Mémoires artistiques de Mlle Péan de La Roche-Jagu, écrits par elle-même/Chapitre VIII

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CHAPITRE viii.


Je perds mon bien le plus précieux.

J’ai eu mille tourments, mais me voici arrivée au moment le plus affreux !…

Ma bonne mère, depuis quelque temps, était souffrante ; à force de supplications, je la décidai à aller consulter un médecin (elle partageait un peu sur le compte de ceux-ci l’opinion de Molière) ; néanmoins nous nous rendîmes chez un de nos compatriotes qui exerçait la médecine à Paris. Nous ne trouvâmes que sa femme et sa belle-mère, qui étaient de nos amies, et auxquelles ma mère expliqua ce qu’elle ressentait, leur disant que s’il y avait du danger, elle les priait de dire à M. C.. de venir la voir ; sinon qu’il ne se dérangeât pas. Deux mois se passèrent sans le voir arriver chez nous ; je trouvais que l’état de ma pauvre mère s’aggravait. Elle me disait toujours que j’avais tort de m’alarmer, puisque le docteur n’était pas venu, c’est qu’il n’y avait nul danger. Enfin, un matin, en me réveillant, elle me dit : « Je ne puis me lever, va chercher le médecin, je ne suis pas bien. » Je courus bien vite chez lui ; mais il ne vint que le soir. Quand il sortit de la chambre de ma mère, je le reconduisis jusqu’à l’escalier pour le questionner et savoir ce que je pouvais espérer. Il me dit, sans me préparer au coup affreux qu’il allait me porter : « Votre mère est perdue, il n’y a plus de ressources, on m’a prévenu trop tard !… » L’émotion que je ressentis fut si terrible, que je perdis aussitôt l’usage de la parole, ma langue paralysée s’attacha à mon palais, et cet état dura jusqu’au lendemain matin, où je ne commençai qu’à recouvrer la faculté de parler. Ma mère vit bien que le docteur m’avait effrayée, malgré les efforts que je fis pour lui cacher les angoisses que je ressentais !… — Il faudrait une autre plume que la mienne, pour peindre les horribles tortures que j’ai éprouvées pendant trois mois et demi qu’a duré cette cruelle maladie ; je vais abréger le supplice que je ressens encore en traçant ces quelques lignes de douleurs !…

Le concert que j’avais donné m’ayant été un peu fructueux, j’eus au moins la consolation de pouvoir la bien soigner. Je n’ai pourtant jamais pris de garde, et n’aurais point voulu la quitter d’un seul instant. Le 14 octobre, à sept heures du soir, la trouvant plus mal, j’envoyai dire à une de mes cousines de se rendre près de moi ; elle ne se trouva justement pas chez elle, et lorsqu’elle rentra, on oublia de l’en prévenir. Je suis donc restée seule, près de ma pauvre mère, toute cette affreuse nuit. À six heures du matin, elle voulut me parler, mais ses paroles étaient inintelligibles. Hélas ! tout était fini !… J’ouvris ma porte ; une femme montait avec un pot au lait ; je la saisis convulsivement par le bras et l’entraînai devant cet horrible spectacle… Une tante, que j’avais à Paris, m’emmena de force de cette maison, où je laissais tout ce que j’avais eu de plus cher au monde ; car jamais je n’avais quitté ma mère une seule journée ; et qu’allais-je devenir seule dans Paris ?… C’est alors que je regrettai un très-beau mariage que j’avais refusé peu de temps avant ce malheur, et cela dans la crainte de quitter celle que je n’avais plus !…

Je m’arrête ici, chère Fanny ; car le reste de ma journée va être bien attristé par ces cruels souvenirs. Demain je reprendrai ma plume.

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