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VIII

la mort de la harpe.[1]


Ce sera l’honneur de La Harpe d’avoir, lui le disciple de Voltaire d’avoir compris et salué, dès le premier jour, le génie de Chateaubriand. — d’avoir selon l’expression de Sainte-Beuve, « donné en mourant la main à Chateaubriand, à Fontanes, à tout ce jeune groupe littéraire en qui était alors l’avenir ».

Bien avant l’apparition du Génie du christianisme, il avait commencé une Apologie de la religion chrétienne, que la mort ne lui a pas permis de finir, mais dont il reste de très beaux fragments. D’autres à sa place eussent vu avec ennui, avec dépit sans doute, l’entrée en scène du jeune rival dont l’œuvre allait rejeter la sienne dans l’ombre. La Harpe, au contraire, l’accueillit avec un sincère enthousiasme, avec une sorte de tendresse, non comme un rival, mais comme un fils. Il inscrivit son nom sur son testament, le priant « de se souvenir combien il lui était attaché ». Chateaubriand ne fut pas ingrat. Il publia, dans le Mercure, au lendemain des funérailles de La Harpe, un article, où il disait :


… Les obsèques furent célébrées, le dimanche matin, à Notre-Dame. Il s’était retiré depuis quelques années dans le cloître de cette cathédrale, comme s’il avait voulu se réfugier, loin d’un monde peu charitable, à l’ombre de la maison du Dieu de miséricorde. Ceux qui ont vu les restes de cet auteur célèbre renfermés dans un chétif cercueil ont pu sentir le néant des grandeurs littéraires, comme de toutes les autres grandeurs ; heureusement, c’est dans la mort que le chrétien triomphe, et sa gloire commence quand toutes les autres gloires finissent.

Le convoi est parti à une heure pour le cimetière de la barrière de Vaugirard. Nous avons sincèrement regretté de ne pas voir marcher à la tête du cortège cette croix qui nous afflige et nous console, et par laquelle un Dieu compatissant a voulu se rapprocher de nos misères. Lorsqu’on est arrivé au cimetière, on a déposé le cercueil au bord de la fosse, sur le petit morceau de terre qui devait bientôt le recouvrir. M. de Fontanes a prononcé alors un discours noble et simple sur l’ami qu’il venait de perdre. Il y avait dans l’organe de l’orateur attendri, dans les tourbillons de neige qui tombaient du ciel, et qui blanchissaient le drap mortuaire du cercueil, dans le vent qui soulevait ce drap mortuaire, comme pour laisser passer les paroles de l’amitié jusqu’à l’oreille de la mort ; il y avait, disons-nous, dans ce concours de circonstances, quelque chose de touchant et de lugubre… Les restes de M. de La Harpe n’étaient pas encore recouverts de terre ; nous pleurions encore autour de son cercueil, près de sa fosse ouverte ; et dans le moment même où M. de Fontanes nous assurait que toutes les injustices allaient s’ensevelir dans cette tombe, que tout le monde partageait nos regrets, un journal insultait aux cendres d’un homme illustre ; on l’accusait d’avoir déshonoré le commencement de sa carrière par ses neuf dernières années. Nous appliquerons aux auteurs de cet article les paroles de l’Écriture que M. de La Harpe a citées à la fin de son dernier morceau sur l’Encyclopédie, et qui sont aussi les dernières paroles que ce grand critique a fait entendre au public : Malheur à vous qui appelez mal ce qui est bien et bien ce qui est mal.


Trente-cinq ans plus tard, dans ses Mémoires, rendant à La Harpe un dernier hommage, Chateaubriand évoquait le souvenir de cette journée de deuil du 12 février 1803, et du discours de M. de Fontanes.

Voici ce discours :


