Mémoires d’outre-tombe/Appendice/Tome 4/2

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II

CHATEAUBRIAND, VICTOR HUGO ET JOSEPH DE MAISTRE[1].

Au tome II de son roman des Misérables, Victor Hugo a réuni sous ce titre : l’Année 1817, un grand nombre de petits faits habilement choisis pour rendre Louis XVIII et son gouvernement ridicules et odieux. Chateaubriand obligé de vendre ses livres à la criée, à la salle Sylvestre, voilà un petit fait, qui méritait peut-être d’être rappelé. Le poète l’a passé sous silence. Il a cependant parlé de Chateaubriand, mais c’est uniquement pour nous le montrer en déshabillé du matin. « Chateaubriand, dit-il, debout tous les matins devant sa fenêtre du numéro 27 de la rue Saint-Dominique, en pantalon à pied et en pantoufles, ses cheveux gris coiffés d’un madras, les yeux fixés sur un miroir, une trousse complète de chirurgien-dentiste ouverte devant lui, se curait les dents, qu’il avait charmantes, tout en dictant la Monarchie selon la Charte à M. Pilorge, son secrétaire. » Singulière fantaisie, il faut en convenir que celle de Chateaubriand s’amusant à dicter, tout en se curant les dents, des pages depuis longtemps imprimées ; ou plutôt ignorance singulière de Victor Hugo, qui aurait dû savoir, ce qui est partout — dans toutes les histoires de la Restauration, dans les Mémoires d’Outre-tombe, dans la préface et le post-scriptum de la Monarchie selon la Charte, — que la publication de cet écrit avait eu lieu, non en 1817, mais au lendemain même de l’ordonnance du 5 septembre 1816.

Ce n’est pas du reste la seule inexactitude que renferment les quatre lignes de Victor Hugo. En 1817, Chateaubriand ne demeurait pas rue Saint-Dominique, mais bien rue de l’Université, no 25. En 1818, il échangea le ruisseau de la rue de l’Université contre celui de la rue du Bac, si cher à son amie Mme de Staël[2], et il habita pendant deux ans le no 42 de cette dernière rue ; en 1820 seulement il se transporta au no 27 de la rue Saint-Dominique-Saint-Germain. On peut suivre, dans les volumes successifs de l’Almanach royal, ce petit itinéraire de Chateaubriand à Paris.

Et puisque nous voilà sur le chapitre de l’année 1817, je signalerai un autre petit fait, qui présente celui-là, si je ne m’abuse, un véritable intérêt.

Joseph de Maistre n’est pas nommé une seule fois dans les Mémoires d’Outre-tombe. Est-ce donc que l’auteur du Génie du christianisme et l’auteur des Soirées de Saint-Pétersbourg n’ont jamais eu aucuns rapports ensemble ? Est-ce qu’ils ne se sont jamais vus ? Est-ce qu’ils ne se sont jamais écrit ? Dans la Correspondance du comte Joseph de Maistre, on trouve des lettres au vicomte de Bonald, à l’abbé de La Mennais, au comte de Marcellus[3], — ou des réponses de Bonald, de La Mennais, de Lamartine : de lettres adressées à Chateaubriand, ou écrites par lui, nulle trace. Et cependant il y a dans la Correspondance de Joseph de Maistre une très longue et très belle lettre de lui écrite à Chateaubriand au mois d’octobre 1817 ; le malheur est qu’elle a été donnée par les éditeurs avec cette suscription : À M. le vicomte de Bonald[4]. Les éditeurs ici se sont trompés : c’est au vicomte de Chateaubriand que la lettre a été écrite. Voici, en effet, que parmi les autographes figurant, avec fac-similé, au Catalogue de la collection Bovet[5], je trouve une lettre de trois pages et quart, in-4o, écrite par Chateaubriand à Joseph de Maistre et datée de Montgraham, par Nogent-le-Rotrou, 6 septembre 1817. Il le prie d’excuser le retard de ses réponses, après trois mois d’angoisses et de craintes pour la vie de Mme de Chateaubriand :

Je vais, Monsieur le comte, lire votre manuscrit, mais vous croyez bien que je n’aurai pas l’impertinence d’y rien trouver à changer. Ce n’est point à l’écolier à toucher au tableau du maître…

Voyons maintenant la lettre de Joseph de Maistre :

Monsieur le vicomte, chaque jour en me réveillant, je me répète le fameux vers de Voltaire :

L’univers, mon ami, ne pense point à toi.

