore.

« On ne cesse, disais-je, de s’étonner des événements ; toujours on se figure d’atteindre le dernier ; toujours la révolution recommence. Ceux qui, depuis quarante années, marchent pour arriver au terme, gémissent ; ils croyaient s’asseoir quelques heures au bord de leur tombe : vain espoir ! le temps frappe ces voyageurs pantelants et les force d’avancer. Que de fois, depuis qu’ils cheminent, la vieille monarchie est tombée à leurs pieds ! à peine échappés à ces écroulements successifs, ils sont obligés d’en traverser de nouveau les décombres et la poussière. Quel siècle verra la fin du mouvement ?

« La Providence a voulu que les générations de passage destinées à des jours immémorés fussent petites, afin que le dommage fût de peu. Aussi voyons-nous que tout avorte, que tout se dément, que personne n’est semblable à soi-même et n’embrasse toute sa destinée, qu’aucun événement ne produit ce qu’il contenait et ce qu’il devait produire. Les hommes supérieurs de l’âge qui expire s’éteignent ; auront-ils des successeurs ? Les ruines de Palmyre aboutissent à des sables. »

De cette observation générale passant aux faits particuliers, j’expose, dans mon argumentation, qu’on pouvait agir avec madame la duchesse de Berry par des mesures arbitraires, en la considérant comme prisonnière de police, de guerre, d’État, ou en demandant aux Chambres un bill d’attainder ; qu’on pouvait la soumettre à la compétence des lois, en lui appliquant la loi d’exception Briqueville, ou la loi commune du code ; qu’on pouvait regarder sa personne comme inviolable et sacrée.

Les ministres soutenaient la première opinion, les hommes de Juillet la seconde, les royalistes la troisième.

Je parcours ces diverses suppositions : je prouve que si madame la duchesse de Berry était descendue en France, elle n’y avait été attirée que parce qu’elle entendait les opinions demander un autre présent, appeler un autre avenir.

Infidèle à son extraction populaire, la révolution sortie des journées de Juillet a répudié la gloire et courtisé la honte. Excepté dans quelques cœurs dignes de lui donner asile, la liberté, devenue l’objet de la dérision de ceux qui en faisaient leur cri de ralliement, cette liberté que des bateleurs se renvoient à coups de pied, cette liberté étranglée après flétrissure au tourniquet des lois d’exception, transformera, par son anéantissement, la révolution de 1830 en une cynique duperie.

Là-dessus, et pour nous délivrer tous, madame la duchesse de Berry est arrivée. La fortune l’a trahie ; un juif l’a vendue ; un ministre l’a achetée. Si l’on ne veut pas agir contre elle par mesure de police, il ne reste plus qu’à la traduire en cour d’assises. Je le suppose ainsi, et j’ai mis en scène le défenseur de la princesse ; puis, après avoir fait parler le défenseur, je m’adresse à l’accusateur :

« Avocat, levez-vous :

« Établissez doctement que Caroline-Ferdinande de Sicile, veuve de Berry, nièce de feu Marie-Antoinette d’Autriche, veuve Capet, est coupable de réclamation envers un homme réputé oncle et tuteur d’un orphelin nommé Henri ; lequel oncle et tuteur serait, selon le dire calomnieux de l’accusée, détenteur de la couronne d’un pupille, lequel pupille prétend impudemment avoir été roi depuis le jour de l’abdication du ci-devant Charles X, et de l’ex-dauphin, jusqu’au jour de l’élection du roi des Français.

« À l’appui de votre plaidoirie, que les juges fassent comparaître d’abord Louis-Philippe comme témoin à charge ou à décharge, si mieux n’aime se récuser comme parent. Ensuite, que les juges confrontent avec l’accusée le descendant du grand traître ; que l’Iscariote en qui Satan était entré, entravit Satanas in Judam, dise combien il a reçu de deniers pour le marché, etc., etc.

« Puis, d’après l’expertise des lieux, il sera prouvé que l’accusée a été pendant six heures à la géhenne de feu dans un espace trop étroit où quatre personnes pouvaient à peine respirer, ce qui a fait dire contumélieusement à la torturée qu’on lui faisait la guerre à la saint Laurent. Or, Caroline-Ferdinande, étant pressée par ses complices contre la plaque ardente, le feu aurait pris deux fois à ses vêtements, et, à chaque coup que les gendarmes portaient en dehors à l’âtre embrasé, la commotion se serait étendue au cœur de la délinquante et lui aurait fait vomir des bouillons de sang.

« Puis, en présence de l’image du Christ, on déposera comme pièce de conviction, sur le bureau, la robe brûlée : car il faut qu’il y ait toujours une robe jetée au sort dans ces marchés de Judas. »

Madame la duchesse de Berry a été mise en liberté par un acte arbitraire du pouvoir et lorsqu’on a cru l’avoir déshonorée. Le tableau que je traçais de la plaidoirie fit sentir à Philippe l’odieux d’un jugement public, et le détermina à une grâce à laquelle il pensait avoir attaché un supplice : les païens, sous le règne de Sévère, jetèrent aux bêtes une jeune femme chrétienne nouvellement délivrée. Ma brochure, dont il ne reste aujourd’hui que des phrases, a eu son résultat historique important.

Je m’attendris encore en copiant l’apostrophe qui termine mon écrit : c’est, j’en conviens, une folle dépense de larmes.

« Illustre captive de Blaye, Madame ! que votre héroïque présence sur une terre qui se connaît en héroïsme amène la France à vous répéter ce que mon indépendance politique m’a acquis le droit de vous dire : Madame, votre fils est mon roi ! Si la Providence m’inflige encore quelques heures, verrai-je vos triomphes, après avoir eu l’honneur d’embrasser vos adversités ? Recevrai-je ce loyer de ma foi ? Au moment où vous reviendriez heureuse, j’irais avec joie achever dans la retraite des jours commencés dans l’exil. Hélas ! je me désole de ne pouvoir rien pour vos présentes destinées ! Mes paroles se perdent inutilement autour des murs de votre prison : le bruit des vents, des flots et des hommes, au pied de la forteresse solitaire, ne laissera pas même monter jusqu’à vous ces derniers accents d’une voix fidèle. »

Paris mars 1833.

