Mémoires (Cardinal de Retz)/Livre 2

Texte établi par Claude-Bernard PetitotFoucault (p. 149-445).


LIVRE SECOND.




Je commençai mes sermons de l’avent dans Saint-Jean en Grève le jour de la Toussaint, avec le concours naturel à une ville aussi peu accoutumée que l’étoit Paris à voir ses archevêques en chaire. Le grand secret de ceux qui entrent dans ces emplois est de saisir d’abord l’imagination des hommes par une action que quelques circonstances leur rendent particulière.

Comme j’étois obligé de prendre les ordres, je fis une retraite dans Saint-Lazarre, où je donnai à l’extérieur toutes les apparences ordinaires. L’occupation de mon intérieur fut une grande et profonde réflexion sur la manière que je devois prendre pour ma conduite. Elle étoit très-difficile : je trouvois l’archevêché de Paris dégradé, à l’égard du monde, par les bassesses de mon oncle, et désolé, à l’égard de Dieu, par sa négligence et par son incapacité. Je prévoyois des oppositions infinies à son rétablissement : et je n’étois pas si aveugle que je ne connusse que la plus grande et la plus insurmontable étoit dans moi-même. Je n’ignorois pas de quelle nécessité est la règle des mœurs à un évêque. Je sentois que le désordre scandaleux de celles de mon oncle me l’imposoit encore plus étroite et plus indispensable qu’aux autres ; et je sentois en même temps que je n’en étois pas capable,

et que tous les obstacles de conscience et de gloire que j’opposerois au déréglement ne seroient que des digues fort mal assurées. Je pris, après six jours de réflexion, le parti de faire le mal par dessein : ce qui est sans comparaison le plus criminel devant Dieu, mais ce qui est sans doute le plus sage devant le monde : parce qu’en le faisant ainsi, l’on y met toujours des préalables qui en couvrent une partie, et parce que l’on évite par ce moyen le plus dangereux ridicule qui se puisse rencontrer dans notre profession, qui est celui de mêler à contre-temps le péché avec la dévotion.

Voilà la sainte disposition avec laquelle je sortis de Saint-Lazarre. Elle ne fut pourtant pas de tout point mauvaise : car j’avois pris une ferme résolution de remplir exactement tous les devoirs de ma profession, et d’être aussi homme de bien pour le salut des autres, que je pourrois être méchant pour moi-même.

M. l’archevêque de Paris, qui étoit le plus foible de tous les hommes, étoit, par une suite assez commune, le plus glorieux. Il s’étoit laissé précéder partout par les moindres officiers de la couronne, et il ne donnoit pas la main dans sa propre maison aux gens de qualité qui avoient affaire à lui. Je pris le chemin tout contraire : je donnai la main chez moi à tout le monde jusqu’au carrosse, et j’acquis par ce moyen la réputation de civilité à l’égard de beaucoup de gens, et même d’humilité à l’égard des autres. J’évitai sans affectation de me trouver aux lieux de cérémonie avec les personnes d’une condition fort relevée, jusqu’à ce que je me fusse tout-à-fait confirmé dans cette réputation : et quand je crus l’avoir établie, je pris l’occasion d’un contrat de mariage pour disputer le rang de la signature à M. de Guise. J’avois bien étudié et bien fait étudier mon droit, qui étoit incontestable dans les limites du diocèse. La préséance me fut adjugée par arrêt du conseil ; et j’éprouvai en cette rencontre, par le grand nombre de gens qui se déclarèrent pour moi, que descendre jusqu’aux petits est le plus sûr moyen pour s’égaler aux grands. Je faisois ma cour une fois la semaine à la messe de la Reine, après laquelle j’allois presque toujours dîner chez M. le cardinal Mazarin, qui me traitoit fort bien, et qui étoit dans la vérité très-content de moi, parce que je n’avois voulu prendre aucune part dans la cabale que l’on appeloit des importans, quoiqu’il y en eût d’entre eux qui fussent extrêmement de mes amis. Peut-être ne serez-vous pas fâchée que je vous explique ce que c’étoit que cette cabale.

M. de Beaufort, qui avoit le sens beaucoup au dessous du médiocre, voyant que la Reine avoit donné sa confiance à M. le cardinal Mazarin, s’emporta de la manière du monde la plus imprudente. Il refusa tous les avantages qu’elle lui offrit avec profusion : il fit vanité de donner au monde toutes les démonstrations d’un amant irrité. Il ne ménagea en rien Monsieur ; il brava dès les premiers jours de la régence feu M. le prince[1]. Il l’outra ensuite par la déclaration publique qu’il fit contre madame de Longueville[2], en faveur de madame de Montbazon[3], qui véritablement n’avoit offensé la première qu’en contrefaisant ou montrant cinq de ses lettres, que l’on prétendoit qu’elle avoit écrites à Coligny[4]. M. de Beaufort, pour soutenir ce qu’il faisoit contre la Régente, contre le ministre et contre tous les princes du sang, forma une cabale de gens qui sont tous morts fous, et qui dès ce temps-là ne me paroissoient guère sages : tels que Beaupré, Fontrailles, Fiesque[5]. Montrésor, qui avoit la mine de Caton, mais qui n’en avoit pas le jeu, s’y joignit avec Béthune. Le premier étoit mon proche parent, et le second étoit assez de mes amis. Ils obligèrent M. de Beaufort à me faire beaucoup d’avances, et je les reçus avec beaucoup de respect ; mais je n’entrai en rien. Je m’en expliquai même à Montrésor, en lui disant que je devois la coadjutorerie de Paris à la Reine, et que la grâce étoit assez considérable pour m’empêcher de prendre aucune liaison qui pût ne lui être pas agréable. Montrésor m’ayant répondu que je n’en avois nulle obligation à la Reine, puisqu’elle n’avoit fait en cela que ce qui lui avoit été ordonné publiquement par le feu Roi, et que d’ailleurs la grâce m’avoit été faite dans un temps où la Reine ne donnoit rien, à force de ne rien refuser, je lui dis ces propres mots : « Vous me permettrez d’oublier tout ce qui pourroit diminuer ma reconnoissance, et de ne me ressouvenir que de ce qui la peut augmenter. » Ces paroles, qui furent rapportées à M. le cardinal Mazarin par Goulas, à ce que lui-même m’a dit depuis, lui plurent ; il les dit à la Reine le jour que M. de Beaufort fut arrêté. Cette prison[6] fit beaucoup d’éclat, mais elle n’eut pas celui qu’elle devoit produire. Et comme elle fut le commencement de l’établissement du ministre que vous verrez dans toute la suite de cette histoire jouer le plus considérable rôle de la comédie, il est nécessaire, à mon sens, de vous en parler un peu plus en détail.

Vous avez vu ci-dessus que le parti formé dans la cour par M. de Beaufort n’étoit composé que par quatre ou cinq mélancoliques, qui avoient la mine de penser creux. Cette mine ou fit peur à M. le cardinal Mazarin, ou lui donna lieu de feindre qu’il avoit peur. Il y a eu des raisons de douter de part et d’autre. Ce qui est certain, c’est que La Rivière, qui avoit déjà beaucoup de pouvoir sur l’esprit de Monsieur, essaya de la donner au ministre par toutes sortes d’avis, pour l’obliger de le défaire de Montrésor, qui étoit sa bête ; et que M. le prince n’oublia rien aussi pour la lui faire prendre, par l’appréhension qu’il avoit que M. le duc, qui est M. le prince d’aujourd’hui, ne se commît par quelque combat avec M. de Beaufort, comme il avoit été sur le point de le faire dans le démêlé de mesdames de Longueville et de Montbazon. Le palais d’Orléans et l’hôtel de Condé étant unis ensemble par ces intérêts, tournèrent en moins de rien en ridicule la morgue qui avoit donné aux amis de M. de Beaufort le nom d’importans ; et ils se servirent en même temps très-habilement des grandes apparences que M. de Beaufort, suivant le style de tous ceux qui ont plus de vanité que de sens, ne manqua pas de donner en toutes sortes d’occasions aux moindres bagatelles. On tenoit cabinet mal à propos, l’on donnoit des rendez-vous sans sujet : les chasses même paroissoient mystérieuses. Enfin l’on fit si bien que l’on se fit arrêter au Louvre par Guitaut, capitaine des gardes de la Reine. Ces importans furent chassés et dispersés, et l’on publia par tout le royaume qu’ils avoient fait une entreprise contre la vie de M. le cardinal. Ce qui a fait que je ne l’ai jamais cru est que l’on n’en a jamais vu ni dépositions ni indices, quoique la plupart des domestiques de la maison de Vendôme aient été long-temps en prison. Vaumorin et Ganseville, auxquels j’en ai parlé cent fois dans la Fronde, m’ont juré qu’il n’y avoit rien au monde de plus faux : l’un étoit capitaine des gardes, l’autre écuyer de M. de Beaufort. Le marquis de Nangis, mestre de camp du régiment de Navarre ou de Picardie (je ne m’en ressouviens pas précisément), et enragé contre la Reine et contre le cardinal pour un sujet que je vous dirai incontinent, fut fort tenté d’entrer dans la cabale des importans, cinq ou six jours avant que M. de Beaufort fût arrêté ; et je le détournai de cette pensée, en lui disant que la mode, qui a du pouvoir en toutes choses, ne l’a si sensible en aucune qu’à être bien ou mal à la cour. Il y a des temps où la disgrâce est une manière de feu qui purifie toutes les mauvaises qualités, et qui illumine toutes les bonnes. Il y a des temps où il ne sied pas bien à un honnête homme d’être disgracié. Je soutins à Nangis que le parti des importans étoit de cette nature ; et je vous marque cette circonstance pour avoir lieu de vous faire le plan de l’état où les choses se trouvèrent à la mort du feu Roi. C’est par où je devois commencer, mais le fil de mon discours m’a emporté.

Il faut confesser, à la louange de M. le cardinal de Richelieu, qu’il avoit conçu deux desseins que je trouve presque aussi vastes que ceux des César et des Alexandre. Celui d’abattre le parti de la religion avoit été projeté par M. le cardinal de Retz[7], mon oncle ; celui d’attaquer la formidable maison d’Autriche n’avoit été imaginé de personne. Il a consommé le premier, et à sa mort il avoit bien avancé le second. La valeur de M. le prince, qui étoit M. le duc en ce temps-là, fit que celle du Roi n’altéra pas les choses. La fameuse bataille de Rocroy[8] donna autant de sûreté au royaume qu’elle lui apporta de gloire, et ces lauriers couvrirent le berceau du Roi qui règne aujourd’hui. Le Roi, son père, qui n’aimoit ni n’estimoit la Reine, sa femme, lui donna en mourant un conseil nécessaire pour limiter l’autorité de sa régence ; et il y nomma M. le cardinal Mazarin, M. Seguier[9], M. Bouthillier et M. de Chavigny. Comme tous ces sujets étoient extrêmement odieux au public, parce qu’ils étoient tous créatures de M. le cardinal de Richelieu, ils furent siffles par tous les laquais dans les cours de Saint-Germain, aussitôt que le Roi fut expiré : et si M. de Beaufort eût eu le sens commun, ou si M. de Beauvais n’eût pas été une bête mitrée, ou s’il eût plu à mon père d’entrer dans les affaires, ces collatéraux de la régence auroient été infailliblement chassés avec honte, et la mémoire du cardinal de Richelieu auroit été sûrement condamnée par le parlement avec une joie publique.

La Reine étoit adorée beaucoup plus par ses disgrâces que par son mérite. On ne l’avoit vue que persécutée : et la souffrance aux personnes de ce rang tient lieu d’une grande vertu. On se vouloit imaginer qu’elle avoit eu de la patience, qui est très-souvent figurée par l’indolence. Enfin il est constant que l’on en espéroit des merveilles : et Bautru[10] disoit qu’elle faisoit déjà des miracles, parce que les plus dévots avoient déjà oublié ses coquetteries.

M. le duc d’Orléans fit quelque mine de vouloir disputer la régence ; et La Frette, qui étoit à lui, donna de l’ombrage, parce qu’il arriva une heure après la mort du Roi à Saint-Germain, avec deux cents gentilshommes qu’il avoit amenés de son pays. J’obligeai Nangis dans le moment à offrir à la Reine le régiment qu’il commandoit, qui étoit en garnison à Mantes. Il le fit marcher à Saint-Germain ; tout le régiment des Gardes s’y rendit ; l’on amena le Roi à Paris. Monsieur se contenta d’être lieutenant général de l’État ; M. le prince fut déclaré chef du conseil. Le parlement confirma la régence à la Reine, mais sans limitation. Tous les exilés furent rappelés, tous les prisonniers remis en liberté, tous les criminels furent justifiés ; tous ceux qui avoient perdu des charges y rentrèrent : on donnoit tout, on ne refusoit rien ; et madame de Beauvais entre autres eut permission de bâtir dans la place Royale. Je ne me souviens plus du nom de celui à qui on expédia un brevet pour un impôt sur les messes.

La facilité des particuliers paroissoit pleinement assurée par le bonheur public : l’union très-parfaite de la maison royale fixoit le repos en dedans. La bataille de Rocroy avoit anéanti pour des siècles la vigueur de l’infanterie d’Espagne ; la cavalerie de l’Empire ne tenoit pas devant les Weymariens. L’on voyoit sur les degrés du trône, d’où l’âpre et redoutable Richelieu avoit foudroyé plutôt que gouverné les humains[11], un successeur doux et bénin, qui ne vouloit rien, qui étoit au désespoir de ce que sa dignité de cardinal ne lui permettoit pas de s’humilier autant qu’il l’eût souhaité devant tout le monde qui marchoit dans les rues avec deux petits laquais derrière son carrosse. N’ai-je pas eu raison de vous dire qu’il ne seyoit pas à un honnête homme d’être mal avec la cour en ce temps-là ? Et n’eus-je pas encore raison de conseiller à Nangis de ne s’y pas brouiller, quoique, nonobstant le service qu’il avoit rendu à Saint-Germain, il fût le premier homme à qui l’on eût refusé une gratification de rien qu’il demanda ? Je la lui fis obtenir. Vous ne serez pas surprise de ce qu’on le fut de la prison de M. de Beaufort, dans une cour où l’on venoit de les ouvrir à tout le monde sans exception : mais vous le serez sans doute de ce que personne ne s’aperçut des suites. Ce coup de vigueur, fait dans un temps où l’autorité étoit si douce qu’elle étoit comme imperceptible, fit un très-grand effet. Il n’y avoit rien de si facile par toutes les circonstances que vous avez vues ; mais il paroissoit grand, et tout ce qui est de cette nature est heureux, parce qu’il a de la dignité et n’a rien d’odieux. Ce qui attire assez souvent je ne sais quoi d’odieux sur les actions des ministres même les plus nécessaires, c’est que pour les faire ils sont presque toujours obligés de surmonter des obstacles, dont la victoire ne manque jamais de porter avec elle de l’envie et de la haine. Quand il se présente une occasion considérable, dans laquelle il n’y a rien à vaincre parce qu’il n’y a rien à combattre (ce qui est fort rare), elle donne à leur autorité un éclat pur, innocent, non mélangé, qui ne l’établit pas seulement, mais qui leur fait même tirer dans la suite du mérite de tout ce qu’ils ne font pas, presque également que de tout ce qu’ils font.

Quand on vit que le cardinal avoit arrêté celui qui, cinq ou six semaines auparavant, avoit ramené le Roi à Paris avec un faste inconcevable, l’imagination de tous les hommes fut saisie d’un étonnement respectueux ; et je me souviens que Chapelain, qui enfin avoit de l’esprit, ne pouvoit se lasser d’admirer ce grand événement. On se croyoit bien obligé au ministre de ce que toutes les semaines il ne faisoit pas mettre quelqu’un en prison, et l’on attribuoit à la douceur de son naturel les occasions qu’il n’avoit pas de mal faire. Il faut avouer qu’il seconda fort habilement son bonheur. Il donna toutes les apparences nécessaires pour faire croire qu’on l’avoit forcé à cette résolution ; que les conseils de Monsieur et de M. le prince l’avoient emporté dans l’esprit de la Reine sur son avis. Il parut encore plus modéré, plus civil et plus ouvert le lendemain de l’action : l’accès étoit tout-à-fait libre, les audiences étoient aisées ; on dînoit avec lui comme avec un particulier ; il relâcha même beaucoup de la morgue des cardinaux les plus ordinaires ; enfin il fit si bien qu’il se trouva sur la tête de tout le monde, dans le temps que tout le monde croyoit l’avoir encore à ses côtés. Ce qui me surprend, c’est que les princes et les grands du royaume, qui pour leurs intérêts doivent être plus clairvoyans que le vulgaire, furent les plus aveugles. Monsieur se crut au dessus de l’exemple ; M. le prince, attaché à la cour par son avarice, voulut aussi s’y croire ; M. le duc[12] étoit d’un âge à s’endormir aisément à l’ombre des lauriers ; M. de Longueville ouvrit les yeux, mais ce ne fut que pour les refermer ; M. de Vendôme étoit trop heureux de n’avoir été que chassé ; M. de Nemours[13] n’étoit qu’un enfant ; M. de Guise[14], revenu tout nouvellement de Bruxelles, étoit gouverné par madame de Pons[15], et croyoit gouverner toute la cour ; M. de Bouillon croyoit qu’on lui rendroit Sedan de jour en jour ; M. de Turenne étoit plus que satisfait de commander les armées d’Allemagne ; M. d’Epernon[16] étoit ravi d’être rentré dans son gouvernement et dans sa charge ; M. de Schomberg avoit été toute sa vie inséparable de tout ce qui étoit bien à la cour ; M. de Gramont[17] en étoit esclave ; et messieurs de Retz, de Vitry et de Bassompierre se croyoient, au pied de la lettre, en faveur, parce qu’ils n’étoient plus ni prisonniers ni exilés. Le parlement, délivré du cardinal de Richelieu qui l’avoit tenu fort bas, s’imaginoit que le siècle d’or seroit celui d’un ministre qui leur disoit tous les jours que la Reine ne se vouloit conduire que par leurs conseils. Le clergé, qui donne toujours l’exemple de la servitude, la prêchoit aux autres sous le titre d’obéissance. Voilà comme tout le monde se trouva en un instant mazarin.

Ce plan vous paroîtra peut-être avoir été bien long ; mais je vous prie de considérer qu’il contient les quatre premières années de la régence, dans lesquelles la rapidité du mouvement donné à l’autorité royale par M. le cardinal de Richelieu, soutenue par les circonstances que je viens de vous marquer, et par les avantages continuels remportés sur les ennemis, maintint toutes les choses dans l’état où vous les voyez. Il y eut, la troisième et la quatrième année, quelques petits nuages entre Monsieur et M. le duc pour des bagatelles ; il y en eut entre M. le duc et M. le cardinal Mazarin pour la charge d’amiral, que le premier prétendit par la mort de M. le duc de Brezé[18], son beau-frère. Je ne parle point ici de ce détail, parce qu’il n’altéra en rien la face des affaires, et parce qu’il n’y a point de Mémoires de ce temps-là où vous ne le trouviez imprimé.

M. de Paris partit de Paris deux mois après mon sacre, pour aller passer l’été à Angers, dans une abbaye qu’il y avoit, appelée Saint-Aubin ; et il m’ordonna, quoiqu’avec beaucoup de peine, de prendre soin de son diocèse. Ma première fonction fut la visite des religieuses de la Conception, que la Reine me força de faire. Comme je n’ignorois pas qu’il y avoit dans ce monastère plus de quatre-vingts filles, dont il y en avoit plusieurs de belles et quelques-unes de coquettes, j’avois peine à me résoudre à y exposer ma vertu. Il le fallut toutefois, et je la conservai avec l’édification du prochain, parce que je n’en vis jamais une seule au visage. Je ne leur parlai jamais qu’elles n’eussent le voile baissé ; et cette conduite, qui dura six semaines, donna un merveilleux lustre à ma chasteté[19].

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La dame eût été bien fâchée qu’on ne les eût pas sues ; mais elle les mêloit, et à ma prière et parce qu’elle-même y étoit assez portée, de tant de diverses apparences, où il n’y avoit pourtant rien de réel, que notre affaire en beaucoup de choses avoit l’air de n’être pas publique, quoiqu’elle ne fût pas cachée. Cela paroît galimatias : mais ce galimatias est de ceux que la pratique fait connoître quelquefois, et que la spéculation ne fait jamais entendre. J’en ai remarqué de cette sorte en tous genres d’affaires.

Je continuai à faire dans le diocèse tout ce que la jalousie de mon oncle me permit d’y entreprendre sans le fâcher ; mais comme de l’humeur dont il étoit il y avoit peu de choses qui ne le pussent fâcher, je m’appliquai bien davantage à tirer du mérite de ce que je n’y faisois pas que de ce que je faisois ; et ainsi je trouvai le moyen de prendre même des avantages de la jalousie de M. de Paris, en ce que je pouvois à jeu sûr faire paroître ma bonne intention en tout : au lieu que si j’eusse été le maître, la bonne conduite m’eût obligé à me réduire purement à ce qui eût été praticable.

M. le cardinal Mazarin m’avoua long-temps après, dans l’intervalle de l’une de ces paix fourrées que nous faisions quelquefois ensemble, que la première cause de l’ombrage qu’il prit de mon pouvoir à Paris fut l’observation qu’il fit de cette manœuvre, qui étoit pourtant à son égard très-innocente. Une autre rencontre lui en donna avec aussi peu de sujet. J’entrepris d’examiner la capacité de tous les prêtres du diocèse : ce qui étoit dans la vérité d’une utilité inconcevable. Je fis pour cet effet trois tribunaux[20] composés de chanoines, de curés et de religieux, qui devoient réduire tous les prêtres en trois classes, dont la première étoit des capables, que l’on laissoit dans l’exercice de leurs fonctions ; la seconde, de ceux qui ne l’étoient pas, mais qui le pouvoient devenir ; et la troisième, de ceux qui ne l’étoient pas et ne le pouvoient jamais être. On séparoit ceux de ces deux dernières classes, on les interdisoit de leurs fonctions, on les mettoit dans des maisons distinctes ; l’on instruisoit les uns, et l’on se contentoit d’apprendre purement aux autres les règles de la piété. Vous jugez bien que ces établissemens devoient être d’une dépense immense : mais l’on m’apportoit des sommes considérables de tous côtés. Toutes les bourses des gens de bien s’ouvrirent avec profusion. Cet éclat fâcha le ministre ; et il fit que la Reine manda, sous un prétexte frivole, M. de Paris, qui, deux jours après qu’il fut arrivé, me commanda, sous un autre encore plus frivole, de ne pas continuer l’exécution de mon dessein. Quoique je fusse très-bien averti par mon ami l’aumônier que le coup me venoit de la cour, je le souffris avec bien plus de flegme qu’il n’appartenoit à ma vivacité. Je n’en témoignai quoi que ce soit, et je demeurai dans ma conduite ordinaire à l’égard de M. le cardinal. Je ne parlai pas si judicieusement sur un autre sujet, quelque jours après, que j’avois agi sur celui-là. Le bonhomme M. de Morangis me disant, dans la cellule du prieur de sa chartreuse, que je faisois trop de dépense (ce qui n’étoit que trop vrai, car je la faisois excessive), je lui répondis fort étourdiment : « J’ai bien supputé ; César, à mon âge, devoit six fois plus que moi. » Cette parole très-imprudente en tous sens fut rapportée, par un malheureux docteur qui se trouva là, à M. Servien[21] qui la dit malicieusement à M. le cardinal : il s’en moqua, et il avoit raison ; mais il la remarqua, et il n’avoit pas tort.

L’assemblée du clergé se tint ici en 1645. J’y fus invité comme diocésain, et elle se peut dire le véritable écueil de ma médiocre fortune.

M. le cardinal de Richelieu avoit donné une atteinte cruelle à la dignité et à la liberté du clergé dans l’assemblée de Mantes ; et il avoit exilé, avec des circonstances atroces, six de ses prélats les plus considérables. On résolut en celle de 1645 de leur faire quelque sorte de réparation, ou plutôt de donner quelques récompenses d’honneur à leur fermeté, en les priant de venir prendre place dans la compagnie, quoiqu’ils n’y fussent pas députés[22]. Cette résolution, qui fut prise d’un consentement général dans les conversations particulières, fut portée innocemment et sans aucun mystère dans l’assemblée, où l’on ne songea pas seulement que la cour y pût faire réflexion ; et il arriva par hasard que lorsqu’on y délibéra, le tour, qui tomba ce jour-là sur la province de Paris, m’obligea à parler le premier. J’ouvris donc l’avis, suivant que nous l’avions concerté ; et il fut suivi de toutes les voix. À mon retour chez moi, je trouvai l’argentier de la Reine qui me portoit ordre de l’aller trouver à l’heure même. Elle étoit sur son lit dans sa petite chambre grise, et elle me dit avec un ton de voix fort aigre, qui lui étoit assez naturel, qu’elle n’eût jamais cru que j’eusse été capable de lui manquer au point que je venois de le faire dans une occasion qui blessoit la mémoire du feu Roi son seigneur. Il ne me fut pas difficile de la mettre en état de ne pouvoir que me dire sur mes raisons. Elle sortit d’embarras, par le commandement qu’elle me fit de les aller faire connoître à M. le cardinal ; mais je trouvai qu’il les entendoit aussi peu qu’elle. Il me parla de l’air du monde le plus haut ; il ne voulut point écouter mes justifications ; et il me déclara qu’il me commandoit de la part du Roi que je me rétractasse le lendemain en pleine assemblée. Vous croyez bien qu’il eût été difficile de m’y résoudre : je ne m’emportai toutefois nullement, je ne sortis point du respect ; et comme je vis que ma soumission ne gagnoit rien sur son esprit, je pris le parti d’aller trouver M. d’Arles, sage et modéré, et de le prier de vouloir bien se joindre à moi pour faire entendre ensemble nos raisons à M. le cardinal. Nous y allâmes, nous lui parlâmes ; et nous conclûmes, en revenant de chez lui, qu’il étoit l’homme du monde le moins entendu dans les affaires du clergé. Je ne me souviens pas précisément de la manière dont cette affaire s’accommoda : je crois de plus que vous n’en avez pas grande curiosité, et je ne vous en ai parlé un peu au long que pour vous faire connoître que je n’ai eu aucun tort dans le premier démêlé que j’ai eu avec la cour, et que le respect que j’eus pour M. le cardinal Mazarin, à la considération de la Reine, alla jusqu’à la patience.

J’en eus encore plus de besoin trois ou quatre mois après, dans une occasion que son ignorance lui fournit d’abord, mais que sa malice envenima. L’évêque de Warmie, l’un des ambassadeurs qui venoient quérir la reine de Pologne[23], prit en gré de vouloir faire la cérémonie du mariage dans Notre-Dame. Vous remarquerez, s’il vous plaît, que les évêques et archevêques de Paris n’ont jamais cédé ces sortes de fonctions dans leurs églises qu’aux cardinaux de la maison royale ; et que mon oncle avoit été blâmé au dernier point de tout son clergé, parce qu’il avoit souffert que M. le cardinal de La Rochefoucauld mariât la reine d’Angleterre[24]. Il étoit parti justement pour son second voyage d’Anjou, la veille de la Saint-Denis ; et le jour de la fête, Sainctot, lieutenant des cérémenies, m’apporta dans Notre-Dame même une lettre de cachet, qui m’ordonnoit de préparer l’église pour M. l’évêque de Warmie, et qui me l’ordonnoit dans les mêmes termes dans lesquels on commande au prévôt des marchands de préparer l’hôtel-de-ville pour un ballet. Je fis voir la lettre de cachet au doyen et aux chanoines qui étoient avec moi, et je leur dis en même temps que je ne doutois pas que ce ne fût une méprise de quelque commis du secrétaire d’État ; que je partirois dès le lendemain pour Fontainebleau, où étoit la cour, pour éclaircir moi-même ce malentendu. Ils étoient fort émus, et ils vouloient venir avec moi à Fontainebleau : je les en empêchai, en leur promettant de les mander s’il en étoit besoin. J’allai descendre chez M. le cardinal : je lui représentai les raisons et les exemples ; je lui dis qu’étant son serviteur aussi particulièrement que je l’étois, j’espérois qu’il me feroit la grâce de les faire entendre à la Reine ; et j’ajoutai assurément tout ce qui pouvoit l’y obliger. C’est en cette occasion où je connus qu’il affectoit de me brouiller avec elle : car quoique je visse clairement que les raisons que je lui alléguois le touchoient, au point d’être certainement fâché d’avoir donné cet ordre avant que d’en savoir la conséquence, il se remit après un peu de réflexion, et il s’opiniâtra de la manière du monde la plus extrvagante. Comme je parlois au nom de M. l’Archevêque et de toute l’Église de Paris, il éclata, comme il eût pu faire si un particulier, de son autorité privée, l’eût voulu haranguer à la tête de cinquante séditieux. Je lui en voulus faire voir avec respect, la différence ; mais il étoit si ignorant de nos manières et de nos mœurs, qu’il prenoit tout de travers le peu qu’on lui en voulut faire entendre. Il finit brusquement et incivilement la conversation, et il me renvoya à la Reine. Je la trouvai fixée et aigrie ; et tout ce que j’en pus tirer fut qu’elle donneroit audience au chapitre, sans lequel je déclarai que je ne pouvois ni ne devois rien conclure.

Je le mandai à l’heure même. Le doyen arriva le lendemain avec seize députés. Je les présentai : ils parlèrent, et ils parlèrent très-sagement et très-fortement. La Reine nous renvoya à M. le cardinal, qui, pour vous dire le vrai, ne nous dit que des impertinences ; et comme il ne savoit encore que très-imparfaitement la force des mots français, il finit sa réponse en me disant que je lui avois parlé la veille fort insolemment. Vous pouvez juger que cette parole me choqua. Comme toutefois j’avois pris une ferme résolution de faire paroître de la modération, je ne lui répondis qu’en souriant, et je me tournai vers les députés en leur disant : « Messieurs, le mot est gai. » Il se fâcha de mon souris, et il me dit d’un ton très-haut : « À qui croyez-vous parler ? Je vous apprendrai à vivre. » Je vous confesse que ma bile s’échauffa. Je lui répondis que je savois fort bien que j’étois le coadjuteur de Paris, qui parloit à M. le cardinal Mazarin ; mais que je croyois que lui pensoit être le cardinal de Lorraine[25] qui parloit au suffragant de Metz. Cette expression, que la chaleur me mit à la bouche, réjouit les assistans, qui étoient en grand nombre. Je ramenai les députés du chapitre dîner chez moi ; et nous nous préparions pour retourner aussitôt à Paris, quand nous vîmes entrer M. le maréchal d’Estrées[26] qui venoit pour m’exhorter de ne point rompre, et pour me dire que les choses pouvoient s’accommoder. Comme il vit que je ne me rendois pas à son conseil, il s’expliqua nettement, et m’avoua qu’il avoit ordre de la Reine de m’obliger à aller chez elle. Je ne balançai point ; j’y menai les députés. Nous la trouvâmes radoucie, bonne, changée à un point que je ne puis vous exprimer. Elle me dit, en présence des députés, qu’elle m’avoit voulu voir, non pas pour la substance de l’affaire pour laquelle il seroit aisé de trouver des expédiens, mais pour me faire une réprimande de la manière dont j’avois parlé à ce pauvre M. le cardinal, qui étoit doux comme un agneau, et qui m’aimoit comme son fils. Elle ajouta à cela toutes les bontés possibles, et elle finit par un commandement qu’elle fit au doyen et aux députés de me mener chez M. le cardinal, et d’aviser ensemble ce qu’il y auroit à faire. J’eus un peu de peine à faire ce pas, et je marquai à la Reine qu’il n’y auroit eu qu’elle au monde qui m’y auroit pu obliger.

Nous trouvâmes le ministre encore plus doux que la maîtresse : il me fit un million d’excuses du terme insolemment. Il me dit (et il pouvoit être vrai) qu’il avoit cru qu’il signifioit insolite. Il me fit toutes les honnêtetés imaginables ; mais il ne conclut rien, et il nous remit à un petit voyage qu’il croyoit faire au premier jour à Paris. Nous y revînmes pour y attendre ses ordres. Quatre ou cinq jours après, Sainctot, lieutenant des cérémonies, entra chez moi à minuit, et il me présenta une lettre de M. l’archevêque, qui m’ordonnoit de ne point m’opposer en rien aux prétentions de M. l’évêque de Warmie, et de lui laisser faire la cérémonie du mariage.

Si j’eusse été bien sage, je me serois contenté de ce que j’avois fait jusque-là, parce qu’il est toujours judicieux de prendre toutes les issues que l’honneur permet, pour sortir des affaires que l’on a avec la cour. Mais j’étois jeune, et j’étois des plus en colère, parce que je voyois que l’on m’avoit joué à Fontainebleau, comme il étoit vrai ; et que l’on ne m’avoit bien traité en apparence que pour se donner le temps de dépêcher à Angers un courrier à mon oncle. Je ne fis toutefois rien connoître de ma disposition à Sainctot : au contraire, je lui témoignai de la joie de ce que M. de Paris m’avoit tiré d’embarras.

J’envoyai quérir, un quart-d’heure après, les principaux du chapitre, qui étoient tous dans ma disposition. Je leur expliquai mes intentions et Sainctot, qui, le lendemain au matin, les fit assembler pour leur donner aussi, selon la coutume, leur lettre de cachet, s’en retourna à la cour avec cette réponse : Que M. l’archevêque pouvoit disposer comme il lui plairoit de la nef ; mais que comme le chœur étoit au chapitre, il ne le céderoit jamais qu’à son archevêque ou à son coadjuteur. Le cardinal entendit bien ce jargon, et il prit le parti de faire faire la cérémonie dans la chapelle du Palais-Royal, dont il disoit que le grand aumônier étoit évêque. Comme cette question étoit encore plus importante que l’autre, je lui écrivis pour lui en représenter les inconvéniens. Il étoit piqué, et il tourna ma lettre en raillerie. Je fis voir à la reine de Pologne que si elle se marioit ainsi, je serois forcé, malgré moi, de déclarer son mariage nul ; mais qu’il y avoit un expédient, qui étoit qu’elle se mariât véritablement dans le Palais-Royal mais que l’évêque de Warmie vînt chez moi en recevoir la permission par écrit. La chose pressoit : il n’y avoit point de temps pour attendre une nouvelle permission d’Angers. La reine de Pologne ne vouloit rien laisser de problématique dans son mariage ; et la cour fut obligée de plier et de consentir à ma proposition, qui fut exécutée.

Voilà un récit bien long, bien sec et bien ennuyeux ; mais comme ces trois ou quatre petites brouilleries que j’eus en ce temps-là ont eu beaucoup de rapport aux plus grandes qui sont arrivées dans la suite, je crois qu’il est comme nécessaire de vous en parler ; et je vous supplie par cette raison d’avoir la bonté d’essuyer encore deux ou trois historiettes de cette nature, après lesquelles je fais état d’entrer dans des matières et plus importantes et plus agréables. Quelque temps après le mariage de la reine de Pologne, M. le duc d’Orléans vint le jour de Pâques à Notre-Dame à vêpres ; et un officier de ses gardes ayant trouvé, avant qu’il y fût arrivé, mon drap de pied à ma place ordinaire, qui étoit immédiatement au dessous de la chaire de M. l’archevêque, l’ôta, et y mit celui de Monsieur. On m’en avertit aussitôt : et comme la moindre ombre de compétence avec un fils de France a un grand air de ridicule, je répondis, et même assez aigrement, à ceux du chapitre qui m’y vouloient faire faire réflexion. Le théologal, qui étoit homme de doctrine et de sens, me tira à part ; il m’apprit là-dessus un détail que je ne savois pas : il me fit voir la conséquence qu’il y avoit à séparer, pour quelque cause que ce pût être, le coadjuteur de l’archevêque. Il me fit honte, et j’attendis Monsieur à la porte de l’église, où je lui représentai ce que, pour vous dire vrai, je ne venois que d’apprendre. Il le reçut fort bien : il commanda que l’on ôtât son drap de pied ; il fit mettre le mien ; on me donna l’encens avant lui et comme vêpres furent finies, je me moquai de moi-même avec lui, et je lui dis ces propres paroles : « Je serois honteux, monsieur, de ce qui se vient de faire, si l’on ne m’avoit assuré que le dernier frère des Carmes qui adora avant-hier la croix avant Votre Altesse Royale le fit sans aucune peine. » Je savois que Monsieur avoit été aux Carmes à l’office du vendredi saint, et il n’ignoroit pas que tous ceux du clergé vont à l’adoration les premiers. Ce mot plut à Monsieur, et il le redit le soir au cercle, comme une politesse.

Il alla le lendemain à Petit-Bourg chercher La Rivière, qui lui tourna la tête, et qui lui fit croire que je lui avois fait un outrage public : de sorte que le jour même qu’il en revint, il demanda tout haut à M. le maréchal d’Estrées, qui avoit passé les fêtes à Cœuvres, si son curé lui avoit disputé la préséance. Vous voyez l’air qui fut donné à la conversation. Les courtisans commencèrent par le ridicule, et Monsieur finit par un serment qu’il m’obligeroit d’aller à Notre-Dame prendre ma place et recevoir l’encens après lui. M. de Rohan-Chabot[27], qui se trouva à ce discours, vint me le raconter tout effaré ; et une demi-heure après, un aumônier de la Reine vint me commander de sa part de l’aller trouver. Elle me dit d’abord que Monsieur étoit dans une colère terrible, qu’elle en étoit très-fâchée : mais qu’enfin c’étoit Monsieur, et que l’on ne pouvoit pas n’être point dans ses sentimens ; qu’elle vouloit absolument que je le satisfisse, et que j’allasse le dimanche suivant faire dans Notre-Dame la réparation dont je viens de parler. Je lui répondis ce que vous pouvez vous figurer ; et elle me renvoya à son ordinaire à M. le cardinal, qui me témoigna d’abord qu’il prenoit une part très-sensible à la peine dans laquelle il me voyoit, qui blâma l’abbé de La Rivière d’avoir engagé Monsieur ; et qui, par cette voie douce et obligeante en apparence, n’oublia rien pour me conduire à la dégradation que l’on prétendoit. Comme il vit que je ne donnois pas dans le panneau, il voulut m’y pousser : il prit un ton haut et d’autorité. Il me dit qu’il m’avoit parlé comme mon ami, mais que je le forçois de parler en ministre. Il mêla des menaces indirectes dans ses réflexions ; et la conversation s’échauffant, il passa jusqu’à la picoterie tout ouverte, en me disant que quand on affectoit de faire des actions de saint Ambroise, il en falloit faire la vie. Comme il affecta d’élever sa voix en cet endroit, pour se faire entendre de deux ou trois prélats qui étoient au bout de la chambre, j’affectai aussi de ne pas baisser la mienne pour lui repartir. « J’essaierai, monsieur, lui dis-je, de profiter de l’avis que Votre Eminence me donne ; mais je vous dirai qu’en attendant je fais état d’imiter saint Ambroise dans l’occasion dont il s’agit, afin qu’il obtienne pour moi la grâce de le pouvoir imiter en toutes les autres. » Le discours finit assez aigrement, et je sortis ainsi du Palais-Royal.