Les lettres et la France regrettent aujourd’hui un poète, un orateur, un critique illustre. La Harpe avait à peine vingt-cinq ans, et son premier essai dramatique l’annonça comme le plus digne élève des grands maîtres de la scène française : l’héritage de leur gloire n’a point dégénéré dans ses mains, car il nous a transmis fidèlement leurs préceptes et leurs exemples. Il loua les grands hommes des plus beaux siècles de l’éloquence et de la poésie, et leur esprit, comme leur langage, se retrouve toujours dans les écrits d’un disciple qu’ils avaient formé. C’est en leur nom qu’il attaqua jusqu’au dernier moment les fausses doctrines littéraires ; et, dans ce genre de combat, sa vie entière ne fut qu’un long dévouement au triomphe des vrais principes. Mais si ce dévouement courageux fit sa gloire, il n’a pas fait son bonheur. Je ne puis dissimuler que la franchise de son caractère et la rigueur impartiale de ses censures éloignèrent trop souvent de son nom et de ses travaux la bienveillance et même l’équité. Il n’arrachait que l’estime où tant d’autres auraient obtenu l’enthousiasme. Souvent les clameurs de ses ennemis parlèrent plus haut que le bruit de ses succès et de sa renommée. Mais à l’aspect de ce tombeau, tous les ennemis sont désarmés. Ici les haines finissent, et la vérité seule demeure. Les talents de La Harpe ne seront plus enfin contestés. Tous les amis des lettres, quelles que soient leurs opinions, partagent maintenant notre deuil et nos regrets. Les circonstances où la mort le frappe, rendent sa perte encore plus douloureuse. Il expire dans un âge où la pensée n’a rien perdu de sa vigueur, et lorsque son talent s’était agrandi dans un autre ordre d’idées qu’il devait au spectacle extraordinaire dont le monde est témoin depuis douze ans. Il laisse malheureusement imparfaits quelques ouvrages dont il attendait sa plus solide gloire, et qui seraient devenus ses premiers titres dans la postérité. Ses mains mourantes se sont détachées avec peine du dernier monument qu’il élevait. Ceux qui en connaissent quelques parties avouent que le talent poétique de l’auteur, grâce aux inspirations religieuses, n’eut jamais autant d’éclat, de force et d’originalité. On sait qu’il avait embrassé, avec toute l’énergie de son caractère, les opinions utiles et consolantes sur lesquelles repose le système social ; elles ont enrichi, non seulement ses pensées et son style de beautés nouvelles, mais elles ont encore adouci les souffrances de ses derniers jours. Le Dieu qu’adoraient Fénelon et Racine a consolé, sur le lit de mort, leur éloquent panégyriste et l’héritier de leurs leçons. Les amis qui l’ont vu dans ce dernier moment où l’homme ne déguise plus rien, savent quelle était la vérité de ses sentiments ; ils ont pu juger combien son cœur, en dépit de la calomnie, renfermait de droiture et de bonté. Déjà même les sentiments les plus doux étaient entrés dans ce cœur trop méconnu, et si souvent abreuvé d’amertumes. Les injustices se réparaient. Nous étions prêts à le revoir dans ce sanctuaire des lettres et du goût, dont il était le plus ferme soutien ; lui-même se félicitait naguère encore de cette réunion si désirée ; mais la mort a trompé nos vœux et les siens. Puissent au moins se conserver à jamais les traditions des grands modèles qu’il sut interpréter avec une raison si éloquente ! Puissent-elles, mes chers confrères, en formant de bons écrivains, donner un nouvel éclat à cette Académie française qu’illustrèrent tant de noms fameux depuis cent cinquante ans, et que vient de rétablir un grand homme, si supérieur à celui qui l’a fondée !


Les ennemis de La Harpe (et Fontanes vient de nous dire combien ils étaient nombreux) affectaient de ne pas croire à la sincérité de sa conversion. Ils savaient bien, au fond, que cette sincérité ne pouvait être mise en doute. Elle est attestée par tous les actes, par tous les écrits de ses neuf dernières années. S’il était besoin d’une autre preuve, on la trouverait dans les termes mêmes de son testament :

Je lègue, y est-il dit, 200 francs aux pauvres de ma paroisse. Ma nièce n’ayant rien, et ce que je laisserai étant peu de chose, il ne m’est pas possible de faire davantage pour cette classe qui est si à plaindre. J’engage chaque Français à se rappeler que la religion fait un devoir sacré de soulager les indigents, et de faire tout ce qu’on peut pour adoucir le sort des infortunés : je remercie monsieur et madame de Talaru[2] des marques d’amitié qu’ils m’ont données ; j’en conserverai le souvenir jusqu’au dernier moment. Je remercie également les respectables docteurs Malhouet et Portal, des soins qu’ils ont bien voulu me donner, avec un grand zèle, dans ma maladie. Je prie MM. de Fontanes, Chateaubriand, de Courtivron, de Chabannes, Récamier, de Herain, Liénard, Migneret et Agasse de se souvenir combien je leur étais attaché. Je nomme M. Boulard, notaire, mon ami depuis vingt ans, mon exécuteur testamentaire. Je supplie la divine Providence d’exaucer les vœux que je fais pour le bonheur de mon pays. — Puisse ma patrie jouir longtemps de la paix et de la tranquillité ! Puissent les saintes maximes de l’Évangile être généralement suivies pour le bonheur de la société !