Quelques journaux ayant répété la phrase : Madame, votre fils est mon roi, ont été traduits devant les tribunaux pour délit de presse ; je me suis trouvé enveloppé dans la poursuite. Cette fois, je n’ai pu décliner la compétence des juges ; je devais essayer de sauver par ma présence les hommes attaqués pour moi ; il y allait de mon honneur de répondre de mes œuvres.

De plus, la veille de mon appel au tribunal, le Moniteur avait donné la déclaration de madame la duchesse de Berry[50] ; si je m’étais absenté, on aurait cru que le parti royaliste reculait, qu’il abandonnait l’infortune et rougissait de la princesse dont il avait célébré l’héroïsme.

Il ne manquait pas de conseillers timides qui me disaient : « Faites défaut ; vous serez trop embarrassé avec votre phrase : Madame, votre fils est mon roi. — Je la crierai encore plus haut, » répondis-je. Je me rendis dans la salle même où jadis était installé le tribunal révolutionnaire ; où Marie-Antoinette avait comparu, où mon frère avait été condamné. La révolution de Juillet a fait enlever le crucifix dont la présence, en consolant l’innocence, faisait trembler le juge.

Mon apparition devant les juges a eu un effet heureux ; elle a contre-balancé un moment l’effet de la déclaration du Moniteur, et maintenu la mère de Henri V au rang où sa courageuse aventure l’avait placée : on a douté, quand on a vu que le parti royaliste osait braver l’événement et ne se tenait pas pour battu.

Je n’avais point voulu d’avocat, mais M. Ledru, qui s’était attaché à moi lors de ma détention, a voulu parler : il s’est troublé et m’a fait beaucoup de peine. M. Berryer, qui plaidait pour la Quotidienne, a pris indirectement ma défense. À la fin des débats, j’ai appelé le jury la pairie universelle, ce qui n’a pas peu contribué à notre acquittement à tous[51].

Rien de remarquable n’a signalé ce procès dans la terrible chambre qui avait retenti de la voix de Fouquier-Tinville et de Danton ; il n’y a eu d’amusant que l’argumentation de M. Persil : voulant démontrer ma culpabilité, il citait cette phrase de ma brochure : Il est difficile d’écraser ce qui s’aplatit sous les pieds, et il s’écriait : « Sentez-vous, messieurs, tout ce qu’il y a de méprisant dans ce paragraphe, il est difficile d’écraser ce qui s’aplatit sous les pieds ? » et il faisait le mouvement d’un homme qui écrase sous ses pieds quelque chose. Il recommençait triomphant : les rires de l’auditoire recommençaient. Ce brave homme ne s’apercevait ni du contentement de l’auditoire à la malencontreuse phrase, ni du ridicule parfait dont il était en trépignant dans sa robe noire comme s’il eût dansé, en même temps que son visage était pâle d’inspiration et ses yeux hagards d’éloquence[52].

Lorsque les jurés rentrèrent et prononcèrent non coupable, des applaudissements éclatèrent, je fus environné par des jeunes gens qui avaient pris pour entrer des robes d’avocats : M. Carrel était là.

La foule grossit à ma sortie ; il y eut une rixe dans la cour du palais entre mon escorte et les sergents de ville. Enfin, je parvins à grand’peine chez moi au milieu de la foule qui suivait mon fiacre en criant : Vive Chateaubriand[53] !

Dans un autre temps, cet acquittement eût été très significatif ; déclarer qu’il n’était pas coupable de dire à la duchesse de Berry : Madame, votre fils est mon roi, c’était condamner la révolution de Juillet ; mais aujourd’hui cet arrêt ne signifie rien, parce qu’il n’y a en toute chose ni opinion ni durée. En vingt-quatre heures tout est changé ; je serais condamné demain pour le fait sur lequel j’ai été acquitté aujourd’hui.

Je suis allé mettre ma carte chez les jurés et notamment chez M. Chevet[54], l’un des membres de la pairie universelle.

Il avait été plus aisé à l’honnête citoyen de trouver dans sa conscience un arrêt en ma faveur qu’il ne m’eût été facile de trouver dans ma poche l’argent nécessaire pour joindre au bonheur de l’acquittement le plaisir de faire chez mon juge un bon dîner : M. Chevet a prononcé avec plus d’équité sur la légitimité, l’usurpation et sur l’auteur du Génie du christianisme que beaucoup de publicistes et de censeurs.

Paris, avril 1833.

Le Mémoire sur la captivité de madame la duchesse de Berry m’a valu dans le parti royaliste une immense popularité. Les députations et les lettres me sont arrivées de toutes parts. J’ai reçu du nord et du midi de la France des adhésions couvertes de plusieurs milliers de signatures. Elles demandent toutes, en s’en référant à ma brochure, la mise en liberté de madame la duchesse de Berry. Quinze cents jeunes gens de Paris sont venus me complimenter, non sans un grand émoi de la police ; j’ai reçu une coupe de vermeil avec cette inscription : À Chateaubriand les Villeneuvois fidèles (Lot-et-Garonne).[55] Une ville du Midi m’a envoyé de très bon vin pour remplir cette coupe, mais je ne bois pas. Enfin, la France légitimiste a pris pour devise ces mots : Madame, votre fils est mon roi ! et plusieurs journaux les ont adoptés pour épigraphe ; on les a gravés sur des colliers et sur des bagues. Je serai le premier à avoir dit en face de l’usurpation une vérité que personne n’osait dire, et, chose étrange ! je crois moins au retour de Henri V que le plus misérable juste-milieu ou le plus violent républicain.