Si donc Mme la duchesse de Duras a pris la liberté d’oublier parfaitement et moi et mon manuscrit, je l’en absous de tout mon cœur. Je trouve très juste qu’elle mette mille et une pensées avant celle d’un Allobroge qui a passé devant elle comme une hirondelle, et qui n’a eu, par conséquent, ni le temps ni l’occasion de s’enfoncer un peu plus dans son souvenir…

Ainsi c’est à la duchesse de Duras que Joseph de Maistre a confié un manuscrit. Or, la duchesse est l’intime amie de Chateaubriand, et c’est à lui bien évidemment qu’elle a charge de le remettre. Tout ceci, du reste, est mis hors de doute par une autre lettre du comte de Maistre, écrite de Turin, le 26 octobre 1817, et adressée à Mme Swetchine : « Quand une fois, dit-il, vous serez placée, envoyez-moi le plan de votre cabinet, que je voie votre table, votre fauteuil et la place de vos livres. Je fais ce que je puis pour en ajouter deux à votre pacotille, mais je suis prodigieusement contrarié par ceci ou par cela. Si je réussis, ce sera un beau tapage. La duchesse de Duras avait tranquillement oublié l’œuvre sur son bureau sans y penser une seule fois, pas plus qu’à son auteur ; lorsque M. de Chateaubriand m’en a fait part dernièrement avec toutes les excuses de la courtoisie, je me suis mis à rire de la meilleure foi du monde. La duchesse de Duras a fort bien fait de m’oublier ; moi-même je n’ai jamais pensé à elle que pour me rappeler à quel point j’avais mal réussi dans cet hôtel. Je m’y trouvais gauche, embarrassé, ridicule, ne sachant à qui parler, et ne comprenant personne. C’est une des plus singulières expériences que j’aie faites de ma vie ; il me semble que je vous l’ai dit à Paris…[6] ».

La preuve est déjà faite, si je ne me trompe, que c’est bien au vicomte de Chateaubriand — et non au vicomte de Bonald — qu’a été écrite la lettre de Joseph de Maistre publiée dans sa Correspondance. Mais continuons de parcourir cette lettre :

Je me sens glacé lorsque je lis dans votre lettre : Je vais lire votre manuscrit. Bon Dieu ! auriez-vous cette complaisance ? La lecture d’un manuscrit m’a toujours paru le tour de force de l’amitié ; c’est trop demander à la courtoisie ; si cependant vous avez cette bonté, rien n’égalera ma reconnaissance…

« Je vais lire votre manuscrit, » dit Chateaubriand. — « Je lis dans votre lettre : Je vais lire votre manuscrit, » écrit, de son côté, Joseph de Maistre. Comment expliquer cette rencontre, si la lettre de Joseph de Maistre n’est pas une réponse à celle de Chateaubriand ?

« Vous ne voulez pas me corriger ? écrit encore de Maistre ; trêve de compliments, Monsieur le vicomte, tant pis pour moi. Combien j’aurais gagné à cette revue ! » Ces lignes ne sont-elles pas encore une réponse directe à ce que Chateaubriand avait dit : « Croyez bien que je n’aurai pas l’impertinence d’y rien trouver à changer ; ce n’est point à l’écolier à toucher au tableau du maître. »

Enfin Chateaubriand avait parlé des trois mois d’angoisses et de craintes que lui avait causées la maladie de sa femme, craintes qui ont heureusement cessé. La lettre de Joseph de Maistre répondra à ce passage comme aux autres. Elle porte ce qui suit : « Très peu de temps après vous avoir écrit ma dernière lettre, Monsieur le vicomte, j’appris les cruelles angoisses qui vous oppressaient. Je vous félicite de tout mon cœur de ce qu’elles ont cessé[7]. »