M. le maréchal d’Estrées et M. de Senneterre[28] vinrent chez moi au sortir de table, munis de toutes les figures de rhétorique, pour me persuader que la dégradation étoit honorable. Comme ils n’y réussirent pas, ils m’insinuèrent que Monsieur pourroit bien venir aux voies de fait, et me faire enlever par ses gardes pour me faire mettre à Notre-Dame au dessous de lui. La pensée m’en parut si ridicule, que je n’y fis pas d’abord beaucoup de réflexion. L’avis m’en étant donné le soir par M. de Choisy, chancelier de Monsieur, je me mis de mon côté très-ridiculement sur la défensive : car vous pouvez croire qu’elle ne pouvoit être en aucun sens judicieuse contre un fils de France, dans un temps calme, et où il n’y avoit pas seulement apparence de mouvement. Cette sottise est, à mon avis, la plus grande que j’aie faite en ma vie ; elle me réussit néanmoins. Mon audace plut à M. le duc, de qui j’avois l’honneur d’être parent, et qui haïssoit l’abbé de La Rivière, parce qu’il avoit eu l’insolence de trouver mauvais, quelques jours auparavant, que l’on lui eût préféré M. le prince de Conti[29] pour la nomination au cardinalat. De plus, M. le duc étoit très-persuadé de mon bon droit, qui étoit dans la vérité fort clair, et justifié pleinement par un petit écrit que j’avois jeté dans le monde. Il le dit à M. le cardinal, et il ajouta qu’il ne souffriroit, en façon quelconque, que l’on usât de violence ; que j’étois son parent et son serviteur ; et qu’il ne partiroit point pour l’armée, qu’il ne vît cette affaire finie.

La cour ne craignoit rien tant au monde que la rupture entre Monsieur et M. le duc ; M. le prince l’appréhendoit encore davantage. Il faillit à transir de frayeur lorsque la Reine lui dit le discours de monsieur son fils. Il vint tout courant chez moi, et y trouva soixante ou quatre-vingts gentilshommes ; il crut qu’il y avoit quelque partie liée avec M. le duc : ce qui n’étoit nullement vrai. Il jura, il menaça, il pria, il caressa ; et, dans ses emportemens, il lâcha des mots qui me firent connoître que M. le duc prenoit plus de part à mes intérêts qu’il ne me l’avoit témoigné à moi-même. Je ne balançai pas à me rendre à cet instant ; et je dis à M. le prince que je ferois toutes choses sans exception, plutôt que de souffrir que la maison royale se brouillât à mon occasion. M. le prince, qui m’avoit trouvé jusque là si inébranlable, fut si touché de voir que je me radoucissois à la considération de monsieur son fils, précisément dans l’instant qu’il me venoit d’apprendre lui-même que j’en pourrois espérer une puissante protection, qu’il changea aussi de son côté ; et qu’au lieu que dans l’abord il ne trouvoit point de satisfaction assez grande pour Monsieur, il décida nettement en faveur de celle que j’avois toujours offerte, qui étoit d’aller lui dire, en présence de toute la cour, que je n’avois jamais prétendu manquer au respect que je lui devois ; et que ce qui m’avoit obligé de faire ce que j’avois fait à Notre-Dame étoit l’ordre de l’Église, duquel je lui venois rendre compte. La chose fut ainsi exécutée, quoique M. le cardinal et l’abbé de La Rivière en enrageassent du meilleur de leur cœur. Mais M. le prince leur fit une telle frayeur de M. le duc, qu’il fallut plier. Il me mena chez Monsieur, où toute la cour se trouva par curiosité. Je ne lui dis précisément que ce que je viens de vous marquer. Il trouva mes raisons admirables, il me mena voir ses médailles ; et ainsi finit l’histoire, dont le fond étoit très-bon, mais qu’il ne tint pas à moi de gâter par mes manières.

Comme cette affaire et le mariage de la reine de Pologne m’avoient fort brouillé à la cour, vous pouvez bien vous imaginer le tour que les courtisans y voulurent donner ; mais j’éprouvai en cette occasion que toutes les puissances ne peuvent rien contre un homme qui conserve sa réputation dans son corps. Tout ce qu’il y eut de savans dans le clergé se déclara pour moi ; et, au bout de six semaines, je m’aperçus même que la plupart de ceux qui m’avoient blâmé croyoient ne m’avoir que plaint. J’ai fait cette observation en mille autres rencontres.

Je forçai même la cour à se louer de moi quelque temps après. Comme la fin de l’assemblée du clergé approchoit, et que l’on étoit sur le point de délibérer sur le don que l’on a coutume de faire au Roi, je fus bien aise de témoigner à la Reine, par la complaisance que je me résolus d’avoir pour elle en cette rencontre, que la résistance à laquelle ma dignité m’avoit obligé dans les deux précédentes ne venoit d’aucun principe de méconnoissance. Je me séparai de la bande des zélés, à la tête desquels étoit M. de Sens ; je me joignis à messieurs d’Arles et de Châlons, qui ne l’étoient pas moins en effet, mais qui étoient aussi plus sages. Je vis même avec le premier M. le cardinal, qui demeura très-satisfait de moi, et qui dit publiquement le lendemain qu’il ne me trouvoit pas moins ferme pour le service du Roi que pour l’honneur de mon caractère. L’on me chargea de la harangue qui se fait toujours à la fin de l’assemblée, et de laquelle je ne vous dis pas le détail[30], parce qu’elle est imprimée. Le clergé en fut content, la cour s’en loua, et M. le cardinal Mazarin me mena au sortir souper tête à tête avec lui. Il me parut pleinement désabusé des impressions que l’on avoit voulu lui donner contre moi ; et je crois dans la vérité qu’il croyoit l’être. Mais j’étois trop bien à Paris pour être long-temps bien à la cour. C’étoit là mon crime dans l’esprit d’un Italien politique par livre ; et ce crime étoit d’autant plus dangereux, que je n’oubliois rien pour l’aggraver par une dépense naturelle, non affectée, et à laquelle la négligence même donnoit du lustre ; par de grandes aumônes et par des libéralités fort souvent sourdes, mais dont l’écho n’en étoit quelquefois que plus résonnant. Ce qui est de vrai, c’est que je ne pris d’abord cette conduite que par la pente de mon inclination, et par la pure vue de mon devoir. La nécessité de me soutenir contre la cour m’obligea de la suivre, et même de la renforcer. Mais nous n’en sommes pas encore à ce détail, et ce que j’en marque en ce lieu n’est que pour vous faire voir que la cour prit ombrage de moi dans le temps même où je n’avois pas seulement fait réflexion que je lui en pusse donner. Cette considération est une de celles qui m’ont obligé de vous dire quelquefois que l’on est plus souvent dupe par la défiance que par la confiance. Enfin celle que le ministre prit de l’état où il me voyoit à Paris, et qui l’avoit déjà porté à me faire les pièces que vous avez vues ci-dessus, l’obligea encore, après les radoucissemens de Fontainebleau, à m’en faire une nouvelle trois mois après.

M. le cardinal de Richelieu avoit dépossédé M. l’évêque de Léon[31], de la maison de Rieux, avec des formalités tout-à-fait injurieuses à la dignité et à la liberté de l’Église de France. L’assemblée de 1645 entreprit de le rétablir ; la contestation fut grande : M. le cardinal Mazarin, selon sa coutume, céda, après avoir beaucoup disputé ; il vint lui-même dans l’assemblée porter parole de la restitution, et l’on se sépara sur celle qu’il donna publiquement de l’exécuter dans trois mois. Je fus nommé en sa présence pour solliciter l’expédition, comme celui de qui le séjour étoit le plus assuré dans Paris. Il donna dans la suite toutes sortes de démonstrations qu’il tiendroit fidèlement sa parole ; il me fit écrire deux ou trois fois aux provinces qu’il n’y avoit rien de plus assuré. Sur le point de la décision, il changea tout à coup, et il me fit presser par la Reine de tourner l’affaire d’un biais qui m’auroit infailliblement déshonoré. Je n’oubliai rien pour le faire rentrer dans lui-même ; je me conduisis avec une patience qui n’étoit pas de mon âge : je la perdis au bout d’un mois, et je me résolus de rendre compte aux provinces de tout le procédé, avec toute la vérité que je devois à ma conscience et à mon honneur. Comme j’étois sur le point de fermer la lettre circulaire que j’écrivois pour cet effet, M. le duc entra chez moi : il la lut, il me l’arracha, et me dit qu’il vouloit finir cette affaire. Il alla trouver à l’heure même M. le cardinal ; il lui en fit voir les conséquences, et j’eus mon expédition[32].

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Il me semble que je vous ai déjà dit, en quelque endroit de ce discours, que les quatre premières années de la régence furent comme emportées par le mouvement de rapidité que M. le cardinal de Richelieu avoit donné à l’autorité royale. M. le cardinal Mazarin son disciple, et de plus né et nourri dans un pays où celle du Pape n’a point de bornes, crut que le mouvement de rapidité étoit le naturel ; et cette méprise fut l’occasion de la guerre civile. Je dis l’occasion : car il en faut, à mon avis, rechercher et reprendre la cause de bien plus loin.

Il y a plus de douze cents ans que la France a des rois : mais ces rois n’ont pas toujours été absolus comme ils le sont aujourd’hui. Leur autorité n’a jamais été réglée, comme celle des rois d’Angleterre et d’Arragon, par des lois écrites : elle a été seulement tempérée par des coutumes reçues, et comme mises en dépôt au commencement dans les mains des États-généraux, et depuis dans celles des parlemens. Les enregistremens des traités faits entre les couronnes, et les vérifications des édits pour les levées d’argent, sont des images presque effacées de ce sage milieu que nos pères avoient trouvé entre la licence des rois et le libertinage des peuples. Ce milieu a été considéré par les sages et les bons princes comme un assaisonnement de leur pouvoir, très-utile même pour le faire goûter aux sujets : il a été regardé par les malhabiles et les malintentionnés comme un obstacle à leurs déréglemens et à leurs caprices. L’histoire du sire de Joinville nous fait voir clairement que saint Louis l’a connu et estimé ; et les ouvrages d’Oresme, évêque de Lizieux, et du fameux Juvénal des Ursins, nous convainquent que Charles V, qui a mérité le titre de Sage, n’a jamais cru que sa puissance fût au dessus des lois et de son devoir. Louis XI, plus artificieux que prudent, donna sur ce chef, aussi bien que sur tous les autres, atteinte à la bonne foi. Louis XII l’eût rétablie, si l’ambition du cardinal d’Amboise[33], maître absolu de son esprit, ne s’y fût opposée. L’avarice insatiable du connétable de Montmorency[34] lui donna bien plus de mouvement à étendre l’autorité de François I, qu’à la régler. Les vastes et lointains desseins de messieurs de Guise ne leur permirent pas sous François II de penser à y donner des bornes. Sous Charles IX et sous Henri III, la cour fut si fatiguée des troubles, que l’on y prit pour révolte ce qui n’étoit pas soumission. Henri IV, qui ne se défioit pas des lois parce qu’il se fioit en lui-même, marqua combien il les estimoit, par la considération qu’il eut pour les remontrances très-hardies de Miron, prévôt des marchands, touchant les rentes de l’hôtel-de-ville. M. de Rohan disoit que Louis XIII n’étoit jaloux de son autorité qu’à force de ne pas la connoître. Le maréchal d’Ancre[35] et M. de Luynes[36] n’étoient que des ignorans qui n’étoient pas capables de l’en informer. Le cardinal de Richelieu, qui leur succéda, fit, pour ainsi parler, un fonds de toutes les mauvaises intentions, et de toutes les ignorances des deux derniers siècles, pour s’en servir selon ses intérêts. Il les déguisa en maximes utiles et nécessaires pour établir l’autorité royale ; et la fortune secondant ses desseins par le désarmement du parti protestant en France, par les victoires des Suédois, par la foiblesse de l’Empire, par l’incapacité de l’Espagne, il forma dans la plus légitime des monarchies la plus scandaleuse et la plus dangereuse tyrannie qui ait peut-être jamais asservi un État. L’habitude, qui a eu la force en quelques pays d’accoutumer les hommes au feu, nous a endurcis à des choses que nos pères ont appréhendées plus que le feu même. Nous ne sentons plus la servitude, qu’ils ont détestée moins pour leur propre intérêt que pour celui de leurs maîtres ; et le cardinal de Richelieu a fait des crimes de ce qui faisoit autrefois des vertus. Les Miron, les Harlay, les Marillac, les Pibrac et les Faye, ces martyrs de l’État, qui ont plus dissipé de factions par leurs bonnes et saines maximes, que l’or d’Espagne et d’Angleterre n’en a fait naître, ont été les défenseurs de la doctrine pour la conservation de laquelle[37] le cardinal de Richelieu confina M. le président de Barillon à Amboise •, et c’est lui qui a commencé à punir les magistrats, pour avoir avancé des vérités pour lesquelles leur serment les obligeoit d’exposer leur propre vie.

Les rois qui ont été sages, et qui ont connu leurs véritables intérêts, ont rendu les parlemens dépositaires de leurs ordonnances, particulièrement pour se décharger d’une partie de l’envie et de la haine que l’exécution des plus saintes et même des plus nécessaires produit quelquefois. Ils n’ont pas cru s’abaisser en s’y liant eux-mêmes : semblables à Dieu, qui obéit toujours à ce qu’il a commandé une fois. Les ministres, qui sont toujours assez aveuglés par leur fortune pour ne se pas contenter de ce que les ordonnances permettent, ne s’appliquent qu’à les renverser ; et le cardinal de Richelieu, plus qu’aucun autre, y a travaillé avec autant d’imprudence que d’application. Il n’y a que Dieu qui puisse subsister par lui seul : les monarchies les mieux établies et les monarques les plus autorisés ne se soutiennent que par l’assemblage des armes et des lois ; et cet assemblage est si nécessaire, que les unes ne se peuvent maintenir sans les autres. Les lois, sans le secours des armes, tombent dans le mépris : les armes qui ne sont point modérées par les lois tombent bientôt dans l’anarchie. La république romaine ayant été anéantie par Jules César, la puissance dévolue par la force de ses armes à ses successeurs subsista autant de temps qu’ils purent eux-mêmes conserver l’autorité des lois. Aussitôt qu’elles perdirent leurs forces, celle des empereurs s’évanouit par le moyen de ceux mêmes qui, s’étant rendus maîtres de leurs sceaux et de leurs armes par la faveur qu’ils avoient auprès d’eux, convertirent à leur propre substance celles de leurs maîtres, qu’ils sucèrent, pour ainsi parler, à l’abri de ces lois anéanties. L’Empire romain mis à l’encan, et celui des Ottomans exposé tous les jours au cordeau, nous marquent, par des caractères bien sanglans, l’aveuglement de ceux qui ne font consister l’autorité que dans la force.

Mais pourquoi chercher des exemples étrangers ? Nous en avons de domestiques. Pepin n’employa pour détrôner les Mérovingiens, et Capet ne se servit pour déposséder les Carlovingiens, que de la même puissance que les ministres prédécesseurs de l’un et de l’autre s’étoient acquise sous le nom de leurs maîtres : et il est à observer que les maires du palais et les comtes de Paris se placèrent dans le trône des rois, justement et également par la même voie par laquelle ils s’étoient insinués dans leurs esprits, c’est-à-dire par l’affaiblissement et par le changement des lois de l’État, qui plaisent toujours aux princes peu éclairés, parce qu’ils s’imaginent y voir l’agrandissement de leur autorité ; et qui, dans les suites, servent de prétexte aux grands et de motif aux peuples pour se soulever.

Le cardinal de Richelieu étoit trop habile pour ne pas avoir toutes ces vues ; mais il les sacrifia à son intérêt. Il voulut régner selon son inclination, qui ne se donnoit point de règles, même dans les choses où il ne lui eût rien coûté de s’en donner ; et il fit si bien, que si le destin lui eût donné un successeur de son mérite, je ne sais si la qualité de premier ministre, qu’il a prise le premier, n’auroit pas pu être, avec un peu de temps, aussi odieuse en France que l’ont été par l’événement celles de maire du palais et de comte de Paris. La providence de Dieu y pourvut au moins en un sens : le cardinal Mazarin, qui prit sa place, n’ayant donné ni pu donner aucun ombrage à l’État du côté de l’usurpation. Comme ces deux ministres ont beaucoup contribué, quoique différemment, à la guerre civile, je crois qu’il est nécessaire que je vous en fasse le portrait et le parallèle.

Le cardinal de Richelieu avoit de la naissance. Sa jeunesse jeta des étincelles de son mérite : il se distingua en Sorbonne : on remarqua de fort bonne heure qu’il avoit de la force et de la vivacité dans l’esprit. Il prenoit d’ordinaire très-bien son parti ; il étoit homme de parole où un grand intérêt ne l’obligeoit pas au contraire : et en cela il n’oublioit rien pour sauver les apparences de la bonne foi. Il n’étoit pas libéral, mais il donnoit plus qu’il ne promettoit, et il assaisonnoit admirablement ses bienfaits. Il aimoit la gloire beaucoup plus que la morale ne le permet ; mais il faut avouer qu’il n’abusoit qu’à proportion de son mérite de la dispense qu’il avoit prise sur le point de l’excès de son ambition. Il n’avoit ni l’esprit ni le cœur au dessus des périls : il n’avoit ni l’un ni l’autre au dessous ; et l’on peut dire qu’il en prévint davantage par sa sagacité, qu’il n’en surmonta par sa fermeté. Il étoit bon ami ; il eût même souhaité d’être aimé du public ; mais quoiqu’il eût la civilité, l’extérieur, et d’autres parties propres à cet effet, il n’en eut jamais ce je ne sais quoi qui est encore en cette matière plus requis qu’en toute autre. Il anéantissoit, par son pouvoir et par son faste royal, la majesté personnelle du Roi ; mais il remplissoit avec tant de dignité les fonctions de la royauté, qu’il falloit n’être pas du vulgaire pour ne pas confondre le bien et le mal en ce fait. Il distinguoit plus judicieusement qu’homme du monde entre le mal et le pis, entre le bien et le mieux : ce qui est une grande qualité à un ministre. Il s’impatientoit trop facilement dans les petites choses, qui étoient les préalables des grandes ; mais ce défaut, qui vient de la sublimité de l’esprit, est toujours joint à des lumières qui le suppléent. Il avoit assez de religion pour ce monde ; il alloit au bien ou par inclination ou par bon sens, toutes les fois que son intérêt ne le portoit point au mal, qu’il connoissoit parfaitement quand il le faisoit. Il ne considéroit l’État que pour sa vie ; mais jamais ministre n’a eu plus d’application à faire croire qu’il en ménageoit l’avenir. Enfin il faut confesser que tous ses vices ont été de ceux que la grande fortune rend aisément illustres, parce qu’ils ont été de ceux qui ne peuvent avoir pour instrumens que de grandes vertus.

Vous jugez facilement qu’un homme qui a d’aussi grandes qualités et autant d’apparence de celles même qu’il n’avoit pas, se conserve assez aisément dans le monde cette sorte de respect qui démêle le mépris d’avec la haine, et qui, dans un État où il n’y a plus de lois, supplée, au moins pour quelque temps, à leur défaut.

Le cardinal Mazarin étoit d’un caractère tout contraire : sa naissance étoit basse, son enfance honteuse. Au sortir du Colisée[38], il apprit à piper : ce qui lui attira des coups de bâton d’un orfèvre de Rome, appelé Moreto. Il fut capitaine d’infanterie en Valteline ; et Bagni, qui étoit son général, m’a dit qu’il ne passa dans sa guerre, qui ne fut que de trois mois, que pour un escroc. Il eut la nonciature extraordinaire en France, par la faveur du cardinal Antoine[39], qui ne s’acquéroit pas en ce temps-là par de bons moyens. Il plut à Chavigny par des contes libertins d’Italie, et par Chavigny à Richelieu, qui le fit cardinal, par le même esprit (à ce qu’on croit) qui obligea Auguste à laisser à Tibère la succession de l’Empire. La pourpre ne l’empêcha pas de demeurer valet sous Richelieu. La Reine l’ayant choisi, faute d’autre (ce qui est vrai, quoiqu’on en dise), il parut d’abord l’original de Trivelino principe. La fortune l’ayant ébloui et tous les autres, il s’érigea et on l’érigea en Richelieu ; mais il n’en eut que l’imprudence et l’imitation. Il se fit de la honte de tout ce que l’autre s’étoit fait de l’honneur. Il se moqua de la religion : il promit tout ce qu’il ne vouloit pas tenir. Il ne fut ni doux ni cruel, parce qu’il ne se souvenoit ni des bienfaits ni des injures. Il s’aimoit trop : ce qui est le propre des âmes lâches ; il se craignoit trop peu : ce qui est le caractère de ceux qui n’ont pas de soin de leur réputation. Il prévoyoit assez bien le mal, parce qu’il avoit souvent peur ; mais il n’y remédioit pas à proportion, parce qu’il n’avoit pas tant de prudence que de peur. Il avoit de l’esprit, de l’insinuation, de l’enjouement, des manières ; mais le vilain cœur paroissoit toujours au travers, et au point que ces qualités eurent dans l’adversité tout l’air du ridicule, et ne perdirent pas dans la prospérité tout l’air de fourberie. Il porta le filoutage dans le ministère : ce qui n’est jamais arrivé qu’à lui ; et ce filoutage faisoit que le ministère même, heureux et absolu, ne lui seyoit pas bien, et que le mépris s’y glissa : qui est la maladie la plus dangereuse d’un État, et dont la contagion se répand le plus aisément et le plus promptement du chef dans tous les membres.

Il n’est pas mal aisé de concevoir, par ce que je viens de vous dire, qu’il peut et qu’il doit y avoir eu beaucoup de contre-temps fâcheux dans une administration qui suivoit d’aussi près celle du cardinal de Richelieu, et qui en étoit aussi différente.

Vous avez vu ci-devant tout l’extérieur des quatre premières années de la régence, et je vous ai déjà même expliqué l’effet que la prison de M. de Beaufort fit d’abord dans les esprits. Il est certain qu’elle y imprima du respect pour un homme pour qui l’éclat de la pourpre n’en avoit pu donner aux particuliers : Ondedeï[40] m’a dit que le cardinal s’étoit moqué avec lui, à ce propos, de la légèreté des Français ; et il m’ajouta en même temps qu’au bout de quatre mois il s’admira lui-même ; qu’il s’érigea dans son opinion en Richelieu, et qu’il se crut même plus habile que lui. Il faudroit des volumes pour vous raconter toutes ses fautes, dont les moindres étoient d’une importance extrême, par une considération qui mérite une observation particulière.

Comme il marchoit sur les pas du cardinal de Richelieu, qui avoit achevé de détruire toutes les anciennes maximes de l’État, il suivoit son chemin, qui étoit de tous côtés bordé de précipices que le cardinal de Richelieu n’avoit pas ignorés ; mais il ne se servoit pas des appuis par lesquels le cardinal de Richelieu avoit assuré sa marche. J’expliquerai ce peu de paroles, qui comprend beaucoup de choses, par un exemple. Le cardinal de Richelieu avoit affecté d’abaisser tous les corps ; mais il n’avoit pas oublié de ménager les particuliers. Cette idée suffit pour vous faire concevoir tout le reste : ce qu’il y eut de merveilleux fut que tout contribua à le tromper lui-même. Il y eut toutefois des raisons naturelles de cette illusion ; et vous en avez vu quelques-unes dans la disposition où je vous ai marqué ci-dessus qu’il avoit trouvé les affaires, les corps et les particuliers du royaume. Mais il faut avouer que cette illusion fut très-extraordinaire, et qu’elle passa jusqu’à un grand excès.

Le dernier point d’illusion en matière d’État est une espèce de léthargie qui n’arrive jamais qu’après de grands symptômes. Le renversement des anciennes lois, l’anéantissement de ce milieu qu’elles ont posé entre les rois et les peuples, l’établissement de l’autorité purement et absolument despotique, sont ceux qui ont jeté originairement la France dans ces convulsions dans lesquelles nos pères l’ont vue. Le cardinal de Richelieu la traita comme un empirique, avec des remèdes violens qui lui firent paroître de la force, mais une force d’agitation qui en épuisa le corps et les parties. Le cardinal Mazarin, comme un médecin très-inexpérimenté, ne connut point son abattement : il ne la soutint point par les secrets chimiques de son prédécesseur ; il continua de l’affoiblir par des saignées ; elle tomba en léthargie, et il fut assez malhabile pour prendre ce faux repos pour une véritable santé. Les provinces, abandonnées à la rapine des surintendans, demeuroient abattues et assoupies sous la pesanteur de leurs maux, que les secousses qu’elles s’étoient données de temps en temps sous le cardinal de Richelieu n’avoient fait qu’augmenter et aigrir. Les parlemens, qui avoient tout nouvellement gémi sous la tyrannie, étoient comme insensibles aux misères présentes, par la mémoire encore trop vive et trop récente des passées. Les grands, qui pour la plupart avoient été chassés du royaume, s’endormoient paresseusement dans leurs lits, qu’ils avoient été ravis de retrouver. Si cette indolence générale eût été ménagée, l’assoupissement eût peut-être duré plus long-temps : mais comme le médecin ne le prenoit que pour un doux sommeil, il n’y fit aucun remède. Le mal s’aigrit, la tête s’éveilla ; Paris se sentit, il poussa des soupirs ; l’on n’en fit point de cas : il tomba en frénésie. Venons au détail.

Emery, surintendant des finances, et à mon sens l’esprit le plus corrompu de son siècle, ne cherchoit que des noms pour trouver des édits. Je ne puis mieux vous exprimer le fond de l’ame du personnage qui disoit en plein conseil (je l’ai ouï), que la foi n’étoit que pour les marchands ; et que les maîtres des requêtes qui l’alléguoient pour raison dans les affaires qui regardoient le Roi méritoient d’être punis. Je ne puis mieux vous exprimer le défaut de son jugement. Cet homme, qui avoit été condamné à Lyon, dans sa jeunesse, à être pendu, gouvernoit même avec empire le cardinal Mazarin en tout ce qui regardoit le dedans du royaume. Je choisis cette remarque entre douze ou quinze que je vous pourrois faire de telle nature, pour vous donner à entendre l’extrémité du mal, qui n’est jamais à son période que quand ceux qui commandent ont perdu la honte, parce que c’est justement le moment dans lequel ceux qui obéissent perdent le respect ; et c’est dans ce même moment où l’on revient de la léthargie, mais par des convulsions.

Les Suisses paroissoient, pour ainsi parler, si étouffés sous la pesanteur de leurs chaînes, qu’ils ne respiroient plus, quand la révolte de trois de leurs puissans cantons forma des ligues. Les Hollandais se croyoient subjugués par le duc d’Albe, quand le prince d’Orange, par le sort réservé aux grands génies, qui voient avant tous les autres le point de la possibilité, conçut et enfanta leur liberté. Voilà des exemples : la raison y est. Ce qui cause l’assoupissement dans les États qui souffrent est la durée du mal, qui saisit l’imagination des hommes, et qui leur fait croire qu’il ne finira jamais. Aussitôt qu’ils trouvent jour à en sortir (ce qui ne manque jamais lorsqu’il est venu jusqu’à un certain point), ils sont si surpris, si aises et si emportés, qu’ils passent tout d’un coup à l’autre extrémité, et que, bien loin de considérer les révolutions comme impossibles, ils les croient faciles : et cette disposition toute seule est quelquefois capable de les faire. Nous avons éprouvé et senti toutes ces vérités dans notre révolution. Qui eût dit, trois mois avant la petite pointe des troubles, qu’il en eût pu naître dans un État où la maison royale étoit parfaitement unie, où la cour étoit esclave du ministre, où les provinces et la capitale lui étoient soumises, où les armées étoient victorieuses, où les compagnies paroissoient de tout point impuissantes ? Qui l’eût dit eût passé pour un insensé : je ne dis pas dans l’esprit du vulgaire, mais je dis entre les d’Estrées et les Senneterre. Il paroît un peu de sentiment, une lueur ou plutôt une étincelle de vie ; et ce signe de vie, dans le commencement presque imperceptible, ne se donne point par Monsieur, il ne se donne point par M. le prince, il ne se donne point par les grands du royaume, il ne se donne point par les provinces : il se donne par le parlement, qui jusqu’à notre siècle n’avoit jamais commencé de révolution, et qui certainement auroit condamné par des arrêts sanglans celle qu’il faisoit lui-même, si tout autre que lui l’eût commencée.

Il gronda sur l’édit du tarif ; et aussitôt qu’il eut seulement murmuré, tout le monde s’éveilla. On chercha en s’éveillant, comme à tâtons, les lois ; on ne les trouva plus. L’on s’effara, l’on cria, l’on se les demanda ; et, dans cette agitation, les questions que les explications firent naître, d’obscures qu’elles étoient et vénérables par leur antiquité, devinrent problématiques : et de là, à l’égard de la moitié du monde, odieuses. Le peuple entra dans le sanctuaire : il leva le voile qui doit toujours couvrir tout ce que l’on peut dire, tout ce que l’on peut croire du droit des peuples et de celui des rois, qui ne s’accordent jamais si bien ensemble que dans le silence. La salle du Palais profana ces mystères. Venons aux faits particuliers, qui vous feront voir à l’œil ce détail.

Je n’en choisirai d’une infinité que deux, et pour ne vous pas ennuyer, et parce que l’un est le premier qui a ouvert la plaie, et que l’autre l’a beaucoup envenimée : je ne toucherai les autres qu’en courant.

Le parlement, qui avoit souffert et même vérifié une très-grande quantité d’édits ruineux et pour les particuliers et pour le public, éclata enfin au mois d’août de l’année 1647 contre celui du tarif, qui portoit une imposition générale sur toutes les denrées qui entroient dans la ville de Paris. Comme il avoit été vérifié en la cour des aides il y avoit plus d’un an, et exécuté en vertu de cette vérification, messieurs du conseil s’opiniâtrèrent beaucoup à le soutenir. Connoissant que le parlement étoit sur le point de faire défense de l’exécuter, ou plutôt d’en continuer l’exécution, ils souffrirent qu’il fût porté au parlement pour l’examiner, dans l’espérance d’éluder, comme ils avoient fait en tant d’autres rencontres, les résolutions de la compagnie. Ils se trompèrent : la mesure étoit comble, les esprits étoient échauffés, et tout alloit à rejeter l’édit. La Reine manda le parlement ; il fut par députés au Palais-Royal. Le chancelier prétendit que la vérification appartenoit à la cour des aides : le premier président[41] la contesta pour le parlement. Le cardinal Mazarin, ignorantissime en toutes ces matières, dit qu’il s’étonnoit qu’un corps aussi considérable s’amusât à des bagatelles ; et vous pouvez juger si cette parole fut relevée.

Emery ayant proposé une conférence particulière pour aviser aux moyens d’accommoder l’affaire, elle fut proposée le lendemain dans les chambres assemblées. Après une grande diversité d’avis, dont plusieurs alloient à la refuser, comme inutile et même captieuse, elle fut accordée, mais vainement : l’on ne put convenir. Ce que voyant le conseil, et craignant que le parlement ne donnât arrêt de défense qui auroit infailliblement été exécuté par le peuple, il envoya une déclaration pour supprimer le tarif, afin de sauver au moins l’apparence à l’autorité du Roi. L’on envoya quelques jours après cinq édits encore plus onéreux que celui du tarif, non pas en espérance de les faire recevoir, mais en vue d’obliger le parlement à en revenir à celui du tarif. Il y revint effectivement, en refusant les autres ; mais avec tant de modifications que la cour ne crut pas s’en pouvoir accommoder, et qu’elle donna, étant à Fontainebleau au mois de septembre, un arrêt du conseil d’en haut, qui cassa celui du parlement, et qui leva toutes les modifications. La chambre des vacations y répondit par un autre, qui ordonna que celui du parlement seroit exécuté.

Le conseil, voyant qu’il ne pouvoit tirer aucun argent de ce côté-là, témoigna au parlement que puisqu’il ne vouloit point de nouveaux édits, il ne devoit pas du moins s’opposer à l’exécution de ceux qui avoient été vérifiés autrefois dans la compagnie ; et sur ce fondement il remit sur le tapis une déclaration qui avoit été enregistrée, il y avoit deux ans, pour l’établissement de la chambre du domaine, qui étoit d’une charge terrible pour le peuple, et d’une conséquence encore plus grande. Le parlement l’avoit accordée, ou par surprise ou par foiblesse. Le peuple se mutina, alla en troupes au Palais, maltraita de paroles le président de Thoré, fils d’Emery. Le parlement fut obligé de décréter contre les séditieux. La cour, ravie de le commettre avec le peuple, appuya le décret par des régimens des Gardes françaises et suisses. Le bourgeois s’alarma, monta dans les clochers des trois églises de la rue Saint-Denis, où les gardes avoient paru. Le prévôt des marchands avertit le Palais-Royal que tout est sur le point de prendre les armes. L’on fait retirer les gardes, en disant qu’on ne les avoit posées que pour accompagner le Roi, qui devoit aller en cérémonie à Notre-Dame. Il y alla effectivement en grande pompe dès le lendemain, pour couvrir le jeu ; et le jour suivant il monta au parlement, sans l’avoir averti que la veille extrêmement tard. Il y porta cinq ou six édits, tous plus ruineux les uns que les autres, qui ne furent communiqués aux gens du Roi qu’à l’audience. Le premier président parla fort hardiment contre cette manière de mener le Roi au Palais, pour surprendre et pour forcer la liberté des suffrages.

Dès le lendemain les maîtres des requêtes, auxquels un de ces édits vérifiés en la présence du Roi avoit donné douze collègues, s’assemblent dans le lieu où ils tiennent la justice, que l’on appelle des requêtes du Palais, et prennent une résolution très-ferme de ne pas souffrir cette création nouvelle. La Reine les mande, les appelle de belles gens pour s’opposer à la volonté du Roi ; elle les interdit des conseils. Ils s’animent au lieu de s’étonner ; ils entrent dans la grand’chambre, et ils demandent qu’ils soient reçus opposans à l’édit de création de leurs confrères. On leur donna acte de leur opposition.

Les chambres s’assemblent le même jour pour examiner les édits que le Roi avoit fait vérifier en sa présence. La Reine commanda à la compagnie de l’aller trouver par députés au Palais-Royal, et elle leur témoigna être surprise de ce qu’ils prétendoient toucher à ce que la présence du Roi avoit consacré : ce furent les propres paroles du chancelier. Le premier président répondit que telle étoit la pratique du parlement, et il en allégua les raisons tirées de la nécessité de la liberté des suffrages. La Reine témoigna être satisfaite des exemples qu’on lui apporta ; mais comme elle vit, quelques jours après, que les délibérations alloient à mettre des modifications aux édits qui les rendoient presque infructueux, elle défendit, par la bouche des gens du Roi au parlement, de continuer à prendre connoissance des édits jusqu’à ce qu’il eût déclaré en forme s’il prétendoit donner des bornes à l’autorité royale. Ceux qui étoient pour l’intérêt de la cour dans la compagnie se servirent adroitement de l’embarras où elle se trouva pour répondre à cette question ; ils s’en servirent, dis-je, adroitement pour porter les choses à la douceur, et pour faire ajouter, aux arrêts qui portoient les modifications, que le tout seroit exécuté sous le bon plaisir du Roi. La clause plut pour un moment à la Reine ; mais quand elle connut qu’elle n’empêcheroit pas que presque tous les édits ne fussent rejetés par le commun suffrage du parlement, elle s’emporta, et elle leur déclara qu’elle vouloit que tous les édits, sans exception, fussent exécutés pleinement et sans aucune modification.

Dès le lendemain, M. le duc d’Orléans alla à la chambre des comptes, où il porta ceux qui la regardoient ; et M. le prince de Conti, en l’absence de M. le prince qui étoit déjà parti pour l’armée, alla à la cour des aides, pour y porter ceux qui la concernoient.

J’ai couru jusqu’ici sur ces matières à perte d’haleine, quoique nécessaires à ce récit, pour me trouver plus tôt sur une autre matière sans comparaison plus importante, et qui, comme je vous ai déjà dit ci-dessus, envenima toutes les autres. Ces deux compagnies que je vous viens de nommer ne se contentèrent pas seulement de répondre à Monsieur et à M. le prince de Conti avec beaucoup de vigueur par la bouche de leur premier président : mais aussitôt la cour des aides députa vers la chambre des comptes, pour lui demander union avec elle pour la réformation de l’État. La chambre des comptes l’accepta ; l’une et l’autre s’assurèrent du grand conseil ; et les trois ensemble demandèrent la jonction au parlement, qui leur fut accordée avec joie, et exécutée à l’heure même au Palais, dans la salle que l’on appelle de Saint-Louis.

La vérité est que cette union, qui prenoit pour son motif la réformation de l’État, pouvoit avoir fort naturellement celui de l’intérêt particulier des officiers, parce que l’un des édits dont il s’agissoit portoit un retranchement considérable de leurs gages ; et la cour, qui se trouva étonnée et embarrassée au dernier point de l’arrêt d’union, affecta de lui donner autant qu’elle put cette couleur, pour le décréditer dans l’esprit des peuples.

La Reine ayant fait dire au parlement, par les gens du Roi, que comme cette union n’étoit faite que pour l’intérêt particulier des compagnies, et non pas pour la réformation de l’État, comme on le lui avoit voulu d’abord faire croire, elle n’y trouvoit rien à redire, parce qu’il est toujours permis à tout le monde de représenter au Roi ses intérêts, et qu’il n’est jamais permis à personne de s’ingérer du gouvernement de l’État. Le parlement ne donna point dans ce panneau ; et parce qu’il étoit aigri par l’enlèvement de Turcan et d’Argouges, conseillers au grand conseil, que la cour fit prendre la nuit de l’avant-veille de la Pentecôte, et par celui de Lotin, Dreux et Guerin que l’on arrêta aussi incontinent après, il ne songea qu’à justifier et à soutenir son arrêt d’union par des exemples. Le président de Novion[42] en trouva dans les registres ; et l’on étoit sur le point de délibérer sur l’exécution, quand Le Plessis-Guénégaud[43], secrétaire d’État, entra dans le parquet, et mit entre les mains des gens du Roi un arrêt du conseil d’en haut, qui portoit, en termes même injurieux, cassation de celui d’union des quatre compagnies. Le parlement ayant délibéré ne répondit rien à cet arrêt du conseil, que par un avis donné solennellement aux députés des trois autres compagnies de se trouver le lendemain, à deux heures de relevée, dans la salle de Saint-Louis.

La cour, outrée de ce procédé, s’avisa de l’expédient du monde le plus bas et le plus ridicule, qui fut d’avoir la feuille de l’arrêt. Du Tillet, greffier en chef, auquel elle l’avoit demandée, ayant répondu qu’elle étoit entre les mains du greffier commis : Le Plessis-Guénégaud, et Carnavalet, lieutenant des gardes du corps, le mirent dans un carrosse, et l’amenèrent au greffe pour la chercher. Les marchands s’en aperçurent, le peuple se souleva ; et le secrétaire et le lieutenant furent très-heureux de se sauver. Le lendemain, à sept heures du matin, le parlement eut ordre d’aller au Palais-Royal, et d’y porter l’arrêt du jour précédent, qui étoit celui par lequel le parlement avoit ordonné que les autres compagnies seroient priées de se trouver à deux heures dans la chambre de Saint-Louis. Comme ils furent arrivés au Palais-Royal, M. Le Tellier[44] demanda à M. le premier président s’il avoit apporté la feuille ; et le premier président lui ayant répondu que non, et qu’il en diroit les raisons à la Reine, il y eut dans le conseil des avis différens. L’on prétend que la Reine étoit assez portée à arrêter le parlement ; mais personne ne fut de cet avis, qui à la vérité n’étoit pas soutenable, vu la disposition des peuples. L’on prit un parti plus modéré : le chancelier fit à la compagnie une forte rëprimande, en présence du Roi et de toute la cour ; et il fit lire en même temps un second arrêt du conseil, portant cassation du dernier arrêt, défense de s’assembler, sous peine de rébellion ; et ordre d’insérer dans les registres cet arrêt, en la place de celui d’union.