Au reste, je n’entends pas le mot usurpation dans le sens étroit que lui donne le parti royaliste ; il y aurait beaucoup de choses à dire sur ce mot, comme sur celui de légitimité : mais il y a véritablement usurpation, et usurpation de la pire espèce, dans le tuteur qui dépouille le pupille et proscrit l’orphelin. Toutes ces grandes phrases « qu’il fallait sauver la patrie » sont des prétextes que fournit à l’ambition une politique immorale. Vraiment, ne faudrait-il pas regarder la lâcheté de votre usurpation comme un effort de votre vertu ! Seriez-vous, par hasard, Brutus sacrifiant ses fils à la grandeur de Rome ?

J’ai pu comparer dans ma vie la renommée littéraire à la popularité ; la première, pendant quelques heures, m’a plu, mais cet amour de renommée a passé vite. Quant à la popularité, elle m’a trouvé indifférent, parce que, dans la Révolution, j’ai trop vu d’hommes entourés de ces masses qui, après les avoir élevés sur le pavois, les précipitaient dans l’égoût. Démocrate par nature, aristocrate par mœurs, je ferais très volontiers l’abandon de ma fortune et de ma vie au peuple, pourvu que j’eusse peu de rapports avec la foule. Toutefois, j’ai été extrêmement sensible au mouvement des jeunes gens de Juillet qui me portèrent en triomphe à la Chambre des pairs ; c’est qu’ils ne m’y portaient pas pour être leur chef et parce que je pensais comme eux ; ils rendaient seulement justice à un ennemi : ils reconnaissaient en moi un homme de liberté et d’honneur ; cette générosité me touchait. Mais cette autre popularité que je viens d’acquérir dans mon propre parti ne m’a pas causé d’émotion ; entre les royalistes et moi il y a quelque chose de glacé : nous désirons le même roi ; à cela près, la plupart de nos vœux sont opposés.


