Mémoires d’outre-tombe/Appendice/Tome 2/2


II

le mariage de chateaubriand[1].


Sainte-Beuve, dans la cinquième leçon du cours professé par lui à Liège en 1848-1849 sur Chateaubriand et son groupe littéraire sous l’Empire, signalant au passage le mariage du grand écrivain, ajoute en note :

Sur ce mariage, il m’a été raconté d’étranges choses : je dirai peut être ce que j’en ai su, à la fin de ce volume.

Et il n’y a pas manqué. Dans les Notes diverses qu’il a entassées, à la fin de son livre sur et contre Chateaubriand, il se donne un mal infini pour accréditer sur le mariage du poète et de Mlle  Buisson de La Vigne certaine historiette, qu’il raconte en ces termes :

Le mariage de M. de Chateaubriand a été, dans le temps, l’objet de procès et d’assertions contradictoires singulières. Revenu d’Amérique, et à la veille d’émigrer, M. de Chateaubriand épousa, au commencement de 1792, Mlle  Céleste de La Vigne-Buisson, petite-fille de M. de La Vigne-Buisson, qui avait été gouverneur de la Compagnie des Indes à Pondichéry.

Sainte-Beuve reproduit ici le récit du mariage d’après les Mémoires d’Outre-tombe, et il reprend :

Mais voici bien autre chose. Ce n’est plus du côté d’un oncle maternel démocrate que le mariage est attaqué, c’est du côté de l’oncle paternel, et dans un esprit tout différent. M. de Chateaubriand va se trouver entre deux oncles. Je cite mes auteurs. M. Viennet, dans ses Mémoires (inédits), raconte qu’étant entré en service dans la marine vers 1797, il connut à Lorient un riche négociant, M. La Vigne-Buisson, et se lia avec lui. Quand l’auteur d’Atala commença à faire du bruit, M. Buisson dit à M. Viennet : « Je le connais ; il a épousé ma nièce, et il l’a épousée de force. » Et il raconta comment M. de Chateaubriand, ayant à contracter union avec Mlle  de La Vigne, aurait imaginé de l’épouser comme dans les comédies, d’une façon postiche, en se servant d’un de ses gens comme prêtre et d’un autre comme témoin. Ce qu’ayant appris, l’oncle Buisson serait parti, muni d’une paire de pistolets et accompagné d’un vrai prêtre, et surprenant les époux de grand matin, il aurait dit à son beau-neveu : « Vous allez maintenant, monsieur, épouser tout de bon ma nièce, et sur l’heure. » Ce qui fut fait.

M. de Pongerville, étant à Saint-Malo en 1851, y connut un vieil avocat de considération, qui lui raconta le même fait, et exactement avec les mêmes circonstances.

Naturellement, dans ses Mémoires, M. de Chateaubriand n’a touché mot de cela : il n’a parlé que du procès fait à l’instigation de l’autre oncle. Faut-il croire que, selon le désir de sa mère, ayant à se marier devant un prêtre non assermenté, et s’étant engagé à en trouver un, il ait imaginé, dans son indifférence et son irrévérence d’alors, de s’en dispenser en improvisant l’étrange comédie à laquelle l’oncle de sa femme serait venu mettre bon ordre ? — Ce point de sa vie, si on le pouvait, serait à éclaircir et l’on comprendrait mieux encore par là les chagrins qu’il donna à sa mère, chagrins causés, dit-il, par ses égarements, et le mouvement de repentir qu’il dut éprouver plus tard en apprenant sa mort avant d’avoir pu la revoir et l’embrasser[2].

Certes, Sainte-Beuve savait mieux que personne ce qu’il fallait penser des étranges choses qu’il nous raconte, et qui auraient eu besoin, pour être admises, d’une autre autorité que celle de M. Viennet, qui n’a jamais réussi que ses Fables. Très pieuses, ayant en horreur les prêtres intrus, la mère et les sœurs de Chateaubriand étaient sans nul doute restées en rapports avec des prêtres non assermentés, lesquels d’ailleurs, au commencement de 1792, étaient encore nombreux en Bretagne. Elles ne pouvaient donc avoir aucune peine à en trouver un, pour bénir le mariage de leur fils et de leur frère, et ce sont elles, bien évidemment, qui se sont chargées de le procurer. Elles n’auront pas laissé ce soin à Chateaubriand, qui débarquait d’Amérique et ne connaissait plus guère personne à Saint-Malo. Le récit des Mémoires d’Outre-tombe a donc pour lui toutes les vraisemblances, tandis que la version où s’est complu Sainte-Beuve sonne le faux à chaque ligne. Elle a d’ailleurs contre elle des documents authentiques, des pièces irréfragables. M. Charles Cunat a relevé sur les registres de l’état civil de Saint-Malo les extraits qui suivent :

Du dimanche 18 mars 1792.

Il y a eu promesse de mariage entre :

François-Auguste-René de Chateaubriand, fils mineur de feu René-Auguste et de dame Apolline-Jeanne-Suzanne de Bedée, et demoiselle Céleste Buisson, fille mineure de feu Alexis-Jacques et de feue dame Céleste Rapion, tous deux originaires et domiciliés de cette ville : 1er  et 3e bans.

Lundi 19 mars 1792.

François-Auguste-René de Chateaubriand, fils second et mineur de feu René-Auguste de Chateaubriand et de dame Apolline-Jeanne-Suzanne de Bedée, et demoiselle Céleste Buisson, fille mineure de feu sieur Alexis-Jacques Buisson et dame Céleste Rapion de la Placelière, tous deux originaires et domiciliés de cette ville, ont reçu de moi, soussigné curé, la bénédiction nuptiale dans l’église paroissiale, ce jour 19 mars 1792, en conséquence d’une bannie faite au prône de notre messe paroissiale, sans opposition, et de la dispense du temps prohibé et de deux bans. La présente cérémonie faite en vertu de deux décrets émanés de la justice de cette ville, attendu la minorité des parties contractantes, en présence de François-André Buisson, Jean-François Leroy, Michel-Thomas Bassinot et Charles Malapert, qui ont attesté le domicile et la liberté des parties ; et ont signé avec les époux :

Céleste Buisson, François de Chateaubriand, François-Auguste Buisson, Michel Bassinot, Malapert fils, Leroy.

Duhamel, curé.

Ce mariage du 19 mars, célébré publiquement, régulièrement, après la publication des bans, après deux décrets émanés de la justice de paix, exclut nécessairement le prétendu mariage au pistolet et à la minute de l’oncle Buisson.

Mais il y a plus. Cet oncle Buisson, « le riche négociant de Lorient », n’a jamais existé. La famille de La Vigne n’a jamais entendu parler de lui, ni de son voyage à Saint-Malo, ni de ce mariage à main armée[3].

  1. Ci-dessus, p. 7.
  2. Chateaubriand et son groupe littéraire, tome II, p. 405.
  3. Voir le premier chapitre du très intéressant volume de M. Chédieu de Robethon sur Chateaubriand et Madame de Custine (1893).