Cela se passa le matin. Dès l’après-dînée, les députés des quatre compagnies se trouvèrent dans la salle de Saint-Louis, au très-grand mépris de l’arrêt du conseil d’en haut. Le parlement s’assembla de son côté à l’heure ordinaire, pour délibérer de ce qui étoit à faire à l’égard de l’arrêt du conseil d’en haut, qui avoit cassé celui d’union, et qui avoit défendu la continuation des assemblées. Vous remarquerez, s’il vous plaît, qu’ils y désobéissoient même en y délibérant, parce qu’il leur avoit été très-expressément enjoint de n’y pas délibérer. Comme tout le monde vouloit opiner avec pompe et avec éclat sur une matière de cette importance, quelques jours se passèrent avant que la délibération pût être achevée : ce qui donna lieu à Monsieur, qui connut infailliblement que le parlement n’obéiroit pas, de proposer un accommodement.

Les présidens à mortier et le doyen de la grand’chambre se trouvèrent au palais d’Orléans avec le cardinal Mazarin et le chancelier. L’on y fit quelques propositions qui furent rapportées au parlement, et rejetées avec d’autant plus d’emportement, que la première, qui concernoit le droit annuel, accordoit aux compagnies tout ce qu’elles pouvoient souhaiter pour leur intérêt particulier. Le parlement affecta de marquer qu’il ne songeoit qu’au public ; et il donna enfin un arrêt par lequel il fut dit que la compagnie demeureroit assemblée, et que très-humbles remontrances seroient faites au Roi, pour lui demander la cassation des arrêts du conseil.

Les gens du Roi demandèrent audience à la Reine pour le parlement dès le soir même. Elle les manda le lendemain par une lettre de cachet. Le premier président parla avec une grande force : il exagéra la nécessité de ne point ébranler le milieu qui est entre les peuples et les rois. Il justifia par des exemples illustres et fameux la possession où les compagnies avoient été depuis si long-temps et de s’unir et de s’assembler. Il se plaignit hautement de la cassation de l’arrêt d’union, et il conclut, par une instance très-ferme et très-vigoureuse, à ce que les ordres contraires donnés par le conseil d’en haut fussent supprimés.

La cour, beaucoup plus émue par la disposition des peuples que par les remontrances du parlement, plia tout d’un coup, et fit dire par les gens du Roi, à la compagnie, que le Roi lui permettoit d’exécuter l’arrêt d’union, de s’assembler, de travailler avec les autres compagnies à ce qu’elles jugeroient à propos pour le bien de l’État.

Jugez de l’abattement du cabinet ! Mais vous n’en jugerez pas assurément comme le vulgaire, qui crut que la foiblesse du cardinal Mazarin en cette occasion donnoit le dernier coup à l’autorité royale. Il ne pouvoit en cette rencontre faire que ce qu’il fit : mais il est juste de rejeter sur son imprudence ce que nous n’attribuons pas à sa foiblesse, et il est inexcusable de n’avoir pas prévu et prévenu les conjonctures dans lesquelles l’on ne peut plus faire que des fautes. J’ai observé que la fortune ne met jamais les hommes en cet état, qui est de tous le plus malheureux ; et que personne n’y tombe, que ceux qui s’y précipitent par leur faute. J’en ai recherché la raison, et je ne l’ai point trouvée ; mais j’en suis convaincu par les exemples. Si le cardinal Mazarin eût tenu ferme dans l’occasion dont je viens de vous parler, il se seroit sûrement attiré des barricades, et la réputation d’un téméraire et d’un forcené. Il a cédé au torrent : j’ai vu peu de gens qui ne l’aient accusé de foiblesse. Ce qui est constant est que l’on en conçut beaucoup de mépris pour le ministre, et que, bien qu’il eût essayé d’adoucir les esprits par l’exil d’Emery, à qui il ôta la surintendance, le parlement, aussi persuadé de sa propre force que de l’impuissance de la cour, la poussa par toutes les voies qui peuvent anéantir le gouvernement d’un favori.

La chambre de Saint-Louis fit sept propositions, dont la moins forte étoit de cette nature. La première, sur laquelle le parlement délibéra, fut la révocation des intendans. La cour, qui se sentit touchée à la prunelle de l’œil, obligea M. le duc d’Orléans d’aller au Palais, pour en représenter à la compagnie les conséquences, et la prier de surseoir seulement pour trois jours à l’exécution de son arrêt, pendant lesquels il avoit des propositions à faire qui seroient très-avantageuses au public. On lui accorda trois jours de délai, à condition qu’il n’en fût rien écrit dans le registre, et que la conférence se fît incessamment. Les députés des quatre compagnies se trouvèrent au palais d’Orléans. Le chancelier insista fort sur la nécessité de conserver les intendans dans les provinces, et sur l’inconvénient qu’il y auroit de faire le procès, comme l’arrêt le portoit, à ceux d’entre eux qui auroient malversé, parce qu’il seroit impossible que les partisans ne se trouvassent engagés dans les procédures : ce qui seroit ruiner les affaires du Roi, en obligeant à des banqueroutes ceux qui les soutenoient par leurs avances et leur crédit. Le parlement ne se rendant point à cette raison, le chancelier se réduisit à demander que les intendans ne fussent pas révoqués par arrêt du parlement, mais par une déclaration du Roi, afin que les peuples eussent au moins l’obligation de leurs soulagemens à Sa Majesté. L’on eut peine à consentir à cette proposition : elle passa toutefois à la pluralité des voix. Mais lorsque la déclaration fut portée au parlement, elle fut trouvée défectueuse, en ce que, révoquant les intendans, elle n’ajoutoit pas que l’on recherchât leur gestion.

M. le duc d’Orléans, qui l’étoit venue porter au parlement, n’ayant pu la faire passer, la cour s’avisa d’un expédient, qui fut d’en envoyer une autre, qui portoit l’établissement d’une chambre de justice pour faire le procès aux délinquans. La compagnie s’aperçut bien facilement que la proposition de cette chambre de justice, dont les officiers et l’exécution seroient toujours à la disposition des ministres, ne tendoit qu’à tirer les voleurs des mains du parlement. Elle passa toutefois encore à la pluralité des voix, en présence de M. d’Orléans, qui en fit vérifier une autre le même jour, par laquelle le peuple étoit déchargé du huitième des tailles, quoique l’on eût promis au parlement de le décharger du quart.

M. d’Orléans y vint encore quelques jours après porter une troisième déclaration, par laquelle le Roi vouloit qu’il ne se fît plus aucunes levées d’argent qu’en vertu des déclarations vérifiées au parlement. Rien ne paroissoit plus spécieux ; mais comme la compagnie savoit qu’on ne pensoit qu’à l’amuser et qu’à autoriser par le passé toutes celles qui n’y avoient pas été vérifiées, elle ajouta la clause de défense que l’on ne lèveroit rien en vertu de celles qui se trouveroient de cette nature. Le ministre, désespéré du peu de succès de ses artifices, de l’inutilité des efforts qu’il avoit faits pour semer de la jalousie entre les quatre compagnies, et d’une proposition sur laquelle on étoit près de délibérer, qui alloit à la radiation de tous les prêts faits au Roi sous des usures immenses ; le ministre, dis-je, outré de rage et de douleur, et poussé par tous les courtisans, qui avoient mis presque tous leurs biens dans ces prêts, se résolut à un expédient qu’il crut décisif, et qui lui réussit aussi peu que les autres. Il fit monter le Roi à cheval, pour aller au parlement en grande pompe ; et il y porta une déclaration remplie des plus belles paroles du monde, de quelques articles utiles au public, et de beaucoup d’autres très-obscurs et très-ambigus. La défiance que le peuple avoit de toutes les démarches de la cour fit que cette entrée ne fut pas accompagnée de l’applaudissement ni même des cris accoutumés : les suites n’en furent pas plus heureuses. La compagnie commença dès le lendemain à examiner la déclaration, et à la contrôler presque en tous ses points, mais particulièrement en celui qui défendoit aux compagnies de continuer leurs assemblées de la chambre de Saint-Louis. Elle n’eut pas plus de succès dans la chambre des comptes et dans la cour des aides, dont les premiers présidens firent des harangues très-fortes à Monsieur et à M. le prince de Conti. Le premier vint quelques jours de suite au parlement, pour l’exhorter à ne point toucher à la déclaration. Il menaça, il pria ; enfin, après des efforts incroyables, il obtint que l’on surseoiroit à délibérer jusqu’au 17 du mois : après quoi l’on continueroit incessamment à le faire, tant sur la déclaration que sur les propositions de la chambre de Saint-Louis. L’on n’y manqua pas : on examina article par article ; et l’arrêt donné par le parlement sur le troisième désespéra la cour. Il portoit, en modifiant la déclaration, que toutes les levées d’argent, ordonnées par déclarations non vérifiées, n’auroient point de lieu. M. le duc d’Orléans ayant encore été au parlement pour l’obliger à adoucir cette clause, et n’y ayant rien gagné, la cour se résolut à en venir aux extrémités, et à se servir de l’éclat que la bataille de Lens fit justement dans ce temps-là pour éblouir les peuples, et pour les obliger de consentir à l’oppression du parlement. Voilà un crayon très-léger d’un portrait bien sombre et bien désagréable, qui vous a représenté dans un nuage, et comme en raccourci, les figures si différentes et les postures bizarres des principaux corps de l’État. Ce que vous allez voir est d’une peinture plus égayée : les factions et les intrigues y donneront du coloris.

[1648] La nouvelle de la victoire de M. le prince à Lens arriva à la cour le 24 d’août 1648. Châtillon l’apporta ; et il me dit, un quart-d’heure après qu’il fut sorti du Palais-Royal, que M. le cardinal lui avoit témoigné beaucoup moins de joie de la victoire, qu’il ne lui avoit fait paroître de chagrin de ce qu’une partie de la cavalerie espagnole s’étoit sauvée. Vous remarquerez, s’il vous plaît, qu’il parloit à un homme qui étoit entièrement à M. le prince, et qu’il lui parloit d’une des plus belles actions qui se soient jamais faites dans la guerre. Elle est imprimée en tant de lieux, qu’il seroit inutile de vous en rapporter ici le détail. Je ne puis m’empêcher de vous dire que le combat étant presque perdu, M. le prince le rétablit et le gagna, par un seul coup de cet œil d’aigle que vous lui connoissez, qui voit tout dans la guerre et qui ne s’éblouit jamais.

Le jour que la nouvelle en arriva à Paris, je trouvai M. de Chavigny à l’hôtel de Lesdiguières, qui me l’apprit, et qui me demanda si je ne gagerois pas que le cardinal seroit assez innocent pour ne se pas servir de cette occasion pour remonter sur sa bête. Ce furent ses propres paroles ; elles me touchèrent, parce que connoissant, comme je faisois, l’humeur et les maximes violentes de Chavigny, et sachant d’ailleurs qu’il étoit très-mal satisfait du cardinal, ingrat au dernier point envers son premier bienfaiteur, je ne doutai pas qu’il ne fût très-capable d’aigrir les choses par de mauvais conseils. Je le dis à madame de Lesdiguières, et je lui ajoutai que j’allois de ce pas au Palais-Royal, dans la résolution d’y continuer ce que j’y avois commencé. Il est nécessaire, pour l’intelligence de ces deux dernières paroles, que je vous rende compte d’un petit détail qui me regarde en mon particulier.

Dans le cours de cette année d’agitation que je viens de toucher, je me trouvai moi-même dans un mouvement intérieur qui n’étoit connu que de fort peu de personnes. Toutes les humeurs de l’État étoient si émues par la chaleur de Paris, qui en est le chef, que je jugeois bien que l’ignorance du médecin ne préviendroit pas la fièvre qui en étoit comme la suite nécessaire. Je ne pouvois ignorer que je ne fusse très-mal dans l’esprit du cardinal. Je voyois la carrière ouverte, même pour la pratique, aux grandes choses dont la spéculation m’avoit touché beaucoup dès mon enfance : mon imagination me fournissoit toutes les idées du possible ; mon esprit ne les désavouoit pas, et je me reprochois à moi-même la contrariété que je trouvois dans mon cœur à les entreprendre. Je m’en remerciai, après en avoir examiné à fond l’intérieur ; et je connus que cette opposition ne venoit que d’un bon principe.

Je tenois la coadjutorerie de la Reine. Je ne savois pas diminuer mes obligations par les circonstances. Je crus que je devois sacrifier à la reconnoissance mes ressentimens, et même les apparences de ma gloire ; et, quelques instances que me fissent Montrésor et Laigues, je me résolus de m’attacher purement à mon devoir, et de n’entrer en rien de tout ce qui se disoit ou se faisoit dans ce temps-là contre la cour. Le premier de ces deux hommes, que je viens de vous nommer, avoit été toute sa vie nourri dans les factions de Monsieur ; et il étoit d’autant plus dangereux pour conseiller les grandes choses, qu’il les avoit beaucoup plus dans l’esprit que dans le cœur. Les gens de ce caractère n’exécutent rien, et par cette raison ils conseillent tout. Laigues n’avoit qu’un fort petit sens ; mais il étoit très-brave et très-présomptueux. Les esprits de cette nature osent tout ce que ceux en qui ils ont confiance leur persuadent. Ce dernier, qui étoit absolument entre les mains de Montrésor, s’échauffa, comme il arrive toujours, après en avoir été persuadé ; et ces deux hommes joints ensemble ne me laissoient pas un jour de repos pour me faire voir, s’imaginoient-ils, ce que, sans vanité, j’avois vu six mois et plus avant eux.

Je demeurai ferme dans ma résolution ; mais comme je n’ignorois pas que l’innocence et la droiture me brouilleroient dans les suites presque autant avec la cour qu’auroit pu faire le contraire, je pris en même temps celle de me précautionner contre les mauvaises intentions du ministre : et du côté de la cour même, en y agissant avec autant de sincérité et de zèle que de liberté, et du côté de la ville, en y ménageant avec soin tous mes amis, et en n’oubliant rien de tout ce qui pouvoit être nécessaire pour m’attirer ou plutôt pour me conserver l’amitié des peuples. Je ne puis mieux vous exprimer le second, qu’en vous disait que, depuis le 28 mars jusqu’au 25 août, je dépensai trente-six mille écus en aumônes et en libéralités. Je ne crus pas mieux exécuter le premier qu’en disant à la Reine et au cardinal la vérité des dispositions que je voyois dans Paris, dans lesquelles la flatterie et la préoccupation ne leur permirent jamais de pénétrer. Comme un troisième voyage de M. l’archevêque en Anjou m’avoit remis en fonctions, je pris cette occasion pour leur témoigner que je me croyois obligé de leur en rendre compte : ce qu’ils reçurent l’un et l’autre avec assez de mépris ; et je leur en rendis compte effectivement : ce qu’ils reçurent l’un et l’autre avec beaucoup de colère. Celle du cardinal s’adoucit au bout de quelques jours, mais ce ne fut qu’en apparence : elle ne fit que se déguiser. J’en connus l’art, et j’y remédiai ; car comme je vis qu’il ne se servoit des avis que je lui donnois que pour faire croire dans le monde que j’étois intimement avec lui pour lui rapporter ce que je découvrois, même au préjudice des particuliers, je ne lui parfois plus de rien que je ne disse publiquement à table, en revenant chez moi. Je me plaignis même à la Reine de l’artifice du cardinal, que je lui démontrai par deux circonstances particulières. Et ainsi, sans discontinuer ce que le poste où j’étois m’obligeoit de faire pour le service du Roi, je me servis des mêmes avis que je donnois à la cour, pour faire voir au parlement que je n’oubliois rien pour éclairer le ministère, et pour dissiper les nuages dont les intérêts des subalternes et la flatterie des courtisans ne manquent jamais de l’offusquer.

Comme le cardinal eut aperçu que j’avois tourné son art contre lui-même, il ne garda presque plus de mesures avec moi ; et un jour entre autres que je disois à la Reine, devant lui, que la chaleur des esprits étoit telle qu’il n’y avoit plus que la douceur qui les pût ramener, il ne me répondit que par un apologue italien, qui porte qu’au temps que les bêtes parloient, le loup assura avec serment à un troupeau de brebis qu’il les protégeroit contre tous ses camarades, pourvu qu’une d’entre elles allât tous les matins lécher une blessure qu’il avoit reçue d’un chien. Voilà le moins désobligeant des apophthegmes dont il m’honora trois ou quatre mois durant : ce qui m’obligea de dire un jour en sortant du Palais-Royal, à M. le maréchal de Villeroy[45], que j’y avois fait deux réflexions : l’une, qu’il sied plus mal à un ministre de dire des sottises que d’en faire ; et l’autre, que les avis qu’on lui donne passent pour des crimes toutes les fois qu’on ne lui est point agréable.

Voilà l’état où j’étois à la cour, quand je sortis de l’hôtel de Lesdiguières pour remédier, autant que je pourrois, au mauvais effet que la nouvelle de la victoire de Lens et la réflexion de M. de Chavigny m’avoient fait appréhender. Je trouvai la Reine dans un emportement de joie inconcevable ; le cardinal me parut plus modéré. L’un et l’autre affectèrent une douceur extraordinaire ; et le cardinal particulièrement me dit qu’il vouloit se servir de l’occasion présente pour faire connoître aux compagnies qu’il étoit bien éloigné des sentimens de vengeance qu’on lui attribuoit, et qu’il prétendoit que tout le monde confessât, dans peu de jours, que les avantages remportés par les armes du Roi avoient bien plus adouci qu’élevé l’esprit de la cour. J’avoue que je fus dupe ; je le crus, j’en eus de la joie. Je prêchai le lendemain[46] à Saint-Louis des Jésuites devant le Roi et la Reine. Le cardinal, qui y étoit, me remercia[47], au sortir du sermon, de ce qu’en expliquant au Roi le testament de saint Louis (c’étoit le jour de sa fête), je lui avois recommandé, comme il est porté par le même testament, le soin de ses grandes villes. Vous allez voir la sincérité de toutes ces confidences.

Le lendemain de la fête, c’est-à-dire le 26 août 1648, le Roi alla au Te Deum. L’on borda, selon la coutume, depuis le Palais-Royal jusqu’à Notre-Dame, toutes les rues de soldats du régiment des Gardes. Aussitôt que le Roi fut revenu au Palais-Royal, l’on forma de tous ces soldats trois bataillons, qui demeurèrent sur le Pont-Neuf et à la place Dauphine. Comminges, lieutenant des gardes de la Reine, enleva dans un carrosse fermé le bonhomme Broussel[48], conseiller de la grand’chambre, et le mena à Saint-Germain. Blancménil[49], président aux enquêtes, fut pris en même temps aussi chez lui, et conduit au bois de Vincennes. Vous vous étonnerez du choix de ce dernier ; et si vous aviez connu le bonhomme Broussel, vous ne seriez pas moins surprise du sien. Je vous expliquerai ce détail en temps et lieu ; mais je ne puis vous exprimer la consternation qui parut dans Paris le premier quart d’heure de l’enlèvement de Broussel, et le mouvement qui s’y fit dès le second. La tristesse ou plutôt l’abattement saisit jusqu’aux enfans : l’on se regardoit, et l’on ne se disoit rien. On éclata tout d’un coup, on s’émut, on courut, on cria, et l’on ferma les boutiques. J’en fus averti et quoique je ne fusse pas insensible à la manière dont j’avois été joué la veille au Palais-Royal, où l’on m’avoit même prié de faire savoir, à ceux qui étoient de mes amis dans le parlement, que la bataille de Lens n’y avoit causé que des sentimens de modération et de douceur ; quoique, dis-je, je fusse très-piqué, je ne laissai pas de prendre le parti, sans balancer, d’aller trouver la Reine, et de m’attacher à mon devoir préférablement à toutes choses. Je le dis en ces propres termes à Chapelain, à Gomberville, et à Plot, chanoine de Notre-Dame et présentement chartreux, qui avoient dîné chez moi. Je sortis en rochet et en camail ; et je ne fus pas arrivé au Marché-Neuf, que je fus accablé d’une foule de peuple qui hurloit plutôt qu’il ne crioit. Je m’en démêlai en leur disant que la Reine leur feroit justice. Je trouvai sur le Pont-Neuf le maréchal de La Meilleraye à la tête des gardes, qui, bien qu’il n’eût encore en tête que quelques enfans qui disoient des injures et qui jetoient des pierres aux soldats, ne laissoit pas d’être fort embarrassé, parce qu’il voyoit que les nuages commençoient à se grossir de tous côtés. Il fut très-aise de me voir : il m’exhorta de dire à la Reine la vérité ; il s’offrit d’en venir lui-même rendre témoignage. J’en fus très-aise à mon tour ; et nous allâmes ensemble au Palais-Royal, suivis d’un nombre infini de peuple qui crioit Broussel ! Broussel ! Nous trouvâmes la Reine dans le grand cabinet, accompagnée de Monsieur, du cardinal Mazarin, de M. de Longueville, du maréchal de Villeroy, de l’abbé de La Rivière, de Bautru, de Guitaut, capitaine des gardes, et de Nogent[50]. Elle ne me reçut ni bien ni mal. Elle étoit trop fière et trop aigrie pour avoir de la honte de ce qu’elle m’avoit dit la veille, et le cardinal n’étoit pas assez honnête homme pour en avoir. Il me parut toutefois un peu embarrassé ; et il me fit une espèce de galimatias, par lequel, sans me l’oser toutefois dire, il eût été bien aise que j’eusse conçu qu’il y avoit eu des raisons toutes nouvelles qui avoient obligé la Reine à se porter à la résolution que l’on avoit prise. Je feignis de prendre pour bon tout ce qu’il lui plut de me dire ; et je lui répondis simplement que j’étois venu là pour me rendre à mon devoir, pour recevoir les commandemens de la Reine, et pour contribuer de tout ce qui seroit en mon pouvoir au repos et à la tranquillité. La Reine me fit un petit signe de la tête, comme pour me remercier ; mais je sus depuis qu’elle avoit remarqué, et remarqué en mal, cette dernière parole, qui étoit pourtant fort innocente, et même fort dans l’ordre d’un coadjuteur de Paris. Mais il est vrai de dire qu’auprès des princes il est aussi dangereux et presque aussi criminel de pouvoir le bien que de vouloir le mal. Le maréchal de La Meilleraye, qui vit que La Rivière, Bautru et Nogent traitoient l’émotion de bagatelle, et qu’ils la tournoient même en ridicule, s’emporta beaucoup. Il parla avec force ; il s’en rapporta à mon témoignage. Je le rendis avec liberté, et je confirmai ce qu’il avoit dit et prédit du mouvement. Le cardinal sourit malignement, et la Reine se mit en colère, proférant de son ton de fausset aigre et élevé ces propres mots : « Il y a de la révolte à imaginer que l’on puisse se révolter. Voilà les contes ridicules de ceux qui la veulent : l’autorité du Roi y donnera bon ordre. » Le cardinal, qui s’aperçut à mon visage que j’étois un peu ému de ce discours, prit la parole, et avec un ton doux il répondit à la Reine : « Plût à Dieu, madame, que tout le monde parlât avec autant de sincérité que M. le coadjuteur ! Il craint pour son troupeau, il craint pour la ville, il craint pour l’autorité de Votre Majesté. Je suis persuadé que le péril n’est pas au point qu’il se l’imagine ; mais le scrupule sur cette matière est en lui une religion louable. » La Reine, qui entendit le jargon du cardinal, se remit tout d’un coup : elle me fit des honnêtetés ; et je répondis par un profond respect et par une mine si niaise, que La Rivière dit à l’oreille à Bautru, de qui je le sus quatre jours après : « Voyez ce que c’est que de n’être pas jour et nuit en ce pays-ci ! Le coadjuteur est homme du monde, il a de l’esprit : il prend pour bon ce que la Reine vient de lui dire, » La vérité est que tout ce qui étoit dans ce cabinet jouoit la comédie. Je faisois l’innocent, et je ne l’étois pas, au moins en ce fait. Le cardinal faisoit l’assuré, et il ne l’étoit pas autant qu’il le paroissoit. Il y eut quelques momens où la Reine contrefit la douce, et elle ne fut jamais plus aigre. M. de Longueville témoignoit de la tristesse, et il étoit dans une joie sensible, parce que c’étoit l’homme du monde qui aimoit le plus le commencement de toutes les affaires. M. d’Orléans faisoit l’empressé et le passionné en parlant à la Reine. Je ne l’ai jamais vu siffler avec plus d’indolence qu’il fit une demi-heure après, en entretenant Guerchi dans la petite chambre grise. Le maréchal de Villeroy faisoit le gai, pour faire sa cour au ministre ; et il m’avouoit en particulier, les larmes aux yeux, que l’État étoit sur le bord du précipice. Bautru et Nogent bouffonnoient, et représentoient, pour plaire à la Reine, la nourrice du vieux Broussel (remarquez, je vous prie, qu’il avoit quatre-vingts ans), qui animoit le peuple à la sédition : quoiqu’ils connussent très-bien l’un et l’autre que la tragédie ne seroit peut-être pas fort éloignée de la farce. Le seul et unique abbé de La Rivière étoit convaincu que l’émotion du peuple n’étoit qu’une fumée : il le soutenoit à la Reine, qui l’eût voulu croire, quand même elle auroit été persuadée du contraire : et je remarquai dans un même instant, et par la disposition de la Reine qui étoit la personne du monde la plus hardie, et par celle de La Rivière qui étoit le poltron le plus signalé de son siècle, que l’aveugle témérité et la peur outrée produisent les mêmes effets lorsque le péril n’est pas connu. Afin qu’il ne manquât aucun personnage au théâtre, le maréchal de La Meilleraye, qui jusque-là étoit demeuré très-ferme avec moi à représenter la conséquence du tumulte, prit celui de capitan. Il changea tout d’un coup et de ton et de sentiment, sur ce que le bonhomme Vannes, lieutenant colonel aux gardes, vint dire à la Reine que les bourgeois menaçoient de forcer les gardes. Comme il étoit tout pétri de bile et de contre-temps, il se mit en colère jusqu’à l’emportement, et même jusqu’à la fureur. Il s’écria qu’il falloit plutôt périr que de souffrir cette insolence ; et il pressa qu’on lui permît de prendre les gardes, les officiers de la maison, et tous les courtisans qui étoient dans les antichambres, en assurant qu’il terrasseroit toute cette canaille.

La Reine même donna avec ardeur dans son sens, mais ce sens ne fut appuyé de personne ; et vous verrez par l’événement qu’il n’y en a jamais eu de plus réprouvé. Le chancelier entra dans le cabinet en ce moment. Il étoit si foible de son naturel, qu’il n’y avoit jamais dit, jusqu’à cette occasion, aucune parole de vérité ; mais, en celle-là, la complaisance céda à la peur : il parla, et il parla selon ce que lui dictoit ce qu’il avoit vu dans les rues. J’observai que le cardinal parut fort touché de la liberté d’un homme en qui il n’en avoit jamais vu. Mais Senneterre, qui entra presque en même temps, effaça en moins de rien les premières idées, en assurant que la chaleur du peuple commençoit à se ralentir : qu’on ne prenoit point les armes, et qu’avec un peu de patience tout iroit bien.

Il n’y a rien de si dangereux que la flatterie, dans les conjonctures où celui que l’on flatte peut avoir peur. L’envie qu’il a de ne la pas prendre fait qu’il croit tout ce qui l’empêche d’y remédier. Les avis qui arrivoient de moment à autre faisoient perdre inutilement ceux dans lesquels on peut dire que le salut de l’État étoit renfermé. Le vieux Guitaut[51], homme de peu de sens, mais très-affectionné, s’en impatienta plus que les autres ; et il dit, d’un ton de voix encore plus rauque qu’à son ordinaire, qu’il ne comprenoit pas comment il étoit possible de s’endormir en l’état où étoient les choses. Il ajouta je ne sais quoi entre les dents que je n’entendis pas, mais qui apparemment piqua le cardinal, qui d’ailleurs ne l’aimoit pas. Le cardinal lui répondit : « Eh bien ! M. de Guitaut, quel est votre avis ? — Mon avis est, lui répondit brusquement Guitaut, de rendre ce vieux coquin de Broussel mort ou vif. » Je pris la parole, et je lui dis : « Le premier ne seroit ni de la piété ni de la prudence de la Reine : le second pourroit faire cesser le tumulte. » La Reine rougit à ce mot, et s’écria : « Je vous entends, M. le coadjuteur ! vous voudriez que je donnasse la liberté à Broussel. Je l’étranglerois plutôt avec les deux mains. » Et achevant cette dernière syllabe, elle me les porta presque au visage, en ajoutant : « Et ceux qui… » Le cardinal, qui ne douta point qu’elle ne m’allât dire tout ce que la rage peut inspirer, s’avança, et lui parla à l’oreille. Elle se composa à un point que, si je ne l’eusse connue, elle m’eût paru bien radoucie.

Le lieutenant civil entra en ce moment dans le cabinet, avec une pâleur mortelle sur le visage. Je n’ai jamais vu à la Comédie italienne de peur si naïvement et si ridiculement représentée que celle qu’il fit voir à la Reine, en lui racontant des aventures de rien qui lui étoient arrivées depuis son logis jusqu’au Palais-Royal. Admirez, je vous prie, la sympathie des âmes timides ! Le cardinal Mazarin n’avoit été jusque là que médiocrement touché de ce que M. de La Meilleraye et moi lui avions dit avec assez de vigueur, et la Reine n’en avoit pas seulement été émue. La frayeur du lieutenant se glissa, je crois, par contagion dans leur imagination, dans leur esprit et dans leur cœur. Ils me parurent tout à coup métamorphosés : ils ne me traitèrent plus de ridicule ; ils avouèrent que l’affaire méritoit de la réflexion. Ils consultèrent, et souffrirent que Monsieur, M. de Longueville, le chancelier, le maréchal de Villeroy, celui de La Meilleraye et le coadjuteur prouvassent par bonnes raisons qu’il falloit rendre Broussel avant que les peuples, qui menaçoient de prendre les armes, les eussent prises effectivement. Nous éprouvâmes en cette rencontre qu’il est bien plus naturel à la peur de consulter que de décider. Le cardinal, après une douzaine de galimatias qui se contredisoient les uns les autres, conclut à se donner encore du temps jusqu’au lendemain, et à faire connoître en attendant, au peuple, que la Reine lui accordoit la liberté de Broussel, pourvu qu’il se séparât, et qu’il ne continuât pas à la demander en foule. Le cardinal ajouta que personne ne pouvoit plus agréablement et plus efficacement que moi porter cette parole. Je vis le piège, mais je ne pus m’en défendre ; et d’autant moins que le maréchal de La Meilleraye, qui n’avoit point de vue, y donna même avec impétuosité, et m’y entraîna, pour ainsi parler, avec lui. Il dit à la Reine qu’il sortiroit avec moi dans les rues, et que nous y ferions des merveilles. « Je n’en doute point, lui répondis-je, pourvu qu’il plaise à la Reine de nous faire expédier en bonne forme la promesse de la liberté des prisonniers : car je n’ai pas assez de crédit parmi le peuple pour m’en faire croire sans cela. » On me loua de ma modestie : le maréchal ne se douta de rien ; la parole de la Reine valoit mieux que tous les écrits. En un mot l’on se moqua de moi, et je me trouvai tout d’un coup dans la cruelle nécessité de jouer le plus méchant personnage que jamais peut-être particulier ait rencontré. Je voulus répliquer : mais la Reine entra brusquement dans sa chambre grise. Monsieur me poussa, mais tendrement, avec ses deux mains, en me disant. « Rendez le repos à l’État. » Le maréchal m’entraîna, et tous les gardes du corps me portoient amoureusement sur leurs bras, en me criant : « Il n’y a que vous qui puissiez remédier au mal. » Je sortis ainsi avec mon rochet et mon camail, en donnant des bénédictions à droite et à gauche : et vous croyez bien que cette occupation ne m’empêchoit pas de faire toutes les réflexions convenables à l’embarras dans lequel je me trouvois. Je pris toutefois sans balancer le parti d’aller purement à mon devoir, de prêcher l’obéissance, et de faire mes efforts pour empêcher le tumulte. La seule mesure que je me résolus de garder fut celle de ne rien promettre en mon nom au peuple, et de lui dire simplement que la Reine m’avoit assuré qu’elle rendroit Broussel, pourvu que l’on fit cesser l’émotion.

L’impétuosité du maréchal de La Meilleraye ne me laissa pas lieu de mesurer mes expressions : car au lieu de venir avec moi, comme il m’avoit dit, il se mit à la tête des chevau-légers de la garde, et il s’avança l’épée à la main, en criant de toute sa force : « Vive le Roi ! liberté à Broussel ! » Comme il étoit vu de beaucoup plus de gens qu’il n’y en avoit qui l’entendissent, il échauffa beaucoup plus de monde par son épée qu’il n’en apaisa par sa voix. On cria aux armes ; un crocheteur mit le sabre à la main vis-à-vis des Quinze-Vingts : le maréchal le tua d’un coup de pistolet. Les cris redoublèrent, on courut de tous côtés aux armes ; une foule de peuple, qui m’avoit suivi depuis le Palais-Royal, me porta plutôt qu’elle ne me poussa jusqu’à la Croix-du-Tiroir, et j’y trouvai le maréchal de La Meilleraye aux mains, avec une foule de bourgeois qui avoient pris les armes dans la rue de l’Arbre-Sec. Je me jetai dans la foule pour essayer de les séparer, et je crus que les uns et les autres porteroient au moins quelque respect à mon habit et à ma dignité. Je ne me trompai pas absolument : car le maréchal, qui étoit fort embarrassé, prit avec joie ce prétexte pour commander aux chevau-légers de ne plus tirer. Les bourgeois s’arrêtèrent, et se contentèrent de tenir ferme dans le carrefour. Mais il y en eut vingt ou trente qui sortirent avec des hallebardes et avec des mousquetons de la rue des Prouvelles, qui ne furent pas si modérés, et qui, ne me voyant pas ou ne me voulant pas voir, firent une décharge fort brusque sur les chevau-légers, cassèrent d’un coup de pistolet le bras à Fontrailles qui étoit auprès du maréchal l’épée à la main, blessèrent un de mes pages qui portoit le bas de ma soutane, et me donnèrent à moi-même un coup de pierre au dessous de l’oreille, qui me porta par terre. Je ne fus pas plutôt relevé, qu’un bourgeois m’appuyant un mousqueton sur la tête, quoique je ne le connusse point du tout, je crus qu’il étoit bon de ne le lui pas témoigner dans ce moment ; et je lui dis au contraire : « Ah, malheureux ! si ton père te voyoit… » Il s’imagina que j’étois le meilleur ami de son père, que je n’avois pourtant jamais vu. Je crois que cette pensée lui donna celle de me regarder plus attentivement ; mon habit lui frappa les yeux : il me demanda si j’étois M. le coadjuteur. Tout le monde fit le même cri ; l’on courut à moi ; et le maréchal de La Meilleraye se retira avec plus de liberté au Palais-Royal, parce que j’affectai, pour lui en donner le temps, de marcher du côté des Halles. Tout le monde

m’y suivit, et j’en eus besoin : car je trouvai une fourmilière de fripiers toute en armes. Je les flattai, je les caressai, je les conjurai, je les menaçai, enfin je les persuadai. Ils quittèrent les armes : ce qui fut le salut de Paris, parce que s’ils les eussent encore eues à la main à l’entrée de la nuit qui s’approchoit, la ville eût été infailliblement pillée.

Je n’ai guère eu en ma vie de satisfaction plus sensible que celle-là ; et elle fut si grande que je ne fis pas seulement de réflexion sur l’effet que le service que je venois de rendre devoit produire au Palais-Royal. Je dis devoit : car vous allez voir qu’il y en produisit un tout contraire. J’y allai avec trente ou quarante mille hommes qui m’y suivirent, mais sans armes : et je trouvai à la barrière le maréchal de La Meilleraye, qui, transporté de la manière dont j’en avois usé à son égard, m’embrassa presque jusqu’à m’étouffer ; et il me dit ces propres paroles : « Je suis un fou et un brutal ; j’ai failli à perdre l’État, et vous l’avez sauvé. Venez, parlons à la Reine en véritables Français et en gens de bien ; et prenons des dates, pour faire pendre à notre témoignage, à la majorité du Roi, ces pestes d’État, ces flatteurs infâmes qui font accroire à la Reine que cette affaire n’est rien. » Il fit une apostrophe aux officiers des gardes, en achevant cette dernière parole, la plus touchante, la plus pathétique et la plus éloquente qui soit peut-être jamais sortie de la bouche d’un homme de guerre ; et il me porta plutôt qu’il ne me mena chez la Reine. Il lui dit en entrant, et en me montrant de la main : « Voilà celui, madame, à qui je dois la vie, mais à qui Votre Majesté doit le salut de sa garde et peut-être celui du Palais-Royal. » La Reine se mit à sourire, mais d’une sorte de sourire ambigu. J’y pris garde, mais je n’en fis pas semblant ; et, pour empêcher M. le maréchal de La Meilleraye de continuer mon éloge, je pris la parole : « Non, madame, il ne s’agit pas de moi, mais de Paris soumis et désarmé, qui se vient jeter aux pieds de Votre Majesté. — Il est bien coupable et peu soumis, repartit la Reine avec un visage plein de feu ; s’il a été aussi furieux que l’on a voulu me le faire croire, comment se seroit-il pu radoucir en si peu de temps ? » Le maréchal, qui remarqua aussi bien que moi le ton de la Reine, se mit en colère, et lui dit en jurant : « Madame, un homme de bien ne peut vous flatter en l’extrémité où sont les choses. Si vous ne mettez aujourd’hui Broussel en liberté, il n’y aura pas demain pierre sur pierre dans Paris. » Je voulus prendre la parole pour appuyer ce que disoit le maréchal ; la Reine me la ferma, en me disant d’un air de moquerie : « Allez vous reposer, monsieur, vous avez bien travaillé. »

Je sortis ainsi du Palais-Royal ; et quoique je fusse ce que l’on appelle enragé, je ne dis pas un mot de là jusqu’à mon logis qui pût aigrir le peuple. J’en trouvai une foule innombrable qui m’attendoit, et qui me força de monter sur l’impériale de mon carrosse, pour lui rendre compte de ce que j’avois fait au Palais-Royal. Je lui dis que j’avois témoigné à la Reine l’obéissance que l’on avoit rendue à sa volonté, en posant les armes dans les lieux où on les avoit prises, et en ne les prenant point dans ceux où on étoit sur le point de les prendre ; que la Reine m’avoit fait paroître de la satisfaction de cette soumission, et qu’elle m’avoit dit que c’étoit l’unique voie par laquelle on pouvoit obtenir d’elle la liberté des prisonniers. J’ajoutai tout ce que je crus pouvoir adoucir cette commune ; et je n’y eus pas beaucoup de peine, parce que l’heure du souper s’approchoit. Cette circonstance vous paroîtra ridicule, mais elle est fondée : et j’ai observé qu’à Paris, dans les émotions populaires, les plus échauffés ne veulent pas ce qu’ils appellent se désheurer.