  1. Ce livre fut écrit de juillet 1832 à avril 1833 ; — à Paris d’abord, de fin juillet au 8 août 1832 ; — puis à Bâle, à Lucerne, à Lugano (août-octobre 1832), et enfin à Paris (de janvier à avril 1833).
  2. John Fraser Frisell appartenait à une vieille famille d’Écosse. À dix-huit ans, après de brillantes études à l’Université de Glasgow, il était venu chez nous par simple curiosité, pour voir la Révolution. Arrêté et jeté en prison à Dijon pendant la Terreur, il ne recouvra la liberté qu’après le 18 brumaire. Le premier Consul autorisa le jeune Frisell, comme savant, à résider sur le continent, au moment où tous les Anglais y étaient suspects ; ce séjour se prolongea si bien qu’il resta presque toujours en France, au grand déplaisir de sa famille. La France et l’Italie furent ses séjours de prédilection. Il écrivait beaucoup, mais on n’a de lui qu’un seul ouvrage : De la Constitution de l’Angleterre, remarquablement écrit en français ; de tout le reste de ses œuvres, il ne voulut rien publier. Il connut, sous l’Empire, M. et Mme de Chateaubriand, et ne cessa de leur rester très attaché jusqu’à sa mort, qui précéda de peu celle de ses deux vieux amis. Il mourut à Torquay, en Devonshire, au mois de février 1846 : quelques semaines avant sa fin, il s’était converti au catholicisme. Voyez, dans le Correspondant du 25 septembre 1897, l’article de M. J. Fraser, Un ami de Chateaubriand.
  3. Il y a ici une petite erreur. Chateaubriand, ainsi que ses amis Hyde de Neuville et Fitz-James, fut arrêté le 16 juin. On trouve tous les détails de son arrestation dans les journaux du 17. Hyde de Neuville (t. III, p. 474) donne bien la vraie date, celle du 16. Il est d’ailleurs probable que la date du 20, dans les Mémoires d’Outre-tombe, est une faute de copiste. Chateaubriand, qui, dans tout le cours de ses Mémoires, n’a pas une seule fois erré sur les dates, a dû ici d’autant moins se tromper qu’il a écrit le récit de son arrestation au lendemain même de l’événement, au mois de juillet 1832. — Voir l’Appendice, no XI : l’Arrestation de Chateaubriand.
  4. M. Gisquet.
  5. Frédéric Benoît, fils du juge de paix de Vouziers, âgé de 19 ans, avait été condamné à la peine de mort, comme parricide, par la Cour d’Assises de la Seine, la veille même de l’arrestation de Chateaubriand, le 15 juin 1832. Il avait assassiné sa mère dans la nuit du 8 au 9 novembre 1829, et son ami Alexandre Formage, âgé de 17 ans, fils d’un marchand de vin de la Villette, le 21 juillet 1831. Il avait eu pour défenseur Me Crémieux. Chaix-d’Est-Ange, avocat de la partie civile, avait prononcé contre Benoît un admirable réquisitoire.
  6. Richard Lovelace, né en 1618, à Woolwich (Kent), d’une famille riche, brilla quelque temps à la cour de Charles I par sa beauté, sa galanterie et son esprit ; sacrifia toute sa fortune pour la cause royale et fut emprisonné à Londres. Après sa mise en liberté, il entra au service de la France avec le grade de colonel, revint en Angleterre et y mourut dans la misère en 1658. Il avait composé pendant sa captivité, un recueil de poèmes lyriques intitulé Lucasta. Il a aussi écrit quelques pièces de théâtre. Son style est élégant, quoique négligé.
  7. Voir l’Appendice no XII : Jeune fille et jeune fleur.
  8. M. Nay allait devenir le gendre de M. Gisquet.
  9. Pour les détails de l’arrestation de M. Hyde de Neuville, voy. ses Mémoires et Souvenirs, t. III, p. 494 et suivantes.
  10. Ancien forçat, devenu chef de la police de sûreté.
  11. Louis-Henri Desmortiers, né à Morestais (Charente-Inférieure). La Restauration l’avait nommé conseiller à la Cour de Paris ; la révolution de 1830 le fit procureur du roi près le Tribunal de première instance de la Seine, fonctions qu’il conserva pendant la plus grande partie du règne de Louis-Philippe. Il n’était donc pas juge d’instruction en 1832. Le juge d’instruction chargé de l’affaire de MM. de Chateaubriand, Hyde de Neuville et de Fitz-James était M. Poultier, qui « remplit ses pénibles fonctions auprès des accusés avec autant de délicatesse que d’égards. » Mémoires du baron Hyde de Neuville, t. III, p. 496.
  12. Charles-Guillaume Hello (1787-1850). Il avait été nommé le 5 septembre 1830 procureur général à Rennes. Il devint avocat général à la cour de Cassation (27 mai 1837), puis conseiller (7 août 1843). Il avait été un instant député du Morbihan (1842-1843). Il aimait en effet à écrire et avait publié en 1827 un Essai sur le régime constitutionnel ou Introduction à l’étude de la Charte. Son principal livre, Philosophie de l’Histoire de France (1840) a été couronné par l’Académie française. Un de ses fils, Ernest Hello, mort en 1885, a laissé plusieurs ouvrages, l’Homme, Paroles de Dieu, etc., qui lui assurent un rang éminent parmi les penseurs et les écrivains de notre temps.
  13. Voir, sur M. de Montalivet, au tome IV, la note de la page 315 (note 2 du Livre X de la Troisième Partie).
  14. Voici une des très rares erreurs de fait qui se rencontrent dans les Mémoires d’Outre-tombe, et elle n’est pas bien grave. M. Geoffroy de Grandmaison, dans son beau livre sur la Congrégation, pages 389 et suiv., a publié la liste complète de ses membres : M. Desmortiers n’y figure pas.
  15. Voir l’Appendice no XIII : Chateaubriand et M. Bertin aîné.
  16. Paul-François Dubois (1793-1874). Il avait fondé, en 1824, avec Pierre Leroux, le journal le Globe. De 1831 à 1848, il fut député de Nantes, ce qui lui valait d’être appelé par les petits journaux Dubois (de la Gloire-Inférieure). Nommé inspecteur général de l’Université dès le mois d’octobre 1830, il fut appelé en 1840 à la direction de l’École normale, fonctions qu’il conserva jusqu’en 1850. Il fut élu, le 13 avril 1870, membre de l’Académie des sciences morales et politiques.
  17. Jean-Jacques Ampère, fils du célèbre physicien (1800-1864) ; membre de l’Académie française et de l’Académie des inscriptions et belles-lettres. Il fut l’un des plus fidèles admirateurs de Chateaubriand, fidélité d’autant plus méritoire que Mme Récamier lui avait inspiré, dès sa jeunesse, une passion ardente et que le temps ne put affaiblir.
