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VI

le génie du christianisme[1].


Le Génie du christianisme fut mis en vente, le 14 avril 1802 (24 germinal an X), chez Migneret, rue du Sépulcre, faubourg Saint-Germain, no 28, et chez Le Normant, rue des Prêtres-Saint-Germain-l’Auxerrois, no 43[2]. L’ouvrage formait cinq volumes in-8o ; mais le cinquième se composait exclusivement des Notes et éclaircissements.

Chateaubriand avait d’abord projeté de donner pour titre à son livre : De la religion chrétienne par rapport à la morale et aux beaux-arts[3]. Un peu plus tard, il avait songé à l’intituler comme suit : Des beautés poétiques et morales de la religion chrétienne et de sa supériorité sur tous les autres cultes de la terre[4]. C’était beaucoup trop long ; Chateaubriand le comprit, et lorsque son livre parut, ce fut avec ce titre, qui disait tout en deux mots et qui allait si vite devenir immortel : Génie du christianisme ou Beautés de la religion chrétienne, par François-Auguste Chateaubriand. À la première page de chaque volume se trouvait l’épigraphe suivante, supprimée depuis :

Chose admirable ! la religion chrétienne, qui ne semble avoir d’objet que la félicité de l’autre vie, fait encore notre bonheur dans celle-ci.

Montesquieu, Esprit des Lois, livre XXIV, Ch. iii.

La Préface que l’auteur avait mise en tête de son ouvrage a également disparu des éditions postérieures. Comme elle renferme des détails d’un réel intérêt, je crois devoir la reproduire ici tout entière :

PRÉFACE

Je donne aujourd’hui au public le fruit d’un travail de plusieurs années ; et comme j’ai réuni dans le Génie du christianisme d’anciennes observations que j’avais faites sur la littérature, et une grande partie de mes recherches sur l’histoire naturelle et sur les mœurs des sauvages de l’Amérique, je puis dire que ce livre est le résultat des études de toute ma vie.

J’étais encore à l’étranger lorsque je livrai à la presse le premier volume de mon ouvrage. Cette édition fut interrompue par mon retour en France, au mois de mai 1800 (floréal an VIII).

Je me déterminai à recommencer l’impression à Paris et à refondre le sujet en entier, d’après les nouvelles idées que mon changement de position me fit naître : on ne peut écrire avec mesure que dans sa patrie.

Deux volumes de cette seconde édition étaient déjà imprimés, lorsqu’un accident me força de publier séparément l’épisode d’Atala, qui faisait partie du second volume et qui se trouve maintenant dans le troisième[5].

L’indulgence avec laquelle on voulut bien accueillir cette petite anecdote ne me rendit que plus sévère pour moi-même. Je profitai de toutes les critiques, et, malgré le mauvais état de ma fortune, je rachetai les deux volumes imprimés du Génie du christianisme, dans le dessein de retoucher encore une fois tout l’ouvrage.

C’est cette troisième édition que je publie. J’ai été forcé d’entrer dans ces détails, premièrement : pour montrer que si mes talents n’ont pas répondu à mon zèle, du moins j’ai suffisamment senti l’importance de mon sujet ; secondement : pour avertir que tout ce que le public connaît jusqu’à présent de cet ouvrage a été cité très incorrectement, d’après les deux éditions manquées. Or, on sait de quelle importance peut être un seul mot changé, ajouté ou omis dans une matière aussi grave que celle que je traite.

Il y avait dans mon premier travail plusieurs allusions aux circonstances où je me trouvais alors. J’en ai fait disparaître le plus grand nombre ; mais j’en ai laissé quelques-unes : elles serviront à me rappeler mes malheurs, si jamais la fortune me sourit, et à me mettre en garde contre la prospérité.

Le chapitre d’introduction servant de véritable préface à mon ouvrage, je n’ai plus qu’un mot à dire ici.

Ceux qui combattent le christianisme ont souvent cherché à élever des doutes sur la sincérité de ses défenseurs. Ce genre d’attaque, employé pour détruire l’effet d’un ouvrage religieux, est fort connu. Il est donc probable que je n’y échapperai pas, moi surtout à qui l’on peut reprocher des erreurs.

Mes sentiments religieux n’ont pas toujours été ce qu’ils sont aujourd’hui. Tout en avouant la nécessité d’une religion et en admirant le christianisme, j’en ai cependant méconnu plusieurs rapports. Frappé des abus de quelques institutions et du vice de quelques hommes, je suis tombé jadis dans les déclamations et les sophismes. Je pourrais en rejeter la faute sur ma jeunesse, sur le délire des temps, sur les sociétés que je fréquentais, mais j’aime mieux me condamner : je ne sais point excuser ce qui n’est point excusable. Je dirai seulement de quel moyen la Providence s’est servie pour me rappeler à mes devoirs.

Ma mère, après avoir été jetée à 72 ans dans des cachots où elle vit périr une partie de ses enfants, expira dans un lieu obscur, sur un grabat où ses malheurs l’avaient reléguée. Le souvenir de mes égarements répandit sur ses derniers jours une grande amertume ; elle chargea, en mourant, une de mes sœurs de me rappeler à cette religion dans laquelle j’avais été élevé. Ma sœur me manda le vœu de ma mère ; quand la lettre me parvint au delà des mers, ma sœur elle-même n’existait plus ; elle était morte aussi des suites de son emprisonnement. Ces deux voix sorties du tombeau, cette mort qui servait d’interprète à la mort m’ont frappé. Je suis devenu chrétien. Je n’ai point cédé, j’en conviens, à de grandes lumières surnaturelles ; ma conviction est sortie du cœur : j’ai pleuré et j’ai cru.