Dans un codicille joint à ce testament, La Harpe avait ajouté la déclaration suivante :

Ayant eu le bonheur de recevoir hier, pour la seconde fois, le saint viatique, je crois devoir faire encore une dernière déclaration des sentiments que j’ai publiquement manifestés depuis neuf ans et dans lesquels je persévère. Chrétien par la grâce de Dieu, et professant la religion catholique, apostolique et romaine, dans laquelle j’ai eu le bonheur de naître et d’être élevé, et dans laquelle je veux finir de vivre et mourir, je déclare que je crois fermement tout ce que croit et enseigne l’Église romaine, seule fondée par Jésus-Christ ; que je condamne d’esprit et de cœur tout ce qu’elle condamne ; que j’approuve de même tout ce qu’elle approuve ; en conséquence, je rétracte tout ce que j’ai écrit et imprimé, ou qui a été imprimé sous mon nom, de contraire à la foi catholique ou aux bonnes mœurs : le désavouant, et, en tant que je puis, en condamnant et dissuadant la promulgation, la réimpression et représentation sur les théâtres. Je rétracte également et condamne toute proposition erronée qui aurait pu m’échapper dans ces différents écrits. — J’exhorte tous mes compatriotes à entretenir des sentiments de paix et de concorde ; je demande pardon à ceux qui ont cru avoir à se plaindre de moi, comme je pardonne bien sincèrement à ceux dont j’ai eu à me plaindre.

Après de telles paroles, dites à l’heure suprême, qui pourrait encore suspecter la sincérité des sentiments religieux de La Harpe ? Il en avait d’ailleurs donné une preuve non moins éclatante à l’époque de ce second mariage, sous le Directoire, dont parle Chateaubriand. L’épisode est des plus intéressants, et vaut, je crois, d’être rappelé.

La Harpe avait pour ami M. Récamier, le mari de la belle Juliette. L’optimisme de M. Récamier le poussait volontiers à se mêler de mariage : il y avait la main malheureuse, mais ses insuccès ne le décourageaient point. Il connaissait de vieille date une Mme  de Hatte-Longuerue, veuve, sans fortune, chargée de deux enfants : un fils et une fille fort belle, âgée de vingt-trois ans. La demoiselle était difficile à établir, attendu la pauvreté de sa famille ; M. Récamier eut l’idée de la faire épouser à La Harpe. Il avait trente-quatre ans de plus que la jeune fille, et celle-ci n’était pas sans ressentir quelque répugnance à l’accepter. Mais la mère cacha avec soin cette disposition à l’épouseur, et entraîna sa fille. Cette union, conclue le 9 août 1797, ne dura point et ne pouvait durer.

Au bout de trois semaines, Mlle  de Longuerue déclarait que sa répugnance était invincible et demandait le divorce. La Harpe, vivement blessé dans son amour-propre et dans sa conscience, se conduisit en galant homme et en chrétien : il ne pouvait se prêter au divorce interdit par la loi religieuse, mais il le laissa s’accomplir, et il pardonna à la jeune fille l’éclat et le scandale de cette rupture. « J’ai toujours entendu dire à Mme  Récamier, écrit Mme  Lenormant dans ses Souvenirs (I, 57), que les procédés, le langage, les sentiments que fit entendre et voir M. de La Harpe dans cette pénible affaire avaient été pleins de modération, de droiture et de sincère humilité. » Il y avait d’autant plus de mérite, qu’il se voyait à ce moment doublement frappé, la demande en divorce de Mlle  de Longuerue coïncidant avec le décret de proscription lancé contre lui par les auteurs du coup d’État du 18 fructidor (4 septembre 1797).

Le divorce civil une fois prononcé, Mlle  de Longuerue entreprit de faire annuler son mariage devant l’autorité religieuse. Ici encore, l’attitude et la conduite de La Harpe furent de tous points irréprochables. On en pourra juger par la lettre suivante, qu’il écrivit à Mme  Récamier, le 19 mai 1798, de l’asile où il se tenait alors caché, à Corbeil :

Tout considéré, Madame, je vous avouerai que je répugne extrêmement à des explications par écrit qui ne sauraient que m’être trop pénibles et qui ne sont bonnes à rien. Vous savez mieux que personne combien dans cette malheureuse affaire mes intentions étaient pures, quoique ma conduite n’ait pas été prudente.