  18. Charles Lenormant (1802-1859), membre de l’Académie des inscriptions et belles-lettres. Il avait épousé, en 1826, Mlle Amélie Cyvoct, nièce de Mme Récamier.
  19. Charles Ledru, jeune avocat, doué d’un vrai talent, et à qui ses plaidoyers politiques avaient valu une quasi-célébrité. Il allait bientôt être effacé par un autre avocat républicain, du même nom que lui, Auguste Ledru. Ce dernier, voulant éviter la confusion qui n’aurait pas manqué de s’établir entre lui et Charles Ledru, ajouta à son nom celui de sa bisaïeule maternelle, et s’appela Ledru-Rollin.
  20. Charles Philipon (1800-1862). Dessinateur habile, ayant un joli brin de plume à son crayon, il fonda en 1831 la Caricature, journal hebdomadaire très spécial, à la fois artistique et politique. Le rédacteur principal était Louis Desnoyers, un journaliste endiablé, l’auteur des Béotiens de Paris. Les dessinateurs étaient, avec Philipon, Daumier, Grandville, Gavarni, Henry Monnier, Numa, Achille Devéria et D. Traviès. Le journal eut une vogue européenne, et tout Paris se pressait aux vitrines de la maison Aubert, alors située à l’entrée du passage Véro-Dodat, faisant vis-à-vis à la cour des Fontaines, où étaient exposées les images de la Caricature. Toutes les fois qu’on voulait faire provision de bon rire, on y allait. Cela passait même pour une recette contre l’envahissement de la jaunisse. « La maison Aubert, la meilleure des pharmacies ! » disait le peuple. Le parquet qui, lui, riait jaune, multiplia contre Philipon les saisies et les procès. Au cours d’un de ces procès, sur les bancs mêmes de la Cour d’assises, en trois coups de crayon, il dessina une poire, qui se trouva être la tête du roi Louis-Philippe. Le lendemain, la poire était sur toutes les murailles, et ses pépins allaient devenir, jusqu’à la fin du règne, entre les mains de l’opposition, un projectile dont républicains et légitimistes se servaient à l’envi. En 1834, il créa le Charivari, et continua ainsi, par la plume et le dessin, sa guerre à la monarchie de Juillet. Depuis 1848, il a fait paraître coup sur coup le Journal Amusant, le Musée Français, et le Petit Journal pour rire. Il est mort en 1862. Ses amis auraient pu inscrire sur sa tombe ce vers de Barthélémy dans la Némésis :
    Philipon, Juvénal de la Caricature.
  21. M. Guizot, dans ses Mémoires (tome II, page 344), apprécie en ces termes l’arrestation de Chateaubriand : « L’arrestation de MM. de Chateaubriand, Fitz-James, Hyde de Neuville et Berryer, ne fut pas une faute moins grave. C’étaient là, pour le gouvernement de 1830, des ennemis, non des insurgés, ni des conspirateurs ; ils ne voulaient pas sa durée, et n’y croyaient pas ; mais ils ne croyaient pas davantage à l’opportunité et à l’efficacité des complots et de la guerre civile pour le renverser ; c’étaient d’autres armes qu’ils cherchaient pour lui nuire ; c’était avec d’autres armes que les prisons et les procès qu’il fallait les combattre. La Restauration avait donné, en pareille circonstance, un sage et noble exemple : MM. de La Fayette, Voyer d’Argenson et Manuel étaient, à coup sûr, contre elle, de plus sérieux et redoutables conspirateurs que MM. de Chateaubriand, de Fitz-James, Hyde de Neuville et Berryer ne pouvaient l’être contre le gouvernement de Juillet. De 1820 à 1822, le duc de Richelieu et M. de Villèle avaient, contre ces chefs libéraux, de bi478en autres griefs et de bien autres preuves que le cabinet de 1832 n’en pouvait recueillir contre les chefs légitimistes qu’il fit arrêter. Pourtant ils ne voulurent jamais ni les emprisonner, ni les traduire en justice ; ils comprirent que le pouvoir qui veut mettre un terme aux révolutions ne doit pas porter, dans les hautes régions de la société, la guerre à outrance… »
  22. M. Barthe.
  23. M. Bethuis.
  24. M. Demangeat.
  25. Félix Barthe (1795-1863). Affilié au Carbonarisme, très mêlé comme avocat à tous les procès politiques, ayant pris une part active à la révolution de Juillet, il était entré, dès le 27 décembre 1830, dans le ministère disloqué de M. Laffitte, pour remplacer à l’instruction publique M. Mérilhou. Le 12 mars 1831, il avait échangé, dans le nouveau cabinet Casimir Perier, le portefeuille de l’instruction publique contre celui de la justice. Il garda les sceaux jusqu’au 4 avril 1834 et tomba avec le ministère de Broglie. Il fut alors nommé pair de France et président de la Cour des Comptes. Le second Empire le fit sénateur.
  26. Pierre-Clément Bérard. Pendant les Cent-Jours, il s’était enrôlé, à dix-sept ans, dans le corps des volontaires royaux de l’École de droit de Paris, et il avait accompagné à Gand le roi Louis XVIII. En 1831 et 1832, il fit paraître un petit pamphlet hebdomadaire, les Cancans, dont le titre variait chaque semaine : Cancans parisiens, Cancans accusateurs, Cancans courtisans, Cancans inflexibles, Cancans saisis, Cancans prisonniers, etc. Chaque numéro se terminait par une chanson. C’était comme une résurrection, après 1830, des Actes des Apôtres, de Rivarol, de Champcenetz et de leurs amis. Même violence, et aussi même vaillance et même verve. Seulement, les Cancans étaient rédigés, non par une société d’hommes d’esprit, mais par M. Bérard tout seul : il avait, il est vrai, de l’esprit comme quatre, et même comme quarante. Saisies et procès pleuvaient naturellement sur les Cancans et sur leur auteur, qui se vit à la fin condamné à quatorze ans de prison et à treize mille francs d’amende. Heureusement, il trouva le moyen de s’évader et de gagner la Hollande, échangeant la prison pour l’exil. En 1833, il publia Mon Voyage à Prague, puis se rendit à Rome, où des légitimistes venaient de fonder une banque, dont il devint un des employés. Il ne devait plus quitter la ville éternelle, où il est mort, il y a peu d’années, royaliste impénitent, ainsi qu’il convenait à l’auteur des Cancans fidèles. Ses Souvenirs sur Sainte-Pélagie en 1832 ont paru en 1886.