On voit par ce récit combien ceux qui m’ont supposé animé de l’esprit de parti se sont trompés. J’ai écrit pour la religion, par la même raison que tant d’écrivains ont fait et font encore des livres contre elle ; où l’attaque est permise, la défense doit l’être. Je pourrais citer des pages de Montesquieu en faveur du christianisme, et des invectives de J.-J. Rousseau contre la philosophie, bien plus fortes que tout ce que j’ai dit, et qui me feraient passer pour un fanatique et un déclamateur si elles étaient sorties de ma plume.

Je n’ai à me reprocher dans cet ouvrage, ni l’intention, ni le manque de soin et de travail. Je sais que dans le genre d’apologie que j’ai embrassé, je lutte contre des difficultés sans nombre ; rien n’est malaisé comme d’effacer le ridicule. Je suis loin de prétendre à aucun succès ; mais je sais aussi que tout homme qui peut espérer quelques lecteurs rend service à la société en tâchant de rallier les esprits à la cause religieuse ; et dût-il perdre sa réputation comme écrivain, il est obligé en conscience de joindre sa force, toute petite qu’elle est, à celle de cet homme puissant qui nous a retirés de l’abîme.

« Celui, dit M. Lally-Tolendal, à qui toute force a été donnée pour pacifier le monde, à qui tout pouvoir a été confié pour restaurer la France, a dit au prince des prêtres, comme autrefois Cyrus : Jéhovah, le Dieu du ciel, m’a livré les royaumes de la terre, et il m’a commis pour relever son temple. Allez, montez sur la montagne sainte de Jérusalem, rétablissez le temple de Jéhovah[6]. »

À cet ordre du libérateur, tous les juifs, et jusqu’au moindre d’entre eux, doivent rassembler des matériaux pour hâter la reconstruction de l’édifice. Obscur israélite, j’apporte aujourd’hui mon grain de sable. Je n’ose me flatter que, du séjour immortel qu’elle habite, ma mère ait encouragé mes efforts ; puisse-t-elle du moins avoir accepté mon expiation !


Cette Préface est une vraie page de mémoires, écrite, non après coup, à distance, mais au moment même de l’événement, et toute vibrante encore de l’émotion ressentie. Elle est de plus le millésime qui marque la vraie date de l’apparition de l’ouvrage de Chateaubriand. À ce double titre, elle n’aurait jamais dû perdre, et, à l’avenir, il est essentiel qu’elle reprenne sa place en tête du Génie du christianisme.


La première édition du Génie du christianisme fut tirée à quatre mille exemplaires. Dans une seule journée, le libraire Migneret vendait pour mille écus, et il parlait déjà d’une seconde édition. L’ouvrage, je l’ai dit, avait paru le 24 germinal. Le lendemain 25, Fontanes l’annonçait et le mettait, dès ce premier jour, à sa vraie place, dans un article publié dans le Mercure. L’heure, certes, était propice et solennelle. On était à trois jours du dimanche 28 germinal an X[7], le jour de Pâques de l’année 1802, la plus grande journée du siècle, plus glorieuse même que Marengo, plus éclatante encore qu’Austerlitz. Ce jour-là, à six heures du matin, une salve de cent coups de canon annonça au peuple, en même temps que la ratification du traité de paix entre la France et l’Angleterre, la promulgation du Concordat et le rétablissement de la religion catholique.

Quelques heures plus tard, suivi des premiers corps de l’État, entouré de ses généraux en grand uniforme, le premier Consul se rendait du palais des Tuileries à l’église métropolitaine de Notre-Dame, où le cardinal Caprara, légat du Saint-Siège, après avoir dit la messe, entonnait le Te Deum, exécuté par deux orchestres que conduisaient Méhul et Cherubini[8]. Ce même jour, le Moniteur empruntait au Mercure et reproduisait l’article de Fontanes sur le Génie du christianisme.

Ce n’est pas sans émotion qu’aujourd’hui encore, après un siècle bientôt écoulé, on lit dans le Journal des Débats du samedi 27 germinal an X : « Demain, le fameux bourdon de Notre-Dame retentira enfin, après dix ans de silence, pour annoncer la fête de Pâques. » Combien dut être profonde la joie de nos pères, lorsqu’au matin de ce 18 avril 1802, ils entendirent retentir dans les airs les joyeuses volées du bourdon de la vieille église ! Dans les villes, dans les hameaux, d’un bout de la France à l’autre, les cloches répondirent à cet appel et firent entendre un immense, un inoubliable Alleluia ! Le Génie du christianisme mêla sa voix à ces voix sublimes ; comme elles, il rassembla les fidèles et les convoqua aux pieds des autels.

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  1. Ci-dessus, p. 280.
  2. Journal des Débats, 14 et 22 germinal an X.
  3. Lettre à Fontanes, du 19 août 1799.
  4. Lettre à Fontanes, du 27 octobre 1799.
  5. C’est l’histoire de René qui remplace aujourd’hui celle d’Atala dans le second volume. (Note de Chateaubriand.)
  6. Lettres de M. Lally-Tolendal, p. 27.
  7. 18 avril 1802.
  8. Journal de Paris, 29 germinal an X.