S’il était besoin d’une nouvelle et dernière preuve, celle-là plus décisive encore que les autres, le vicomte de Bonald lui-même se chargerait de nous la fournir. Le 2 décembre 1817, il écrivait à Joseph de Maistre :

Monsieur le comte, suis-je assez malheureux ! Quand je suis en Allemagne, vous êtes je ne sais où ; je viens en France, vous êtes en Russie ; je retourne dans mes montagnes, vous arrivez à Paris ; je reviens à Paris, vous voilà à Turin, et nous semblons nous chercher et nous fuir tour à tour. J’avais eu l’honneur de vous écrire de ma campagne quand je vous sus à Paris, et, ne sachant pas bien votre adresse, je mis ma lettre sous le couvert de Mme Swetchine. Je ne sais si elle vous est parvenue, mais je n’ai plus trouvé ici cette excellente et spirituelle femme… Ne la reverrons-nous plus ici et ne vous y verrai-je jamais vous-même ?

Mais, Monsieur le comte, s’il ne nous est pas donné de nous voir, au moins dans la partie matérielle de notre être, il nous est permis de nous connaître, et surtout de nous entendre d’une manière intime et complète, dont j’avais fait depuis longtemps la remarque avec orgueil pour moi et avec une bien grande satisfaction comme écrivain, parce que cette coïncidence a été pour moi comme une démonstration rigoureuse de la vérité de mes pensées. J’ai éprouvé l’impression de plaisir et de consolation qu’un homme égaré dans un désert éprouverait en entendant la voix d’un homme qui vient à son secours[8]

Joseph de Maistre écrivait, de son côté, à M. de Bonald, à la fin de 1817, après sa rentrée à Turin : « Ce qu’on appelle un homme parfaitement désappointé, ce fut moi, lorsque je ne vous trouvai point à Paris, au mois d’août dernier. Comme on croit toujours ce qu’on désire, je m’étais persuadé que je vous rencontrerais encore ; mais il était écrit que je n’aurais pas le plaisir de connaître personnellement l’homme du monde dont j’estime le plus la personne et les écrits[9]. »

Ainsi Joseph de Maistre et Bonald ne se sont jamais vus, ni même entrevus. Ce n’est donc pas au vicomte de Bonald que Joseph de Maistre pouvait dire ce qu’il écrit dans sa lettre d’octobre 1817 : « Je dirai toujours de vous : Virgilium vidi tantum ! Moi qui avais tant d’envie de vous voir, je n’ai pu que vous entrevoir[10]. » Donc, le vicomte auquel est adressée cette lettre ne peut être M. de Bonald ; c’est, à n’en pas douter, un autre vicomte, le vicomte de Chateaubriand, que Joseph de Maistre a vu dans le salon de la duchesse de Duras.

Le manuscrit que le comte de Maistre avait confié à madame de Duras, avec prière de le placer sous les yeux de Chateaubriand, était le manuscrit de son livre du Pape. Sa lettre à Chateaubriand est donc, à ce point de vue encore, des plus curieuses, et je ne saurais trop engager les lecteurs à la lire en entier dans la Correspondance de Joseph de Maistre. Je dois me borner à en donner ce nouvel et court extrait :

Des personnes qui s’intéressent fort à la publication de mon ouvrage m’assurent qu’elle ne sera point permise en France à cause du 4me livre, où je prouve jusqu’à la démonstration (du moins je m’en flatte), que le système Gallican, exagéré dans le siècle dernier, nous avait conduits à un véritable schisme de fait, infiniment nuisible à la religion. Quoique j’élève d’ailleurs l’Église Gallicane aux nues, cependant on se tient sûr que la censure me chicanera sur les vérités que je dis à ce sujet à cette vénérable Église.

Si j’ai prouvé, moi aussi, jusqu’à la démonstration, qu’il a existé des relations entre l’auteur du Pape et l’auteur du Génie du christianisme, — fait demeuré jusqu’ici entièrement ignoré — je ne cache pas que je tiens cette démonstration pour une bonne fortune.