  27. On verra dans mon premier voyage à Prague ma conversation avec Charles X au sujet de ce prêt. (Note de Paris, 1834.)
    Ch.
  28. Amédée-Simon-Dominique Thierry (1797-1873). Il avait été en 1810 précepteur des petits-neveux de Talleyrand, et avait publié avec un vif succès, en 1828, son Histoire des Gaulois. Après les journées de Juillet, il avait été nommé préfet de la Haute-Saône. Maître des requêtes au Conseil d’État en 1838, promu conseiller en service ordinaire en 1853, il fut appelé, par décret impérial du 18 janvier 1860, à siéger au Sénat. Il n’avait d’ailleurs pas cessé de se livrer à ses travaux historiques. Ses principaux ouvrages sont l’Histoire de la Gaule sous l’administration romaine (1840-1842) ; Récits et Nouveaux récits de l’histoire romaine (1860-1864) ; Saint-Jérôme, la Société chrétienne à Rome et l’émigration en Terre-Sainte (1867) ; l’Histoire d’Attila et de ses successeurs (1873).
  29. On lit dans la préface des Récits des temps mérovingiens, publiée en 1840, les lignes suivantes, qui confirment ce que Chateaubriand écrivait en 1832 : « J’achevais mes classes au collège de Blois, lorsqu’un exemplaire des Martyrs, apporté du dehors, circula dans le collège ; ce fut un grand événement pour ceux d’entre nous qui ressentaient déjà le goût du beau et l’admiration de la gloire. Nous nous disputions le livre ; il fut convenu que chacun l’aurait à son tour, et le mien vint un jour de congé, à l’heure de la promenade. Ce jour là, je feignis de m’être fait mal au pied, et je restai seul à la maison ; je lisais ou plutôt je dévorais les pages, assis devant mon pupitre, dans une salle voûtée qui était notre salle d’étude et dont l’aspect me semblait alors grandiose et imposant. J’éprouvai d’abord un charme vague et comme un éblouissement d’imagination ; mais quand vint le récit d’Eudore, cette histoire vivante de l’empire à son déclin, je ne sais quel intérêt plus actif et plus mêlé de réflexion m’attacha au tableau de la ville éternelle, de la cour d’un empereur romain, de la marche d’une armée romaine dans les fanges de la Batavie, et de sa rencontre avec une armée de Francs… À mesure que se déroulait à mes yeux le contraste si dramatique du guerrier sauvage et du soldat civilisé, j’étais saisi de plus en plus vivement ; l’impression que fit sur moi le chant de guerre des Francs eut quelque chose d’électrique. Je quittai la place où j’étais assis, et, marchant d’un bout à l’autre de la salle, je répétai à haute voix et en faisant sonner mes pas sur le pavé : « Pharamond ! Pharamond ! nous avons combattu avec l’épée !… » Ce moment d’enthousiasme fut peut-être décisif pour ma vocation à venir ; je n’eus alors aucune conscience de ce qui venait de se passer en moi ; mon attention ne s’y arrêta pas, je l’oubliai même pendant plusieurs années ; mais, lorsqu’après d’inévitables tâtonnements pour le choix d’une carrière, je me fus livré tout entier à l’histoire, je me rappelai cet incident de ma vie et ses moindres circonstances avec une singulière précision ; aujourd’hui, si je me fais lire la page qui m’a tant frappé, je retrouve mes émotions d’il y a trente ans. »
  30. C’était par Vesoul que le comte d’Artois était rentré en France au mois de février 1814, et il avait daté de cette ville, le 27 février, sa Proclamation aux Français.
  31. L’empereur de Russie, l’empereur d’Autriche et le roi de Prusse.
  32. Les chroniques contemporaines de la révolution de 1307 ne font aucune mention de Guillaume Tell. Elles ne parlent que des trois conjurés du Grütli, Fürst, d’Uri, Stauffacher, de Schwytz, et Arnold de Melchtal, d’Underwald. Ce n’est qu’à la fin du xve siècle que les historiens nationaux ont commencé à parler de Guillaume Tell et de ses exploits, et les narrations qu’ils en ont données renferment les plus graves invraisemblances au double point de vue géographique et chronologique.
  33. Dans son Essai, Chateaubriand avait consacré trois chapitres à la Suisse : la Suisse pauvre et vertueuse ;la Suisse philosophique ;la Suisse corrompue. Le premier de ces chapitres renfermait la note suivante : « L’anecdote de la pomme et de Guillaume Tell est très douteuse. L’historien de la Suède, Grammaticus, rapporte exactement le même fait d’un paysan et d’un gouverneur suédois. J’aurais cité les deux passages s’ils n’étaient trop longs. On peut voir le premier dans Simler (Helvetiorum Respublica, lib. I, page 58 ; et l’on trouve l’autre cité tout entier à la fin de Coke’s Letters on Switzerland. » Essai sur les Révolutions, 1re édition, page 255. Cette anecdote de la pomme, que Chateaubriand, avec raison, tenait pour « très douteuse », n’est plus aujourd’hui défendue par personne.
  34. Le 15 septembre 1816, le conseiller d’État Lucernois Xavier Keller fut trouvé mort dans l’Aar, près de Lucerne. Toutes sortes de rumeurs furent répandues au sujet de cette mort mystérieuse : on soupçonnait un meurtre. Aucune preuve cependant n’était venue confirmer ces soupçons, lorsque, en 1825, des vagabonds, parmi lesquels se trouvait Clara Wendel, furent arrêtés et firent des révélations sur ce drame nocturne. Il fut alors appris que Xavier Keller avait été victime d’un crime politique, dont les instigateurs avaient été deux personnages officiels de Lucerne. Cinq personnes, parmi lesquelles un frère et une sœur de Clara Wendel, en avaient été les exécuteurs. Il en résulta un procès, dont le retentissement fut européen, et qui se termina par plusieurs condamnations. Clara Wendel fut condamnée à la détention perpétuelle et subit sa peine dans la prison de Lucerne.