Je me fis saigner en arrivant chez moi : car la contusion que j’avois eue au dessous de l’oreille étoit fort augmentée ; mais vous croyez bien que ce n’étoit pas là mon plus grand mal. J’avois fort hasardé mon crédit dans le peuple, en lui donnant des espérances de la liberté de Broussel, quoique j’eusse observé fort soigneusement de ne lui en pas donner ma parole. Mais avois-je lieu moi-même d espérer qu’un peuple pût distinguer entre les paroles et les espérances ? D’ailleurs avois-je lieu de croire, après ce que j’avois connu du passé, après ce que je venois de voir du présent, que la cour fît seulement réflexion à ce qu’elle nous avoit fait dire à M. de La Meilleraye et à moi ? Ou plutôt n’avois-je pas tout sujet d’être persuadé qu’elle ne manqueroit pas cette occasion de me perdre absolument dans le public, en lui faisant croire que je m’étois entendu avec elle pour l’amuser et pour le jouer ? Ces vues, que j’eus dans toute leur étendue, m’affligèrent, mais elles ne me tentèrent point. Je ne me repentis pas un moment de ce que j’avois fait, parce que j’étois persuadé que le devoir et la bonne conduite m’y avoient obligé. Je m’enveloppai, pour ainsi dire, dans mon devoir ; j’eus honte d’avoir fait réflexion sur l’événement ; et Montrésor étant entré là-dessus, et m’ayant dit que je me trompois si je croyois avoir beaucoup gagné à mon expédition, je lui répondis ces propres paroles : « J’y ai beaucoup gagné, en ce qu’au moins je me suis épargné une apologie en explication de bienfaits, qui est toujours une chose insupportable à un homme de bien. Si je fusse demeuré chez moi dans une conjoncture comme celle-ci, la Reine, dont enfin je tiens ma dignité, auroit-elle sujet d’être contente de moi ? — Elle ne l’est nullement, reprit Montrésor : madame de Noailles et madame de Motteville viennent de dire au prince de Guémené que l’on étoit persuadé, au Palais-Royal, qu’il n’avoit pas tenu à vous d’émouvoir le peuple. »

J’avoue que je n’ajoutai aucune foi à ce discours de Montrésor : car quoique j’eusse vu dans le cabinet de la Reine que l’on s’y moquoit de moi, je m’étois imaginé que cette malignité n’alloit pas à diminuer le mérite du service que j’avois rendu, et je ne pouvois me figurer que l’on fût capable de me le tourner à crime. Montrésor persistant à me tourmenter, et me disant que mon ami Jean-Louis de Fiesque[52] n’auroit pas été de mon avis, je lui répondis que j’avois toute ma vie estimé les hommes, plus par ce qu’ils ne faisoient pas en de certaines occasions, que par tout ce qu’ils y eussent pu faire. J’étois sur le point de m’endormir sur ces pensées, lorsque Laigues arriva, qui venoit du souper de la Reine, et qui me dit que l’on m’avoit tourné publiquement en ridicule, que l’on m’y avoit traité d’homme qui n’avoit rien oublié pour soulever le peuple, sous prétexte de l’apaiser ; que l’on avoit sifflé dans les rues ; que j’avois fait semblant d’être blessé, quoique je ne le fusse point ; enfin que j’avois été exposé deux heures entières à la raillerie fine de Bautru, à la bouffonnerie de Nogent, à l’enjouement de La Rivière, à la fausse compassion du cardinal, et aux éclats de rire de la Reine. Vous ne doutez pas que je ne fusse un peu ému ; mais, à la vérité, je ne le fus pas au point que vous devez croire. Je me sentis plutôt de la tentation légère que de l’emportement ; tout me vint dans l’esprit, mais rien n’y demeura, et je sacrifiai à mon devoir, presque sans balancer, les idées les plus douces et les plus brillantes que les conjurations passées présentèrent à mon esprit en foule, aussitôt que le mauvais traitement que je voyois public et connu me donna lieu de croire que je pourrois entrer avec honneur dans les nouvelles.

Je rejetai, par le principe de l’obligation que j’avois à la Reine, toutes ces pensées, quoique, à vous dire le vrai, je m’y fusse nourri dès mon enfance ; et Laigues et Montrésor n’eussent certainement rien gagné sur mon esprit, ni par leurs exhortations ni par leurs reproches, si Argenteuil, qui depuis la mort de M. le comte, dont il avoit été premier gentilhomme de la chambre, qui s’étoit fort attaché à moi, ne fût venu. Il entra dans ma chambre avec un visage fort effaré, et il me dit : « Vous êtes perdu ; le maréchal de La Meilleraye m’a chargé de vous dire que le diable possède le Palais-Royal ; qu’il leur a mis dans l’esprit que vous avez fait ce que vous avez pu pour exciter la sédition ; que lui, le maréchal de La Meilleraye, n’a rien oublié pour témoigner à la Reine et au cardinal la vérité, mais que l’un et l’autre se sont moqués de lui ; qu’il ne les peut excuser dans cette injustice, mais qu’aussi il ne les peut assez admirer du mépris qu’ils ont toujours eu pour le tumulte ; qu’ils en ont vu la suite comme des prophètes ; qu’ils ont toujours dit que la nuit feroit évanouir cette fumée ; que lui maréchal, ne l’avoit pas cru, mais que présentement il en étoit convaincu, parce qu’il s’étoit promené dans les rues, où il n’avoit pas seulement trouvé un homme ; que ces feux ne se rallumoient plus quand ils s’étoient éteints aussi subitement que celui-là ; qu’il me conjuroit de penser à ma sûreté ; que l’autorité du Roi paroîtroit le lendemain avec tout l’éclat imaginable ; qu’il voyoit la cour très-disposée à ne pas perdre le moment fatal ; que je serois le premier sur qui l’on feroit un grand exemple ; que l’on avoit même déjà parlé de m’envoyer à Quimpercorentin ; que Broussel seroit envoyé au Hâvre-de-Grâce ; et que l’on avoit résolu d’envoyer, à la pointe du jour, le chancelier au palais, pour interdire le parlement, et pour lui commander de se retirer à Montargis. » Argenteuil finit son discours par ces paroles : « Voilà ce que le maréchal de La Meilleraye vous mande. Celui de Villeroy n’en dit pas tant, car il n’ose ; mais il m’a serré la main, en passant, d’une manière qui me fait juger qu’il en sait peut-être encore davantage ; et moi je vous dis, ajouta Argenteuil, qu’ils ont tous deux, raison : car il n’y a pas une ame dans les rues, tout y est calme, et l’on prendra demain qui l’on voudra. »

Montrésor, qui est de ces gens qui veulent toujours avoir tout deviné, s’écria qu’il n’en doutoit point, et qu’il l’avoit bien prédit. Laigues se mit sur les lamentations de ma conduite, qui faisoit pitié à mes amis, quoiqu’elle les perdît. Je leur répondis que s’il leur plaisoit de me laisser un petit quart-d’heure[53] en repos, je leur ferois voir que nous n’étions pas réduits à la pitié ; et il étoit vrai.

Comme ils m’eurent laissé tout seul le quart-d’heure que je leur avois demandé, je ne fis pas seulement réflexion sur ce que je pouvois : car j’en étois très-assuré ; je pensai seulement à ce que je devois, et je fus embarrassé. Comme la manière dont j’étois poussé, et celle dont le public étoit menacé, eurent dissipé mon scrupule, et que je crus pouvoir entreprendre avec honneur et sans être blâmé, je m’abandonnai à toutes mes pensées ; je rappelai tout ce que mon imagination m’avoit jamais fourni de plus éclatant et de plus proportionné aux vastes desseins ; je permis à mes sens de se laisser chatouiller par le titre de chef de parti, que j’avois toujours honoré dans les Vies de Plutarque. Mais ce qui acheva d’étouffer tous mes scrupules, fut l’avantage que je m’imaginai à me distinguer de ceux de ma profession par un état de vie qui les confond toutes. Le déréglement des mœurs, très-peu convenable à la mienne, me faisoit peur. J’appréhendois le ridicule de M. de Sens. Je me soutenois par la Sorbonne, par des sermons, par la faveur des peuples ; mais enfin cet appui n’a qu’un temps, et ce temps même n’est pas fort long, par mille accidens qui peuvent arriver. Dans le désordre, les affaires brouillent les espèces : elles honorent même ce qu’elles ne justifient pas ; et les vices d’un archevêque peuvent être dans une infinité de rencontres les vertus d’un chef de parti. J’avois eu mille fois cette vue, mais elle avoit toujours cédé à ce que je croyois devoir à la Reine. Le souper du Palais-Royal, et la résolution de me perdre avec le public, l’ayant purifiée, je la pris avec joie, et j’abandonnai mon destin à tous les mouvemens de la gloire. Minuit sonnant, je fis rentrer dans ma chambre Laigues et Montrésor, et je leur dis : « Vous savez que je crains les apologies, mais vous allez voir que je ne crains pas les manifestes. Toute la cour me sera témoin de la manière dont on m’a traité depuis plus d’un an au Palais-Royal : c’est au public à défendre mon honneur ; mais on veut perdre le public, et c’est à moi à le défendre de l’oppression. Nous ne sommes pas si mal que vous vous le persuadez, messieurs, et je serai demain, avant qu’il soit midi, maître de Paris. » Mes deux amis crurent que j’avois perdu l’esprit ; et eux, qui m’avoient persécuté, je crois, cinquante fois en leur vie pour entreprendre, me firent en cet instant des leçons de modération. Je ne les écoutai pas, et j’envoyai quérir à l’heure même Miron, maître des comptes, colonel du quartier de Saint-Germain de l’Auxerrois, homme de bien et de cœur, et qui avoit beaucoup de crédit parmi le peuple. Je lui exposai l’état des choses ; il entra dans mon sentiment : il me promit d’exécuter tout ce que je désirerois. Nous convînmes de ce qu’il y auroit à faire, et il sortit de chez moi en résolution de faire battre le tambour, et de faire reprendre les armes au premier ordre qu’il recevroit de moi.

Il trouva, en descendant mon degré, un frère de son cuisinier, qui ayant été condamné à être pendu, et n’osant marcher de jour par la ville, y rôdoit assez souvent la nuit. Cet homme venoit de rencontrer par hasard auprès du logis de Miron deux espèces d’officiers qui parloient ensemble, et qui nommoient souvent le maître de son frère. Il les écouta, caché derrière une porte, et il ouït que ces gens-là (nous sûmes depuis que c’étoit Vannes, lieutenant colonel des gardes, et Rubantel, lieutenant au même régiment) discouroient de la manière dont il faudroit entrer chez Miron pour le surprendre, et des postes où il seroit bon de mettre les gardes, les Suisses, les gendarmes, les chevau-légers, pour s’assurer de tout ce qui étoit depuis le Pont-Neuf jusqu’au Palais-Royal. Cet avis, joint à celui que nous avions par le maréchal de La Meilleraye, nous obligea à prévenir le mal ; mais d’une façon toutefois qui ne parût pas offensive, n’y ayant rien de si grande conséquence dans les peuples que de leur faire paroître, même quand on attaque, que l’on ne songe qu’à se défendre. Nous exécutâmes notre projet en ne portant que des manteaux noirs[54] sans armes, c’est-à-dire des bourgeois considérables, dans les lieux où nous avions appris que l’on se disposoit à mettre des gens de guerre ; parce que ainsi l’on se pouvoit assurer que l’on ne prendroit les armes que quand on l’ordonneroit. Miron s’acquitta si généreusement et si heureusement de cette commission, qu’il y eut plus de quatre cents gros bourgeois assemblés par pelotons, avec aussi peu de bruit et aussi peu d’émotion qu’il y en eût pu avoir si les novices des Chartreux y fussent venus pour y faire leurs méditations.

Je donnai ordre à L’Epinai, dont je vous ai déjà parlé à propos des affaires de feu M. le comte, de se tenir prêt pour se saisir au premier ordre de la barrière des Sergens, qui est vis-à-vis de Saint-Honoré, et pour y faire une barricade contre les gardes qui étoient au Palais-Royal. Et comme Miron nous dit que le frère de son cuisinier avoit ouï nommer plusieurs fois la porte de Nesle[55] à ces deux officiers dont je vous ai déjà parlé, nous crûmes qu’il ne seroit pas mal à propos d’y prendre garde, dans la pensée que nous eûmes que l’on pensoit peut-être à enlever quelqu’un par cette porte. Argenteuil, brave et déterminé autant qu’homme fût au monde, en prit le soin, et il se mit chez un sculpteur qui étoit tout proche, avec vingt bons soldats que le chevalier d’Humieres[56], qui faisoit une recrue à Paris, lui prêta. Je m’endormis après avoir donné cet ordre, et je ne fus réveillé qu’à six heures par le secrétaire de Miron, qui me vint dire que les gens de guerre n’avoient point paru pendant la nuit ; que l’on avoit vu seulement quelques cavaliers qui sembloient être venus pour reconnoître les pelotons des bourgeois, et qu’ils s’en étoient retournés au galop après les avoir un peu considérés ; que ce mouvement lui faisoit juger que la précaution que nous avions prise avoit été utile pour prévenir l’insulte que l’on pourroit avoir projetée contre des particuliers ; mais que le mouvement qui commençoit à paroître chez M. le chancelier marquoit que l’on méditoit quelque chose contre le public ; que l’on voyoit aller et venir des hoquetons, et que Ondedei y étoit allé quatre fois en deux heures.

Quelque temps après, l’enseigne de la colonelle de Miron me vint avertir que le chancelier marchoit avec toute la pompe de la magistrature droit au Palais ; et Argenteuil m’envoya dire que deux compagnies des gardes suisses s’avançoient du côté du faubourg, vers la porte de Nesle. Voilà le moment fatal. Je donnai mes ordres en deux paroles, et ils furent exécutés en deux momens. Miron fit prendre les armes. Argenteuil, habillé en maçon, et une règle à la main, chargea les Suisses en flanc, en tua vingt ou trente, prit un des drapeaux, et dissipa le reste. Le chancelier, poussé de tous côtés, se sauva à peine dans l’hôtel d’O, qui étoit au bout du quai des Augustins, du côté du pont Saint-Michel. Le peuple rompit les portes, et y entra avec fureur ; et il n’y eut que Dieu qui sauva le chancelier et l’évêque de Meaux son frère à qui il se confessa, en empêchant que cette canaille, qui s’avisa de bonne fortune pour lui à piller, ne s’avisât pas de forcer une petite chambre dans laquelle il s’étoit caché.

Ce mouvement fut comme un incendie subit et violent qui se prit du Pont-Neuf à toute la ville. Tout le monde sans exception prit les armes. L’on voyoit les enfans de cinq et six ans le poignard à la main ; on voyoit les mères qui les leur apportoient elles-mêmes. Il y eut dans Paris plus de deux cents barricades en moins de deux heures, bordées de drapeaux, et de toutes les armes que la ligue avoit laissées entières. Comme je fus obligé de sortir un moment pour apaiser un tumulte qui étoit arrivé, par le malentendu de deux officiers du quartier, dans la rue Neuve Notre-Dame, je vis entre autres une lance traînée plutôt que portée par un petit garçon de huit ans, qui étoit assurément de l’ancienne guerre des Anglais[57]. Mais j’y vis encore quelque chose de plus curieux : M. de Brissac[58] me fit remarquer un hausse-col sur lequel la figure du jacobin qui tua Henri III étoit gravée ; il étoit de vermeil doré, avec cette inscription : Saint Jacques-Clément. Je fis une réprimande à l’officier qui le portoit, et je fis rompre le haussecol publiquement à coups de marteau sur l’enclume d’un maréchal. Tout le monde cria : vive le Roi ! mais l’écho répondoit : point de Mazarin !

Un moment après que je fus rentré chez moi, l’argentier de la Reine y entra, qui me commanda et me conjura de sa part d’employer mon crédit pour apaiser la sédition, que la cour, comme vous voyez, ne traitoit plus de bagatelle. Je répondis froidement et respectueusement que les efforts que j’avois faits la veille pour cet effet m’avoient rendu si odieux parmi le peuple, que j’avois même couru fortune pour avoir voulu seulement me montrer un moment ; que j’avois été obligé de me retirer chez moi, même fort brusquement. À quoi j’ajoutai ce que vous pouvez vous imaginer de respect, de douleur, de regret et de soumission. L’argentier, qui étoit au bout de la rue quand on crioit vive le Roi ! et qui avoit ouï que l’on y ajoutoit presque à toutes les reprises vive le coadjuteur ! fit ce qu’il put pour me persuader de mon pouvoir ; et quoique j’eusse été très-fâché qu’il l’eût été de mon impuissance, je ne laissai pas de feindre que je la lui voulois toujours persuader. Les favoris des deux derniers siècles n’ont su ce qu’ils ont fait quand ils ont réduit en style l’égard effectif que les rois doivent avoir pour leurs sujets. Il y a, comme vous voyez, des conjonctures dans lesquelles, par une conséquence nécessaire, l’on réduit en style l’obéissance réelle que l’on doit aux rois.

Le parlement s’étant assemblé ce jour-là de très-bon matin, et devant même que l’on eût pris les armes, apprit les mouvemens par les cris d’une multitude immense, qui hurloit dans la salle du Palais Broussel ! Broussel ! et il donna arrêt par lequel il fut ordonné qu’on iroit en corps et en habit au Palais-Royal redemander les prisonniers ; qu’il seroit décrété contre Comminges, lieutenant des gardes de la Reine ; qu’il seroit défendu à tous gens de guerre, sur peine de la vie, de prendre des commissions pareilles ; et qu’il seroit informé contre ceux qui avoient donné le conseil, comme contre des perturbateurs du repos public.

L’arrêt fut exécuté à l’heure même. Le parlement sortit au nombre de cent soixante officiers : il fut reçu et accompagné dans toutes les rues avec des acclamations et des applaudissemens incroyables ; toutes les barricades tomboient devant lui. Le premier président parla à la Reine avec toute la liberté que l’état des choses lui donnoit : il lui représenta au naturel le jeu que l’on avoit fait en toutes occasions de la parole royale ; les illusions honteuses et même puériles par lesquelles on avoit éludé mille et mille fois les résolutions les plus utiles et même les plus nécessaires à l’État. Il exagéra avec force le péril où le public se trouvoit par la prise tumultuaire et générale des armes. La Reine, qui ne craignoit rien parce qu’elle connoissoit peu, s’emporta, et elle lui répondit avec un ton de fureur plutôt que de colère : « Je sais bien qu’il y a du bruit dans la ville ; mais vous m’en répondrez, messieurs du parlement, vous, vos femmes et vos enfans. » En prononçant cette dernière syllabe, elle rentra dans sa petite chambre grise, et elle en ferma la porte avec force.

Le parlement s’en retournoit, et il étoit déjà sur les degrés, quand le président de Mesmes, qui est extrêmement timide, faisant réflexion sur le péril auquel la compagnie s’alloit exposer parmi le peuple, l’exhorta à remonter, et à faire encore un effort sur l’esprit de la Reine. M. le duc d’Orléans, qu’ils trouvèrent dans le grand cabinet, et qu’ils exhortèrent pathétiquement, les fit entrer au nombre de vingt dans la chambre grise. Le premier président fit voir à la Reine toute l’horreur de Paris armé et enragé, c’est-à-dire qu’il essaya de lui faire voir : car elle ne voulut rien écouter, et elle se jeta de colère dans la petite galerie.

Le cardinal s’avança, et proposa de rendre les prisonniers, pourvu que le parlement promît de ne plus tenir ses assemblées. Le premier président répondit qu’il falloit délibérer sur la proposition. On fut sur le point de le faire sur-le-champ ; mais beaucoup de ceux de la compagnie ayant représenté que les peuples croiroient qu’elle avoit été violentée si l’on opinoit au Palais-Royal, l’on résolut de s’assembler l’après-dînée au Palais, et l’on pria M. le duc d’Orléans de s’y trouver.

Le parlement étant sorti du Palais-Royal, et ne disant rien de la liberté de Broussel, ne trouva d’abord qu’un morne silence, au lieu des acclamations passées. Comme il fut à la barrière des Sergens, où étoit la première barricade, il y rencontra du murmure, qu’il apaisa, en assurant que la Reine lui avoit promis satisfaction. Les menaces de la seconde furent éludées par le même moyen, La troisième, qui étoit à la Croix-du-Tiroir, ne se voulut pas payer de cette monnoie et un garçon rôtisseur s’avançant avec deux cents hommes, et mettant la hallebarde dans le ventre du premier président, lui dit : « Tourne, traître ; et si tu ne veux être massacré toi-même, ramène-nous Broussel, ou le Mazarin et le chancelier en otage. » Vous ne doutez pas, à mon opinion, ni de la confusion ni de la terreur qui saisit presque tous les assistans. Cinq présidens au mortier et plus de vingt conseillers se jetèrent dans la foule pour s’échapper. Le seul premier président, le plus intrépide homme, à mon sens, qui ait paru dans son siècle, demeura ferme et inébranlable. Il se donna le temps de rallier ce qu’il put de la compagnie : il conserva toujours la dignité de la magistrature et dans ses paroles et dans ses démarches, et il revint au Palais-Royal au petit pas, dans le feu des injures, des menaces, des exécrations et des blasphèmes.

Cet homme avoit une sorte d’éloquence qui lui étoit particulière. Il ne connoissoit point d’interjections, il n’étoit pas congru dans sa langue : mais il parloit avec une force qui suppléoit à tout cela ; et il étoit naturellement si hardi qu’il ne parloit jamais si bien que dans le péril. Il se passa lui-même lorsqu’il revint au Palais-Royal ; et il est constant qu’il toucha tout le monde, à la réserve de la Reine, qui demeura inflexible.

Monsieur fit mine de se jeter à genoux devant elle ; quatre ou cinq princesses, qui trembloient de peur, s’y jetèrent effectivement. Le cardinal, à qui un jeune conseiller des enquêtes avoit dit en raillant qu’il seroit assez à propos qu’il allât lui-même dans les rues voir l’état des choses ; le cardinal, dis-je, se joignit au gros de la cour, et l’on tira enfin à toute peine cette parole de la bouche de la Reine : « Hé bien ! messieurs du parlement, voyez donc ce qu’il est à propos de faire. » On s’assembla dans la grande galerie ; on délibéra, et l’on donna arrêt par lequel il fut ordonné que la Reine seroit remerciée de la liberté accordée aux prisonniers.

Aussitôt que l’arrêt fut rendu, on expédia des lettres de cachet. Le premier président montra au peuple les copies qu’il avoit prises en forme de l’un et de l’autre ; mais l’on ne voulut pas quitter les armes que l’effet ne s’en fût ensuivi. Le parlement même ne donna point d’arrêt de les faire poser qu’il n’eût vu Broussel dans sa place. Il y revint le lendemain, ou plutôt il y fut porté sur la tête des peuples avec des acclamations incroyables ; l’on rompit les barricades, l’on ouvrit les boutiques, et en moins de deux heures Paris parut plus tranquille que je ne l’ai jamais vu le vendredi saint.

Comme je n’ai pas cru devoir interrompre le fil d’une narration qui contient le préalable le plus important de la guerre civile, j’ai remis à vous rendre compte en ce lieu d’un certain détail sur lequel vous vous êtes certainement fait des questions à vous-même, parce qu’il y a des circonstances qui ne se peuvent presque concevoir avant que d’être particulièrement expliquées. Je suis assuré, par exemple, que vous avez de la curiosité de savoir quels ont été les ressorts qui ont donné les mouvemens à tous ces corps qui se sont presque ébranlés tous ensemble ; quelle a été la machine qui, malgré toutes les tentatives de la cour, tous les artifices des ministres, toute la foiblesse du public, toute la corruption des particuliers, a entretenu et maintenu ce mouvement dans une espèce d’équilibre. Vous y soupçonnez apparemment bien du mystère, bien de la cabale et bien de l’intrigue. Je conviens que l’apparence y est, et à un point que je crois qu’on doit excuser les historiens qui ont pris le vraisemblable pour le vrai en ce fait. Je puis toutefois et je dois même vous assurer que, jusqu’à la nuit qui a précédé les barricades, il n’y a pas eu un grain de ce qui s’appelle manège d’État dans les affaires publiques ; et que celui même qui a pu être de l’intrigue du cabinet y a été si léger qu’il ne mérite presque pas d’être pesé. Je m’explique. Longueil, conseiller de la grand’chambre, homme d’un esprit noir, décisif et dangereux, et qui entendoit mieux le détail de la manœuvre du parlement que tout le reste du corps ensemble, pensoit dès ce temps-là à établir le président de Maisons, son frère, dans la surintendance des finances : et comme il s’étoit donné une grande croyance dans l’esprit de Broussel, simple et facile comme un enfant, l’on a cru (et je le crois aussi) qu’il avoit pensé dès les premiers mouvemens du parlement à pousser et à animer son ami, pour se rendre considérable par cet endroit auprès des ministres.

Le président Viole étoit ami intime de Chavigny, qui étoit enragé contre le cardinal, parce qu’ayant été la principale cause de sa fortune auprès du cardinal de Richelieu, il en avoit été cruellement joué dans les premiers jours de la régence. Et comme ce président fut un des premiers qui témoigna de la chaleur dans son corps, on soupçonna qu’elle lui fut inspirée par Chavigny. Mais n’ai-je pas eu raison de vous dire que ce grain étoit bien léger ? Car, supposé même qu’il fût aussi bien préparé que toute la défiance se le peut figurer (dont je doute fort), qu’est-ce que pouvoient faire dans une compagnie composée de plus de deux cents officiers, et agissant avec trois autres compagnies où il y en avoit encore presque une fois autant ; qu’est-ce que pouvoient faire, dis-je, deux des plus simples et des plus communes têtes de tout le corps ? Le président Viole avoit été toute sa vie un homme de plaisir et de nulle agitation, point appliqué à son métier. Le bonhomme Broussel avoit vieilli entre les sacs, dans la poudre de la grand’chambre, avec plus de réputation d’intégrité que de capacité. Les premiers qui se joignirent le plus ouvertement à ces deux hommes furent Charton, président aux requêtes, un peu moins que fou, etBlancménil, président aux enquêtes. Vous le connoissez : il étoit au parlement comme vous l’avez vu chez vous. Vous jugez bien que s’il y eût eu de la cabale dans la compagnie, l’on n’eût pas été choisir des cervelles de ce caractère au travers de tant d’autres qui avoient, sans comparaison, plus de poids ; et que ce n’est pas sans sujet que je vous ai dit, en plus d’un endroit de ce récit, que l’on ne doit chercher la cause de la révolution que je décris que dans le dérangement des lois, qui a causé insensiblement celui des esprits, et qui fit qu’avant que l’on se fût presque aperçu du changement, il y avoit déjà un parti. Il est constant qu’il n’y en avoit pas un de tous ceux qui opinèrent dans le cours de cette année au parlement et dans les autres compagnies souveraines qui eût la moindre vue, je ne dis pas seulement de ce qui s’en est suivi, mais de ce qui en pouvoit suivre. Tout se disoit et se faisoit dans l’esprit des procès ; et comme il avoit l’air de la chicane, il en avoit la pédanterie, dont le propre essentiel est l’opiniâtreté, directement opposée à la flexibilité, qui de toutes les qualités est la plus nécessaire pour le maniement des grandes affaires. Et ce qu’il y a d’admirable étoit que le concert, qui seul peut remédier aux inconvéniens qu’une cohue de cette nature peut produire, eût passé dans cette sorte d’esprit pour une cabale. Ils la faisoient eux-mêmes, mais ils ne la connoissoient pas. L’aveuglement des bien intentionnés en cette matière est suivi pour l’ordinaire bientôt après de la pénétration de ceux qui mêlent la passion de la faction dans les intérêts publics, et qui voient le futur et le possible, dans les temps que les compagnies réglées ne songent qu’au présent et à l’apparent.

Cette petite réflexion, jointe à ce que vous avez vu ci-devant des délibérations du parlement, vous marque suffisamment la confusion où étoient les choses quand les barricades se firent, et l’erreur de ceux qui prétendent qu’il ne faut point craindre de parti quand il n’y a point de chefs. Ils naissent quelquefois dans une nuit. L’agitation que je viens de vous représenter si violente et de si longue durée n’en produisit point dans le cours d’une année entière, et un moment en fit éclore même beaucoup davantage qu’il n’eût été nécessaire pour le parti.

Comme les barricades furent levées, j’allai chez madame de Guémené, qui me dit qu’elle savoit de science certaine que le cardinal croyoit que j’en avois été l’auteur. La Reine m’envoya quérir le lendemain au matin : elle me traita avec toutes les marques possibles de bonté et même de confiance. Elle me dit que si elle m’avoit cru, elle ne seroit pas tombée dans l’inconvénient où elle étoit ; qu’il n’avoit pas tenu au pauvre cardinal de l’éviter ; qu’il lui avoit toujours dit qu’il s’en falloit rapporter à mon jugement ; que Chavigny étoit l’unique cause de ce malheur par ses pernicieux conseils, auxquels elle avoit plus déféré qu’à ceux de M. le cardinal. « Mais, mon Dieu, ajouta-t-elle tout d’un coup, ne ferez-vous pas donner des coups de bâton à ce coquin de Bautru, qui vous a tant manqué de respect ? Je vis l’heure, avant-hier au soir, que le pauvre M. le cardinal lui en feroit donner. » Je reçus tout cela avec un peu moins de sincérité que de respect. Elle me commanda ensuite d’aller voir le pauvre M. le cardinal, et pour le consoler, et pour aviser avec lui de ce qu’il y auroit à faire pour ramener les esprits.

Je n’en fis, comme vous pouvez croire, aucune difficulté. Il m’embrassa avec des tendresses que je ne puis vous exprimer. Il n’y avoit que moi en France qui fût homme de bien : tous les autres n’étoient que des flatteurs infâmes, et qui avoient emporté la Reine, malgré ses conseils et les miens. Il me déclara qu’il ne vouloit plus rien faire que par mes avis ; il me communiqua les dépêches étrangères ; enfin il me dit tant de fadaises, que le bonhomme Broussel, qu’il avoit aussi mandé, et qui étoit entré dans sa chambre un peu après moi, éclata de rire en sortant, tout simple qu’il étoit, et même en vérité jusqu’à l’innocence ; et qu’il me coula ces paroles dans l’oreille : « Ce n’est là qu’une pantalonnade. »

Je revins chez moi, très-résolu, comme vous pouvez croire, de penser à la sûreté du public et à la mienne en particulier. J’en examinai les moyens, et je n’en imaginai aucun qui ne fût d’une exécution très-difficile. Je connoissois le parlement pour un corps qui pousseroit tout sans mesure. Je voyois qu’au moment que je pensois, il délibéroit sur les rentes de l’hôtel-de-ville, dont la cour avoit fait un commerce honteux, ou plutôt un brigandage public. Je considérois que l’armée, victorieuse à Lens, reviendroit infailliblement prendre ses quartiers d’hiver aux environs de Paris, et que l’on pourroit très-facilement l’investir, et couper les vivres à la ville en un matin. Je ne pouvois pas ignorer que ce même parlement, qui poussoit la cour, ne fût très-capable et de faire le procès à ceux qui le feroient eux-mêmes, et de prendre des précautions pour ne pas être opprimé. Je savois qu’il y avoit très-peu de gens dans cette compagnie qui ne s’effarouchassent seulement de la proposition : et peut-être y en avoit-il aussi peu à qui il y eût sûreté de la confier. J’avois devant les yeux le grand exemple de l’instabilité des peuples, et beaucoup d’aversion naturelle aux moyens violens qui sont souvent nécessaires pour le fixer.

Saint-Ibal[59], mon parent, homme d’esprit et de cœur, mais d’un grand travers, et qui n’estimoit les hommes que selon qu’ils étoient mal à la cour, me pressa de prendre des mesures avec l’Espagne, avec laquelle il avoit de grandes habitudes par le canal du comte de Fuensaldagne, capitaine général aux Pays-Bas sous l’archiduc[60]. Il m’en donna même une lettre pleine d’offres, que je ne reçus pourtant pas. J’y répondis par de simples honnêtetés ; et, après de grandes et profondes réflexions, je pris le parti de faire voir par Saint-Ibal aux Espagnols, sans m’engager pourtant avec eux, que j’étois fort résolu de ne pas souffrir l’oppression de Paris ; de travailler avec mes amis ; de faire que le parlement mesurât un peu plus ses démarches, et d’attendre le retour de M. le prince, avec lequel j’étois très-bien, et auquel j’espérois faire connoître et la grandeur du mal et la nécessité du remède. Ce qui me donnoit le plus lieu de croire que j’en pourrois avoir le temps étoit que les vacations du parlement étoient fort proches ; et je me persuadois par cette raison que la compagnie ne s’assemblant, et la cour par conséquent ne se trouvant plus pressée par les délibérations, l’on demeureroit de part et d’autre dans une espèce de repos qui, bien ménagé par M. le prince, que l’on attendoit de semaine en semaine, pourroit fixer celui du public, et la sûreté des particuliers.

L’impétuosité du parlement rompit mes mesures : car aussitôt qu’il eut achevé de faire le règlement pour le paiement des rentes de l’Hôtel de ville, et des remontrances pour la décharge du quart entier des tailles, et du prêt à tous les officiers subalternes, il demanda, sous prétexte de la nécessité qu’il y avoit de travailler au tarif, la continuation de ses assemblées, même dans le temps des vacations ; et la Reine la lui accorda pour quinze jours, parce qu’elle fut très-bien avertie qu’il l’ordonneroit de lui-même si on la lui refusoit. Je fis tous mes efforts pour empêcher ce coup, et j’avois persuadé Longueil et Broussel ; mais Novion, Blancménil et Viole, chez qui nous nous étions trouvés à onze heures du soir, dirent que la compagnie tiendroit pour des traîtres ceux qui lui feroient cette proposition ; et comme j’insistois, Novion entra en soupçon que je ne fusse moi-même de concert avec la cour. Je ne fis aucun semblant de l’avoir remarqué, mais je me ressouvins du prédicant de Genève, qui soupçonna l’amiral de Coligny[61], chef du parti huguenot, de s’être confessé à un cordelier de Niort. Je le dis en riant, au sortir de la conférence, au président Le Coigneux, père de celui que vous voyez aujourd’hui. Cet homme, qui étoit fou, mais qui avoit beaucoup d’esprit, et qui, ayant été en Flandre ministre de Monsieur, avoit plus de connoissance du monde que les autres, me répondit : « Vous ne connoissez pas nos gens : vous en verrez bien d’autres. Je gage que cet innocent (en me montrant Blancménil) croit avoir été au sabbat, parce qu’il s’est trouvé ici à onze heures du soir. » Il eût gagné si j’eusse gagé contre lui : car Blancménil, avant que de sortir, nous déclara qu’il ne vouloit plus de conférences particulières ; qu’elles sentoient la faction et le complot, et qu’il falloit qu’un magistrat dît son avis sur les fleurs de lis, sans en avoir communiqué avec personne ; que les ordonnances l’y obligeoient. Voilà le canevas sur lequel il broda maintes et maintes impertinences de cette nature, que j’ai dû toucher en passant pour vous faire connoître que l’on a plus de peine dans les partis à vivre avec ceux qui en sont qu’à agir contre ceux qui y sont opposés. C’est tout vous dire qu’ils firent si bien par leurs journées[62] que la Reine, qui avoit cru que les vacations pourroient diminuer de quelque degré la chaleur des esprits, et qui, par cette considération, venoit d’assurer le prévôt des marchands que le bruit que l’on avoit fait courir qu’elle vouloit faire sortir le Roi de Paris étoit faux ; que la Reine, dis-je, s’impatienta, et emmena le Roi à Ruel. Je ne doutai point qu’elle n’eût pris le dessein de surprendre Paris, qui parut effectivement étonné de la sortie du Roi[63] ; et je trouvai même, le lendemain au matin, de la consternation dans les esprits les plus échautfés du parlement. Mais ce qui l’augmenta fut que l’on eut avis en même temps qu’Erlac[64] avoit passé la Somme avec quatre mille Allemands ; et comme dans les émotions populaires une mauvaise nouvelle n’est jamais seule, l’on en publia cinq ou six de même nature, qui me firent connoître que j’aurois encore plus de peine à soutenir les esprits que je n’en avois eu à les retenir.

Je ne me suis guère trouvé, dans tout le cours de ma vie, plus embarrassé que dans cette occasion. Je voyois le péril dans toute son étendue, et je n’y voyois rien qui ne me parût affreux. Les plus grands dangers ont leurs charmes, pour peu que l’on aperçoive de gloire dans la perspective des mauvais succès ; les médiocres dangers n’ont que des horreurs, quand la perte de la réputation est attachée à la mauvaise fortune. Je n’avois rien oublié pour faire que le parlement ne désespérât pas la cour, au moins jusqu’à ce que l’on eût pensé aux expédiens de se défendre de ses insultes. Qui ne l’eût cru, si elle eût su bien prendre son temps, ou plutôt si le retour de M. le prince ne l’eût empêché de le prendre ? Comme on le croyoit retardé, au moins pour quelque temps, rt justement lorsque le Roi sortit de Paris, je ne crus pas avoir celui de l’attendre, comme je me l’étois proposé ; et ainsi je me résolus à un parti qui me fit beaucoup de peine, mais qui étoit bon parce qu’il étoit l’unique. Les extrêmes sont toujours fâcheux ; mais ce sont des moyens sages quand ils sont nécessaires. Ce qu’ils ont de consolant est qu’ils ne sont jamais médiocres, et qu’ils sont décisifs quand ils sont bons. La fortune favorisa mon projet. La Reine fit arrêter Chavigny, et elle l’envoya au Havre de Grâce. Je me servis de cet instant pour animer Viole, son ami intime, par sa propre timidité, qui étoit grande. Je lui fis voir qu’il étoit perdu lui-même que Chavigny ne l’étoit que parce que l’on s’étoit imaginé qu’il l’avoit poussé, lui Viole, à ce qu’il avoit fait ; qu’il étoit visible que le Roi n’étoit sorti de Paris que pour l’attaque ; qu’il voyoit comme moi l’abattement des esprits ; que si on les laissoit tout-à-fait tomber, ils ne se relèveroient plus ; qu’il les falloit soutenir ; que j’agissois avec succès dans le peuple ; que je m’adressois à lui comme à celui en qui j’avois le plus de confiance et que j’estimois le plus, afin qu’il agît de concert dans le parlement ; que mon sentiment étoit que la compagnie ne devoit point mollir dans ce moment ; mais que comme il la connoissoit, il savoit qu’elle avoit besoin d’être éveillée dans une conjoncture où il sembloit que la sortie du Roi eût un peu trop frappé et endormi ses sens ; qu’une parole portée à propos feroit infailliblement ce bon effet.

Ces raisons, jointes aux instances de Longueil qui s’étoit joint à moi, emportèrent, après de grandes contestations, le président Viole, et l’obligèrent à faire par le seul principe de la peur, qui lui étoit très-naturelle, une des plus hardies actions dont on ait peut-être jamais ouï parler. Il prit le temps où le président de Mesmes présenta au parlement sa commission pour la chambre de justice, pour dire ce dont nous étions convenus, qui étoit qu’il y avoit sans comparaison des affaires plus pressantes que celles de la chambre de justice ; que le bruit couroit que l’on vouloit assiéger Paris ; que l’on faisoit marcher des troupes ; que l’on mettoit en prison les meilleurs serviteurs du feu Roi, que l’on jugeoit devoir être contraires ce pernicieux dessein ; qu’il ne pouvoit s’empêcher de représenter à la compagnie la nécessité qu’il croyoit qu’il y avoit à supplier très-humblement la Reine de ramener le Roi à Paris ; et d’autant que l’on ne pouvoit ignorer qui étoit l’auteur de tous ces maux, de prier M. le duc d’Orléans et les officiers de la couronne de se trouver au parlement pour y délibérer sur l’arrêt donné en 1617, à l’occasion du maréchal d’Ancre, par lequel il étoit défendu aux étrangers de s’immiscer dans le gouvernement du royaume. Cette corde nous avoit paru à nous-mêmes bien grosse à toucher ; mais il ne la falloit pas moindre pour réveiller, ou plutôt pour tenir éveillés, des gens que la peur eût très-facilement jetés dans l’assoupissement. Cette passion ne fait pas pour l’ordinaire cet effet sur les particuliers : mais j’ai observé qu’elle le fait sur les compagnies très-souvent. Il y a même raison pour cela ; mais il ne seroit pas juste d’interrompre, pour la déduire, le fil de cette histoire.

