Mémoires artistiques de Mlle Péan de La Roche-Jagu, écrits par elle-même/Chapitre XIII

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CHAPITRE xiii.


Un succès à l’Hôtel-de-Ville.

Huit jours après, le jugement fut prononcé. On m’accorda ce que je demandais ; seulement, il fallut changer les paroles, ainsi que le titre. Un auteur eut la complaisance de s’en charger, et ce travail fut promptement fait. — Après huit mois que dura mon procès, les bons et excellents artistes que j’avais, recommencèrent avec plus de zèle encore les répétitions. M. le comte de Las Cases m’obtint la grande salle de l’Hôtel-de-Ville.

Mon procès avait été assez ébruité dans les journaux pour exciter la curiosité publique ; aussi, de tous les côtés, recevais-je des demandes d’invitation. La veille, lorsque je me rendis à la répétition générale, Mlle de Roissy me dit : « Il est arrivé un malheur à M. Menguis, qu’allons-nous devenir !… hier, en se rendant à l’Opéra, il gelait si fort qu’il est tombé et n’a pu jouer, s’étant fortement fracturé la jambe ; on l’a même remporté chez lui. » — Ah ! mon Dieu, je suis perdue !… j’ai lancé plus de deux mille invitations, que faire ? Ne vous désespérez pas, reprit Mlle de Roissy, et répétons toujours. – À l’issue de la répétition, je me rendis chez moi. Mon concierge me remit une lettre, je me doutai qu’elle était de M. Menguis. En effet, je vis sa signature, et n’osai la lire, dans la crainte de voir s’évanouir encore toutes mes espérances. Je fus bien vite rassurée. Cet artiste de cœur me disait qu’il souffrait beaucoup, mais qu’il appréciait trop l’embarras dans lequel je me trouverais le lendemain, s’il me manquait ; donc, je pouvais compter sur lui, malgré les vives douleurs qu’il ressentait. — Je lui en garderai toujours un profond souvenir de reconnaissance.

Le lendemain, jour de mon audition, je reçus un grand nombre de personnes qui venaient me demander des billets. À 4 heures, je fis défendre ma porte, afin de me préparer. C’était le seul moment de la journée où, pour ainsi dire, je me trouvai seule, et libre de penser. Je me mis à table, lorsque, réfléchissant que dans quelques heures j’allais me trouver sur la sellette et jugée par un public qui, peut-être, serait prévenu contre moi, cette idée me fit repousser la côtelette que je me préparais à manger ; il me prit un tremblement qui ne me quitta plus. Enfin, à 6 heures une amie de ma mère vint me prendre : arrivée près de l’Hôtel-de-Ville, mon émotion redoubla en voyant la foule immense qui déjà se pressait aux portes. Les artistes ne tardèrent pas à arriver. La bonne demoiselle de Roissy, me voyant si émue, me dit que j’avais tort d’avoir peur, car elle ne doutait pas d’avance de mon triomphe. — À 7 heures et demie, la salle était comble, on fut forcé de faire fermer les portes. La plus belle société y était réunie. Les musiciens se placent, le chef d’orchestre a déjà son archet en l’air, le plus grand silence règne. Ce ne sont que les auteurs qui me liront qui, seuls, pourront comprendre la vive émotion que je devais ressentira cet instant où mon sort allait être décidé. — J’étais allée me cacher dans un petit coin, sur l’estrade. Enfin, l’ouverture est jouée, elle est fort applaudie (c’était de bon augure). Vint ensuite un quatuor (avec romance) chanté si admirablement par Mlle de Roissy, que les applaudissements partirent de tous côtés. Je commençais un peu à me rassurer. Tout l’opéra fut accueilli avec le plus grand enthousiasme. Après le final, j’entendis des cris, je ne pouvais distinguer ce qu’on disait, et j’allais sortir de ma cachette pour en savoir la cause, lorsque vint à moi l’un des artistes qui avait chanté, me disant : Vite, Mademoiselle, on vous appelle, venez donc. Oh ! je n’oserai jamais paraître, lui répondis-je. J’étais si loin de m’attendre à un pareil succès, que mon émotion en avait encore redoublé, et je me laissai machinalement entraîner sur la scène, où je fus saluée par plusieurs salves d’applaudissements.

Que j’étais heureuse ! comme toutes les peines que j’avais éprouvées pour en arriver là, furent effacées en cet instant suprême. — Mlle de Roissy fut ensuite redemandée, et c’était bien justice, car elle avait chanté tout son rôle avec tant d’entrain et de talent, que je lui devais bien une partie de mon succès. — Quantité de personnes vinrent me féliciter au foyer ; tout le monde blâmait hautement le directeur de l’Opéra-Comique, d’avoir refusé cet ouvrage ; puisqu’il avait si bien réussi dans une simple audition, on pouvait espérer (ici, sans présomption) un succès durable, ayant de plus le prestige de la scène.

En rentrant chez moi, je ne pus m’empêcher de verser quelques larmes bien amères, en pensant à ma bonne mère, qui aurait été si heureuse du succès que je venais de remporter. — Le lendemain matin, je m’empressai de l’écrire à mon père, qui déjà était très-malade, et j’eus la douleur de le perdre quelques mois après. Ce fut pour moi une double perte, car il m’envoyait 50 fr. par mois, et je fus tout à coup privée de toutes ressources. Que faire ? que devenir ?… — M. Crosnier venait de quitter la direction de l’Opéra-Comique, M. Basset le remplaça.