  35. Le 5 juin 1832, le jour des funérailles du général Lamarque, Alexandre Dumas avait suivi le cortège en costume d’artilleur ; le bruit courait qu’il avait distribué des armes à la Porte Saint-Martin. Le 9 juin, un journal annonça que l’auteur de la Tour de Nesle, pris les armes à la main, avait été fusillé le 6 au matin. Un aide de camp du roi courut chez lui, le trouva en parfaite santé, et l’informa que l’éventualité de son arrestation avait été sérieusement discutée. On lui conseillait d’aller passer un mois ou deux à l’étranger, pour se faire oublier. Il mit ordre à ses affaires dramatiques, toucha de l’argent de Harel (ce qui n’était pas un petit succès), et, le 21 juillet 1832, muni d’un passeport en règle, il partit pour la Suisse. Vers le commencement d’octobre, il était de retour à Paris. Ses Impressions de voyage, dont la publication commença en 1833, sont restées le meilleur de ses ouvrages. Au tome III, il raconte sa visite à l’auteur du Génie du Christianisme dans un chapitre intitulé : Les Poules de M. de Chateaubriand.
  36. L’une et l’autre ne sont plus. (Paris, note de 1836.) Ch. — Sur la comtesse de Colbert, voir, au tome I, la note 2 de la page 124 (note 3 du Livre III de la Première Partie).
  37. Voir, première partie, livre III, les pages 123-126.
  38. La lettre de Béranger est du 19 août 1832 ; celle d’Armand Carrel du 4 octobre 1834. Elles ont été imprimées toutes les deux à la fin du Congrès de Vérone, t. II, p. 455 et suivantes.
  39. Mme Récamier, très effrayée par le choléra, qui avait fait autour d’elle, dans la rue de Sèvres, de très nombreuses victimes, s’était décidée, au mois d’août, à quitter Paris et à faire un voyage en Suisse. Malgré son réel courage, et bien qu’on l’ait vue souvent prodiguer sans effroi ses soins à des personnes atteintes de maladies contagieuses, elle avait une terreur invincible et presque superstitieuse du choléra. Était-ce un pressentiment ? Elle mourut du choléra le 11 mai 1849. « Après avoir succombé à ce fléau qui laisse ordinairement sur ses victimes des traces effrayantes, dit Mme Lenormant (Souvenirs et Correspondance, t. II, p. 572), Mme Récamier prit dans la mort une beauté surprenante. Ses traits, d’une gravité angélique, avaient l’aspect d’un beau marbre ; on n’y apercevait aucune contraction, aucune ride, et jamais la majesté du dernier sommeil ne fut accompagnée d’autant de douceur et de grâce. Un dessin, transporté sur la pierre par Achille Devéria, a conservé le souvenir de cette remarquable circonstance ; ce dessin, dont nous pouvons attester la scrupuleuse exactitude, prouve à son tour la fidélité de notre récit. »
  40. Charles Parquin, ancien officier des armées impériales. Il connaissait le prince Louis depuis 1822 ; il avait acheté, en 1824, le château de Wolfsberg, sis auprès d’Arenenberg, et avait épousé une demoiselle d’honneur de la reine Hortense, Mlle Cochelet, fille d’un membre de l’Assemblée constituante et élevée dans le pensionnat de Mme Campan avec Mlle de Beauharnais. Le chef d’escadron Parquin prit la part la plus active à l’échauffourée de Strasbourg (30 octobre 1836). Il fut arrêté aux côtés du prince. Traduit devant la cour d’assises du Bas-Rhin, le 6 janvier 1837, il fut acquitté, après une émouvante plaidoirie de son frère, Me Parquin, qui était, à cette époque, l’un des plus brillants avocats du barreau de Paris.
  41. Sur Madame Salvage, voy. ci-dessus la note 2 de la page 102 (note 95 du Livre XII de la Troisième Partie).
  42. Narcisse Vieillard (1791-1857). Après avoir fait, comme officier d’artillerie, les campagnes de Russie (1812), d’Allemagne (1813) et de France (1814), il rentra dans la vie privée à la Restauration, et manifesta en plusieurs circonstances ses sentiments bonapartistes. Choisi par la reine Hortense pour précepteur de son fils aîné Charles-Louis-Napoléon Bonaparte, frère du futur Napoléon III, il s’occupa aussi de l’éducation de ce dernier, puis il se retira en Normandie. Député de la Manche, de 1842 à 1846, représentant du peuple de 1848 à 1851, il contribua à la préparation et à l’exécution du coup d’État du 2 décembre, et fut nommé sénateur le 26 janvier 1852. Faisant marcher de front son bonapartisme et son républicanisme, lors du vote sur le rétablissement de l’Empire, il vota contre. À sa mort (19 mai 1857), il défendit, par une clause de son testament, de porter son corps à l’église.
  43. M. Cottrau était un ami du prince Louis, et il ne quittait guère Arenenberg. À l’époque où il exerçait les fonctions de capitaine dans l’artillerie suisse, le prince s’éprit de la veuve d’un planteur mauricien, Madame S…, habitant un château voisin, et il demanda sa main sans pouvoir l’obtenir. Les choses prirent une tournure assez sérieuse pour que la reine Hortense, opposée à ce mariage, se décidât à faire partir son fils, afin de changer le cours de ses idées. Louis-Napoléon se rendit en Angleterre, accompagné de M. Cottrau. En quittant Arenenberg, il pleurait ; il paraissait inconsolable. Durant le voyage, il tira souvent de la poche de son habit une miniature, portrait de la dame de ses pensées ; il ne pouvait se lasser de le regarder. Les deux jeunes gens passèrent quelque temps à Londres. Quand ils revinrent en Suisse, la cure prescrite par la reine Hortense avait réussi à souhait. M. Cottrau, faisant, suivant son habitude, la visite des tiroirs avant de quitter l’hôtel, trouva dans un secrétaire, où il eut soin de la laisser, la miniature de la belle mauricienne. — La marquise de Crenay, une amie de la reine Hortense et de Napoléon III, par H. Thirria, p. 19.
  44. Quand lord Byron quitta l’Angleterre, pour la seconde et dernière fois, le 25 avril 1816, il se rendit en Suisse, par la Belgique et le Rhin, et passa quelques mois sur les bords du lac de Genève. C’est là qu’il écrivit le troisième chant du Pèlerinage de Childe-Harold, le Prisonnier de Chillon et la Nuit finale de l’Univers, et qu’il commença son drame de Manfred.
  45. La duchesse de Berry avait été arrêtée à Nantes — on sait dans quelles circonstances — le 7 novembre 1832. Le 12 novembre, Berryer entrait dans le cabinet de Chateaubriand, à Genève, et lui apprenait la nouvelle, sans pouvoir d’ailleurs lui donner aucun détail. Chateaubriand partit aussitôt pour Paris.
  46. M. Barthe.
  47. Le maréchal Soult, ministre de la guerre et président du conseil.
  48. Cette lettre du 12 novembre était ainsi conçue :
    « Madame,