Le mouvement que la proposition de Viole fit dans les esprits est inconcevable. Elle fit peur d’abord, elle réjouit ensuite ; elle anima après. L’on n’envisagea plus le Roi hors de Paris que pour l’y ramener : l’on ne regarda plus les troupes que pour les prévenir. Blancménil, qui m’avoit paru le matin comme un homme mort, nomma en propres termes le cardinal, qui n’avoit jusque là été désigné que sous le titre de ministre. Le président de Novion éclata contre lui en termes fort injurieux ; et le parlement donna même avec gaieté un arrêt par lequel il étoit ordonné que très-humbles remontrances seroient faites à la Reine, pour la supplier de ramener le Roi à Paris, et de faire retirer les gens de guerre du voisinage ; que l’on prieroit les princes, ducs et pairs d’entrer en parlement pour y délibérer sur les affaires nécessaires au bien de l’État ; et que le prévôt des marchands et les échevins seroient mandés pour recevoir les ordres touchant la sûreté de la ville.

Le premier président, qui parloit presque toujours avec vigueur pour les intérêts de sa compagnie, mais qui étoit dans le fond pour celui de la cour, me dit, un moment après qu’il fut sorti du Palais : « N’admirez-vous pas ces gens-ci ? Ils viennent de donner un arrêt qui peut fort bien produire la guerre civile ; et parce qu’ils n’y ont pas nommé le cardinal, comme Novion, Viole et Blancménil le vouloient, ils croient que la Reine leur en doit de reste. » Je vous rends compte de ces minuties, parce qu’elles vous font mieux connoître l’état et le génie de cette compagnie, que des circonstances plus importantes.

Le président Le Coigneux, que je trouvai chez M. le premier président, me dit tout bas : « Je n’ai espérance qu’en vous ; nous serons perdus si vous n’agissez sous terre, » J’y agissois effectivement : car j’avois travaillé toute la nuit avec Saint-Ibal à une instruction avec laquelle je faisois état de l’envoyer à Bruxelles pour traiter avec le comte de Fuensaldagne, et l’obliger de marcher à notre secours en cas de besoin, avec l’armée d’Espagne. Je ne pouvois pas l’assurer du parlement ; mais je m’engageois, en cas que Paris fût attaqué et que le parlement pliât, de me déclarer, et de faire déclarer le peuple. Le premier coup étoit sûr ; mais il eût été très-difficile à soutenir sans le parlement. Je le voyois bien ; mais je voyois encore mieux qu’il y a des conjonctures où la prudence même ordonne de ne consulter que le chapitre des accidens.

Saint-Ibal étoit botté pour partir, lorsque M. de Châtillon[65] arriva chez moi, et me dit en entrant que M. le prince, qu’il venoit de quitter, devoit être à Ruel le lendemain. Il ne me fut pas difficile de le faire parler, parce qu’il étoit mon parent et mon ami ; il haïssoit de plus extrêmement le cardinal. Il me dit donc que M. le prince étoit enragé contre lui ; qu’il étoit persuadé qu’il perdroit l’État si on le laissoit faire qu’il avoit en son particulier de très-grands sujets de se plaindre de lui ; qu’il avoit découvert à l’armée que le cardinal lui avoit débauché le marquis de Noirmoutier[66], avec lequel il avoit un commerce de chiffres pour être averti de tout à son préjudice. Enfin je connus, par tout ce que me dit Châtillon, que M. le prince n’avoit nulle mesure particulière avec la cour. Je ne balançai pas, comme vous pouvez imaginer ; je fis débotter Saint-Ibal, qui faillit à enrager ; et quoique d’abord j’eusse résolu de contrefaire le malade pour n’être point obligé d’aller à Ruel, où je ne croyois pas de sûreté pour moi, je pris le parti de m’y rendre un moment après que M. le prince y seroit arrivé. Je n’appréhendois plus d’y être arrêté, parce que Châtillon m’avoit assuré qu’il étoit fort éloigné de toute pensée d’extrémité, et parce que j’avois tout sujet de prendre confiance en l’honneur de son amitié. Il m’avoit sensiblement obligé, comme vous avez vu, à propos du drap de pied de Notre-Dame ; et je l’avois servi auparavant avec chaleur dans le démêlé qu’il eut avec Monsieur touchant le chapeau de cardinal, prétendu par monsieur son frère. La Rivière eut l’insolence de s’en plaindre, et le cardinal eut la foiblesse d’y balancer. J’offris à M. le prince l’intervention en corps de l’Église de Paris. Je vous marque cette circonstance, que j’avois oubliée dans ce récit, pour vous faire voir que je pouvois judicieusement aller à la cour.

La Reine m’y traita admirablement bien ; elle faisoit collation auprès de la grotte : elle affecta de ne donner qu’à madame la princesse la mère[67], à M. le prince et à moi des poncires[68] d’Espagne que l’on lui avoit apportés. Le cardinal me fit des honnêtetés extraordinaires ; mais je remarquai qu’il observoit avec application la manière dont M. le prince me traiteroit. Il ne fit que m’embrasser en passant dans le jardin ; mais à un autre tour d’allée il me dit fort bas : « Je serai demain à sept heures chez vous ; il y aura trop de monde à l’hôtel de Condé. »

Il n’y manqua pas ; et aussitôt qu’il fut dans le jardin de l’archevêché, il m’ordonna de lui exposer au vrai l’état des choses et toutes mes pensées. Je vous puis et dois dire pour la vérité que j’aurois lieu de souhaiter que le discours que je lui fis, et que je lui fis beaucoup plus de cœur que de bouche, fût imprimé et soumis au jugement des trois États assemblés : on trouveroit beaucoup de défauts dans mes expressions ; mais j’ose vous assurer qu’on n’en condamneroit pas les sentimens. Nous convînmes que je continuerois à faire pousser le cardinal par le parlement ; que je mènerois la nuit, dans un carrosse inconnu, M. le prince chez Longueil et Broussel, pour les assurer qu’ils ne seroient pas abandonnés au besoin ; que M. le prince donneroit à la Reine toutes les marques de complaisance et d’attachement ; et qu’il répareroit même avec soin celles qu’il avoit laissé paroître de son mécontentement du cardinal, afin de s’insinuer dans l’esprit de la Reine, et de la disposer insensiblement à recevoir et à suivre ses conseils ; qu’il feindroit dans les commencements de donner en tout dans son sens, et que peu à peu il essaieroit de l’accoutumer à écouter les vérités auxquelles elle avoit toujours fermé l’oreille ; que l’animosité des peuples augmentant, et les délibérations du parlement continuant, il feroit semblant de s’affoiblir contre sa propre inclination et par la pure nécessité ; et qu’en laissant ainsi couler le cardinal plutôt que tomber, il se trouveroit maître du cabinet par l’esprit de la Reine, et arbitre du public par l’état des choses, et par le canal des serviteurs qu’il y avoit.

Il est constant que, dans l’agitation où l’on étoit, il n’y avoit que ce remède pour rétablir les affaires, et il n’étoit pas moins facile que nécessaire. Il ne plut pas à la providence de Dieu de le bénir, quoiqu’elle lui eût donné la plus belle ouverture qu’ait jamais pu avoir aucun projet. Vous en verrez la suite, après que je vous aurai dit un mot de ce qui se passa immédiatement auparavant.

Comme la Reine n’étoit sortie de Paris que pour se donner lieu d’attendre avec plus de liberté le retour des troupes, avec lesquelles elle avoit dessein d’insulter ou d’affamer la ville (il est certain qu’elle pensa à l’un et à l’autre), elle ne ménagea pas beaucoup le parlement à l’égard du dernier arrêt dont je vous ai parlé ci-dessus, par lequel elle étoit suppliée de ramener le Roi à Paris. Elle répondit, aux députés qui étoient allés faire les remontrances, qu’elle en étoit fort surprise et fort étonnée ; que le Roi avoit accoutumé tous les ans à cette saison de prendre l’air, et que sa santé lui étoit plus chère qu’une vaine frayeur du peuple. M. le prince, qui arriva justement dans ce moment, et qui ne donna pas dans la pensée que l’on avoit à la cour d’attaquer Paris, crut qu’il la falloit au moins satisfaite par les autres marques qu’il pouvoit donner à la Reine de l’attachement à ses volontés. Il dit au président et aux deux conseillers qui l’invitoient à venir prendre sa place, selon la teneur de l’arrêt, qu’il ne s’y trouveroit pas, et qu’il obéiroit à la Reine, en dût-il périr. L’impétuosité de son humeur l’emporta dans la chaleur du discours plus loin qu’il n’eût été par réflexion, comme vous le jugez aisément par ce que je viens de vous dire de la disposition où il étoit, même avant que je lui eusse parlé. M. le duc d’Orléans répondit qu’il n’iroit point, et que l’on avoit fait dans la compagnie des propositions trop hardies et insoutenables. M. le prince de Conti parla du même sens.

Le lendemain les gens du Roi apportèrent au parlement un arrêt du conseil, qui portoit cassation de celui du parlement, et défenses de délibérer sur la proposition de 1617 contre le ministère des étrangers. La compagnie opina avec une chaleur inconcevable, ordonna des remontrances par écrit, manda le prévôt des marchands pour pourvoir à la sûreté de la ville, commanda à tous les gouverneurs de laisser tous les passages libres, et que le lendemain, toute affaire cessante, on délibéreroit sur la proposition de 1617. Je fis l’impossible toute la nuit pour rompre ce coup, parce que j’avois lieu de craindre qu’il ne précipitât les choses au point d’engager M. le prince malgré lui-même dans les intérêts de la cour. Longueil courut de son côté pour le même effet ; Broussel lui promit d’ouvrir l’avis modéré : les autres ou m’en assurèrent ou me le firent espérer. Ce ne fut plus cela le lendemain : ils s’échauffèrent les uns les autres avant que de s’asseoir. Le maudit esprit de classe dont je vous ai déjà parlé les saisit ; et ces mêmes gens qui deux jours auparavant trembloient de frayeur, et que j’avois eu tant de peine à rassurer, passèrent tout d’un coup, et sans savoir pourquoi, à l’aveugle fureur ; et telle, qu’ils ne firent pas seulement réflexion que le général de cette même armée, dont le nom seul leur avoit fait peur, et qu’ils devoient plus appréhender que son armée, parce qu’ils avoient sujet de le croire malintentionné pour eux, comme ayant toujours été très-attaché à la cour ; ils ne firent pas seulement, dis-je, réflexion que ce général venoit d’y arriver : et ils donnèrent cet arrêt que je vous ai marqué ci-dessus, qui obligea la Reine de faire sortir de Paris M. d’Anjou[69], tout rouge encore de sa petite vérole, et madame la duchesse d’Orléans même, malade, et qui eût commencé la guerre civile dès le lendemain, si M. le prince, avec lequel j’eus sur ce sujet une seconde conférence de trois heures, n’eût pris le parti du monde le plus sain et le plus sage, quoiqu’il fût très-mal persuadé du cardinal et à l’égard du public et au sien particulier, et qu’il ne fût guère plus satisfait de la conduite du parlement, avec lequel on ne pouvoit prendre aucunes mesures en corps, ni de bien sûres avec les particuliers. Il ne balança pas un moment à prendre la résolution qu’il crut la plus utile au bien de l’État ; il marcha sans hésiter et d’un pas égal entre le cabinet et le public, entre la faction et la cour et il me dit ces propres paroles, qui me sont toujours demeurées dans l’esprit, même en la plus grande chaleur de nos démêlés : « Le Mazarin ne sait ce qu’il fait, et il perdroit l’État si l’on n’y prenoit garde. Le parlement va trop vite : vous me l’aviez bien dit, et je le vois. S’il se ménageoit comme nous l’avions concerté, nous ferions nos affaires ensemble, et celles du public. Il se précipite : et si je me précipitois avec lui, j’y ferois peut-être mieux mes affaires que lui ; mais je m’appelle Louis de Bourbon, et je ne veux pas ébranler la couronne. Ces diables de bonnets carrés sont-ils enragés « de m’engager ou à faire demain la guerre civile, ou à les étrangler eux-mêmes, et à mettre sur leurs têtes et sur la mienne un gredin de Sicile qui nous perdra tous à la fin ! »

M. le prince avoit raison, à la vérité, d’être embarrassé et fâché : car vous remarquerez que ce même Broussel, avec lequel il avoit lui-même pris des mesures, et qui m’avoit positivement promis d’être modéré dans cette délibération, fut celui qui ouvrit l’avis de l’arrêt, et qui ne m’en donna d’autre excuse que l’emportement général qu’il avoit vu dans tous les esprits. Enfin la conclusion de notre conférence fut qu’il partiroit au même moment pour Ruel ; qu’il s’opposeroit, comme il avoit déjà commencé, au projet concerté et résolu d’attaquer Paris ; et qu’il proposeroit à la Reine que M. le duc d’Orléans et lui écrivissent au parlement, et le priassent d’envoyer des députés, pour conférer et pour essayer de remédier aux nécessités de l’État.

Je suis obligé de dire pour la vérité que ce fut lui qui me proposa cet expédient, qui ne m’étoit point venu dans l’esprit. Il est vrai qu’il me charma et me toucha à un tel point, que M. le prince s’aperçut de mon transport, et qu’il me dit avec tendresse : « Que vous êtes éloigné des pensées où l’on vous croit à la cour ! Plût à Dieu que tous ces coquins de ministres eussent d’aussi bonnes intentions que vous ! »

J’avois fort assuré M. le prince que le parlement ne pouvoit qu’agréer extrêmement l’honneur que M. le duc d’Orléans et lui lui feroient de lui écrire ; mais j’avois ajouté que, vu l’aigreur des esprits, je doutois qu’il voulût conférer avec le cardinal ; que j’étois persuadé que si lui, M. le prince, pouvoit faire en sorte d’obliger la cour à ne point se faire une affaire ni une condition de la présence de ce ministre, il se donneroit à lui-même un avantage très-considérable, en ce que tout l’honneur de l’accommodement où Monsieur, à son ordinaire, ne serviroit que de figure, lui reviendroit : et en ce que l’exclusion du cardinal décréditeroit au dernier point son ministère, et seroit un préalable très-utile au coup que M. le prince faisoit état de lui donner dans le cabinet. Il comprit très-bien son intérêt ; et le parlement ayant répondu à Choisy, chancelier de Monsieur, et au chevalier de La Rivière, gentilhomme de la chambre de M. le prince, qui y avoient porté les lettres de leurs maîtres ; ayant, dis-je, répondu que le lendemain les députés iroient à Saint-Germain pour conférer avec messieurs les princes seulement, M. le prince se servit très-habilement de cette parole, pour faire croire au cardinal qu’il ne devoit pas se commettre, et qu’il étoit de sa prudence de se faire honneur de la nécessité. Cette atteinte fut cruelle à la personne d’un cardinal reconnu, depuis la mort du feu Roi, pour premier ministre ; et la suite ne lui en fut pas moins honteuse. Le président Viole, qui avoit ouvert l’avis au parlement de renouveler l’arrêt de 1617 contre les étrangers, vint à Saint-Germain où le Roi étoit allé de Ruel, sur la parole de M. le prince [et il fut admis sans contestation à la conférence qui fut tenue chez M. le duc d’Orléans, accompagné de M. le prince, de M. le prince] de Conti et de M. de Longueville[70].

On y traita presque tous les articles qui avoient été proposés à la chambre de Saint-Louis, et messieurs les princes en accordèrent beaucoup avec facilité. Le premier président s’étant plaint de l’emprisonnement de M. de Chavigny, donna lieu à une contestation considérable, parce que, sur la réponse que l’on lui fit que Chavigny n’étant pas du corps du parlement, cette action ne regardoit en rien la compagnie, il répondit que les ordonnances obligeoient à ne laisser personne en prison plus de vingt-quatre heures sans l’interroger. Monsieur se leva avec chaleur à ce mot, qu’il prétendoit donner des bornes trop étroites à l’autorité royale. Viole le soutint avec vigueur : les députés tout d’une voix y demeurèrent fermes ; et en ayant le lendemain fait leur rapport au parlement, ils en furent loués. La chose fut même poussée avec tant de force et soutenue avec tant de fermeté, que la Reine fut obligée de consentir que la déclaration portât que l’on ne pourroit plus tenir aucun, même particulier du royaume, en prison plus de trois jours sans l’interroger. Cette clause obligea la cour de donner aussitôt la liberté à Chavigny, qu’il n’y avoit pas lieu d’interroger en forme.

Cette question, que l’on appeloit celle de la sûreté publique, fut presque la seule qui reçut beaucoup de contradiction[71]. Le ministère ne pouvoit se résoudre de s’astreindre à une condition aussi contraire à sa pratique ; et le parlement n’eut pas moins de peine à se relâcher d’une ancienne ordonnance accordée par nos rois à la réquisition des États. Les vingt-trois autres propositions de la chambre de Saint-Louis passèrent, avec plus de chaleur entre les particuliers que de contestation pour leur substance. Il y eut cinq conférences à Saint-Germain : il n’entra dans la première que messieurs les princes. Le chancelier et le maréchal de La Meilleraye, qui avoit été fait surintendant à la place d’Emery, furent admis dans les quatre autres. Le premier y eut de grandes prises avec le premier président, qui avoit un mépris pour lui qui alloit jusqu’à la brutalité. Le lendemain de chaque conférence, l’on opinoit sur le rapport des députés au parlement. Il seroit infini et ennuyeux de vous rendre compte de toutes les scènes qui y furent données au public ; et je me contenterai de vous dire en général que le parlement, ayant obtenu ou plutôt emporté sans exception tout ce qu’il demandoit, c’est-à-dire le rétablissement des anciennes ordonnances, par une déclaration conçue sous le nom du Roi, mais dressée et dictée par la compagnie, crut encore qu’il se relâchoit beaucoup en promettant qu’il ne continueroit plus ses assemblées. Vous verrez cette déclaration toute d’une vue, s’il vous plaît de vous ressouvenir des propositions que je vous ai marquées de temps en temps dans la suite de cette histoire, comme ayant été faites dans le parlement et dans la chambre de Saint-Louis. Le lendemain qu’elle fut publiée et enregistrée, qui fut le 24 octobre 1648, le parlement prit ses vacations, et la Reine revint avec le Roi à Paris bientôt après. J’en rapporterai les suites après que je vous aurai rendu compte de deux ou trois incidens qui survinrent dans le temps de ces conférences.

Madame de Vendôme présenta requête au parlement pour lui demander la justification de monsieur son fils, qui s’étoit sauvé, le jour de la Pentecôte précédente, de la prison du bois de Vincennes, avec résolution et bonheur. Je n’oubliai rien pour la servir en cette occasion ; et madame de Nemours sa fille avoua que je n’étois pas méconnoissant.

Je ne me conduisis pas si raisonnablement dans une autre rencontre qui m’arriva. Le cardinal, qui eût souhaité avec passion de me perdre dans le public, avoit engagé le maréchal de La Meilleraye, surintendant des finances et mon ami, à m’apporter chez moi quarante mille écus que la Reine m’envoyoit pour le paiement de mes dettes, en reconnoissance, disoit-elle, des services que j’avois essayé de lui rendre le jour des barricades. Observez, je vous prie, que lui, qui m’avoit donné les avis les plus particuliers des sentimens de la cour sur ce sujet, les croyoit de la meilleure foi du monde changés pour moi, parce que le cardinal lui avoit témoigné une douleur sensible de l’injustice qu’il m’avoit faite, et qu’il avoit reconnue clairement depuis. Je ne vous marque cette circonstance que parce qu’elle sert à faire connoître que les gens qui sont naturellement foibles à la cour ne peuvent jamais s’empêcher de croire tout ce qu’elle prend la peine de leur vouloir faire croire. Je l’ai observé mille et mille fois ; et que quand ils ne sont pas dupes, c’est la faute des ministres. Comme la foiblesse à la cour n’étoit pas mon défaut, je ne me laissai pas persuader par le maréchal de La Meilleraye, comme lui-même s’étoit laissé persuader par le Mazarin ; et je refusai les offres de la Reine, avec toutes les paroles requises en cette occasion, mais sincères à proportion de la sincérité avec laquelle elles m’étoient faites.

Voici le point où je donnai dans le panneau. Le maréchal d’Estrées traitoit du gouvernement de Paris avec M. de Montbazon[72] : le cardinal l’obligea de faire semblant d’en avoir perdu la pensée, et d’essayer de me l’inspirer comme une chose qui me concernoit fort, et dans laquelle je donnerois d’autant plus facilement, que le prince de Guémené, à qui cet emploi n’étoit propre, en ayant la survivance et devant par conséquent toucher une partie du prix, les intérêts de la princesse, que l’on savoit ne m’être pas indifferens, s’y trouveroient. Si j’eusse eu du bon sens, je n’aurois pas seulement écouté une proposition de cette nature, laquelle m’eût jeté, si elle eût réussi, dans la nécessité de me servir de la qualité de gouverneur de Paris contre l’intérêt de la cour : ce qui n’eût pas été assurément de la bienséance ; ou de préférer les devoirs d’un gouverneur à ceui d’un archevêque : ce qui étoit réellement contre mon intérêt et contre ma réputation. Voilà ce que j’eusse prévu, si j’eusse eu du bon sens : mais si j’en eusse eu un grain en cette occasion, je n’aurois pas au moins fait voir que j’avois de la pente à en recevoir l’ouverture, que je n’y eusse vu moi-même plus de jour. Je m’éblouis d’abord à la vue du bâton, qui me parut devoir être d’une figure plus agréable quand il seroit croisé avec la crosse. Le cardinal ayant fait son effet, qui étoit de m’entamer dans le public sur l’intérêt particulier, sur lequel il n’avoit pu jusque là prendre sur moi le moindre avantage, rompit l’affaite par le moyen des difficultés que le maréchal d’Estrées, de concert avec lui, y fit naître. Je fis à ce même moment une seconde faute presque aussi grande que la première : car au lieu d’en profiter, comme je pouvois, en deux ou trois manières, je m’emportai, et je dis tout ce que la rage me fit dire contre le ministre à Brancas[73], neveu du maréchal, et dont le défaut dès ce temps-là n’étoit pas de taire aux plus forts ce que les plus foibles disoient d’eux. Je ne pourrois pas vous dire encore, à l’heure qu’il est, les raisons ou plutôt les déraisons qui me purent obliger à une aussi méchante conduite. Je cherche dans les replis de mon cœur le principe qui fait que je trouve une satisfaction plus sensible à vous faire une confession sincère de mes fautes, que je n’en trouverois assurément dans le plus juste panégyrique. Je reviens aux affaires publiques.

La déclaration, à la publication de laquelle j’étois demeuré, et le retour du Roi à Paris, joints à l’inaction du parlement qui étoit en vacations, apaisèrent pour un moment le peuple, qui étoit si échauffé, que deux ou trois jours avant que l’on eût enregistré la déclaration, il avoit été sur le point de massacrer le premier président et le président de Nesmond, parce que la compagnie ne délibéroit pas aussi vite que les marchands le prétendoient sur un impôt établi sur l’entrée du vin[74]. Cette chaleur revint avec la Saint-Martin. Il sembloit que tous les esprits étoient surpris et enivrés de la fumée des vendanges. Vous allez voir des scènes, au prix desquelles les passées n’ont été que des verdures et des pastourilles.

Il n’y a rien dans le monde qui n’ait son moment décisif, et le chef-d’œuvre de la bonne conduite est de connoître et de prendre ce moment : si on le manque, surtout dans la révolution des États, on court fortune ou de ne pas le retrouver, ou de ne le pas apercevoir. Il y en a mille et mille exemples. Les six ou sept semaines qui s’écoulèrent depuis la publication de la déclaration, jusqu’à la Saint-Martin de l’année 1648, nous en présentent un qui ne nous a été que trop sensible. Chacun trouvoit son compte dans la déclaration, c’est-à-dire chacun l’y eût trouvé si chacun l’eût bien entendue. Le parlement avoit l’honneur du rétablissement de l’ordre ; les princes le partageoient, et en avoient le premier fruit, qui étoit la considération et la sûreté ; le peuple, déchargé de plus de soixante millions, y trouvoit un soulagement considérable ; et si le cardinal Mazarin eût été d’un génie propre à se faire honneur de la nécessité (ce qui est une des qualités les plus nécessaires à un ministre), il se fût, par un avantage qui est toujours inséparable de la faveur ; il se fût, dis-je, approprié dans la suite la plus grande partie du mérite des choses mêmes auxquelles il s’étoit le plus opposé.

Voilà des avantages signalés pour tout le monde : et tout le monde manqua ces avantages signalés par des considérations si légères, qu’elles n’eussent pas dû, dans les véritables règles du bon sens, en faire même perdre de médiocres. Le peuple, qui s’étoit animé par les assemblées du parlement, s’effaroucha dès qu’il les vit cesser, sur l’approche de quelques troupes, desquelles, dans la vérité, il étoit ridicule de prendre ombrage, et par la considération de leur petit nombre, et par beaucoup d’autres circonstances. Le parlement prit à son retour toutes les bagatelles qui sentoient le moins du monde l’inexécution de la déclaration, avec la même rigueur et les mêmes formalités qu’il auroit traité à un défaut ou à une forclusion. M. le duc d’Orléans vit tout le bien qu’il pouvoit faire, et une partie du mal qu’il pouvoit empêcher ; mais comme l’endroit par lequel il fut touché de l’un et de l’autre ne fut pas celui de la peur, qui étoit sa passion dominante, il ne sentit pas assez le coup pour en être ému. M. le prince connut le mal dans toute son étendue ; mais comme son courage étoit sa vertu la plus naturelle, il ne le craignit pas assez : il voulut le bien, mais il ne le voulut qu’à sa mode : son âge, son humeur et ses victoires ne lui permirent point de joindre la patience à l’activité ; et il ne conçut pas d’assez bonne heure cette maxime si nécessaire aux princes, de ne considérer les petits incidens que comme des victimes que l’on doit toujours sacrifier aux grandes affaires. Le cardinal, qui ne connoissoit en aucune façon nos manières, confondoit journellement les plus importantes avec les plus légères ; et dès le lendemain que la déclaration fut publiée (cette déclaration qui passoit dans la chaleur des esprits pour une loi fondamentale de l’État) ; dès le lendemain, dis-je, qu’elle fut publiée, elle fut entamée et altérée sur des articles de rien, que le cardinal devoit même observer avec ostentation, pour colorer les contraventions qu’il pouvoit être obligé de faire aux plus considérables. Ce qui lui arriva de cette conduite fut que le parlement, aussitôt après son ouverture, recommença à s’assembler, et que la chambre des comptes et la cour des aides même, auxquelles on porta dans le même mois de novembre la déclaration à vérifier, prirent la liberté d’y ajouter encore plus de modifications et de clauses que le parlement.

La cour des aides entre autres fit défense, sur peine de la vie, de mettre les tailles en parti[75]. Comme elle eut été mandée pour ce sujet au Palais-Royal, et qu’elle se fut relâchée en quelque façon de ce premier arrêt, en permettant de faire des prêts sur les tailles pour six mois, le parlement le trouva très-mauvais, et s’assembla le 30 de décembre, tant sur ce fait que sur ce que l’on savoit qu’il y avoit une autre déclaration à la chambre des comptes, qui autorisoit pour toujours les mêmes prêts. Vous remarquerez, s’il vous plaît, que dès le 16 du mois de décembre M. le duc d’Orléans et M. le prince avoient été au parlement pour empêcher les assemblées, et pour obliger la compagnie à travailler seulement par députés à la recherche des articles de la déclaration, auxquels on prétendoit que le ministre avoit contrevenu : ce qui leur fut accordé. Mais après une contestation fort aigre, M. le prince parla avec beaucoup de colère, et l’on prétendit même qu’il avoit fait un signe du petit doigt, par lequel il parut menacer. Il m’a dit souvent depuis qu’il n’en avoit pas eu la pensée. Ce qui est constant, c’est que la plupart des conseillers le crurent ; que le murmure s’éleva ; et que si l’heure n’eût sonné, les choses se fussent encore plus aigries.

[1649] Elles parurent le lendemain plus douces, parce que la compagnie se relâcha, comme je vous ai déjà dit ci-dessus, à examiner les contraventions faites à la déclaration, par députés seulement, et chez M. le premier président : mais cette apparence de calme ne dura pas guère. Le parlement résolut, le 2 de janvier, de s’assembler pour pourvoir à l’exécution de la déclaration que l’on prétendoit avoir été blessée, particulièrement dans les huit ou dix derniers jours, en tous ses articles ; et la Reine prit le parti de faire sortir le Roi de Paris, à quatre heures du matin, le jour des Rois, avec toute la cour. Les ressorts particuliers de ce grand mouvement sont assez curieux, quoiqu’ils soient fort simples.

Vous jugez suffisamment, par ce que je vous ai déjà dit, quels motifs faisoient agir la Reine conduite par le cardinal, et M. le duc d’Orléans gouverné par La Rivière, qui étoit l’esprit le plus bas et le plus intéressé de son siècle. Voici ce qui m’a paru des motifs de M. le prince. Les contre-temps du parlement, desquels je vous ai déjà parlé, commencèrent à le dégoûter presque aussitôt qu’il eut pris des mesures avec Broussel et avec Longueil ; et ce dégoût, joint aux caresses que la Reine lui fit à son retour, aux soumissions apparentes du cardinal, et à la pente naturelle qu’il tenoit de père et de mère de n’aimer pas à se brouiller avec la cour, affoiblirent avec assez de facilité dans son esprit les raisons que son grand cœur y avoit fait naître. Je m’aperçus d’abord du changement : je m’en afïligeai pour moi, je m’en affligeai pour le public ; mais je m’en affligeai à la vérité beaucoup plus pour lui-même. Je l’aimois autant que je l’honorois, et je vis d’un coup d’œil le précipice. Je vous ennuierois si je vous rendois compte de toutes les conversations que j’eus avec lui sur cette matière. Vous jugerez, s’il vous plaît, des autres par celle dont je vais vous rapporter le détail ; elle se passa justement l’après-dînée du jour où l’on prétendit qu’il avoit menacé le parlement.

Je trouvai dans ce moment que le dégoût que j’avois déjà remarqué dans son esprit étoit changé en colère et même en indignation. Il me dit, en jurant, qu’il n’y avoit plus moyen de souffrir l’insolence et l’impertinence de ces bourgeois, qui en vouloient à l’autorité royale ; que tant qu’il avoit cru qu’ils n’avoient eu pour but que le Mazarin, il avoit été pour eux ; que je lui avois moi-même confessé plus de trente fois qu’il n’y avoit aucunes mesures bien sûres à prendre avec des gens qui ne peuvent jamais se répondre d’eux-mêmes d’un quart-d’heure à l’autre, parce qu’ils ne peuvent jamais se répondre un instant de leurs compagnies ; qu’il ne se pouvoit résoudre à devenir le général d’une armée de fous, n’y ayant pas un homme sage qui pût s’engager dans une cohue de cette nature ; qu’il étoit prince du sang ; qu’il ne vouloit pas ébranler l’État, que si le parlement eût pris la conduite dont on étoit demeuré d’accord, on l’eût redressé ; mais qu’agissant comme il faisoit, il prenoit le chemin de le renverser. M. le prince ajouta à cela tout ce que vous pouvez vous figurer de réflexions publiques et particulières. Voici en propres paroles ce que je lui répondis :

« Je conviens, monsieur, de toutes les maximes générales ; permettez-moi, s’il vous plaît, de les appliquer au fait particulier. Si le parlement travaille à la ruine de l’État, ce n’est pas qu’il ait intention de le ruiner. Nul n’a plus d’intérêt au maintien de l’autorité royale que les officiers : tout le monde en convient. Il faut donc reconnoître de bonne foi que lorsque les compagnies souveraines font du mal, ce n’est que parce qu’elles ne savent pas bien faire le bien même qu’elles veulent. La capacité d’un ministre qui sait ménager les particuliers et les corps les tient dans l’équilibre où elles doivent être naturellement, et dans lequel elles réussissent, par un mouvement qui balance ce qui est de l’autorité des princes et de l’obéissance des peuples. L’ignorance de celui qui gouverne aujourd’hui ne lui laisse ni assez de vue ni assez de force pour régler les poids de cette horloge. Les ressorts en sont mêlés : ce qui n’étoit que pour modérer le mouvement veut le faire, et je conviens qu’il le fait mal, parce qu’il n’est pas lui-même fait pour cela : voilà où gît le défaut de notre machine. Votre Altesse veut la redresser, et avec d’autant plus de raison qu’il n’y a qu’elle qui en soit capable ; mais pour la redresser, faut-il se joindre à ceux qui la veulent rompre ? Vous convenez des disparates du cardinal, vous convenez qu’il ne pense qu’à établir en France l’autorité qu’il n’a jamais connue qu’en Italie. S’il y pouvoit réussir, seroit-ce le compte de l’État, selon ses bonnes et véritables maximes ? Seroit-ce celui des princes du sang en tout sens ? Mais de plus est-il en état d’y réussir ? N’est-il pas accablé de la haine et du mépris public ? Le parlement n’est-il pas l’idole du peuple ? Je sais que vous les comptez pour rien, parce que la cour est armée ; mais je vous supplie de me permettre de vous dire qu’on les doit compter pour beaucoup, toutes les fois qu’ils se comptent eux-mêmes pour tout. Ils en sont là : ils commencent eux-mêmes à compter vos armées pour rien ; et le malheur est que leurs forces consistent dans leur imagination : car on peut dire avec vérité qu’à la différence de toutes les autres sortes de puissance, ils peuvent, quand ils sont arrivés à un certain point, tout ce qu’ils croient pouvoir. Votre Altesse me disoit dernièrement que cette disposition du peuple n’étoit qu’une fumée ; mais cette fumée si noire et si épaisse est entretenue par un feu qui est bien vif et bien allumé. Le parlement le souffle ; et le parlement, avec les meilleures et même les plus simples intentions du monde, est capable de l’enflammer à un point qui l’embrasera et le consumera lui-même, mais qui hasardera dans ces intervalles plus d’une fois l’État. Les corps poussent toujours avec trop de vigueur les fautes des ministres quand ils ont tant fait que de s’y acharner, et ils ne ménagent presque jamais leurs imprudences : ce qui est en de certaines occasions capable de perdre un royaume. Si le parlement eût répondu, quelque temps avant que vous revinssiez de l’armée, à la ridicule et pernicieuse proposition que le cardinal lui fit, de déclarer s’il prétendoit mettre des bornes à l’autorité royale si, dis-je, les plus sages du corps n’eussent éludé la réponse, la France, à mon opinion, couroit fortune parce que la compagnie se déclarant pour l’affirmative, comme elle fut sur le point de le faire, elle déchiroit le voile qui couvre le mystère de l’État. Chaque monarchie a le sien : celui de la France consiste dans une espèce de silence religieux et sacré dans lequel on ensevelit, en obéissant presque toujours aveuglément aux rois, le droit que l’on ne veut croire avoir de s’en dispenser, que dans les occasions où il ne seroit pas même de leur service de plaire à leurs rois. Ce fut un miracle que le parlement ne levât pas dernièrement ce voile, et ne le levât pas en forme et par arrêt : ce qui seroit bien d’une conséquence plus dangereuse et plus funeste que la liberté que les peuples ont prise depuis quelque temps de voir à travers. Si cette liberté, qui est déjà dans la salle du Palais, étoit passée jusque dans la grand’chambre, elle feroit des lois révérées de ce qui n’est encore que question problématique, et de ce qui n’étoit il n’y a pas long-temps qu’un secret, ou inconnu, ou du moins respecté. Votre Altesse n’empêchera pas, par la force des armes, les suites du malheureux état que je vous marque, et dont nous ne sommes peut-être que trop proches. Elle voit que le parlement même a peine de retenir les peuples qu’il a éveillés : elle voit que la contagion se glisse dans les provinces, et que la Guienne et la Provence donnent déjà très-dangereusement l’exemple qu’elles ont reçu de Paris. Tout branle, et Votre Altesse seule est capable de fixer ce mouvement par l’éclat de sa naissance, par celui de sa réputation, et par la persuasion générale où on est qu’il n’y a qu’elle qui y puisse remédier. L’on peut dire que la Reine partage la haine que l’on a pour le cardinal, et que Monsieur partage le mépris que l’on a puar La Rivière. Si vous entrez par complaisance dans leurs pensées, vous entrerez en part de la haine publique. Vous êtes au dessus du mépris ; mais la crainte que l’on aura de vous prendra sa place ; et cette crainte empoisonnera si cruellement et la haine que l’on aura pour vous et le mépris que l’on a déjà pour les autres, que ce qui n’est présentement qu’une plaie dangereuse à l’État lui deviendra peut-être mortelle, et pourra mêler dans la suite de la révolution le désespoir du retour, qui est toujours en ces matières le dernier et le plus dangereux symptôme de la maladie. Je n’ignore pas les justes raisons qu’a Votre Altesse d’appréhender les manières d’un corps composé de plus de deux cents têtes, et qui n’est capable ni de gouverner ni d’être gouverné. Cet embarras est grand ; mais j’ose soutenir qu’il n’est pas insurmontable, et qu’il n’est pas même difficile à démêler dans la conjoncture présente par des circonstances particulières. Quand le parti seroit formé, quand vous seriez à la tête de l’armée, quand les manifestes auroient été publiés, quand enfin vous seriez déclaré général d’un parti dans lequel le parlement seroit entré ; auriez-vous, monsieur, plus de peine à soutenir ce poids que messieurs votre aïeul et basaïeul n’en ont eu à s’accommoder au caprice des ministres de La Rochelle, et des maires de Nîmes et de Montauban ? Et Votre Altesse trouveroit-elle plus de difficulté à ménager le parlement de Paris, que M. de Mayenne n’y en a trouvé dans le temps de la Ligue, c’est-à-dire dans le temps de la faction du monde la plus opposée à toutes les maximes du parlement ? Votre naissance et votre mérite vous élèvent autant au dessus de ce dernier exemple, que la cause dont il s’agit est au dessus de celle de la Ligue : et les manières n’en sont pas moins différentes. La Ligue fit une guerre, où le chef du parti commença sa déclaration par une jonction ouverte et publique avec l’Espagne contre la couronne et la personne d’un des plus braves et des meilleurs rois que la France ait jamais eu ; et ce chef de parti, sorti d’une maison étrangère et suspecte, ne laissa pas de maintenir très-long-temps dans ses intérêts ce même parlement dont la seule idée vous fait peine, dans une occasion où vous êtes si éloigné de le vouloir porter à la guerre, que vous n’y entrez que pour lui procurer la sûreté et la paix. Vous ne vous êtes ouvert qu’à deux hommes de tout le parlement ; et encore vous ne vous y êtes ouvert que sur la parole qu’ils vous ont donnée l’un et l’autre de ne laisser pénétrer à personne du monde, sans exception, vos intentions. Comment est-il possible que M Votre Altesse prétende que ces deux hommes puissent, par le moyen de cette connoissance intérieure et cachée, régler les mouvemens de leur corps ? J’ose, monsieur, vous répondre que si vous voulez vous déclarer publiquement comme protecteur du public et des compagnies souveraines, vous en disposerez au moins pour très-long-temps, absolument et presque souverainement. Mais ce n’est pas votre vue : vous ne voulez pas vous brouiller à la cour, vous aimez mieux le cabinet que la faction : ne trouvez donc pas mauvais que des gens, qui ne vous voient que dans ce jour, ne mesurent pas toutes leurs démarches selon qu’il vous conviendroit. C’est à vous à mesurer les vôtres avec les leurs, parce qu’elles sont publiques ; et vous le pouvez, parce que le cardinal, accablé par la haine publique, est trop foible pour vous obliger malgré vous à l’éclat et aux ruptures prématurées. La Rivière, qui gouverne Monsieur, est l’homme du monde le plus timide. Continuez à témoigner que vous cherchez à adoucir les choses, et laissez-les agir selon votre premier plan : un peu plus ou un peu moins de chaleur dans le parlement doit-il être capable de vous le faire changer ? De quoi y va-t-il enfin en ce plus et en ce moins ? Le pis est que la Reine croie que vous n’embrassez pas avec assez de chaleur ses intérêts : n’y a-t-il pas des moyens pour suppléer à cet inconvénient ? n’y a-t-il pas des apparences à donner ? n’y a-t-il pas même de l’effectif. ? Enfin, monsieur, je supplie très-humblement Votre Altesse de me permettre de lui dire que jamais projet n’a été si beau, si innocent, si saint, si nécessaire que celui qu’elle a fait ; et que jamais raisons n’ont été, au moins à mon opinion, si foibles que celles qui l’empêchent de l’exécuter, La moins forte de celles qui vous y portent, ou plutôt qui vous y devroient porter, est que si le cardinal Mazarin ne réussit pas dans les siens, il vous peut entraîner dans sa ruine ; et que s’il y réussit, il se servira pour vous perdre de tout ce que vous aurez fait pour l’élever. »

Vous voyez, par le peu d’arrangement de ce discours, qu’il fut fait sans méditation et sur-le-champ. Je le dictai à Laigues, étant revenu chez moi de chez M. le prince ; et Laigues me le fit voir à mon dernier voyage de Paris. Il ne persuada pas M. le prince, qui étoit déjà préoccupé ; il ne répondit à mes raisons particulières que par les générales : ce qui est assez de son caractère. Les héros ont leurs défauts ; celui de M. le prince est de n’avoir pas assez de suite dans l’un des plus beaux esprits du monde. Ceux qui ont voulu croire qu’il avoit tâché dans le commencement d’aigrir les affaires par Longueil, par Broussel et par moi, pour se rendre plus nécessaire à la cour, et dans la vue de faire pour le cardinal ce qu’il fit depuis, font autant d’injustice et à sa vertu et à la vérité, qu’ils prétendent faire d’honneur à son habileté. Ceux qui croient que les petits intérêts, c’est-à-dire les intérêts de pension, de gouvernement, d’établissement, furent l’unique cause de son changement, ne se trompent guère moins. La vue d’être l’arbitre du cabinet y entra assurément, mais elle ne l’eût pas emporté sur les autres considérations ; et le véritable principe fut qu’ayant tout vu d’abord également, il ne sentit pas tout également. La gloire de restaurateur du public fut sa première idée : celle de conservateur de l’autorité royale fut la seconde. Voilà le caractère de tous ceux qui ont dans l’esprit le défaut que je vous ai marqué ci-dessus. Quoiqu’ils voient très-bien les inconvéniens et les avantages des deux partis sur lesquels ils balancent à prendre leurs résolutions, et quoiqu’ils les voient même ensemble, ils ne les pèsent pas ensemble : ainsi ce qui leur paroît aujourd’hui plus léger leur paroît demain plus pesant. Voilà justement ce qui fit le changement de M. le prince, sur lequel il faut confesser que ce qui n’a pas honoré sa vue, ou plutôt sa résolution, a bien justifié son intention. L’on ne peut nier que s’il eût conduit aussi prudemment la bonne intention qu’il avoit, certainement il n’eût redressé l’État, et peut-être pour des siècles ; mais l’on doit convenir que s’il l’eût eu mauvaise, il eût pu aller à tout dans un temps où l’enfance du Roi, l’opiniâtreté de la Reine, la foiblesse de Monsieur, l’incapacité du ministre, la licence du peuple, la chaleur du parlement, ouvroient à un jeune prince, plein de mérite et couvert de lauriers, une carrière plus belle et plus vaste que celle que messieurs de Guise avoient courue.

