Mémoires d’outre-tombe/Appendice/Tome 2/11

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XI

le conseiller réal et l’anecdote du duc de rovigo[1].


Voici l’anecdote :

Après l’exécution du jugement, dit le duc de Rovigo, je repris le chemin de Paris. J’approchais de la barrière, lorsque je rencontrai M. Réal qui se rendait à Vincennes en costume de conseiller d’État. Je l’arrêtai pour lui demander où il allait : « À Vincennes, me répondit-il ; j’ai reçu hier au soir l’ordre de m’y transporter pour interroger le duc d’Enghien, » Je lui racontai ce qui venait de se passer, et il me parut aussi étonné de ce que je lui disais que je le paraissais de ce qu’il m’avait dit. Je commençai à rêver. La rencontre du ministre des relations extérieures (Talleyrand) chez le général Murat me revint à l’esprit, je commençai à douter que la mort du duc d’Enghien fut l’ouvrage du premier Consul.

M. Thiers, qui plaide, lui aussi, non coupable, pour le premier Consul, s’est naturellement emparé de l’anecdote du duc de Rovigo, et il a échafaudé sur elle tout son système de défense.

Cependant, écrit-il, tout n’était pas irrévocable dans les ordres du premier Consul : il restait un moyen encore de sauver le prince infortuné. M. Réal devait se transporter à Vincennes pour l’interroger longuement et lui arracher ce qu’il savait sur le complot… M. Maret (secrétaire général et chef du cabinet du premier Consul) avait lui-même, dans la soirée, déposé chez le conseiller d’État Réal l’injonction écrite de se rendre à Vincennes pour voir le prisonnier. Si M. Réal voyait le prisonnier… se sentait touché par sa franchise… M. Réal pouvait communiquer ses impressions à celui qui tenait la vie du prince dans ses puissantes mains… M. Réal, exténué de fatigue par un travail de plusieurs jours et de plusieurs nuits, avait défendu à ses domestiques de l’éveiller. L’ordre du premier Consul ne lui fut remis qu’à cinq heures du matin…

Et M. Thiers ajoute :

C’était un accident, un pur accident qui avait ôté au prince infortuné la seule chance de sauver sa vie et au premier Consul une heureuse occasion de sauver une tache à sa gloire… On est à la merci d’un hasard, d’une légèreté ! La vie des accusés, l’honneur des gouvernements dépendent quelquefois de la rencontre la plus fortuite !

Le hasard a bon dos ; mais il ne faudrait pourtant pas trop charger ses épaules.

À qui fera-t-on croire que le conseiller d’État Réal, dans des circonstances comme celles où l’on se trouvait, avait intimé à ses domestiques une défense de l’éveiller, qui se serait appliquée même au premier Consul et au chef de son cabinet ? Comment admettre que Maret, fort de l’autorité de son maître et dans une occasion où la gloire de ce dernier était en jeu, n’aurait pas forcé la consigne ?

M. Thiers a dit lui-même, à propos des ordres signés par Bonaparte et remis à Savary : « Ces ordres étaient complets et positifs… Ils contenaient l’injonction… de se réunir immédiatement pour tout finir dans la nuit et si, comme on ne pouvait en douter, la condamnation était une condamnation à mort, de faire exécuter sur-le-champ le prisonnier. » — On est au soir (c’est encore M. Thiers qui nous le dit), encore quelques heures, et le prince sera fusillé. Bonaparte, cependant, est revenu à d’autres sentiments : il veut essayer d’un moyen de sauver le prince, et c’est à M. Réal qu’il va confier cette mission. Comme il n’y a pas une minute à perdre, Maret, son envoyé, verra donc Réal sur-le-champ, il le verra coûte que coûte, il ne sortira pas de son hôtel qu’il ne l’ait vu partir pour Vincennes au galop de ses chevaux !… Maret arrive à l’hôtel du conseiller d’État. — Monsieur est couché, disent les domestiques… — Et discrètement Maret se retire, non pourtant sans laisser un pli chez le concierge !!


La brochure du duc de Rovigo donna naissance, en 1823, à plusieurs autres écrits, dont l’un, intitulé : Extrait de Mémoires inédits sur la Révolution française, avait pour auteur Méhée de la Touche, ancien chef de division aux ministères des relations extérieures et de la guerre, qui avait joué, lui aussi, un rôle important dans l’affaire du duc d’Enghien.

Je déclare, écrivait Méhée, qu’il n’est pas vrai que M. de Rovigo ait rencontré, le jour de l’assassinat, en habit de conseiller d’État, M. Réal, qui avait, dit-il, ordre de Napoléon d’aller interroger le duc d’Enghien. Cette journée était assez remarquable pour être restée dans la mémoire de beaucoup de personnes qui sont, je n’en doute pas, à même d’attester le même fait. Je défierais M. Réal de nier qu’ayant reçu de lui, de la part du premier Consul, l’ordre de me rendre le matin dans son bureau, pour des affaires qui seront éclaircies dans une autre occasion, je n’aie été le prendre dans sa maison et qu’après avoir assisté à sa toilette où il n’y avait rien du costume de conseiller, nous nous soyons rendus ensemble dans ses bureaux, rue des Saints-Pères, où je passai plusieurs heures à écrire des détails que Napoléon lui avait ordonné de me demander. Je soutiendrai à quiconque voudrait donner le change à l’opinion, qu’à deux heures après-midi M. Réal n’était pas sorti et qu’il n’a pas pu avoir d’entretien avec M. de Rovigo sur la route de Vincennes, où il n’avait pas besoin d’aller pour savoir ce qui se passait et où il n’y avait plus d’interrogatoire à faire.


Méhée, sans doute, n’est point de ceux dont le témoignage s’impose ; mais il faut bien croire que son démenti n’était point ici sans valeur, puisque le duc de Rovigo, en 1828, reproduisant, au tome II de ses Mémoires, sa brochure de 1823, a eu bien soin de supprimer tout ce qui avait trait à sa rencontre avec Réal sur la route de Vincennes. De la fameuse anecdote, il n’est plus dit un traître mot !

Dans ses Témoignages historiques, ou Quinze ans de haute police sous Napoléon (1833), Desmarest, le confident et le bras droit de Réal, a tout un chapitre sur l’Enlèvement et la Mort du duc d’Enghien. Il n’y est point parlé de la mission que Bonaparte aurait confiée à Réal, ni de la visite de Maret, ni de la rencontre sur la route de Vincennes. Et de tout cela non plus il n’est rien dit dans les Souvenirs mêmes de Réal, publiés en 1835 sous ce titre : Indiscrétions (1798-1830) ; Souvenirs anecdotiques et politiques tirés du portefeuille d’un fonctionnaire de l’Empire, mis en ordre par M. Desclozeaux (Paris, Dufey, 2 vol. in-8o).

Chateaubriand a donc eu raison de mettre en doute l’anecdote contée par le duc de Rovigo et de tenir pour « non recevable » l’argument qu’en ont voulu tirer les avocats de Bonaparte.

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  1. Ci-dessus, page 449.