Mémoires d’outre-tombe/Appendice/Tome 5/12

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XII

JEUNE FILLE ET JEUNE FLEUR[1]

À peine composées, les stances sur la mort de la jeune Élisa parurent dans un journal. En les imprimant, on fit manquer l’auteur aux lois de la prosodie, à la mesure d’un vers alexandrin. Cette faute d’impression — felix culpa — lui fut une occasion d’écrire à M. Amédée Pichot, directeur de la Revue de Paris, cette charmante lettre :

« Préfecture de police, ce 22 juin 1832.
Monsieur,

Permettez à un pauvre poète de faire entendre ses doléances et de chercher dans votre journal une consolation à une injustice.

Vous aurez peut-être ouï-dire qu’il m’est arrivé ces jours derniers un petit accident : on m’a conduit à la préfecture de police pour un crime d’État dont le soupçon m’a beaucoup moins affligé que l’offense qui m’oblige à porter plainte à votre tribunal ; je reconnais la compétence littéraire.

Vous saurez donc, Monsieur, qu’amené à la préfecture de police à l’heure où les muses se couchent et les hommes se lèvent, on me déposa d’abord dans une petite chambre de six pas de long sur cinq de large. Un lit de sangle, une chaise, une table, une planche et un seau composaient mon ameublement. Ma fenêtre, percée en haut, était munie de bons barreaux de fer qui me laissaient voir quelques toits gothiques et les chauves-souris volant à l’entour ; force cris dans les cours et dans les loges environnantes, hurlements de fous, sanglots et chansons, ris et larmes, piétinements de chevaux, fracas de sabres traînants, etc., etc. Le soir, M. le préfet de police me vint chercher et me conduisit dans ses appartements, où je fus comblé de soins et de politesses. Mais revenons à ma grande affaire.

Pendant les douze ou treize heures que je passai dans ma grotte, Apollon me visita. Un Anglais, dont je suis l’ami depuis longtemps, avait perdu sa fille unique, à peine âgée de dix-neuf ans. La veille même de mon arrestation, j’avais vu le cercueil de cette jeune fille descendre dans la fosse ; on avait déposé une couronne de roses blanches sur le cercueil, et la terre s’était refermée pour toujours sur la jeune fille et sur la jeune fleur. Cette image, empreinte dans ma mémoire, se reproduisit malgré moi dans un petit chant funèbre divisé en quatre lais.

Jusque-là, tout est bien ; mais, Monsieur, voici l’injure. Pourriez-vous croire qu’en imprimant ce poème, on m’a fait manquer à la mesure d’un vers alexandrin ? On m’a fait dire :

Vieux chêne, le temps fauche sur ta racine.

N’est-ce pas, Monsieur, attaquer l’honneur d’un poète dans sa partie la plus vive ! On a beau dorer la pilule, me flatter d’une agréable négligence, j’ai senti

l’homicide acier
Que le traître en mon sein a plongé tout entier.

Grâce à Dieu, je puis prouver mon innocence comme dans la conspiration adjointe à mes vers. Je n’accepte ni la faute, ni la correction ingénieuse de quelques amis prompts à cacher ma honte. Je n’ai point écrit avec une syllabe de moins :

Vieux chêne, le temps fauche sur ta racine,
je n’ai point écrit avec une syllabe restituée :
Et vieux chêne, le temps fauche sur sa racine,
j’ai écrit :
Vieux chêne !… le temps a fauché sur ta racine,

Il est vrai qu’en maintenant cette leçon, je me déclare de l’école romantique, je romps le vers à la barbe de Boileau et place l’hémistiche à la troisième syllabe au lieu de la sixième ; je dis, comme l’aurait déclamé Talma :

Vieux chêne !… avec un repos ; puis, tout de suite et tout d’une haleine : le temps a fauché sur ta racine jeune fille et jeune fleur. Mon oreille demeurée classique, en contradiction avec mon esprit romantique, n’est point choquée de cette césure ; elle y trouve une sorte d’euphonie rapide et triste, imitative de l’action du temps, qui, d’un seul coup, abat la jeune fille et la fleur. Ne faudrait-il pas aussi, pour contenter Messieurs les classiques, qu’au régime pluriel roses sans taches, je donnasse un verbe gouvernant enlevé par l’ellipse ? Et nos licences, Monsieur, où en seraient-elles ? Les libertés du Parnasse seraient-elles mises aussi en état de siège contre le texte formel de la Charte-Homère ? Je proteste par-devant MM. Béranger, Lamartine, Hugo, etc., et entre les mains de Mmes  Girardin, Tastu, Valmore, etc.

Voici les stances telles qu’elles sont tombées de mon souvenir :


Il descend le cercueil, et les roses sans taches,
Qu’un père y déposa, tribut de sa douleur !
Terre, tu les portas ! et maintenant tu caches
Jeune fille et jeune fleur.

Ah ! ne les rends jamais à ce monde profane,
À ce monde de deuil, d’angoisse et de malheur :
Le vent brise et flétrit, le soleil brûle et fane
Jeune fille et jeune fleur.

Tu dors, pauvre Élisa, si légère d’années !
Tu ne crains plus du jour le poids et la chaleur,
Elles ont achevé leurs fraîches matinées,
Jeune fille et jeune fleur.

Sur la tombe récente, un père qui s’incline,
De la vierge expirée a déjà la pâleur.
Vieux chêne !… le temps a fauché sur ta racine
Jeune fille et jeune fleur !

J’ai bien peur, Monsieur, qu’à travers l’insouciance affectée de cette lettre, un sentiment pénible n’ait percé :

La bouche sourit mal quand les yeux sont en pleurs,


a dit Parny après Tibulle. Élisa Frisell a été scellée dans sa tombe le jour même où je devais être écroué dans ma prison. Hélas ! la muse de l’amitié n’a pas la puissance de prendre par la main la jeune morte et de la ressusciter pour son père…

Chateaubriand.

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  1. Ci-dessus, p. 522.