Dans la conversation que j’eus avec M. le prince, il me dit deux ou trois fois avec colère qu’il feroit bien voir au parlement, s’il continuoit à agir comme il avoit accoutumé, qu’il n’en étoit pas où il pensoit, et que ce ne seroit pas une affaire de le mettre à la raison. Pour vous dire le vrai, je ne fus pas fâché de trouver cette ouverture à en tirer ce que je pourrois des pensées de la cour. Il ne s’en expliqua pas toutefois ouvertement ; mais j’en compris assez pour me confirmer dans la pensée que j’avois, qu’elle commençoit à reprendre ses premiers projets d’attaquer Paris. Pour m’en éclaircir encore davantage, je dis à M. le prince que M. le cardinal pourroit fort facilement se tromper dans ses mesures, et que Paris seroit un morceau de dure digestion. À quoi il me répondit de colère : « On ne le prendra pas comme Dunkerque, par des mines et par des attaques ; mais si le pain de Gonesse leur manquoit huit jours… » Je me le tins pour dit, et je lui repartis, beaucoup moins pour en savoir davantage que pour avoir lieu de me dégager d’avec lui, que l’entreprise de fermer les passages du pain de Gonesse pourroit recevoir des difficultes. « Quelles ? reprit-il brusquement. Les bourgeois sortiront-ils pour donner bataille ? — Elle ne seroit pas rude, monsieur, s’il n’y avoit qu’eux, lui répondis-je. — Qui sera avec eux, reprit-il ? Y serez-vous, vous qui parlez ? — Ce seroit un mauvais signe, lui répondis-je ; cela sentiroit fort la procession de la Ligue. » Il pensa un peu, et puis il me dit : « Ne raillons point ; seriez-vous assez fou pour vous embarquer avec ces gens-là ? — Je ne le suis que trop, lui répondis-je ; vous le savez, monsieur, et que je suis de plus coadjuteur de Paris, et par conséquent engagé par honneur et par intérêt à sa conservation. Je servirai toute ma vie Votre Altesse en ce qui ne regardera pas ce point. » Je vis que M. le prince s’émut à cette déclaration ; mais il se contint, et il me dit ces propres mots : « Quand vous vous engagerez dans une mauvaise affaire, je vous plaindrai ; mais je n’aurai pas sujet de me plaindre de vous. Ne vous plaignez pas aussi de moi, et rendez-moi le témoignage que vous me devez, qui est que je n’ai rien promis à Longueil et à Broussel, dont le parlement ne m’ait dispensé par sa conduite. » Il me fit ensuite beaucoup d’honnêtetés personnelles ; il m’offrit de me raccommoder avec la cour. Je l’assurai de mon obéissance et de mon zèle, en tout ce qui ne seroit pas contraire aux engagemens qu’il savoit que j’avois pris. Je le fis convenir de l’impossibilité d’en sortir, et je sortis moi-même de l’hôtel de Condé, avec toute l’agitation d’esprit que vous vous pouvez imaginer.

Montrésor et Saint-Ibal arrivèrent chez moi justement dans le temps que j’achevois de dicter à Laigues la conversation que j’avois eue avec M. le prince ; et ils n’oublièrent rien pour m’obliger à envoyer dès le moment à Bruxelles. Quoique je sentisse en moi-même beaucoup de peine[76] à être le premier qui eût mis dans nos affaires le grain de catholicon d’Espagne, je m’y résolus par la nécessité, et je commençai à en dicter l’instruction, qui devoit contenir plusieurs chefs, et dont la conclusion fut remise par cette raison au lendemain matin.

La fortune me présenta l’après-dînée un moyen plus agréable et plus innocent. J’allai par hasard chez madame de Longueville, que je voyois fort peu, parce que j’étois extrêmement ami de monsieur son mari, qui n’étoit pas l’homme de la cour le mieux avec elle. Je la trouvai seule : elle tomba dans la conversation sur les affaires publiques, qui étoient à la mode ; elle me parut enragée contre la cour. Je savois par le bruit public qu’elle l’étoit au dernier point contre M. le prince. Je joignis ce que l’on en disoit dans le monde à ce que j’en tirois de certains mots qu’elle laissoit échapper. Je n’ignorois pas que M. le prince de Conti étoit absolument entre ses mains. Toutes ces idées me frappèrent tout d’un coup l’imagination, et y firent naître celle dont je vous rendrai compte, après que je vous aurai un peu éclairci le detail de ce que je viens de vous toucher. Mademoiselle de Bourbon avoit eu l’amitié du monde la plus tendre pour monsieur son frère aîné ; et madame de Longueville, quelque temps après son mariage, prit une rage et une fureur contre lui, qui passa jusques à un excès incroyable. Vous croyez aisément qu’il n’en falloit pas davantage dans le monde pour faire faire des commentaires fâcheux sur une histoire de laquelle on ne voyoit pas les motifs. Je ne les ai jamais pu pénétrer ; mais j’ai toujours été persuadé que ce qui s’en disoit dans la cour n’étoit pas véritable, parce que s’il eût été vrai qu’il y eût eu de la passion dans leur amitié, M. le prince n’auroit pas conservé pour elle la tendresse qu’il conserva toujours, dans la chaleur même de l’affaire de Coligny. J’ai observé qu’ils ne se brouillèrent qu’après sa mort ; et je sais de science certaine que M. le prince savoit que madame sa sœur aimoit véritablement Coligny. L’amour passionné du prince de Conti pour elle donna à cette maison un certain air d’inceste, quoique fort injustement, que la raison au contraire que je viens de vous alléguer, quoique à mon sens décisive, ne put dissiper.

Je vous ai marqué ci-dessus que la disposition où je trouvai madame de Longueville me donna lieu à préparer une défense pour Paris plus proche, plus naturelle et moins odieuse que celle d’Espagne. Je connoissois bien la foiblesse de M. le prince de Conti, presque encore enfant ; mais je savois en même temps que cet enfant étoit prince du sang. Je ne voulois qu’un nom pour animer ce qui sans nom n’étoit qu’un fantôme. Je me répondois de M. de Longueville, qui étoit l’homme du monde qui aimoit le mieux le commencement de toutes les affaires. J’étois d’ailleurs fort assuré que le maréchal de La Mothe[77], enragé contre la cour, ne se détacheroit point de M. de Longueville, à qui il avoit été attaché vingt ans durant par une pension qu’il avoit voulu lui-même retenir par reconnoissance, encore qu’il eût été fait maréchal de France. Je voyois M. de Bouillon très-mécontent, et presque réduit à la nécessité, par le mauvais état de ses affaires domestiques, et par les injustices que la cour lui faisoit. J’avois considéré tous ces gens-là, mais je ne les avois considérés que dans une perspective éloignée, parce qu’il n’y en avoit aucun de tous ceux-là qui fût capable d’ouvrir la scène. M. de Longueville n’étoit bon que pour le second acte ; le maréchal de La Mothe, bon soldat, mais de très-petit sens, ne pouvoit jamais jouer le premier personnage. M. de Bouillon l’eût pu soutenir, mais sa probité étoit plus problématique que son talent ; et j’étois bien averti de plus que madame sa femme[78], qui avoit un pouvoir absolu sur son esprit, n’agissoit en quoi que ce soit que par les mouvemens d’Espagne. Vous ne vous étonnez pas sans doute de ce que je n’avois pas fixé des vues aussi vagues et aussi brouillées que celles-là, et de ce que je les réunis ensuite, pour ainsi dire, en la personne de M. le prince de Conti, prince du sang, qui par sa qualité concilioit et rapprochoit tout ce qui paroissoit le plus éloigné à l’égard des uns et des autres.

Dès que j’eus ouvert à madame de Longueville le moindre jour du poste qu’elle pouvoit tenir en l’état où les affaires alloient tomber, elle y entra avec des emportemens de joie que je ne puis vous exprimer. Je ménageai avec soin ces dispositions ; j’échauffai M. de Longueville et par moi-même et par Varicarville, qui étoit son pensionnaire, et auquel il avoit avec raison une parfaite confiance. Je me résolus de ne lier aucun commerce avec l’Espagne, et d’attendre que les occasions, que je jugeois bien n’être que trop proches, donnassent lieu à une conjoncture où celui que nous y prendrions infailliblement parût plutôt venir des autres que de moi. Ce parti, quoique fortement contredit par Saint-Ibal et par Montrésor, fut le plus judicieux ; et vous verrez par les suites que je jugeai sainement, en jugeant qu’il n’y avoit plus lieu de précipiter ce remède, qui est doublement dangereux, et qui, quand il est le premier appliqué, a toujours besoin de lénitifs qui y préparent[79].

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Pour ce qui regarde madame de Longueville, la petite vérole lui avoit ôté la première fleur de sa beauté, mais elle lui en avoit laissé presque tout l’éclat ; et cet éclat, joint à sa qualité, à son esprit et à sa langueur, qui avoit en elle un charme particulier, la rendoit une des plus aimables personnes de France. J’avois le cœur du monde le plus propre pour l’y placer entre madame de Guémené et madame de Pommereux. Je ne vous dirai pas qu’elle l’eût agréé ; mais je vous dirai bien que ce ne fut pas la vue de l’impossibilité qui m’en fit rejeter la pensée, qui fut même assez vive dans les commencemens. Le bénéfice n étoit pas vacant, mais il n’étoit pas desservi. M. de La Rochefoucauld[80] étoit en possession ; mais il étoit en Poitou. J’écrivois tous les jours trois ou quatre billets, et j’en recevois bien autant. Je me trouvois très-souvent à l’heure du réveil, pour parler plus librement d’affaires : j’y concevois beaucoup d’avantages, et je n’ignorois pas que c’étoit l’unique moyen de m’assurer de M. le prince de Conti pour les suites. Je crus, pour ne vous rien celer, y entrevoir de la possibilité[81]. La seule vue de l’amitié étroite que je professois avec le mari l’emporta sur le plaisir et sur la politique[82].

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Je ne laissai pas de prendre une grande liaison d’affaires avec madame de Longueville, et par elle un commerce avec M. de La Rochefoucauld, qui revint trois semaines ou un mois après cet engagement. Il faisoit croire à M. le prince de Conti qu’il le servoit dans sa passion qu’il avoit pour madame sa sœur ; et lui et elle de concert l’avoient tellement aveuglé, que plus de quatre ans encore après il ne se doutoit de quoi que ce soit.

Comme M. de La Rochefoucauld n’avoit pas eu trop bon bruit dans l’affaire des importans, dans laquelle on l’avoit accusé de s’être raccommodé avec la cour à leurs dépens (ce que j’ai su depuis de science certaine n’être pas vrai), je n’étois pas trop content de le trouver en cette société. Il fallut pourtant s’en accommoder. Nous prîmes toutes nos mesures. M. le prince de Conti, madame de Longueville, monsieur son mari, M. le maréchal de La Mothe, s’engagèrent de demeurera Paris, ou de se déclarer, si on l’attaquoit. Broussel, Longueil et Viole promirent tout au nom du parlement, qui n’en savoit rien. M. de Retz fit les allées et les venues entre eux et madame de Longueville, qui prenoit les eaux à Noisy avec M. le prince de Conti. Il n’y eut que M. de Bouillon qui ne voulut être nommé à personne sans exception : il s’engagea uniquement avec moi. Je le voyois assez souvent la nuit, et madame de Bouillon y étoit toujours présente. Si cette femme eût eu autant de sincérité que d’esprit, de beauté, de douceur et de vertu, elle eût été une merveille accomplie. J’en fus très-piqué, mais je n’y trouvai pas la moindre ouverture : et comme la piqûre ne me fit pas mal fort long-temps, je crois que j’eusse parlé plus proprement si j’eusse dit que je crus en être piqué.

Après que j’eus préparé assez à mon gré la défensive, je pris la pensée de faire, s’il étoit possible, en sorte que la cour ne portât pas les affaires à l’extrémité. Vous concevez facilement l’utilité de ce dessein, et vous en avouerez la possibilité, quand je vous dirai que l’exécution n’en tint qu’à l’opiniâtreté du ministre, qui ne voulut pas agréer une proposition qui m’avoit été suggérée par Launai-Gravai, et qui, de l’agrément même du parlement, eût suppléé, au moins pour beaucoup, aux retranchemens faits par cette compagnie. Cette proposition, dont le détail seroit trop long et trop ennuyeux, fut agitée chez Viole, où se trouvèrent Le Coigneux et beaucoup d’autres gens du parlement. Elle fut approuvée ; et si le ministre eût été sage pour la recevoir de bonne foi, je suis persuadé que l’État eût soutenu la dépense nécessaire, et qu’il n’y auroit point eu de guerre civile.

Quand je vis que la cour ne vouloit même son bien qu’à sa mode, qui n’étoit jamais bonne, je ne songeai plus qu’à lui faire du mal, et ce ne fut que dans ce moment que je pris l’entière et ferme résolution d’attaquer personnellement le Mazarin ; parce que je crus que ne pouvant l’empêcher de nous attaquer, nous ferions sagement de l’attaquer nous-mêmes par des préalables qui donneroient dans le public un mauvais air à son attaque.

On peut dire avec fondement que les ennemis de ce ministre avoient un avantage contre lui très-rare, et que l’on n’a presque jamais contre les gens qui sont dans sa place. Leur pouvoir fait pour l’ordinaire qu’ils ne sont point susceptibles de la teinture du ridicule ; mais elle prévaloit sur le cardinal, parce qu’il disoit des sottises : ce qui n’est pas même ordinaire à ceux qui en font dans ces sortes de postes. Je lui attachai Marigny[83], qui revenoit tout à propos de Suède, et qui s’étoit comme donné à moi. Le cardinal avoit demandé à Bouqueval, député du grand conseil, s’il ne croiroit pas être obligé d’obéir au Roi, en cas que le Roi lui commandât de ne point porter de glands à son collet : et il s’étoit servi de cette comparaison assez sottement, comme vous voyez, pour prouver l’obéissance aux députés d’une compagnie souveraine. Marigny paraphrasa ce mot en prose et en vers, un mois ou cinq semaines avant que le Roi sortît de Paris ; et l’effet que fit cette paraphrase est inconcevable. Je pris cet instant pour mettre l’abomination dans le ridicule : ce qui fait le plus dangereux et le plus irrémédiable de tous les composés.

Vous avez vu ci-dessus que la cour avoit entrepris d’autoriser les prêts par des déclarations, c’est-à-dire, à proprement parler, qu’elle avoit entrepris d’autoriser les usures par une loi vérifiée au parlement ; parce que les prêts qui se faisoient au Roi, par exemple sur les tailles, n’étoient jamais qu’avec des usures immenses. Ma dignité m’obligeoit à ne pas souffrir un mal et un scandale aussi général et aussi public. Je remplis très-exactement et très-pleinement mon devoir : je fis une assemblée fameuse de curés, de chanoines, de docteurs, de religieux ; et sans avoir seulement prononcé le nom du cardinal dans toutes les conférences, où je faisois au contraire toujours semblant de l’épargner, je le fis passer en huit jours pour le juif le plus convaincu qui fût en Europe.

Le Roi sortit de Paris[84] justement à ce moment ; et je l’appris à cinq heures du matin par l’argentier de la Reine, qui me fit éveiller, et qui me donna une lettre écrite de sa main, par laquelle elle me commandoit, en des termes fort honnêtes, de me rendre dans le jour à Saint-Germain. L’argentier ajouta de bouche que le Roi venoit de monter en carrosse pour y aller, et que toute l’armée étoit commandée pour s’avancer. Je lui répondis simplement que je ne manquerois pas d’obéir. Vous me faites bien la justice d’être persuadée que je n’en eus pas la pensée.

Blancménil entra dans ma chambre, pâle comme un mort. Il me dit que le Roi marchoit au Palais avec huit mille chevaux. Je l’assurai qu’il étoit sorti de la ville avec deux cents. Voilà la moindre des impertinences qui me furent dites depuis les cinq heures du matin jusqu’à dix. J’eus toujours une procession de gens effarés qui se croyoient perdus ; mais j’y prenois bien plus de divertissement que d’inquiétude, parce que j’étois averti de moment à autre, par les officiers de la colonelle qui étoient à moi, que le premier mouvement du peuple à la première nouvelle n’avoit été que de fureur, à laquelle la peur ne succède jamais que par degrés ; et je croyois avoir de quoi couper, avant qu’il fût nuit, ces degrés. Car, quoique M. le prince, qui se défioit de monsieur son frère, l’eût été prendre dans son lit, et l’eût emmené avec lui à Saint-Germain, je ne doutois point, madame de Longueville étant demeurée à Paris, que nous ne le revissions bientôt ; et d’autant plus que je savois que M. le prince, qui ne le craignoit ni ne l’estimoit, ne pousseroit pas sa défiance jusqu’à l’arrêter. J’avois de plus reçu la veille une lettre de M. de Longueville, datée de Rouen, par laquelle il m’assuroit qu’il arrivoit le soir de ce jour-là à Paris.

Aussitôt que le Roi fut sorti, les bourgeois, d’eux-mêmes et sans ordre, se saisirent de la porte Saint-Honoré ; et dès que l’argentier de la Reine fut sorti de chez moi, je mandai à Brigalier d’occuper avec sa compagnie celle de la Conférence. Le parlement s’assembla au même temps avec un tumulte de consternation : et je ne sais ce qu’ils eussent fait, tant ils étoient etfarés, si l’on n’eût trouvé le moyen de les animer par leur propre peur. Je l’ai observé mille fois : il y a des espèces de frayeurs qui ne se dissipent que par des frayeurs d’un plus haut degré. Je priai Vedeau, conseiller, que je fis appeler dans le parquet des huissiers, d’avertir la compagnie qu’il y avoit à l’hôtel-de-ville une lettre du Roi[85], par laquelle il donnoit part au prévôt des marchands et aux échevins des raisons qui l’avoient obligé à sortir de sa bonne ville de Paris qui étoient en substance : que quelques officiers de son parlement avoient intelligence avec les ennemis de l’État, et qu’ils avoient même conspiré de se saisir de sa personne. Cette lettre, jointe à la connoissance que l’on avoit que le président Le Féron, prévôt des marchands, étoit tout-à-fait dépendant de la cour, émut toute la compagnie au point qu’elle se la fît apporter sur l’heure même, et qu’elle donna arrêt par lequel il fut ordonné que les bourgeois prendroient les armes ; que l’on garderoit les portes de la ville ; que le prévôt des marchands et le lieutenant civil pourvoiroient au passage des vivres, et que l’on délibéreroit le lendemain au matin sur la lettre du Roi. Vous jugez, par la teneur de cet arrêt interlocutoire[86], que la terreur du parlement n’étoit pas encore bien dissipée. Je ne fus pas touché de son irrésolution, parce que j’étois bien persuadé que j’aurois dans peu de quoi le fortifier.

Comme je croyois que la bonne conduite vouloit que le premier pas, au moins public, de désobéissance vînt de ce corps, pour justifier celle des particuliers, je jugeai à propos de chercher une couleur au peu de soumission que je témoignois à la Reine en n’allant pas à Saint-Germain. Je fis mettre mes chevaux au carrosse, je reçus les adieux de tout le monde, je rejetai avec une fermeté admirable toutes les instances que l’on me fit pour m’obliger à demeurer : et, par un bonheur signalé, je trouvai au bout de la rue Notre-Dame Du Buisson, marchand de bois, et qui avoit beaucoup de crédit sur les ponts. Il étoit absolument à moi ; mais il se mit ce jour-là de fort mauvaise humeur : il battit mon postillon, il menaça mon cocher. Le peuple accourut en foule, renversa mon carrosse ; et les femmes du Marché-Neuf firent d’un étau une machine sur laquelle elles me rapportèrent, pleurant et hurlant, à mon logis. Vous ne doutez pas de la manière dont cet effet de mon obéissance fut reçu à Saint-Germain, j’écrivis à la Reine et à M. le prince, en leur témoignant la douleur que j’avois d’avoir si mal réussi dans ma tentative. La Reine répondit au chevalier de Sévigné, qui lui porta ma lettre, avec hauteur et mépris. Le second ne put s’empêcher, en me plaignant, de témoigner de la colère. La Rivière éclata contre moi par des railleries, et le chevalier de Sévigné vit clairement que les uns et les autres étoient persuadés qu’ils nous auroient dès le lendemain, la corde au cou.

Je ne fus pas beaucoup ému de leurs menaces ; mais je fus très-touché d’une nouvelle que j’appris le même jour, qui étoit que M. de Longueville, comme je vous l’ai dit, revenant de Rouen, où il avoit fait un voyage de dix ou douze jours, et ayant appris la sortie du Roi à cinq heures de Paris, avoit tourné tout court à Saint-Germain. Madame de Longueville ne douta pas que M. le prince ne l’eût gagné, et qu’ainsi M. le prince de Conti ne fût infailliblement arrêté. Le maréchal de La Mothe lui déclara en ma présence qu’il feroit sans exception tout ce que M. de Longueville voudroit et pour et contre la cour. M. de Bouillon se prenoit à moi de ce que des gens dont je l’avois toujours assuré tenoient une conduite aussi contraire à ce que je lui en avois dit mille fois. Jugez, je vous prie, de mon embarras, qui étoit d’autant plus grand que madame de Longueville me protestoit qu’elle n’avoit eu de tout le jour aucunes nouvelles de M. de La Rochefoucauld, qui étoit toutefois parti deux heures après le Roi pour fortifier et pour ramener M. le prince de Conti.

Saint-Ibal revint encore à la charge pour m’obliger de l’envoyer sans différer au comte de Fuensaldagne. Je ne fus pas de son opinion, et je pris le parti de faire repartir pour Saint-Germain le marquis de Noirmoutier, qui s’étoit lié avec moi depuis quelque temps, pour savoir par son moyen ce que l’on pouvoit attendre de M. le prince de Conti et de M. de Longueville. Madame de Longueville fut de ce sentiment, et Noirmoutier partit sur les six heures du soir.

Le lendemain au matin, qui fut le lendemain de la fête des Rois, c’est-à-dire le 7 janvier, La Sourdière, lieutenant des gardes du corps, entra dans le parquet des gens du Roi, et leur donna une lettre de cachet adressée à eux, par laquelle le Roi leur ordonnoit de dire à la compagnie qu’il lui commandoit de se transporter à Montargis, et d’y attendre ses ordres. Il y avoit aussi entre les mains de La Sourdière un paquet fermé pour le parlement, et une lettre pour le premier président. Comme l’on n’avoit pas lieu de douter du contenu, que l’on devinoit assez par celui de la lettre écrite aux gens du Roi, l’on crut qu’il seroit plus respectueux de ne point ouvrir un paquet auquel on étoit déterminé par avance de ne pas obéir. On le rendit donc tout fermé à La Sourdière, et l’on arrêta d’envoyer les gens du Roi à Saint-Germain pour assurer la Reine de l’obéissance du parlement, et pour la supplier de lui permettre de se justifier de la calomnie qui lui avoit été faite dans cette lettre écrite la veille au prévôt des marchands.

Pour soutenir un peu la dignité, l’on ajouta dans l’arrêt que la Reine seroit très-humblement suppliée de vouloir nommer les calomniateurs, pour être precédé contre eux selon la rigueur des ordonnances. La vérité est que l’on eut bien de la peine à y faire insérer cette clause ; que toute la compagnie étoit fort consternée, même au point que Broussel, Charton, Viole, Loisel, Amelot, et cinq autres, des noms desquels je ne me souviens pas, et qui ouvrirent l’avis de demander en forme l’éloignement du cardinal Mazarin, ne furent suivis de personne, et même furent traités d’emportés. Vous observerez, s’il vous plaît, qu’il n’y avoit que la vigueur dans cette conjoncture, où l’on pût trouver apparence de sûreté : je n’en ai jamais vu où j’aie trouvé tant de foiblesse. Je courus toute la nuit, et je ne gagnai que ce que je viens de vous dire.

La chambre des comptes eut le même jour une lettre de cachet, par laquelle il lui étoit ordonné d’aller à Orléans ; et le grand conseil reçut commandement d’aller à Mantes. La chambre dépêcha pour faire des remontrances ; le second offrit d’obéir, mais la ville lui refusa des passeports. Il est aisé de concevoir l’état où je fus tout ce jour-là, qui effectivement me parut le plus affreux de tous ceux que j’eusse passés jusque là dans ma vie : je dis jusque là, car j’en ai eu dans la suite de plus fâcheux. Je voyois le parlement sur le point de mollir, et je me voyois par conséquent dans la nécessité, ou de subir avec lui le joug du monde le plus honteux et même le plus dangereux pour mon particulier, ou de m’ériger purement ou simplement en tribun du peuple, qui est le parti du monde le moins sur et même le plus bas, toutes les fois qu’il n’est pas revêtu de force.

La foiblesse de M. le prince de Conti, qui s’étoit laissé emmener comme un enfant par monsieur son frère ; celle de M. de Longueville, qui, au lieu de venir rassurer ceux avec lesquels il étoit engagti, avoit été offrir à la Reine ses services ; et la déclaration de messieurs de Bouillon et de La Mothe, avoient fort dégarni ce tribunal. L’imprudence du Mazarin le releva. Il fit refuser par la Reine audience aux gens du Roi : ils revinrent dès le soir à Paris, convaincus que la cour vouloit pousser les choses à l’extrémité.

Je vis mes amis toute la nuit : je leur montrai les avis que j’avois reçus de Saint-Germain, qui étoient que M. le prince avoit assuré la Reine qu’il prendroit Paris en quinze jours ; et que M. Le Tellier, qui avoit été procureur du Roi au châtelet, et qui par cette raison devoit avoir connoissance de la police, répondoit que la cessation de deux marchés affameroit la ville. Je jetai par là dans les esprits l’opinion de l’impossibilité de l’accommodement, qui n’étoit dans la vérité que trop effective.

Les gens du Roi firent le lendemain au matin leur rapport du refus de l’audience. Le désespoir s’empara alors de tous les esprits, et l’on donna tout d’une voix (à la réserve de Bernay, plus cuisinier que conseiller) ce fameux arrêt du 8 janvier 1649, par lequel le cardinal Mazarin fut déclaré ennemi du Roi et de l’État, perturbateur du repos public ; et enjoint à tous les sujets du Roi de lui courir sus. L’après-dînée l’on tint la police générale par les députés du parlement, de la chambre des comptes et de la cour des aides ; M. de Montbazon, gouverneur de Paris, le prévôt des marchands, les échevins, et les communautés des six corps des marchands. Il fut arrêté que le prévôt des marchands et les échevins donneroient des commissions pour lever quatre mille chevaux et dix mille hommes de pied. Le même jour la chambre des comptes et la cour des aides députèrent vers la Reine pour la supplier de ramener le Roi à Paris. La ville députa aussi au même effet. Comme la cour étoit encore persuadée que le parlement mourroit, parce qu’elle n’avoit pas encore reçu la nouvelle de l’arrêt, elle répondit très-fièrement à ces députations. M. le prince s’emporta même beaucoup contre le parlement devant la Reine, en parlant à Amelot, premier président de la cour des aides ; et la Reine répondit à tous ces corps qu’elle ne rentreroit jamais à Paris, ni le Roi ni elle, que le parlement n’en fût dehors.

Le lendemain au matin, qui fut le 9 de janvier, la ville reçut une lettre du Roi, par laquelle il lui étoit commandé de faire obéir le parlement, et de l’obliger de se rendre à Montargis. M. de Montbazon, assisté de Fournier, premier échevin, et de quatre conseillers de ville, apportèrent la lettre au parlement ; et ils lui protestèrent en même temps de ne recevoir d’autres ordres que ceux de la compagnie, qui fit ce même matin-là le fonds nécessaire pour faire la levée des troupes. L’après-dînée on tint la police générale, dans laquelle tous les corps de la ville, et tous les colonels et capitaines des quartiers, jurèrent une union pour la défense commune. Vous avez sujet de croire que j’en avois moi-même d’être satisfait de l’état des choses, qui ne me permettoient plus de craindre d’être abandonné ; et vous en serez peut-être bien plus persuadée quand je vous aurai dit que le marquis de Noirmoutier m’assura, dès le lendemain qu’il fut arrivé à Saint-Germain, que M. le prince de Conti et M. de Longueville étoient très-bien disposés ; et qu’ils eussent déjà été à Paris, s’ils n’eussent cru mieux assurer leur sortie de la cour, en s’y montrant durant quelques jours. M. de La Rochefoucauld écrivit au même sens à madame de Longueville.

Vous croyez donc sans doute cette affaire en bon état : vous allez néanmoins avouer que cette même étoile, qui a semé de pierres tous les chemins par où j’ai passé, me fit trouver, dans celui qui paroissoit si ouvert et si aplani, un des plus grands obstacles et un des plus grands embarras que j’aie rencontrés dans tout le cours de ma vie.

L’après-dînée du jour que je viens de vous marquer, qui fut le 9 janvier, M. de Brissac, qui avoit épousé ma cousine, mais avec qui j’avois fort peu d’habitude, entra chez moi, et me dit en riant : « Nous sommes de même parti ; je viens servir le parlement. » Je crus que M. de Longueville, de qui il étoit proche parent à cause de sa femme, pouvoit l’avoir engagé ; et pour m’en éclaircir j’essayai de le faire parler, sans m’ouvrir toutefois à lui. Je trouvai qu’il ne savoit quoique ce soit, ni de M. de Longueville ni de M. le prince de Conti qu’étant peu satisfait du cardinal, et encore moins du maréchal de La Meillerayc son beau-frère, il venoit chercher aventure dans un parti où il crut que notre alliance pourroit ne lui être pas inutile. Après une conversation d’un demi quart-d’heure, il vit par la fenêtre que l’on mettoit les chevaux à mon carrosse. « Ah, mon Dieu, me dit-il, ne sortez pas ; voilà M. d’Elbœuf[87] qui sera ici dans un moment. — Et que faire ? lui répondis-je ; n’est-il pas à Saint-Germain ? — Il y étoit, répondit froidement M. de Brissac ; mais comme il n’y a pas trouvé à dîner, il vient voir s’il trouvera à souper à Paris. Il m’a juré plus de dix fois, depuis le pont de Neuilly où je l’ai rencontré Jusqu’à la Croix du Tiroir où je l’ai laissé, qu’il feroit bien mieux que monsieur son cousin de Mayenne ne fit à la Ligue. »

Jugez, s’il vous plaît, de ma peine ! Je n’osois m’ouvrir à qui que ce soit que j’attendois M. le prince de Conti et M. de Longueville, de peur de les faire arrêter à Saint-Germain. Je voyois un prince de la maison de Lorraine, dont le nom est toujours agréable à Paris, prêt à se déclarer et à être déclaré certainement général des troupes, qui n’avoient point de général, et qui en avoient un besoin pressant. Je savois que le maréchal de La Mothe, qui se défioit toujours de l’irrésolution naturelle à M. de Longueville, ne feroit pas un pas qu’il ne le vît ; et je ne pouvois douter que M. de Bouillon n’ajoutât encore la présence de M. d’Elbœuf, très-suspecte à tous ceux qui le connoissoient sur le chapitre de la probité, aux motifs qu’il trouvoit pour ne point agir dans l’absence de M. le prince de Conti. De remède, je n’en voyois point : le prévôt des marchands étoit dans le fond du cœur passionné pour la cour, et je ne le pouvois ignerer ; le premier président n’en étoit point esclave comme l’autre, mais l’intention certainement y étoit ; et de plus, quand j’eusse été aussi assuré d’eux que de moi-même, que leur eussé-je pu proposer dans une conjoncture où les peuples enragés ne pouvoient point ne pas s’attacher au premier objet, et où ils eussent pris pour mensonge et pour trahison tout ce qu’on leur eût dit, au moins publiquement, contre un prince qui n’avoit rien de grand de ses prédécesseurs que les manières de l’affabilité, qui étoient justement ce que j’avois à craindre à ce moment ? Sur le tout, je n osois me promettre tout-à-fait que M. le prince de Conti et M. de Longueville vinssent sitôt qu’ils me l’assuroient.

J’avois écrit la veille au second, comme par un pressentiment, que je le suppliois de considérer que les moindres instans étoient précieux, et que le délai, même fondé, est toujours dangereux dans le commencement des grandes affaires. Mais je connoissois son irrésolution. Supposé qu’ils arrivassent dans demi quart-d’heure, ils arrivoient toujours après un homme qui avoit l’esprit du monde le plus artificieux, et qui ne manqueroit pas de donner toutes les couleurs qui pourroient jeter la défiance dans l’esprit des peuples, assez aisée à prendre dans les circonstances d’un frère et d’un beau-frère de M. le prince. Véritablement, pour me consoler, j’avois pour prendre mon parti sur ces réflexions peut-être deux momens, peut-être un quart-d’heure pour le plus. Il n’étoit pas encore passé, quand M. d’Elbœuf entra, qui me dit tout ce que la cajolerie de la maison de Guise put lui suggérer. Je vis ses trois enfans derrière lui, qui ne furent pas tout-à-fait si éloquens, mais qui me parurent avoir été bien siffles. Je répondis à leur honnêteté avec beaucoup de respect, et avec toutes les manières qui pouvoient couvrir mon jeu. M. d’Elbœuf me dit qu’il alloit de ce pas à l’hôtel-de-ville lui offrir son service : à quoi lui ayant répondu que je croyois qu’il seroit plus obligeant pour le parlement qu’il s’adressât le lendemain directement aux chambres assemblées, il demeura ferme dans sa première résolution, quoiqu’il me vînt d’assurer qu’il vouloit en tout suivre mes conseils.

Aussitôt qu’il fut monté en carrosse J’écrivis un mot à Fournier, premier échevin, qui étoit de mes amis, qu’il prît garde que l’hôtel-de-ville renvoyât M. d’Elbœuf au parlement. Je mandai à ceux des curés qui étoient le plus intimement à moi, de jeter la défiance par les ecclésiastiques, dans l’esprit des peuples, sur l’union qui avoit paru entre M. d’Elbœuf et l’abbé de La Rivière. Je courus toute la nuit à pied et déguisé, pour faire connoître à ceux du parlement, auxquels je n’osois m’ouvrir touchant M. le prince de Conti et M. de Longueville, qu’ils ne se devoient pas abandonner à la conduite d’un homme aussi décrié sur le chapitre de la bonne foi, et qui leur faisoit bien connoître les intentions qu’il avoit pour leur compagnie, puisqu’il s’étoit d’abord adressé à l’hôtel-de-ville, sans doute en vue de la diviser du parlement. Comme j’avois eu celle de gagner du temps en lui conseillant d’attendre jusqu’au lendemain à lui offrir son service avant que de se présenter à la ville, je me résolus, dès que je vis qu’il ne prenoit point mon conseil, de me servir contre lui-même de celui qu’il suivroit ; et je trouvai effectivement que je faisois effet dans beaucoup d’esprits. Mais comme je ne pouvois voir que peu de gens dans le peu de temps que j’avois, et que de plus la nécessité d’un chef qui commandât les troupes ne souffroit presque point de délai, je m’aperçus que mes raisons touchoient beaucoup plus les esprits que les cœurs ; et pour vous dire le vrai, j’étois fort embarrassé, et d’autant plus que j’étois bien averti quelM. d’Elbœuf ne s’oublioil pas. Le président Le Coigneux, avec qui il avoit été fort brouillé lorsqu’ils étoient tous deux avec Monsieur à Bruxelles, et avec qui il se croyoit raccommodé, me fit voir un billet qu’il lui avoit écrit de la porte Saint-Honoré en entrant dans la ville, où étoient ces propres mots : Il faut aller faire hommage au coadjuteur ; dans trois jours il me rendra ses devoirs. Le billet étoit signé L’Ami du cœur. Je n’avois pas besoin de cette preuve pour savoir qu’il ne m’aimoit pas. J’avois été autrefois brouillé avec lui, et je l’avois prié un peu brusquement de se taire à un bal chez madame de Peroché, dans lequel il me sembloit qu’il vouloit faire une raillerie de M. le comte, qu’il haïssoit fort, parce qu’ils étoient tous deux en ce temps-là amoureux de madame de Montbazon.