Depuis que ces lignes ont été écrites, j’ai reçu de M. l’abbé Pailhès — dont l’obligeance est inépuisable — communication de la lettre même de Chateaubriand à Joseph de Maistre. En voici le texte complet :

Montgraham, par Nogent-le-Rotrou,
le 6 septembre 1817.
Monsieur le Comte,

Après trois mois d’angoisses et de craintes pour la vie de Mme de Chateaubriand, je viens passer deux jours à Paris ; je trouve avec grand plaisir, mais à mon grand étonnement, vos lettres et votre manuscrit restés chez Mme la duchesse de Duras. Vous avez dû, monsieur le Comte, être bien étonné de mon silence, après la marque de confiance et d’estime que vous avez eu l’extrême bonté de me donner ; je vois que je n’ai point encore épuisé ma mauvaise fortune.

Je vais, Monsieur le Comte, lire le manuscrit : mais vous croyez bien que je n’aurai pas l’impertinence d’y trouver rien à changer : ce n’est point à l’écolier de toucher au tableau du maître. Je trouve seulement d’avance que vous êtes bien bon de vous donner la peine de combattre M. Ferrand.

Je serai à Paris vers la fin d’octobre, pour l’ouverture de la session, et je traiterai de vos intérêts avec M. Le Normant[11], si, d’après votre réponse, vous êtes toujours dans l’intention de publier votre ouvrage.

La triste politique et les persécutions de tout genre que j’éprouve occupent une grande partie de mon temps ; mais il m’en restera toujours pour vous lire et vous admirer.

Recevez, Monsieur le Comte, je vous prie, l’assurance de ma reconnaissance, de ma profonde estime, de ma sincère admiration, sans parler de la haute considération avec laquelle je suis. Monsieur le Comte,

Votre très humble et très dévoué serviteur,
Le vicomte de Chateaubriand.

En tête de cette lettre, ces mots, de la main de Joseph de Maistre : « Reçue à Turin, le 27. »

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  1. Ci-dessus, p. 145
  2. Mme de Staël, qui s’écriait, en face du Léman : Oh ! le ruisseau de la rue du Bac ! n’a cependant jamais habité cette rue. Elle occupait, avant son exil, un hôtel de la rue de Grenelle-Saint-Germain, auprès de la rue du Bac. (Sainte-Beuve, Portraits de femmes.)
  3. Marie-Louis-Auguste de Martin du Tyrac, comte de Marcellus, député de 1815 à 1823, pair de France de 1823 à 1830. C’était le père de M. de Marcellus, l’auteur de Chateaubriand et son temps.
  4. Correspondance de Joseph de Maistre, édition de 1886, V. VI p. 108.
  5. Catalogue de la collection Bovet, séries V à VIII, 1884, p. 288. no 798, avec fac-similé ; et Catalogue Ét. Charavay, 20 décembre 1890, no 31
  6. Vie de Madame Swetchine par le comte de Falloux, p. 212.
  7. Chateaubriand écrivait à son ami M. Frisell au mois de juillet 1817 : « J’ai été bien inquiet, mon cher ami ; je suis un peu calmé. Ma malade est bien faible pour le moment ; aujourd’hui, il y a encore eu une crise… Mme de Chateaubriand vous dit de tendres choses, du fond de son lit, et moi je vous embrasse tendrement. » (Correspondant du 25 septembre 1897.)
  8. Voy. cette lettre de Bonald dans la Correspondance de J. de Maistre, t. VI, p. 319.
  9. Correspondance de J. de Maistre, t. VI, p. 112.
  10. Ibidem, t. VI, p. 109.
  11. M. Le Normant fils, imprimeur, rue de Seine, no 8, était l’éditeur et l’ami de Chateaubriand. Dans sa réponse, Joseph de Maistre écrivait : « Ce sera à M. Le Normant de diviser l’ouvrage comme il l’entendra. Le titre du 2me volume est mobile, il peut le placer où il voudra pour égaliser les volumes. »