    « Vous me trouverez bien téméraire de venir vous importuner dans un pareil moment pour vous supplier de m’accorder une grâce, dernière ambition de ma vie : je désirerais ardemment être choisi par vous au nombre de vos défenseurs. Je n’ai aucun titre personnel à la haute faveur que je sollicite auprès de vos grandeurs nouvelles ; mais j’ose la demander en mémoire d’un prince dont vous daignâtes me nommer l’historien ; je l’espère encore comme le prix du sang de ma famille. Mon frère eut la gloire de mourir avec son illustre aïeul, M. de Malesherbes, défenseur de Louis XVI, le même jour, à la même heure, pour la même cause et sur le même échafaud.

    « Je suis, etc...

    « Chateaubriand. »
  49. Le Mémoire sur la captivité de Mme la duchesse de Berry, parut le 29 décembre 1832.
  50. Voici le texte de cette déclaration, qui fut insérée dans le Moniteur du 26 février 1833 :

    « Pressée par les circonstances, et par les mesures ordonnées par le gouvernement, quoique j’eusse les motifs les plus graves pour tenir mon mariage secret, je crois devoir à moi-même, ainsi qu’à mes enfans, de déclarer m’être mariée secrètement pendant mon séjour en Italie.

    « Marie-Caroline.
    « De la citadelle de Blaye, ce 22 février 1833. »
  51. Chateaubriand comparut devant la Cour d’Assises de la Seine, le 27 février 1833. Étaient poursuivis, en même temps que lui, les gérants de la Quotidienne, de la Gazette de France, du Revenant, de l’Écho Français, de la Mode, du Courrier de l’Europe, et un jeune étudiant, M. Victor Thomas. Ce dernier, le 4 janvier précédent, avait porté la parole, au nom des douze cents jeunes gens qui étaient allés témoigner à Chateaubriand leur enthousiasme et avaient redit avec lui : Madame, votre fils est mon roi ! Tous furent acquittés, après une admirable plaidoirie de Berryer. Quelques années après, le journal le Droit disait de ce plaidoyer : « Berryer défendit M. de Chateaubriand, comme M. de Chateaubriand devait être défendu, sans provocation et sans bravade, rendant hommage, en son nom, à ces rois de l’exil qu’avait adorés sa jeunesse et que sa vieillesse devait adorer. Tous ceux qui l’ont entendu se souviennent de tout ce qu’il eut de sublime et de véritablement inspiré… Il y a eu, à sa voix, une de ces impressions électriques et involontaires qu’il n’est donné qu’au génie de produire. » (Le Droit, 20 juin 1838.) — Le jour où Berryer vint prendre séance à l’Académie française, le 22 février 1855, le directeur, M. de Salvandy, évoqua en ces termes le souvenir de la plaidoirie du 27 février 1833 : « On comprend que, tout à l’heure, les souvenirs de la Sainte-Chapelle vous soient revenus à la pensée. Votre parole grava ce nom dans la mémoire publique le jour où vous aviez à vos côtés l’auteur du Génie du christianisme, sous les voûtes du palais et à quelques pas de la chapelle de Saint Louis. Ce plaidoyer est de ceux qui restent, Monsieur ; c’est votre discours pour le poète Archias. »

    On pourrait croire, d’après ces témoignages, et on croit généralement que, dans ce mémorable procès, Chateaubriand avait pris pour avocat M. Berryer. C’est une erreur. L’illustre écrivain n’avait pas voulu être défendu. Il s’était présenté à la Cour d’Assises sans avocat. Il se borna à répondre au réquisitoire du procureur général Persil par les paroles suivantes : « Je ne prétends pas défendre ma brochure ; je ne me lève pas en ce moment pour répondre au discours de M. le procureur du roi, je citerai seulement quelques passages qui expliquent mes intentions, qu’on a aggravées. Je ne suis pas sorti de ma retraite pour troubler l’ordre ; je ne suis revenu en France que lorsqu’on a fait des lois de proscription contre une famille qu’il était de mon devoir de défendre. » Il lut ensuite quelques mots de son Mémoire et cita les paroles touchantes qui le terminaient.

    Berryer prit la parole comme avocat de la Quotidienne et de la Gazette de France. « Je ne suis pas, dit-il en commençant, chargé de défendre M. de Chateaubriand. » S’il lui arriva d’en parler, cependant, et s’il le fit en termes magnifiques, ce ne fut pas comme son avocat, mais comme royaliste et comme Français.

    Me Charles Ledru, dont Chateaubriand signale l’intervention, qui fut, paraît-il, assez malheureuse, défendait l’Écho français, une des feuilles incriminées.

  52. Jean-Charles Persil (1785-1870), député de 1830 à 1839, pair de France de 1839 à 1848, conseiller d’État sous le Second Empire. Au lendemain de la révolution de juillet, il avait été nommé procureur général près la cour royale de Paris. Le zèle avec lequel il poursuivit les journaux républicains et les journaux légitimistes, également coupables à ses yeux, et qui étaient, il faut le dire, également violents, lui valut pendant plusieurs années une impopularité formidable. Il fut longtemps la cible des caricaturistes et l’une des bêtes noires des petits journaux, de la Mode surtout, qui avait sans cesse à son service des paquets d’épingles. Un jour, elle annonça sa mort en ces termes : « M. Persil est mort pour avoir mangé du perroquet. »
  53. M. de Falloux, qui avait pu pénétrer dans la salle en revêtant indûment une robe d’avocat, a raconté cette scène dans ses Mémoires. Lorsque le président eut annoncé l’acquittement de tous les prévenus, la foule se pressa autour de Berryer et de Chateaubriand. Ce dernier dut se cramponner au bras de M. de Falloux pour n’être pas renversé. « Je n’aime pas le train ! répétait-il, je n’aime pas le train ! menez-moi vite à ma voiture ! » Mais sur le perron les acclamations redoublèrent : « Vive Chateaubriand ! Vive la liberté de la presse ! » On voulait dételer ses chevaux et s’atteler à la voiture. « N’en faites rien, suppliait-il, c’est très loin ! c’est très loin ! c’est impossible ! » Enfin le cocher parvint à se dégager et partit au galop. Quant à M. de Falloux, il avait la tête et le cœur si remplis de ce qu’il venait d’entendre, qu’il s’en allait à travers les rues avec sa robe empruntée d’avocat, emportant sous son bras le grand portefeuille de Chateaubriand. (Mémoires d’un royaliste, par M. de Falloux, t. I, p. 60.)
  54. Le célèbre marchand de comestibles du Palais-Royal. Hélas ! les Dieux s’en vont, Comus comme Momus. À l’heure où j’écris cette note, la maison Chevet vient d’éteindre ses fourneaux.
  55. Il s’agit ici des royalistes de Villeneuve-d’Agen. Chateaubriand les remercia en ces termes :
    « Paris, 17 avril 1833.
    « Messieurs,

    « La belle coupe que vous voulez bien m’offrir en votre nom et en celui de vos compatriotes sera religieusement conservée par moi, comme un témoignage de votre estime et des sentiments qui nous unissent. Puisse, Messieurs, venir le jour où je boirai à la santé du fils de Henri IV dans cette coupe de la fidélité. Qu’il me soit permis d’offrir en particulier mes remerciements et mes hommages aux dames dont je lis la signature au bas de votre touchante lettre.

    « J’ai l’honneur d’être, avec une vive reconnaissance, etc…

    « Chateaubriand »