Après avoir couru la ville jusqu’à deux heures, je revins chez moi, presque résolu de me déclarer publiquement contre M. d’Elbreuf, de l’accuser d’intelligence avec la cour, de faire prendre les armes, et de le prendre lui-même, ou de l’obliger à sortir de Paris. Je me sentois assez de crédit dans le peuple pour le pouvoir entreprendre judicieusement ; mais il faut avouer que l’extrémité étoit grande par une infinité de circonstances, et particulièrement par celle d’un mouvement qui ne pouvoit pas être médiocre dans une ville investie, et investie par un roi.

Comme je roulois toutes ces différentes pensées dans ma tête, qui n’étoit pas, comme vous vous pouvez imaginer, peu agitée, l’on me vint dire que le chevalier de La Chaise, qui étoit à M. de Longuevilîe, étoit à la porte de ma chambre. Il me cria en entrant : « Levez-vous, monsieur ; M. le prince de Conti et M. de Longueville sont à la porte Saint-Honoré ; et le peuple, qui crie et qui dit qu’ils viennent pour trahir la ville, ne les veut pas laisser entrer. » Je m’habillai en diligence, j’allai prendre le bonhomme Broussel, je fis allumer huit ou dix flambeaux, et nous allâmes en cet ëquipage à la porte Saint-Honoré. Nous trouvâmes déjà tant de monde dans la rue, que nous eûmes peine à percer la foule ; et il étoit grand jour quand nous fîmes ouvrir la porte, parce que nous employâmes beaucoup de temps à rassurer les esprits, qui étoient dans une défiance inimaginable. Nous haranguâmes le peuple, et nous amenâmes à l’hôtel de Longueville M. le prince de Conti et monsieur son beau-frère.

J’allai en même temps chez M. d’Elbœuf, lui faire une manière de compliment qui sans doute ne lui eût pas plu : car c’étoit pour lui proposer de ne pas aller au Palais, ou au moins de n’y aller qu’avec les autres, et après avoir conféré ensemble de ce qu’il y auroit à faire pour le bien du parti. La défiance générale de tout ce qui avoit le moins du monde rapport à M. le prince nous obligeoit de ménager avec bien de la douceur ces premiers momens. Ce qui eût peut-être été facile la veille eût été impossible et même ruineux le matin du jour suivant ; et ce M. d’Elbœuf, que je croyois pouvoir chasser de Paris le 9, m’en eût chassé apparemment le 10, s’il eût su prendre son parti : tant le nom de Condé étoit suspect au peuple.

Dès que je vis qu’il avoit manqué le moment dans lequel nous fîmes entrer M. le prince de Conti, je ne doutai point que comme le fond des cœurs étoit pour nous, je ne les amenasse avec un peu de temps où il me plairoit ; mais il falloit ce peu de temps. C’est pourquoi mon avis fut (et il n’y en avoit point d’autre) de ménager M. d’Elbœuf, et de lui faire voir qu’il pourroit trouver sa place et son compte en s’unissant avec M. le prince de Conti et avec M. de Longueville. Ce qui me fait croire que cette proposition ne lui auroit pas plu, comme je vous le disois tout-à-l’heure, c’est qu’au lieu de m’attendre chez lui, comme je l’en avois envoyé prier, il alla au Palais. Le premier président, qui ne vouloit pas que le parlement allât à Montargis, mais qui ne vouloit point non plus de guerre civile, reçut M. d’Elbœuf à bras ouverts, précipita l’assemblée des chambres ; et quoi que pussent dire Broussel, Longueil, Blancménil, Viole, Novion, Le Coigneux, il fit déclarer général M. d’Elbœuf, dans la vue, à ce que m’a avoué depuis le président de Mesmes, qui se faisoit l’auteur de ce conseil, de faire une division dans le parti, qui n’eût pas été, à son compte, capable d’empêcher la cour de s’adoucir, et qui l’eût été toutefois d’affoiblir assez la faction pour la rendre moins dangereuse et moins durable. Cette pensée m’a toujours paru une de ces visions dont la spéculation est belle, et la pratique impossible : la méprise en ces matières est toujours très-périlleuse.

Comme je ne trouvai point M. d’Elbœuf, que ceux à qui j’avois donné ordre de l’observer me rapportèrent qu’il avoit pris le chemin du Palais, et que j’eus appris que l’assemblée des chambres avoit été avancée, je me le tins pour dit : je ne doutai point de la vérité, et je revins en diligence à l’hôtel de Longueville, pour obliger M. le prince de Conti et M. de Longueville d’aller sur l’heure même au parlement. Le second n’avoit jamais hâte ; et le premier, fatigué de sa mauvaise nuit, s’étoit mis au lit. J’eus toutes les peines du monde à le persuader de se relever. Il se trouvoit mal, et il tarda tant, qu’on nous vint dire que le parlement étoit levé, et que M. d’Elbœuf marchoit à l’Hôtel de Ville, pour y prêter le serment, et prendre le soin de toutes les commissions qui s’y délivreroient. Vous concevez aisément l’amertume de cette nouvelle : elle eût été plus grande si la première occasion que M. d’Elbœuf avoit manquée ne m’eût donné lieu d’espérer qu’il ne se serviroit pas même de la seconde. Comme j’appréhendai toutefois que le bon succès de cette matinée ne lui élevât le cœur, je crus qu’il ne lui falloit pas laisser trop de temps de se reconnoître, et je proposai à M. le prince de Conti de venir au parlement l’après-dînée, de s’offrir à la Compagnie, et d’en demeurer simplement et précisément dans les termes qui se pourroient expliquer plus ou moins favorablement, selon qu’il trouveroit l’air du bureau dans la grand’chambre ; mais encore plus selon que je le trouverois moi-même dans la salle, où, sous prétexte que je n’avois pas encore de place au parlement, je faisois état de demeurer, pour avoir l’œil sur le peuple.

M. le prince de Conti se mit dans mon carrosse, sans aucune suite de livrée que la mienne, qui étoit fort grande, et qui me faisoit par conséquent reconnoître de fort loin : ce qui étoit assez à propos en cette occasion, et qui n’empêchoit pourtant pas que M. le prince de Conti ne fit voir aux bourgeois qu’il prenoit confiance en eux : ce qui n’y étoit pas moins nécessaire. Il n’y a rien où il faille plus de précautions qu’en tout ce qui regarde les peuples, parce qu’il n’y a rien de plus déréglé, et il n’y a rien où il les faille plus cacher, parce qu’il n’y a rien de plus défiant. Vous arrivâmes au Palais avant M. d’Elbœuf ; l’on cria sur les degrés de la salle : vive le coadjuteur ! Mais, à la réserve des gens que j’y avois fait trouver, personne ne cria vive Conti ! Et comme Paris fournit un monde plutôt qu’un nombre dans les émotions, quoique j’y eusse beaucoup de gens apostés, il me fut aisé de juger que le gros du peuple n’étoit pas guéri de la défiance ; et je vous confesse que je fus bien aise quand j’eus tiré le prince de la salle, et que je l’eus mis dans la grand’chambre.

M. d’Elbœuf arriva un moment après, suivi de tous les gardes de la ville, qui l’accompagnoient depuis le matin comme général. Le peuple éclatoit de toutes parts : vive Son Altesse M. d’Elbœuf ! Et comme on crioit en même temps vive le coadjuteur ! je l’abordai avec un visage riant, et je lui dis : « Voici un écho, monsieur, qui m’est bien glorieux. — Vous êtes trop honnête, me répondit-il ; » et en se tournant aux gardes, il leur dit : « Demeurez à la porte de la grand’chambre. » Je pris cet ordre pour moi, et j’y demeurai pareillement avec ce que j’avois de gens le plus à moi, qui étoient en bon nombre. Comme le parlement fut assis, M. le prince de Conti prit la parole, et dit qu’ayant connu à Saint-Germain les pernicieux conseils que l’on donnoit à la Reine, il avoit cru qu’il étoit obligé, par sa qualité de prince du sang, de s’y opposer. Vous voyez assez la suite de ce discours. M. d’Elbœuf, qui, selon le caractère de tous les gens foibles, étoit rogue et fier parce qu’il se croyoit le plus fort, dit qu’il savoit le respect qu’il devoit à M. le prince de Conti : mais qu’il ne pouvoit s’empêcher de dire que c’étoit lui qui avoit rompu la glace, et qui s’étoit offert le premier à la compagnie ; et qu’elle lui ayant fait l’honneur de lui confier le bâton de général, il ne le quitteroit jamais qu’avec la vie. La cohue du parlement, qui étoit, comme le peuple, en défiance de M. le prince de Conti, applaudit à cette déclaration, qui fut ornée de mille périphrases très-naturelles au style de M. d’Elbœuf. Toucheprez, capitaine de ses gardes, homme d’esprit et de cœur, les commenta dans la salle. Le parlement se leva, après avoir donné arrêt par lequel il enjoignoit, sous peine de crime de lèse-majesté, aux troupes de n’approcher Paris de vingt lieues ; et je vis bien que je devois me contenter, pour ce jour-là, de ramener M. le prince de Conti sain et sauf à l’hôtel de Longueville. Comme la foule étoit grande, il fallut que je le prisse presque entre mes bras au sortir de la grand’chambre. M. d’Elbœuf, qui croyoit être maître de tout, me dit d’un ton de raillerie, en entendant les cris du peuple, qui par reprise nommoient son nom et le mien ensemble : « Voilà, monsieur, un écho qui m’est bien glorieux. » À quoi je répondis : « Vous êtes trop honnête ; » mais d’un ton un peu plus gai qu’il ne me l’avoit dit : car, quoiqu’il crût ses affaires en fort bon état, je jugeai sans balancer que les miennes seroient bientôt dans une meilleure condition que les siennes, dès que je vis qu’il avoit encore manqué cette seconde occasion. Le crédit parmi les peuples, cultivé et nourri de longue main, ne manque jamais à étouffer, pour peu qu’il ait de temps pour germer, ces fleurs minces et naissantes de la bienveillance publique, que le pur hasard fait quelquefois pousser. Je ne me trompai pas dans ma pensée, comme vous allez voir.

Je trouvai, en arrivant à l’hôtel de Longueville, Vincerot, capitaine de Navarre, et qui avoit été nourri page du marquis de Ragny[88], père de madame de Lesdiguières[89]. Elle me l’envoyoit de Saint-Germain où elle étoit, sous prétexte de répéter quelques prisonniers ; mais dans le vrai pour m’avertir que M. d’Elbœuf, une heure après avoir appris l’arrivée de M. le prince de Conti et de M. de Longueville à Paris, avoit écrit à La Rivière ces propres mots : « Dites à la Reine et à Monsieur que ce diable de coadjuteur perd tout ici ; que dans deux jours je n’y aurai aucun pouvoir : mais que s’ils veulent me faire un bon parti, je leur témoignerai que je ne suis pas venu à Paris avec une aussi mauvaise intention qu’ils se le persuadent. » La Rivière montra ce billet au cardinal, qui s’en moqua, et qui le fit voir au maréchal de Villeroy. Je me servis très-utilement de cet avis ; sachant que tout ce qui a façon du mystère est bien mieux reçu dans le peuple, j’en fis un secret à quatre ou cinq cents personnes. Les curés de Saint-Eustache, de Saint-Roch, de Saint-Merry et de Saint-Jean me mandèrent ; sur les neuf heures du soir, que la confiance que M. le prince de Conti avoit témoignée au peuple, d’aller tout seul et sans suite dans mon carrosse se mettre entre les mains de ceux mêmes qui crioient contre lui, avoit fait un effet merveilleux.

Les officiers des quartiers, sur les dix heures, me firent tenir plus de cinquante billets, pour m’avertir que leur travail avoit réussi, et que les dispositions étoient sensiblement et visiblement changées. Je mis Marigny en œuvre entre dix et onze ; et il fit ce fameux couplet, l’original de tous les triolets, M. d’Elbœuf et ses enfans, que vous avez tant ouï chanter à Caumartin[90]. Nous allâmes entre minuit et une heure, M. de Longueville, le maréchal de La Mothe et moi, chez M. de Bouillon, qui étoit au lit avec la goutte, et qui, dans l’incertitude des choses, faisoit grande difficulté de se déclarer. Nous lui fîmes voir notre plan, et la facilité de l’exécution. Il le comprit ; il y entra. Nous prîmes toutes nos mesures : je donnai moi-même les ordres aux colonels et aux capitaines, qui étoient de mes amis. Vous concevrez mieux notre projet par le récit de son exécution, sur laquelle je m’étendrai après que j’aurai encore fait cette remarque : que le coup le plus dangereux que je portai à M. d’Elbœuf dans tous ses mouvemens fut l’impression que je donnai par les habitués des paroisses, qui le croyoient eux-mêmes ; que je donnai, dis-je, au peuple, qu’il avoit intelligence avec les troupes du Roi, qui, le soir du 9, s’étoient saisies du poste de Charenton. Je le trouvai, au moment que ce bruit se répandoit, sur les degrés de l’hôtel-de-ville, et il me dit : « Que diriez-vous qu’il y ait des gens assez méchans pour dire que j’ai fait prendre Charenton ? Je lui répondis : « Que diriez-vous qu’il y ait des gens assez scélérats pour dire que M. le prince de Conti est venu ici de concert avec M. le prince ? » Je reviens à l’exécution du projet que j’ai déjà touché ci-dessus. Comme je vis l’esprit du peuple assez disposé et assez revenu de la défiance pour ne pas s’intéresser pour M. d’Elbœuf, je crus qu’il n’y avoit plus de mesures à garder, et que l’ostentation seroit aussi à propos ce jour-là, que la modestie avoit été de saison la veille.

M. le prince de Conti et M. de Longueville prirent un grand et magnifique carrosse de madame de Longueville, suivis d’une grande quantité de livrées. Je me mis auprès du premier à la portière, et l’on marcha ainsi au Palais à petit pas. M. de Longueville n’y étoit pas venu la veille, parce que je croyois qu’en cas d’émotion l’on auroit plus de respect pour la tendre jeunesse et pour la qualité de prince du sang de M. le prince de Conti, que pour la personne de M. de Longueville, qui étoit proprement la bête de M. d’Elbœuf ; et parce que M. de Longueville, n’étant point pair, n’avoit point de séance au parlement, et qu’ainsi il avoit été de nécessité de convenir au préalable de sa place, qu’on lui donna au dessus du doyen, de l’autre côté des ducs et pairs.

Il offrit d’abord à la compagnie ses services, Rouen, Caen, Dieppe et toute la Normandie ; et il la supplia de trouver bon que, pour engagement de sa parole, il fît loger à l’hôtel-de-ville madame sa femme, monsieur son fils et mademoiselle sa fille. Jugez, s’il vous plaît, de l’effet que fit cette proposition ! Elle fut soutenue fortement et agréablement par M. de Bouillon, qui entra appuyé, à cause de sa goutte, sur deux gentilshommes. Il prit place au dessous de M. de Longueville, et il coula, selon que nous l’avions concerté la nuit, dans son discours, qu’il serviroit le parlement avec beaucoup de joie sous les ordres d’un aussi grand prince que M. le prince de Conti. M. d’Elbœuf s’échauffa à ce mot, et il répéta ce qu’il avoit dit la veille, qu’il ne quitteroit qu’avec la vie le bâton de général. Le murmure s’éleva sur ce commencement de contestation, dans lequel M. d’Elbœuf fit voir qu’il avoit plus d’esprit que de jugement. Il ne parla pas à propos : il n’étoit plus temps de contester, il falloit plier. Mais j’ai observé que les gens foibles ne plient jamais quand ils le doivent. Nous lui donnâmes à cet instant, le troisième relais, qui fut l’apparition du maréchal de La Mothe, qui se mit au dessous de M. de Bouillon, et qui fit à la compagnie le même compliment que lui. Nous avions concerté de ne faire paroître ces personnages sur le théâtre que l’un après l’autre, parce que rien ne touche et n’émeut tant les peuples, et même les compagnies, qui tiennent beaucoup du peuple, que la variété des spectacles. Nous ne nous y trompâmes pas ; et ces trois apparitions, qui se suivirent, firent un effet sans comparaison plus prompt et plus grand qu’elles ne l’eussent fait si elles se fussent unies. M. de Bouillon, qui n’avoit pas été de ce sentiment, me l’avoua le lendemain, avant même que de sortir du Palais.

M. le premier président, qui étoit tout d’une pièce, demeura dans la pensée de se servir de cette brouillerie pour affoiblir la faction, et proposa de laisser la chose indécise jusqu’à l’après-dînée, pour donner le temps à ces messieurs de s’accommoder. Le président de Mesmes, qui étoit pour le moins aussi bien intentionné pour la cour que lui, mais qui avoit plus de vues et plus de jointures, lui répondit à l’oreille, et je l’entendis : « Vous vous moquez, monsieur ; ils s’accommoderoient peut-être aux dépens de notre autorité ; mais nous en sommes plus loin que vous ne pensez. Ne voyez-vous pas que M. d’Elbœuf est pris pour dupe, et que ces gens-ci sont les maîtres. ? » Le président Le Coigneux, à qui je m’étois ouvert la nuit, éleva sa voix, et dit : « Il faut finir avant que de dîner, dussions-nous dîner à minuit. Parlons en particulier à ces messieurs. » Il pria en même temps M. le prince de Conti et M. de Longueville d’entrer dans la quatrième chambre des enquêtes, dans laquelle on entre de la grand’chambre.; et messieurs de Novion et de Bellièvre[91] qui étoient de notre correspondance, menèrent M. d’Elbœuf, qui se faisoit encore tenir à quatre dans la seconde. Comme je vis les affaires en pourparler, et la salle du Palais en état de n’en rien appréhender, j’allai en diligence prendre madame de Longueville et madame de Bouillon avec leurs enfans, et je les menai, avec une espèce de triomphe, à l’hôtel-de-ville. La petite vérole avoit laissé à madame de Longueville, comme je vous l’ai déjà dit en un autre lieu, tout l’éclat de sa beauté, quoiqu’elle l’eût un peu diminuée ; et celle de madame de Bouillon, bien qu’un peu effacée, étoit toujours très-brillante. Imaginez-vous, je vous prie, ces deux personnes sur le perron de l’hôtel-de-ville, plus belles en ce qu’elles paroissoient négligées, quoiqu’elles ne le fussent pas. Elles tenoient chacune entre leurs bras un de leurs enfans, beau comme leur mère. La Grève étoit pleine de peuple jusques au dessus des toits ; tous les hommes jetoient des cris de joie, toutes les femmes pleuroient de tendresse. Je jetai cinq cents pistoles par les fenêtres de l’hôtel-de-ville ; et après avoir laissé Noirmoutier et Miron auprès des dames, je retournai au Palais, et j’y arrivai avec une foule innombrable de gens armés et non armés. Toucheprez, capitaine des gardes de M. d’Elbœuf, qui m’avoit fait suivre, étoit entré dans la seconde (chambre des enquêtes) un peu avant que je fusse dans la cour du Palais, pour avertir son maître, qui y étoit toujours demeuré, qu’il étoit perdu s’il ne s’accommodoit : ce qui fut cause que je le trouvai fort embarrassé et même fort abattu. Il le fut bien davantage quand M. de Bellièvre, qui l’avoit amusé à dessein, dit qu’est-ce que c’étoient des tambours qui battoient ? Je lui répondis qu’il en alloit bien entendre d’autres, et que les gens de bien étoient las de la division que l’on essayoit de faire dans la ville. Je connus à cet instant que l’esprit dans les grandes affaires n’est rien sans le cœur. M. d’Elbœuf ne garda plus même les apparences : il expliqua ridiculement ce qu’il avoit dit, il se rendit à plus qu’on ne voulut ; et il n’y eut que l’honnêteté et le bon sens de M. de Bouillon qui lui conservèrent la qualité de général, et le premier rang avec messieurs de Bouillon et de La Mothe, également généraux avec lui, sous l’auterité de M. le prince de Conti, déclaré dès le même instant généralissime des armées du Roi, sous les ordres du parlement.

Voilà ce qui se passa le matin du 11 janvier. L’après-dînée, M. d’Elbœuf, à qui l’on avoit donné cette commission pour le consoler, somma la Bastille ; et le soir il y eut une scène à l’hôtel-de-ville, de laquelle il est à propos de vous rendre compte, parce qu’elle eut beaucoup plus de suites qu’elle ne méritoit. Noirmoutier, qui avoit été fait la veille lieutenant général, sortit avec cinq cents chevaux de Paris, pour pousser des escarmoucheurs des troupes, que nous appelions des mazarins, qui venoient faire le coup de pistolet dans le faubourg. Comme il revint descendre à l’hôtel-de-ville, il entra avec Matha, Laigues et La Boulaye[92], encore tous cuirassés, dans la chambre de madame de Longueville, qui étoit toute pleine de dames. Ce mélange d’écharpes bleues, de dames, de cuirasses, de violons qui étoient dans la salle, et de trompettes qui étoient dans la place, donnoit un spectacle qui se voit plus souvent dans les romans qu’ailleurs. Noirmoutier, qui étoit grand amateur de l’Astrée, me dit : « Je m’imagine que nous sommes assiégés dans Marcilly. — Vous avez raison, lui répondis-je : madame de Longueville est aussi belle que Galathée ; mais Marcillac (M. de La Rochefoucauld le père n’étoit pas encore mort) n’est pas si honnête homme que Lindamor. » Je m’aperçus en me retournant que le petit Courtin, qui étoit dans une croisée, pouvoit m’avoir entendu : c’est ce que je n’ai jamais su au vrai ; mais je n’ai pu aussi jamais deviner d’autres causes de la première haine que M. de La Rochefoucauld a eue pour moi.

Je sais que vous aimez les portraits, et j’ai été fâché par cette raison de n’avoir pu vous en faire voir jusqu’ici presque aucun qui n’ait été de profil, et qui n’ait par conséquent été fort imparfait. Il me sembloit que je n’avois pas assez de grand jour dans le vestibule dont vous venez de sortir, et où vous n’avez vu que les peintures légères des préliminaires de la guerre civile. Voici la galerie où les figures vous paroîtront dans leur étendue, et où je vous représenterai les personnages que vous verrez plus avant dans l’action. Vous jugerez, par les tableaux et les traits particuliers que vous pourrez remarquer dans la suite, si j’en ai bien pris l’idée. Voici le portrait de la Reine, par lequel il est juste de commencer :

La Reine avoit, plus que personne que j’aie jamais vue, de cette sorte d’esprit qui lui étoit nécessaire pour ne pas paroître sotte à ceux qui ne la connoissoient pas. Elle avoit plus d’aigreur que de hauteur, plus de hauteur que de grandeur, plus de manière que de fond, plus d’application à l’argent que de libéralité, plus de libéralité que d’intérêt, plus d’intérêt que de désintéressement, plus d’attachement que de passion, plus de dureté que de fierté, plus de mémoire des injures que des bienfaits, plus d’intention de piété que de piété, plus d’opiniâtreté que de fermeté, et plus d’incapacité que de tout ce que j’ai dit ci-dessus.

M. le duc d’Orléans avoit, à l’exception du courage, tout ce qui étoit nécessaire à un honnête homme : mais comme il n’avoit rien, sans exception, de tout ce qui peut distinguer un grand homme, il ne trouvoit rien dans lui-même qui pût suppléer ni même soutenir sa foiblesse. Comme elle régnoit dans son cœur par la frayeur, et dans son esprit par l’irrésolution, elle salit tout le cours de sa vie. Il entra dans toutes les affaires, parce qu’il n’avoit pas la force de résister à ceux mêmes qui l’y entraînoient pour leur intérêt ; mais il n’en sortit jamais qu’avec honte, parce qu’il n’avoit pas le courage de les soutenir. Cet ombrage amortit dès sa jeunesse en lui les couleurs même les plus vives et les plus gaies qui devoient briller naturellement dans un esprit beau et éclairé, dans un enjouement aimable, dans une intention très-bonne, dans un désintéressement complet, et dans une facilité de mœurs incroyable.

M. le prince est né capitaine : ce qui n’est jamais arrivé qu’à lui, à César et à Spinola. Il a égalé le premier, il a passé le second. L’intrépidité est l’un des moindres traits de son caractère. La nature lui avoit fait l’esprit aussi grand que le cœur ; la fortune, en le donnant à un siècle de guerre, a laissé au second toute son étendue ; la naissance, ou plutôt l’éducation dans une maison attachée et soumise au cabinet, a donné des bornes trop étroites au premier. On ne lui a pas inspiré de bonne heure les grandes et générales maximes, qui sont celles qui font et qui forment ce que l’on appelle l’esprit de suite. Il n’a pas eu le temps de les prendre par lui-même, parce qu’il a été prévenu dès sa jeunesse par la chute imprévue des grandes affaires, et par l’habitude au bonheur. Ce défaut a fait qu’avec l’ame du monde la moins méchante, il a fait des injustices ; qu’avec le cœur d’Alexandre, il n’a pas été exempt, non plus que lui, de foiblesse ; qu’avec un esprit merveilleux, il est tombé dans des imprudences ; qu’ayant toutes les qualités de François de Guise, il n’a pas servi l’État en de certaines occasions aussi bien qu’il le devoit ; et qu’ayant toutes celles de Henri du même nom, il n’a pas poussé la faction où il le pouvoit. Il n’a pu remplir son mérite, c’est un défaut ; mais il est rare, mais il est beau. M. de Longueville avoit, avec le beau nom d’Orléans, de la vivacité, de l’agrément, de la dépense, de la libéralité, de la justice, de la valeur, de la grandeur ; et il ne fut jamais qu’un homme médiocre, parce qu’il eut toujours des idées qui furent infiniment au dessus de sa capacité. Avec la capacité et les grands desseins, l’on n’est jamais compté pour rien : quand on ne les soutient pas, l’on n’est pas compté pour beaucoup, et c’est ce qui fait le médiocre.

M. de Beaufort n’en étoit pas jusqu’à l’idée des grandes affaires : il n’en avoit que l’intention. Il en avoit ouï parler aux importans, et il avoit un peu retenu de leur jargon ; et cela, mêlé avec les expressions qu’il avoit tirées très-fidèlement de madame de Vendôme, formoit une langue qui auroit déparé le bon sens de Caton. Le sien étoit court et lourd, et d’autant plus qu’il étoit obscurci par la présomption. Il se croyoit habile, et c’est ce qui le faisoit paroître artificieux, parce que l’on connoissoit d’abord qu’il n’avoit pas assez d’esprit pour cette fin. Il étoit brave de sa personne, et plus qu’il n’appartient à un fanfaron ; il l’étoit en tout sans exception, et jamais plus faussement qu’en galanterie. Il parloit, il pensoit comme le peuple, dont il fut l’idole quelque temps. Vous en verrez les raisons.

M. d’Elbœuf n’avoit du cœur que parce qu’il est impossible qu’un prince de la maison de Lorraine n’en ait point. Il avoit tout l’esprit qu’un homme qui a beaucoup plus d’art que de bon sens peut avoir : c’étoit le galimatias du monde le plus fleuri. Il a été le premier prince que sa pauvreté a avili ; et peut-être jamais homme n’a eu moins que lui l’art de se faire plaindre dans sa misère. La commodité ne le releva pas ; et s’il fût parvenu jusqu’à la richesse, on l’eût envié comme un partisan, tant la gueuserie lui paroissoit propre et faite pour lui.

M. de Bouillon étoit d’une valeur éprouvée et d’un sens profond. Je suis persuadé, par ce que j’ai vu de sa conduite, que l’on a fait tort à sa réputation quand on l’a décriée. Je ne sais si l’on n’a pas fait quelque faveur à son mérite, en le croyant capable de toutes les grandes choses qu’il n’a point faites.

M. de Turenne a eu dès sa jeunesse toutes les bonnes qualités, et il a acquis les grandes d’assez bonne heure. Il ne lui en a manqué aucune, que celles dont il ne s’est point avisé. Il avoit presque toutes les vertus comme naturelles ; il n’a jamais eu le brillant d’aucune. On l’a cru plus capable d’être à la tête d’une armée que d’un parti, et je le crois aussi, parce qu’il n’étoit pas naturellement entreprenant : mais toutefois qui le sait ? Il a toujours eu en tout, comme en son parler, de certaines obscurités qui ne se sont développées que dans les occasions, mais qui ne s’y sont jamais développées qu’à sa gloire.

Le maréchal de La Mothe avoit beaucoup de cœur. Il étoit capitaine de la seconde classe ; il n’étoit pas homme de beaucoup de sens ; il avoit assez de douceur et de facilité dans la vie civile ; il étoit très-utile dans un parti, parce qu’il y étoit très commode.

J’oubliois presque M. le prince de Conti : ce qui est un bon signe pour un chef de parti. Je ne crois pas vous le pouvoir mieux dépeindre qu’en vous disant que[93]

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Ce chef de parti étoit un zéro qui ne multiplioit que parce qu’il étoit prince du sang : voilà pour le public. Pour ce qui est du particulier, la méchanceté faisoit en lui ce que la foiblesse faisoit en M. le duc d’Orléans : elle inondoit toutes les autres qualités, qui n étoient d’ailleurs que médiocres, et toutes semées de foiblesses.

Il y a eu toujours du je ne sais quoi en M. de La Rochefoucauld. Il a voulu se mêler d’intrigues dès son enfance, et en un temps où il ne sentoit pas les petits intérêts, qui n’ont jamais été son foible ; et où il ne connoissoit pas les grands, qui d’un autre sens n’ont pas été son fort. Il n’a jamais été capable d’aucunes affaires, et je ne sais pourquoi ; car il avoit des qualités qui eussent suppléé en tout autre celles qu’il n’avoit pas[94]

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Sa vue n’étoit pas assez étendue, et il ne voyoit pas même tout ensemble ce qui étoit à sa portée ; mais son bon sens, très-bon dans la spéculation, joint à sa douceur, à son insinuation et à sa facilité de mœurs, qui est admirable, devoit récompenser plus qu’il n’a fait le défaut de sa pénétration. Il a toujours eu une irrésolution habituelle ; mais je ne sais même à quoi attribuer cette irrésolution : elle n’a pu venir en lui de la fécondité de son imagination, qui n’est rien moins que vive. Je ne la puis donner à la stérilité de son jugement : car quoiqu’il ne l’ait pas exquis dans l’action, il a un bon fonds de raison. Nous voyons les effets de cette irrésolution, quoique nous n’en connoissions pas la cause. Il n’a jamais été guerrier, quoiqu’il fût très soldat. Il n’a jamais été par lui-même bon courtisan, quoiqu’il ait eu toujours bonne intention de l’être. Il n’a jamais été bon homme de parti, quoique toute sa vie il y ait été engagé. Cet air de honte et de timidité que vous lui voyez dans la vie civile s’étoit tourné dans les affaires en air d’apologie. Il croyoit toujours en avoir besoin : ce qui, joint à ses maximes, qui ne marquent pas assez de foi à la vertu et à sa pratique, qui a toujours été à sortir des affaires avec autant d’impatience qu’il y étoit entré, méfait conclure qu’il eût beaucoup mieux fait de se connoître, et de se réduire à passer, comme il eût pu, pour le courtisan le plus poli, et pour le plus honnête homme, à l’égard de la vie commune, qui eût paru dans son siècle.

Madame de Longueville a naturellement bien du fonds d’esprit ; mais elle en a encore plus le fin et le tour. Sa capacité, qui n’a pas été aidée par sa paresse[95], n’est pas allée jusqu’aux affaires dans lesquelles la haine contre M. le prince l’a portée, et dans lesquelles la galanterie l’a maintenue. Elle avoit une langueur dans ses manières, qui touchoit plus que le brillant de celles mêmes qui étoient plus belles. Elle en avoit une même dans l’esprit qui avoit ses charmes, parce qu’elle avoit, si l’on peut le dire, des réveils lumineux et surprenans. Elle eût eu peu de défauts, si la galanterie ne lui en eût donné beaucoup. Comme sa passion l’obligea de ne mettre la politique qu’en second dans sa conduite, d’héroïne d’un grand parti elle en devint l’aventurière. La grâce a rétabli ce que le monde ne lui pouvoit rendre.

Madame de Chevreuse[96] n’avoit plus même de reste de beauté, quand je l’ai connue. Je n’ai jamais vu qu’elle en qui la vivacité suppléât au jugement : elle lui donnoit même assez souvent des ouvertures si brillantes qu’elles paroissoient comme des éclairs, et si sages qu’elles n’eussent pas été désavouées par les plus grands hommes de tous les siècles. Ce mérite toutefois ne fut que d’occasion. Si elle fût venue dans un siècle où il n’y eût point eu d’affaire, elle n’eût pas seulement imaginé qu’il y en pût avoir. Si le prieur des chartreux lui eût plu, elle eût été solitaire de bonne foi. M. de Lorraine[97], qui s’y attacha à elle, la jeta dans les affaires ; le duc de Buckingham[98] et le comte de Holland[99] l’y entretinrent ; M. de Châteauneuf l’y amusa. Elle s’y abandonna, parce qu’elle s’abandonnoit à tout ce qui plaisoit à celui qu’elle aimoit ; elle aimoit sans choix, et purement parce qu’il falloit qu’elle aimât quelqu’un. Il n’étoit pas même difficile de lui donner un amant de partie faite ; mais dès qu’elle l’avoit pris, elle l’aimoit uniquement et fidèlement-, et elle nous a avoué, à madame de Rhodes et à moi, que, par un caprice, disoit-elle, de la fortune, elle n’avoit jamais aimé le mieux ce qu’elle avoit estimé le plus, à la réserve toutefois, ajouta-t-elle, du pauvre Buckingham. Son dévouement à la passion, que l’on pouvoit dire éternelle, quoiqu’elle changeât d’objet, n’empêchoit pas qu’une mouche ne lui donnât des distractions ; mais elle en revenoit toujours avec des emportemens qui les faisoient trouver agréables. Jamais personne n’a moins fait d’attention sur les périls, et jamais femme n’a eu plus de mépris pour les scrupules et pour les devoirs : elle ne se connoissoit que celui de plaire à son amant.

Mademoiselle de Chevreuse[100] qui avoit plus de beauté que d’agrément, étoit sotte jusqu’au ridicule par son naturel. La passion lui donnoit de l’esprit, et même du sérieux et de l’agréable, uniquement pour celui qu’elle aimoit ; mais elle le traitoit bientôt comme ses jupes, qu’elle mettoit dans son lit quand elles lui plaisoient, et qu’elle brûloit, par une pure aversion, deux jours après.

Madame la princesse palatine[101] estimoit autant la galanterie qu’elle en aimoit le solide. Je ne crois pas que la reine Elisabeth d’Angleterre ait eu plus de capacité pour conduire un État. Je l’ai vue dans la faction, je l’ai vue dans le cabinet, et je lui ai trouvé partout également de la sincérité.

Madame de Montbazon étoit d’une très-grande beauté : la modestie manquoit à son air. Sa morgue, si l’on peut le dire, et son jargon eussent suppléé dans un temps calme à son peu d’esprit. Elle eut peu de foi dans la galanterie, nulle dans les affaires. Elle n’aimoit rien que son plaisir ; et au dessus de son plaisir, son intérêt. Je n’ai jamais vu une personne qui ait conservé dans le vice si peu de respect pour la vertu.

Si ce n’étoit pas une espèce de blasphème de dire qu’il y a quelqu’un dans notre siècle plus intrépide que le grand Gustave et M. le prince, je dirois que ç’a été M. Mole, premier président. Il s’en est fallu beaucoup que son esprit n’ait été aussi grand que son cœur : il ne laissoit pas d’y avoir quelques rapports, par une ressemblance qui n’y étoit toutefois qu’en laid. Je vous ai déjà dit qu’il n’étoit pas congru dans sa langue, et il est vrai ; mais il avoit une sorte d’éloquence qui, en choquant l’oreille, saisissoit l’imagination. Il vouloit le bien de l’État préférablement à toutes choses, même à celui de sa famille, quoiqu’il parût l’aimer trop pour un magistrat : mais il n’eut pas le génie assez élevé pour connoître d’assez bonne heure le bien qu’il eût pu faire. Il présuma trop de son pouvoir : il s’imagina qu’il modéreroit la cour et sa compagnie. Il ne réussit à l’un ni à l’autre : il se rendit suspect à tous les deux, et ainsi il fit du mal avec de bonnes intentions. La préoccupation y contribua beaucoup. Il étoit extrême en tout, etj’ai même observé qu’il jugeoit toujours des actions par les hommes, mais presque jamais des hommes par les actions. Comme il avoit été nourri dans les formes du Palais, tout ce qui étoit extraordinaire lui étoit suspect. Il n’y a guère de disposition plus dangereuse en ceux qui se rencontrent dans les affaires où les règles ordinaires n’ont plus de lieu.

Le peu de part que j’ai eu dans celles dont il s’agit en ce lieu me pourroit peut-être donner la liberté d’ajouter ici mon portrait : mais, outre que l’on ne se connoît jamais assez bien pour se peindre naturellement soi-même, je vous confesse que je trouve une satisfaction si sensible à vous soumettre uniquement et absolument le jugement de tout ce qui me regarde, que je ne puis seulement me résoudre à m’en former dans le plus intérieur de mon esprit la moindre idée. Je reprends le fil de mon histoire.

Le commandement des armes ayant été réglé, comme je vous l’ai dit ci-dessus, l’on continua à travailler aux fonds nécessaires pour la levée et pour la subsistance des troupes. Toutes les compagnies et tous les corps s’unirent, et Paris enfanta sans douleur une armée complète en huit jours. La Bastille se rendit, après avoir essuyé pour la forme cinq ou six coups de canon. Ce fut un assez plaisant spectacle de voir les femmes à ce fameux siège porter leurs chaises dans le jardin de l’Arsenal où étoit la batterie, comme elles les portent au sermon.

M. de Beaufort, qui depuis qu’il se fut sauvé du bois de Vincennes s’étoit caché dans le Vendômois, de maison en maison, arriva ce jour-là à Paris et il vint descendre chez Prudhomme. Montrésor, qu’il avoit envoyé quérir dès la porte de la ville, vint me trouver en même temps, pour me faire compliment de sa part, et pour me dire qu’il seroit dans un quart-d’heure en mon logis. Je le prévins ; j’alkai chez Prudhomme, et je ne trouvai pas que sa prison lui eût donné plus de sens. Il est toutefois vrai qu’elle lui avoit donné plus de réputation. Il l’avoit soutenue avec fermeté, et il en étoit sorti avec courage. Ce lui étoit même un mérite de n’avoir pas quitté les bords de la Loire, dans un temps où il est vrai qu’il falloit et de l’adresse et de la fermeté pour s’y tenir. Il n’est pas difficile de faire valoir, dans les commencemens d’une guerre civile, le mérite de tous ceux qui font mal à la cour. C’en est un grand que de n’y être pas bien. Comme il y avoit déjà quelque temps qu’il m’avoit fait assurer par Montrésor qu’il seroit très-aise de prendre liaison avec moi, et que je prévoyois bien l’usage auquel je le pourrois mettre, j’avois jeté par intervalle et sans affectation dans l’esprit du peuple des bruits avantageux pour lui. J’avois orné de mille et mille couleurs une entreprise que le cardinal avoit fait faire sur lui par Du Hamel. Montrésor, qui l’informoit avec exactitude des obligations qu’il m’avoit, avoit mis toutes les dispositions nécessaires pour une grande union entre nous. Vous croyez aisément qu’elle ne lui étoit pas désavantageuse en l’état où j’étois dans le parti ; et elle m’étoit comme nécessaire, parce que ma profession pouvant m’embarrasser en mille rencontres, j’avois besoin d’un homme que je pusse dans les conjonctures mettre devant moi. Le maréchal de La Mothe étoit si dépendant de M. de Longueville, que je ne m’en pouvois pas répondre. M. de Bouillon n’étoit pas un sujet à être gouverné. Il me falloit un fantôme, mais il ne me falloit qu’un fantôme ; et par bonheur pour moi il se trouva que ce fantôme étoit petit-fils de Henri-le-Grand ; qu’il parla comme on parle aux Halles (ce qui n’est pas ordinaire aux enfans de Henri-le-Grand), et qu’il eut de grands cheveux bien longs et bien blonds. Vous ne pouvez vous imaginer le poids de ces circonstances, et vous ne pouvez concevoir l’effet qu’elles firent dans le peuple.

