Mémoires artistiques de Mlle Péan de La Roche-Jagu, écrits par elle-même/Chapitre XII

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CHAPITRE xii.


Mon premier procès.

Je fus transportée de joie et sentis mon courage renaître. Je m’adressai à une artiste de l’Opéra, qui avait une voix magnifique (Mlle de Roissy). C’est avec crainte que j’allai la trouver, ne la connaissant point, et lui racontai ce qui venait de m’arriver, en lui demandant son concours. Je vous l’accorderai avec plaisir, me dit-elle, si votre musique me convient ; justement j’ai le temps aujourd’hui de l’examiner. Je la lui fis donc chanter ; elle en fut satisfaite et me dit qu’elle acceptait un rôle avec infiniment de plaisir, et que de plus, elle se chargeait de trouver, à l’Opéra, de bons artistes pour interpréter les autres. Effectivement, mon opéra fut bien monté, il y avait six rôles. — Je ne pouvais payer pour faire copier mes parties d’orchestre, aussi je veillais tous les jours jusqu’à minuit ou une heure, et copiai ainsi tout mon opéra.

Nous avions déjà fait plusieurs répétitions, lorsque les frères Dartois apprirent que je me disposais à le faire entendre ; ils formèrent aussitôt une opposition. J’allai consulter un avocat qui me fit leur intenter un procès. Voilà donc mes répétitions forcément arrêtées. — Lorsque cette affaire passa au tribunal de commerce, on nomma pour arbitre, afin d’entendre la musique, M. Auber. Je le récusai ; lui, travaillant pour l’Opéra-Comique, il ne pouvait naturellement être contre le directeur, et par conséquent juge. On désigna en second M. Adolphe Adam. Mon avocat fit la juste observation qu’il se trouvait dans les mêmes conditions que M. Auber, mais on le maintint, et je fus lui porter sa lettre. M. Adam écrivit au tribunal pour se récuser. On nomma en troisième, M. Collet, qui, voulant aussi arriver à l’Opéra-Comique, ne dut pas plus accepter que M. Adam. Alors on se détermina à juger l’affaire sans entendre la musique. — Je reçus l’invitation de me rendre dans le cabinet du président. MM. Crosnier et Dartois devaient s’y trouver ; il n’y eut que ces derniers qui vinrent. J’étais accompagnée d’un ancien avocat, qui me voyant souvent dans une maison, voulut bien s’intéresser à moi.

Le président donna la parole à M. Achille Dartois, qui aussitôt s’en servit pour m’accabler d’injures ; il finit en disant : qu’il fallait qu’une artiste se respectât bien peu pour oser attaquer des hommes comme eux. M. le président fut souvent obligé de lui imposer silence, en le priant de s’observer un peu plus. J’eus ensuite la parole et répondis avec un grand sang-froid (car lorsque le bon droit est de son côté, on en a toujours) : « Il me semble, Monsieur, qu’un père de famille s’est bien moins respecté, en se permettant de faire une chose semblable à celle dont il s’est rendu coupable envers une personne qui avait mis en lui toute sa confiance. » — Ça n’empêche pas, reprit-il avec fureur et m’interrompant, que je dirai partout que votre musique est on ne peut plus mauvaise. — Vous n’avez pas toujours tenu ce langage, lui dis-je ; chaque fois que je vous la faisais entendre, vous ne saviez quel éloge en faire. — Ce n’est pas vrai. — Vous osez le nier aussi, Monsieur ; au fait, je n’avais pas là de témoins : mais vous ne vous êtes point contenté de le dire à moi seule, car M. le président a une certaine lettre qu’il peut vous mettre sous les yeux et vous donner ici un démenti formel. — Comment cela ? — Oui, Monsieur, reprit le président, voici cette lettre qui est de la femme d’un avocat, à laquelle vous avez dit souvent que la musique de Mlle de la Roche Jagu était vraiment délicieuse et qu’elle méritait sous tous les rapports de réussir. — Oh ! elle me le payera, s’écria M. Dartois. — Ensuite, Monsieur, lui dit le président, une preuve bien convaincante assurément, que votre intention était d’induire en erreur Mlle de la Roche Jagu, c’est qu’en lui remettant votre poème, vous l’avez remis aussi, et cela en même temps qu’à elle, à M. Georges Bousquet. En effet, lorsque le procès a été commencé, M. Crosnier a activé les répétitions du Mousquetaire, dans la crainte qu’on ne le forçât de jouer mon opéra, moi, gagnant le procès. Une de mes cousines était venue me prévenir que M. Bousquet, qu’elle connaissait, avait eu à la même époque que moi le poème du Mousquetaire et qu’il allait être représenté sous peu, étant en répétitions. — Chaque fois que je sortais, je regardais en tremblant l’affiche. Un jour que je n’avais point quitté la maison, il vint une personne me voir, je lui demandai ce que l’on donnait à l’Opéra-Comique ; elle me dit : telle et telle pièce. Ah ! le Mousquetaire n’est pas affiché encore ? je respire ! — Le lendemain matin je sors et n’ai rien de plus pressé que d’aller droit à l’affiche. Mais, grand Dieu ! que vois-je ? Seconde représentation du Mousquetaire. Je faillis me trouver mal, et m’en retournai de suite chez moi, suffoquée par mes larmes ; je pleurai toute la matinée. Vers quatre heures, je reçus un paquet de journaux qui annonçaient que cet opéra avait été fort mal accueilli du public. C’est alors que je respirai avec bonheur (ici j’en demande pardon à la mémoire du compositeur) ; mais s’il eût été à ma place il en eût certes bien fait autant. Je formai le projet d’aller à la troisième représentation, mais elle n’eut pas lieu.

J’en reviens à mon procès ; M. le président me donna la parole afin d’expliquer quelles pouvaient être les vues des MM. Dartois dans cette affaire. Les voici, lui dis-je :

MM. Dartois ont assurément obtenu bien des succès, mais dans des théâtres secondaires. M. Crosnier, résolu à ne pas admettre à son théâtre d’autres auteurs que ses habitués, et ne voulant pas avoir l’air de me refuser, l’ayant promis à M. le comte de Las-Cases, qui lui avait rendu service pour ses subventions, a donc confié à ces Messieurs ses intentions à mon égard, et leur a dit : « Si vous voulez faire écrire une lettre à Mlle de la Roche Jagu par laquelle vous pourrez seuls lui retirer votre poème, je m’engage, non seulement à vous jouer de suite ce petit opéra (que vous donnerez en même temps qu’à elle à un autre compositeur), mais bien encore à vous représenter celui en trois actes dont vous m’avez parlé. » Les frères Dartois n’hésitèrent pas et signèrent ainsi la perte d’une courageuse et persévérante artiste. Ils ont cru se servir de moi comme d’un marchepied pour arriver sûrement à leurs désirs. Je terminai ainsi : Je ne me fais point d’illusion, Monsieur le président ; mon avocat demande pour moi trois mille francs de dommages-intérêts, ainsi que la représentation de mon ouvrage à l’Opéra-Comique ; mais les débats de cette affaire devant se clore sans avoir pu faire entendre ma musique, naturellement le tribunal ne peut savoir si elle est exécutable ou non exécutable. J’en appelle donc ici à votre justice ; je ne demande qu’une chose : « c’est qu’il me soit accordé de pouvoir, du moins, faire entendre ma partition publiquement, et de prouver ainsi que je suis en état de travailler pour le théâtre. »