Ma confiance a été aveugle et on en a indignement abusé. J’ai été trompé de toutes manières par celle à qui je ne voulais faire que du bien, et Dieu s’est servi d’elle pour me punir du mal que j’avais fait à d’autres. Que sa volonté soit faite, et qu’il daigne lui pardonner comme à moi, et comme je lui pardonne de tout mon cœur ! Plus on a eu de torts envers moi et moins je veux me permettre les reproches, et c’est ce que toute explication entraînerait nécessairement. Le mal est fait, et il est de nature à ce que Dieu seul puisse le réparer, puisqu’il peut tout. Les moyens qu’on veut employer aujourd’hui, uniquement dictés par les intérêts humains, ne me paraissent pas faits pour réussir, quoi qu’il me soit permis, ce me semble, de le désirer, au moins pour la satisfaction personnelle d’une personne que la jeunesse expose plus que toute autre et qui doit toujours m’être chère à cause du lien qui nous unit devant Dieu.

Je vous supplie donc de lui dire, soit de vive voix, soit même en lui communiquant cette lettre, que la sienne ne contient rien qui ne m’ait paru fort honnête, et que si je n’y réponds pas directement, c’est par égard pour elle et pour moi ; que je trouve tout naturel, humainement parlant, le désir qu’elle a de rompre légalement une union qui n’a eu que des suites fâcheuses, mais qui n’aurait jamais eu lieu, si elle eût eu avec moi autant de bonne foi que j’en avais avec elle ; que je l’excuse bien volontiers, mais que je ne crois pas qu’aucune autorité ecclésiastique l’excuse d’avoir donné, à vingt-trois ans, un consentement parfaitement libre et dont elle devait savoir toutes les conséquences, à une union que son cœur n’approuvait pas ; que sa mère est sans doute beaucoup plus condamnable qu’elle de l’avoir engagée à n’écouter que des vues d’intérêt qui n’étaient point dans son âme, et que la Providence a bientôt rendues illusoires pour notre punition commune et légitime ; mais qu’en fait de sacrements, les lois de l’Église n’admettent pour excuse ni la dissimulation ni l’intérêt ; que sa demande pourrait avoir lieu, si elle s’était éloignée de moi sur-le-champ, en réclamant contre une espèce de contrainte ou de tromperie quelconque, mais qu’ayant habité avec moi librement et publiquement, pendant trois semaines comme ma femme, elle ne sera pas probablement admise à donner comme moyen de nullité ce qu’elle a pu montrer de répugnance à remplir le vœu du mariage ; moyen que tant de raisons péremptoires ne permettent de valider dans aucun tribunal, surtout dans un tribunal ecclésiastique, le seul qu’elle puisse invoquer, puisqu’elle est déjà divorcée dans les tribunaux civils, où elle ne peut prétendre davantage ; qu’au reste je ne mettrai pas plus d’opposition aux démarches qu’elle peut faire pour annuler le mariage devant l’Église, que je n’en ai mis au divorce devant les juges civils ; qu’il me suffit de rester étranger à l’un et à l’autre, parce que l’un et l’autre sont contraires à la loi de Dieu ; que si j’étais dans le cas d’être appelé, ce que je ne crois pas, je dirais la vérité, et rien que la vérité, comme je la dois dans tous les cas.

Voilà ce que je puis dire en mon âme et conscience, et je désire qu’elle en soit satisfaite[3].

La mésaventure de La Harpe pouvait bien réjouir ses ennemis : ils avaient pour eux les rieurs. Sa conduite en toute cette affaire n’en fut pas moins celle d’un galant homme et d’un vrai chrétien.

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  1. Ci-dessus, p. 329.
  2. La veuve du comte Stanislas de Clermont-Tonnerre, remariée au marquis de Talaru. Elle avait puissamment contribué, avec deux évêques, l’évêque de Montauban et l’évêque de Saint-Brieuc, à la conversion de La Harpe en 1794. La marquise le Talaru était la cousine de Chateaubriand.
  3. Souvenirs et Correspondance tirés des papiers de Madame Récamier, par Mme  Charles Lenormant, tome I, p. 60.