Nous sortîmes ensemble de chez Prudhomme pour aller voir M. le prince de Conti. Nous nous mîmes en même portière ; nous nous arrêtâmes dans la rue Saint-Denis et dans la rue Saint-Martin. Je nommai, je louai et je montrai M. de Beaufort. Le feu prit en moins d’un instant. Toutes les femmes le baisèrent, et nous eûmes sans exagération, à cause de la foule, peine de passer jusqu’à l’hôtel-de-ville. Il présenta le lendemain requête au parlement, par laquelle il demandoit d’être reçu à se justifier de l’accusation intentée contre lui d’avoir entrepris contre la personne du cardinal : ce qui fut accordé et exécuté le jour d’après.

Messieurs de Luynes et de Vitry arrivèrent dans le même temps à Paris pour entrer dans le parti ; et le parlement donna ce fameux arrêt, par lequel il ordonna que tous les deniers royaux étant dans toutes les recettes générales et particulières du royaume, seroient saisis et employés à la défense commune.

M. le prince établit de sa part ses quartiers : il posta le maréchal Du Plessis à Saint-Denis, le maréchal de Gramont à Saint-Cloud, et Palluau, qui a été depuis le maréchal de Clérambault, à Sèvres. L’activité naturelle à M. le prince fut encore merveilleusement allumée par la colère qu’il eut de la déclaration de M. le prince de Conti et de M. de Longueville, qui avoient jeté la cour dans une défiance si grande de ses intérêts, que le cardinal ne doutant point d’abord qu’il ne fût de concert avec eux, fut sur le point de quitter la cour ; et ne se rassura pas qu’il ne l’eût vu de retour à Saint-Germain, des quartiers où il etoit allé donner ses ordres. En arrivant, il y éclata avec fureur, contre madame de Longueville particulièrement, à qui madame la princesse sa mère, qui étoit aussi à Saint-Germain, en écrivit le lendemain tout le détail. Je lus ces mots qui étoient dans la même lettre : « L’on est ici si déchaîné contre le coadjuteur, qu’il faut que j’en parle comme les autres. Je ne puis toutefois m’empecher de le remercier de ce qu’il a fait pour la pauvre reine d’Angleterre. » Cette circonstance est curieuse pour la rareté du fait. Cinq ou six jours avant que le Roi sortît de Paris, j’allai chez la reine d’Angleterre, que je trouvai dans la chambre de mademoiselle sa fille, qui a été depuis madame d’Orléans. Elle me dit d’abord : « Vous voyez, je viens tenir compagnie à Henriette ; la pauvre enfant n’a pu se lever aujourd’hui, faute de feu. » Le vrai étoit qu’il y avoit six mois que le cardinal n’avoit fait payer la Reine de sa pension ; que les marchands ne lui vouloient plus rien fournir, et qu’il n’y avoit pas un morceau de bois dans la maison. Vous me faites bien la justice d’être persuadée que madame la princesse d’Angleterre ne demeura pas le lendemain au lit, faute d’un fagot : mais vous croyez bien aussi que ce n’étoit pas ce que madame la princesse vouloit dire dans son billet. Je m’en ressouvins au bout de quelques jours, j’exagérai la honte de cet abandonnement ; et le parlement envoya quarante mille livres à la reine d’Angleterre. La postérité aura peine à croire qu’une fille d’Angleterre, petite-fille de Henri-le-Grand, ait manqué d’un fagot pour se lever au mois de janvier, dans le Louvre, et sous les yeux d’une cour de France. Nous avons horreur, en lisant les histoires, de lâchetés moins monstrueuses que celle-là ; et le peu de sentiment que je trouvai dans la plupart des esprits sur ce fait m’a obligé de faire, je crois, plus de mille fois cette réflexion, que les exemples du passé touchent sans comparaison plus les hommes que ceux de leur siècle. Nous nous accoutumons à tout ce que nous voyons ; et je vous ai dit quelquefois que je ne sais si le consulat du cheval de Caligula nous auroit autant surpris que nous nous l’imaginons.

Le parti ayant pris sa forme, il ne manquoit plus que l’établissement du cartel, qui se fit sans négociation. Un cornette de mon régiment[102] ayant été pris prisonnier par un parti de celui de La Villette, fut mené à Saint-Germain, et la Reine commanda sur l’heure que l’on lui tranchât la tête. Le grand prévôt, qui ne douta point de la conséquence, et qui étoit assez de mes amis, m’en avertit, et j’envoyai en même temps un trompette à Palluau, qui commandoit dans le quartier de Sèvres, avec une lettre très-ecclésiastique, mais qui faisoit entendre les inconvéniens de la suite, d’autant plus proches que nous avions aussi des prisonniers, et entre autres M. d’Olonne[103], qui avoit été arrêté comme il vouloit se sauver habillé en laquais.

Palluau alla sur l’heure à Saint-Germain, où il représenta les conséquences de cette exécution. On obtint de la Reine à toute peine qu’elle fût différée jusqu’au lendemain, et on lui fit comprendre après l’importance de la chose. On échangea mon cornette, et ainsi le cartel s’établit insensiblement.

Je ne m’étendrai pas à vous rendre compte du détail de ce qui se passa dans le siège de Paris, qui commença le 9 de janvier 1649 et qui fut levé le premier avril de la même année. Je me contenterai de vous en dater seulement les jours les plus considérables. Mais, avant que de descendre à ce particulier, je crois qu’il est à propos de faire deux ou trois remarques qui méritent de la réflexion.

La première est qu’il n’y eut jamais ombre de mouvement dans la ville, quoique tous les passages des rivières fussent fermés et occupés par les ennemis, et que leurs partis courussent continuellement du côté de la terre. On peut dire même que l’on ne reçut aucune incommodité ; et l’on doit ajouter qu’il ne parut pas que l’on y eût eu seulement peur, que le 23 de janvier, le 9 et le 10 de mars, où l’on vit dans les marchés une petite étincelle d’émotion, plutôt causée par la malice et par l’intérêt des boulangers, que par le manquement de pain.

La seconde est qu’aussitôt que Paris se fut déclaré, tout le royaume s’ébranla. Le parlement d’Aix, qui arrêta le comte d’Alais, gouverneur de Provence, s’unit à celui de Paris. Celui de Rouen, où M. de Longueville étoit allé dès le 20 janvier, fit la même chose. Celui de Toulouse fut sur le penchant, et ne fut retenu que par la nouvelle de la conférence de Ruel, dont je vous parlerai dans la suite. Le prince d’Harcourt[104], qui est M. le duc d’Elbœuf d’aujourd’hui, se jeta dans Montreuil dont il étoit gouverneur, et prit le parti du parlement, Reims, Tours et Poitiers prirent les armes en sa faveur. Le duc de La Trémouille[105] fit publiquement des levées pour lui : le duc de Retz lui offrit ses services, et Belle-Ile. Le Mans chassa son évêque[106] et toute la maison de Lavardin, qui étoit attachée à la cour ; et Bordeaux n’attendoit pour se déclarer que les lettres que le parlement de Paris avoit écrites à toutes les compagnies souveraines et à toutes les villes du royaume, pour les exhorter à s’unir avec lui contre l’ennemi commun. Ces lettres furent interceptées du côté de Guienne.

La troisième remarque est que durant le cours de ces trois mois de blocus, pendant lesquels le parlement s’assembloit règlement tous les matins, et quelquefois même les après-dînées, l’on n’y traita, au moins pour l’ordinaire, que de matières si légères et si frivoles, qu’elles eussent pu être terminées par deux commissaires en un quart-d’heure à chaque matin. Les plus ordinaires étoient les avis que l’on recevoit à tous les instans, des meubles ou de l’argent que l’on prétendoit être cachés chez les partisans et chez les gens de la cour. De mille, il ne s’y en trouva pas dix de fondés ; et cet entêtement, joint à l’acharnement que l’on avoit à ne se point départir des formes en des affaires qui y étoient directement opposées, me fit connoître de très-bonne heure que les compagnies, qui sont établies pour le repos, ne peuvent jamais être propres au mouvement. Je reviens au détail.

Le 18 janvier 1649, je fus reçu au parlement pour y avoir place et voix délibérative en l’absence de mon oncle ; et l’après-dînée nous signâmes chez M. de Bouillon un engagement, que les principales personnes prirent ensemble. En voici les noms : Messieurs de Beaufort, de Bouillon, de La Mothe, de Noirmoutier, de Vitry, de Brissac, de Maure, de Matha, de Cugnac[107], de Barrière, de Sillery, de La Rochefoucauld, de Laigues, de Sévigné, de Béthune, de Luynes, de Chaumont, de Saint-Germain, d’Achon, et de Fiesque.

Le 21 du même mois, on lut, on examina et on publia ensuite les remontrances par écrit que le parlement avoit ordonné, en donnant l’arrêt contre le cardinal Mazarin, devoir être faites au Roi. Elles étoient sanglantes contre le ministre, et elles ne servirent proprement que de manifeste, parce qu’on ne voulut pas les recevoir à la cour, où l’on prétendoit que le parlement, qu’on y avoit supprimé comme rebelle, ne pouvoit plus parler en corps.

Le 24, messieurs de Beaufort et de La Mothe sortirent pour une entreprise qu’ils avoient formée sur Corbeil. Elle fut prévenue par M. le prince, qui y jeta des troupes.

Le 29, M. de Vitry étant sorti avec un parti de cavalerie pour amener madame sa femme, qui venoitde Coubert à Paris, trouva dans la vallée de Fescamp des Allemands du bois de Vincennes, qu’il poussa jusque dans les barrières du château. Tancrède, le prétendu fils de M. de Rohan, qui s’étoit déclaré pour nous la veille, fut tué malheureusement en cette petite occasion. Le premier février, M. d’Elbœuf mit garnison dans Brie-Comte-Robert, pour favoriser le passage des vivres qui venoient de la Brie.

Le premier février du même mois, Talon, l’un des avocats généraux, proposa au parlement de faire quelques pas de respect et de soumission envers la Reine, et sa proposition fut appuyée par monsieur le premier président et par M. le président de Mesmes. Mais elle fut rejetée de toute la compagnie, même avec un fort grand bruit, parce qu’on la crut avoir été faite de concert avec la cour. Je ne le crois pas ; mais j’avoue que le temps de la faire n’étoit pas pris dans les règles de la bienséance. Aucun des généraux n’y étoit présent, et je m’y opposai fortement par cette raison.

Le soir du même jour, Clanleu, que nous avions mis dans Charenton avec trois mille hommes, eut avis que M. d’Orléans et M. le prince marchoient à lui avec sept mille hommes de pied, quatre mille chevaux et du canon. Je reçus en même temps un billet de Saint-Germain qui portoit la même nouvelle.

M. de Bouillon, qui étoit au lit attaqué de la goutte, ne croyant pas la place tenable, fut d’avis d’en retirer les troupes, et de garder seulement le milieu du pont. M. d’Elbœuf qui aimoit Clanleu, et qui croyoit qu’il lui feroit acquérir de l’honneur à bon marché, parce qu’il ne se persuadoit pas que l’avis fût véritable, ne fut pas de ce sentiment. M. de Beaufort se piqua de bravoure ; le maréchal de La Mothe crut, à ce qu’il m’avoua depuis, que M. le prince ne hasarderoit pas cette attaque à la vue de nos troupes, qui se pouvoient poster trop avantageusement. M. le prince de Conti se laissa aller au plus grand bruit, comme tous les hommes foibles ont accoutumé de faire. On manda à Clanleu de tenir, et on lui promit d’être à lui à la pointe du jour : mais on ne lui tint pas parole. Il fallut un temps infini pour faire sortir des troupes hors de Paris. On ne fut en bataille sur la hauteur de Fescamp qu’à sept heures du matin, quoiqu’on eût commencé à défiler dès les onze heures du soir. M. le prince attaqua Charenton à la pointe du jour : il l’emporta après y avoir perdu M. de Châtillon, qui étoit lieutenant général dans son armée. Clanleu se fit tuer, ayant refusé quartier. Nous y perdîmes quatre-vingts officiers ; il n’y en eut que douze ou quinze de tués de l’armée de M. le prince. Comme la nôtre commencoit à marcher, elle vit la sienne sur deux lignes de l’autre côté de la hauteur : aucun des partis ne se pouvoit attaquer, parce qu’aucun ne se vouloit exposer à l’autre à la descente du vallon. On se regarda et on s’escarmoucha tout le jour. Noirmoutier, à la faveur de ces escarmouches, détacha mille chevaux sans que M. le prince s’en aperçût, et il alla du côté d’Etampes pour escorter un grand convoi de toutes sortes de bétail qui s’y étoit assemblé. Il est à remarquer que toutes les provinces accouroient à Paris, parce que l’argent y étoit en abondance, et que tous les peuples étoient presque également passionnés pour sa défense.

Le 10, M. de Beaufort et M. de La Mothe sortirent pour favoriser le retour de Noirmoutier, et ils trouvèrent le maréchal de Gramont dans la plaine de Villejuif, qui avoit deux mille hommes de pied des gardes suisses et françaises, et deux mille chevaux. Nerlieu[108] cadet de Beauvau, bon officier, qui commandoit la cavalerie de Mazarin, étant venu à la charge, fut tué par les gardes de M. de Beaufort dans la porte de Vitry. Brionne, père de celui que vous connoissez, arracha l’épée à M. de Beaufort. Les ennemis plièrent, leur infanterie même s’étonna ; et il est constant que les piques des bataillons commençoient à se toucher et à faire un cliquetis, qui est toujours marque de confusion, quand le maréchal de La Mothe fit faire halte. Il ne voulut pas exposer le convoi, qui commencoit à paroître, à l’incertitude d’un combat. Le maréchal de Gramont se retira, et le convoi entra dans Paris, accompagné, je crois, de plus de cent mille hommes, qui étoient sortis au bruit qui avoit couru que M. de Beaufort étoit engagé.

Le 11, Brillac, conseiller des enquêtes, homme de réputation dans le parlement, dit en pleine assemblée des chambres qu’il falloit penser à la paix ; que les bourgeois se lassoient de fournir à la subsistance des troupes ; que tout retomberoit à la fin sur la compagnie ; qu’il savoit de science certaine que la proposition d’un accommodement seroit très-agréée à la cour. Aubry, président de la chambre des comptes, avoit parlé la veille de même sens dans le conseil de l’hôtel-de-ville.; et vous allez voir que l’on se servoit à Saint-Germain, de la crédulité de ces deux hommes, dont le premier n’avoit de capacité que pour le Palais, et l’autre n’en avoit pour rien ; vous allez voir, dis-je, que l’on s’en servoit à Saint-Germain pour couvrir une entreprise que l’on avoit formée sur Paris. Le parlement s’échauffa beaucoup touchant la proposition : l’on contesta de part et d’autre assez long-temps, et il fut enfin conclu que l’on en délibéreroit le lendemain matin.

Le lendemain, qui fut le 12 février, Michel, qui commandoit la garde de la porte Saint-Honoré, vint avertir le parlement qu’il s’y étoit présenté un héraut revêtu de sa cotte d’armes et accompagné de deux trompettes, qui demandoit à parler à la compagnie, et avoit trois paquets, l’un pour elle, l’autre pour M. le prince de Conti, et l’autre pour l’hôtel-de-ville. On étoit alors sur le point de s’asseoir : tout le monde s’y entretenoit de ce qui étoit arrivé la veille à onze heures du soir dans les halles, où le chevalier de La Valette avoit été pris semant des billets injurieux pour le parlement, et encore plus pour moi. Il fut amené à l’hôtel-de-ville, où je le trouvai sur les degrés, comme je descendois de la chambre de madame de Longueville. Comme je le connoissois extrêmement, je lui fis civilité, et je fis même retirer une foule de peuple qui le maltraitoit. Mais je fus bien surpris quand, au lieu de répondre à mes honnêtetés, il me dit d’un ton fier : « Je ne crains rien, je sers mon roi. » Je fus moins étonné de sa manière d’agir quand on me fit voir les placards, qui ne se fussent pas à la vérité accordés avec des complimens. Les bourgeois m’en mirent à la main cinq ou six cents copies trouvées dans son carrosse. Il continua à me parler hautement : je ne changeai pas pour cela de ton avec lui ; je lui témoignai la douleur que j’avois de le voir dans le malheur, et le prévôt des marchands l’envoya prisonnier à la Conciergerie.

Cette aventure, qui n’avoit pas déjà beaucoup de rapport avec les bonnes dispositions de la cour à la paix, dont Brillac et le président Aubry s’étoient vantés d’être si bien informés : cette aventure, dis-je, jointe à l’apparition d’un héraut qui sembloit comme sorti à point nommé d’une machine, ne marquoit que trop visiblement un dessein formé. Tout le parlement le voyoit, comme tout le reste du monde : mais tout le parlement étoit propre à s’aveugler dans la pratique, parce qu’il est si accoutumé, par les règles de la justice ordinaire, à s’attacher aux formalités, que dans les extraordinaires il ne les peut jamais démêler de la substance. Il faut prendre garde à ce héraut, il ne vient pas pour rien ; voilà trop de circonstances ensemble ; on amuse par des propositions, on envoie des semeurs de billets pour soulever le peuple : un héraut paroît le lendemain : il y a du mystère. Voilà ce que la compagnie disoit, qui ajoutoit : Mais que faire ? Un parlement refuser d’entendre un héraut de son roi ! un héraut qu’on ne refuse même jamais de la part de son ennemi ! Tous parloient sur ce ton, et il n’y avoit de différence que le plus haut et le plus bas. Ceux qui étoient dévoués à la cour éclatoient, ceux qui étoient bien intentionnés pour le parti ne prononçoient pas si fermement les dernières syllabes. On envoya prier M. le prince de Conti et messieurs les généraux de venir prendre leurs places : et pendant que l’on attendoit les uns dans la grand’chambre, les autres dans la seconde, les autres dans la quatrième, je pris le bonhomme Broussel à part, et je lui ouvris un expédient qui ne me vint dans l’esprit qu’un quart-d’heure avant que l’on eût pris séance.

Ma première vue, quand je connus que le parlement se disposoit à donner entrée au héraut, fut de faire prendre les armes à toutes les troupes, de le faire passer dans les files en grande cérémonie, et de l’environner tellement, sous prétexte d’honneur, qu’il ne fût presque point vu et nullement entendu du peuple. La seconde fut meilleure : je proposai à Broussel, qui, comme des plus anciens de la grand’chambre, opinoit des premiers, de dire qu’il ne concevoit pas l’embarras où l’on témoignoit d’être dans cette rencontre ; qu’il n’y avoit qu’un parti, qui étoit de refuser toute audience et même toute entrée au héraut, sur ce que ces sortes de gens n’étoient jamais envoyés qu’à des ennemis, ou à des égaux ; que cet envoi n’étoit qu’un artifice grossier du cardinal Mazarin, qui s’imaginoit qu’il aveugleroit assez et le parlement et la ville, pour les obliger à faire le pas du monde le plus irrespectueux et le plus criminel, sous prétexte d’obéissance. Le bonhomme Broussel, qui demeura persuadé de la force de ce raisonnement, quoiqu’il n’eût qu’une apparence très-légère, le poussa jusqu’aux larmes. Toute la compagnie s’en émut ; on comprit que cette réponse étoit la naturelle. Le président de Mesmes, qui vouloit alléguer vingt-cinq ou trente hérauts envoyés par des rois à leurs sujets, fut repoussé et sifflé, comme s’il avoit dit la chose la plus extravagante. On ne voulut pas presque écouter ceux qui opinèrent au contraire et il passa à refuser l’entrée de la ville au héraut, et de charger messieurs les gens du Roi d’aller à Saint-Germain rendre raison à la Reine de ce refus.

M. le prince de Conli et l’hôtel-de-ville se servirent du même prétexte pour ne pas entendre ce héraut, et pour ne pas recevoir les paquets qu’il laissa le lendemain sur la barrière de la porte Saint-Honoré. Cet incident, joint à la prise du chevalier de La Valette, fit que l’on ne se ressouvint pas seulement de la résolution que l’on avoit faite la veille de délibérer sur la proposition de Brillac. On n’eut que de la défiance pour ces lueurs d’accommodement, et l’on s’aigrit bien davantage quelques jours après, quand on apprit le détail de l’entreprise. Le chevalier de La Valette, esprit noir mais déterminé, et d’une valeur propre à entreprendre, avoit formé le dessein de nous tuer, M. de Beaufort et moi, sur les degrés du Palais, et de se servir, pour cet effet, de la confusion qu’il espéroit qu’un spectacle aussi extraordinaire que celui de ce héraut jetteroit dans la ville. La cour a toujours nié le complot à l’égard de l’entreprise sur nos personnes ; mais elle avoua et respecta le chevalier de La Valette à l’égard des placards. Ce que je sais de science certaine est que Cohon, évêque de Dol, dit l’avant-veille, à l’évêque d’Aire, que M. de Beaufort et moi ne serions pas en vie dans trois jours et il lui parla dans la même conversation de M. le prince comme d’un homme qui n’étoit pas assez décisif, et auquel on ne pouvoit pas dire toutes choses. Cela m’a fait juger que M. le prince ne savoit pas le fond du dessein du chevalier de La Valette. J’ai toujours oublié de lui en parler.

Le 19, M. le prince de Conti dit au parlement qu’il y avoit au parquet des huissiers un gentilhomme envoyé de M. l’archiduc Léopold, gouverneur des Pays-Bas pour le roi d’Espagne, et que ce gentilhomme demandoit audience à la compagnie. Les gens du Roi entrèrent au dernier mot du discours de M. le prince de Conti, pour rendre compte de ce qu’ils avoient fait à Saint-Germain, où ils avoient été reçus admirablement bien. La Reine avoit extrêmement agréé les raisons pour lesquelles la compagnie avoit refusé l’entrée au héraut ; et elle avoit assuré les gens du Roi que, bien qu’en l’état où étoient les choses elle ne pût pas reconnoître les délibérations du parlement pour des arrêts donnés par une compagnie souveraine, elle ne laissoit pas de recevoir avec joie les assurances que la compagnie lui donnoit de son respect et de sa soumission, et que pour peu que le parlement donnât d’effet à ses assurances, elle lui donneroit toutes les marques de sa bonté, et en général et en particulier. Talon, avocat général, qui parloit toujours avec dignité et avec force, fit ce rapport avec tous les ornemens qu’il lui put donner ; et il conclut, par une assurance qu’il donna lui-même en termes fort pathétiques à la compagnie, que si elle vouloit faire une députation à Saint-Germain, elle y seroit très-bien reçue, et que ce pourroit être un grand acheminement à la paix. Le premier président lui ayant dit ensuite qu’il y avoit, à la porte de la grand’chambre, un envoyé de l’archiduc, Talon, qui étoit habile, en prit sujet de fortifier son opinion. Il marqua que la Providence faisoit naître, ce lui sembloit, cette occasion pour avoir plus de lieu de témoigner encore au Roi la fidélité du parlement, en ne donnant point d’audience à l’envoyé, et en rendant simplement compte à la Reine du respect que l’on conservoit pour elle en la refusant. Comme cette apparition d’un député d’Espagne dans le parlement de Paris fait une scène qui n’est pas fort ordinaire dans notre histoire, reprenonslà d’un peu plus loin.

Vous avez déjà vu que Saint-Ibal, qui avoit correspondance avec le comte de Fuensaldagne, m’avoit pressé de temps en temps de lier commerce avec lui, et je vous ai aussi rendu compte des raisons qui m’en avoient empêché. Comme je vis que nous étions assiégés, que le cardinal envoyoit Vautorte en Flandre pour commencer quelques négociations avec les Espagnols, et que je connus que notre parti étoit assez formé pour n’être pas chargé en mon particulier de l’union avec les ennemis de l’État, je ne fus plus si scrupuleux. Je fis écrire à Saint-Ibal, qui n’étoit plus en France, et qui tantôt étoit à La Haye, tantôt à Bruxelles, qu’en l’état où étoient les affaires, je croyois pouvoir écouter avec honneur les propositions que l’on me pourroit faire pour le secours de Paris ; que je le priois toutefois de faire en sorte que l’on ne s’adressât pas à moi directement, et que je ne parusse en rien de ce qui seroit public. Ce qui m’engagea d’écrire en ce sens à Saint-Ibal fut qu’il m’avoit fait dire lui-même par Montrésor que les Espagnols, qui savoient qu’il n’y avoit que moi à Paris qui fût proprement maître du peuple, et qui voyoient que je ne leur faisois pas parler, commençoient à s’imaginer que je pouvois avoir quelques mesures à garder à la cour qui m’en empêchoient ; et qu’ainsi ne comptant rien à l’égard de Paris sur les autres généraux, ils pourroient bien donner dans les offres immenses que le cardinal leur faisoit faire tous les jours. Je connus par un mot que madame de Bouillon laissa échapper, qu’elle en savoit autant que Saint-Ibal ; et, de concert avec monsieur son mari et avec elle, je fis le pas dont je viens de vous rendre compte. J’insinuai, de même concert, qu’on nous feroit plaisir de faire ouvrir la scène par M. d’Elbœuf. Comme il avoit été, dans le temps du cardinal de Richelieu, douze ou quinze ans en Flandre, à la pension d’Espagne, la voie paroissoit toute naturelle. Elle fut aussitôt prise que proposée. Le comte de Fuensaldagne fit partir dès le lendemain Arnolfini, moine bernardin, qui se fit habiller en cavalier, sous le nom de don Joseph de Illescas. Il arriva chez M. d’Elbœuf à deux heures après minuit, et il lui donna un petit billet de créance : il la lui expliqua telle que vous vous la pouvez imaginer.

M. d’Elbœuf se crut l’homme le plus considérable du parti ; et le lendemain, au sortir du Palais, il nous mena dîner tous chez lui, c’est-à-dire tous les plus considérables, en nous disant qu’il avoit une affaire de conséquence à nous communiquer. M. le prince de Conti, messieurs de Beaufort et de La Mothe, et les présidens Le Coigneux, de Bellièvre, de Nesmond, de Novion et Viole s’y trouvèrent. M. d’Elbœuf, qui étoit grand saltimbanque de son naturel, commença la comédie par la tendresse qu’il avoit pour le nom français, qui ne lui avoit pas permis d’ouvrir seulement un petit billet qu’il avoit reçu d’un lieu suspect. Ce lieu ne fut nommé qu’après deux ou trois circonlocutions toutes pleines de scrupules et de mystères ; et le président de Nesmond, qui, avec le feu d’un esprit gascon, étoit l’homme du monde le plus simple, remplit la seconde scène d’aussi bonne foi qu’il y avoit eu d’art à la première. Il regarda ce billet, que M. d’Elbœuf avoit jeté sur la table très-proprement recacheté, comme l’holocauste du sabbat : il dit que M. d’Elbœuf avoit un grand tort d’appeler des membres du parlement à une action de cette nature. Enfin le président Le Coigneux, qui s’impatienta de toutes ces niaiseries, prit le billet, qui avoit effectivement plus l’air d’un poulet que d’une lettre de négociation ; il l’ouvrit : et après avoir lu ce qu’il contenoit, qui n’étoit qu’une simple créance, et avoir entendu de la bouche de M. d’Elbœuf ce que le porteur de la créance lui avoit dit, il nous fit une pantalonnade digne des premières scènes de la pièce. Il tourna en ridicule toutes les façons qui venoient d’être faites ; il alla au devant de celles qui s’alloient faire, et l’on conclut d’une commune voix à ne pas rejeter le secours d’Espagne. La difficulté fut en la manière de le recevoir : elle n’étoit pas, dans la vérité, médiocre pour beaucoup de circonstances particulières.

Madame de Bouillon, qui s’étoit ouverte la veille avec moi du commerce qu’elle avoit avec l’Espagne, m’avoit expliqué les intentions de Fuensaldagne, qui étoient de s’engager avec nous, pourvu qu’il fût assuré de son côté que nous nous engagerions avec lui. Cet engagement ne se pouvoit prendre de notre part que par le parlement ou par moi. Il doutoit fort du parlement, dont il voyoit les deux principaux chefs, le premier président et le président de Mesmes, incapables d’aucune proposition. Le peu d’ouverture que je lui avois donnée jusque là à négocier avec moi faisoit qu’il ne se fondoit guère davantage sur ma conduite. Il n’ignoroit ni le peu de pouvoir ni le peu de sûreté de M. d’Elbœuf ; il savoit que M. de Beaufort étoit entre mes mains, et de plus que son crédit, à cause de son incapacité, nétoit qu’une fumée. Les incertitudes perpétuelles de M. de Longueville et le peu de sens du maréchal de La Mothe ne l’accommodoient pas. Il se fût fié à M. de Bouillon : mais M. de Bouillon ne lui pouvoit pas répondre de Paris, il n’y avoit aucun pouvoir ; et même la goutte, qui l’empêchoit d’agir, avoit donné lieu aux gens de la cour à jeter des soupçons contre lui dans les esprits du peuple. Toutes ces considérations, qui embarrassoient Fuensaldagne, et qui le pouvoient aisément obliger à chercher ses avantages du côté de Saint-Germain, où l’on appréhendoit avec raison sa jonction avec nous ; toutes ces considérations, dis-je, ne se pouvoient rectifier pour le bien du parti que par un traité du parlement avec l’Espagne, qui étoit impossible ; ou par un engagement que je prisse moi-même tout-à-fait positif. Saint-Ibal, qui se ressouvenoit qu’il avoit autrefois écrit sous moi une instruction par laquelle je proposois cet engagement positif, ne doutoit pas que je ne fusse encore dans la même disposition, puisque je m’étois résolu à écouter ; et quoique Fuensaldagne ne fût pas de son avis, il ne laissa pas de charger l’envoyé de le tenter, et de témoigner même qu’il ne feroit aucun pas pour nous sans ce préalable. Cet envoyé, qui avant que de voir M. d’Elbœuf avoit eu deux ou trois jours de conférence avec M. et madame de Bouillon, s’en étoit clairement expliqué avec eux ; et c’est ce qui avoit obligé la dernière à s’expliquer encore davantage avec moi sur ce détail, qu’elle n’avoit fait jusque là. Ce que la nécessité d’un secours prompt et pressant m’avoit fait résoudre autrefois de proposer, par l’instruction dont je viens de parler, n’étoit plus mon compte. Il ne pouvoit plus y avoir de secret dans un traité qui, de nécessité, devoit être commun avec des généraux dont les uns m’étoient suspects, et les autres redoutables. J’apercevois que M. de La Rochefoucauld avoit fort altéré les bons sentimens de madame de Longueville et la force du maréchal de La Mothe. Je n’ai rien à vous dire de M. d’Elbœuf. Je considérois M. de Bouillon soutenu par l’Espagne, avec laquelle il avoit, à cause de Sedan, les intérêts les plus naturels, et comme un nouveau duc de Mayenne, qui en auroit mille autres au premier jour tout-à-fait séparés de ceux de Paris, et qui pourroit bien avec le temps, assisté de l’intrigue et de l’argent de Castille, chasser le coadjuteur de Paris, comme le vieux M. de Mayenne[109] en avoit chassé à la Ligue le cardinal de Gondy[110], son grand-oncle. Dans la conférence que j’eus avec M. et madame de Bouillon touchant l’envoyé, je ne leur cachai rien de mes raisons, sans en excepter même la dernière, que j’assaisonnai, comme vous pouvez juger, de toute la raillerie la plus douce et la plus honnête qu’il me fut possible. Madame de Bouillon, qui ne faisoit ou qui ne disoit jamais de galanterie que de concert avec son mari, n’oublia rien de toute celle qui l’eût rendue l’une des plus aimables personnes du monde, quand même elle eût été aussi laide qu’elle étoit belle, pour me persuader que je ne devois point balancer à traiter ; et que monsieur son mari et moi, joints ensemble, emporterions toujours si fort la balance, que les autres ne nous pourroient faire aucune peine.

M. de Bouillon, qui connoissoit très-bien ce que je pensois, et que je parlois selon mes véritables intérêts, revint tout d’un coup à mon avis, par une manière qui devroit être très-commune, et qui est cependant très-rare. Je n’ai jamais vu que lui qui ne contestât jamais ce qu’il ne croyoit pas pouvoir obtenir, il entra même obligeamment dans mes sentimens. Il dit à madame de Bouillon que je jouois le droit du jeu au poste où j’étois ; que la guerre civile pourroit s’éteindre le lendemain ; que j’étois archevêque de Paris pour toute ma vie ; que j’avois plus d’intérêt que personne à sauver la ville, mais que je n’en avois pas un moindre à ne m’en point détacher dans les suites ; et qu’il convenoit, après ce que je venois de lui dire, que tout se pourroit concilier. Il me fit pour cela une ouverture qui ne m’étoit point venue dans l’esprit, et que je n’approuvai pas d’abord, parce qu’elle me parut impraticable ; mais à laquelle je me rendis à mon tour, après l’avoir examinée : ce fut d’obliger le parlement à entendre l’envoyé : ce qui feroit presque tous les effets que nous pourrions souhaiter. Les Espagnols, qui ne s’y attendoient point, seroient surpris agréablement ; le parlement s’engageroit sans le croire ; les généraux auroient lieu de traiter après ce pas, qui pourroit être interprété dans les suites comme une approbation tacite que le corps auroit donnée aux démarches des particuliers. M. de Bouillon n’auroit pas de peine à faire concevoir à l’envoyé l’avantage que ce lui seroit en son particulier de pouvoir mander par son premier courrier, à M. l’archiduc, que le parlement de Paris avoit reçu une lettre et un député d’un général du roi d’Espagne dans les Pays-Bas. On feroit comprendre au comte de Fuensaldagne qu’il étoit de la bonne conduite de laisser quelqu’un dans le parti, qui, de concert même avec lui, parût n’entrer en rien avec l’Espagne, et qui par cette conduite pût parer, à tout événement, aux inconvéniens qu’une liaison avec les ennemis de l’État emportoit nécessairement avec soi, dans un parti où la considération du parlement faisoit qu’il falloit prendre des mesures plus justes sur ce point que sur tout autre ; que ce personnage me convenoit préférablement et par ma dignité et par ma profession, et qu’il se trouvoit par bonheur autant de l’intérêt commun que du mien propre. La difficulté étoit de persuader au parlement de donner audience au député de l’archiduc, et cette audience étoit toutefois la seule circonstance qui pouvoit suppléer dans l’esprit de ce député au défaut de ma signature, sans laquelle il prétendoit qu’il n’avoit aucun droit de rien faire. Nous nous abandonnâmes en cette occasion, M. de Bouillon et moi, à la fortune ; et l’exemple que nous avions tout récent du héraut exclu sous le prétexte du monde le plus frivole, nous fit espérer que l’on ne refuseroit pas à l’envoyé l’entrée, pour laquelle on ne manqueroit pas de raisons très-solides.

Notre bernardin, qui trouvoit beaucoup son compte à cette entrée, que l’ami n’avoit pas seulement imaginée à Bruxelles, fut plus que satisfait de notre proposition. Il fit sa dépêche à l’archiduc, telle que nous la pouvions souhaiter ; et il nous promit de faire, par avance et sans en attendre la réponse, tout ce que nous lui ordonnerions. Il usa de ces termes, et il avoit raison : car j’ai su depuis que son ordre portoit de suivre en tout et partout, sans exception, les sentimens de M. et de madame de Bouillon.

Voilà où nous en étions, quand M. d’Elbœuf nous montra, comme une grande nouveauté, le billet que le comte de Fuensaldagne lui avoit écrit ; et vous jugez que je ne balançai pas à opiner qu’il falloit que l’envoyé présentât la lettre de l’archiduc au parlement. La proposition en fut reçue d’abord comme une hérésie ; et, sans exagération, elle fut un peu moins que sifflée par toute la compagnie. Je persistai dans mon avis : j’en alléguai les raisons, qui ne persuadèrent personne. Le vieux président Le Coigneux, qui avoit l’esprit le plus vif, et qui prit garde que je parlois de temps en temps d’une lettre de l’archiduc, de laquelle il ne s’étoit rien dit, revint tout d’un coup à mon avis, sans m’en dire toutefois la véritable raison, qui étoit qu’il ne doutoit point que je n’eusse vu le dessous de quelque carte, qui m’eût obligé à prendre cet avis. Comme la conversation se passoit avec assez de confusion, et que l’on alloit tout debout disputant les uns aux autres, il me dit : « Que ne parlez-vous à vos amis ? L’on feroit ce que vous voudriez. Je vois bien que vous savez plus de nouvelles que celui qui croit vous les avoir apprises. » Je fus, pour dire le vrai, terriblement honteux de ma bêtise : car je vis bien qu’il ne me pouvoit parler ainsi que sur ce que j’avois dit de la lettre de l’archiduc au parlement, qui dans le vrai n étoit qu’un blanc-signé que nous avions rempli chez M. de Bouillon. Je serrai la main au président Le Coigneux, je fis signe à messieurs de Beaufort et de La Mothe. Les présidens de Novion et de Bellièvre se rendirent à mon sentiment, qui étoit fondé sur ce que le secours d’Espagne que nous étions obligés de recevoir comme un remède à nos maux, que nous connoissions être dangereux et empirique, seroit infailliblement mortel à tous les particuliers, s’il n’étoit au moins passé par l’alambic du parlement. Nous priâmes tous M. d’Elbœuf de faire trouver bon au bernardin de conférer avec nous, sur la forme seulement dont il auroit à se conduire. Nous le vîmes la même nuit chez lui. Le Coigneux et moi. Nous lui dîmes, en présence de M. d’Elbœuf, en grand secret, tout ce que nous voulions bien qui fût su ; et nous avions concerté dès la veille, chez M. de Bouillon, tout ce qu’il devoit dire au parlement. Il s’en acquitta en homme d’entendement. Je vous ferai un précis du discours qu’il y fit, après que je vous aurai rendu compte de ce qui se passa à ce sujet dans le parlement lorsqu’il demanda audience, ou plutôt lorsque M. le prince de Conti la demanda pour lui.

Le président de Mesmes, homme de capacité, et oncle de celui que vous voyez aujourd’hui, mais attaché jusqu’à la servitude à la cour, et par l’ambition qui le dévoroit, et par sa timidité qui étoit excessive ; le président de Mesmes, dis-je, fit au seul nom de l’envoyé de l’archiduc une exclamation éloquente et pathétique, au dessus de tout ce que j’ai lu en ce genre dans l’antiquité ; et en se tournant vers M. le prince de Conti : « Est-il possible, dit-il, monsieur, qu’un prince du sang de France propose de donner séance sur les fleurs de lis à un député du plus cruel ennemi des fleurs de lis ? »

Comme nous avions prévu cette tempête, il n’avoit pas tenu à nous d’exposer M. d’Elbœuf à ses premiers coups ; mais il s’en étoit tiré assez adroitement, en disant que la même raison qui l’avoit obligé de rendre compte à son général de la lettre qu’il avoit reçue, ne lui permettoit pas d’en porter la parole en sa présence. Il falloit pourtant de nécessité quelqu’un qui préparât les voies, et qui jetât dans une compagnie, où les premières impressions ont un merveilleux pouvoir, les premières idées de la paix générale et particulière que cet envoyé venoit annoncer. La manière dont son nom frapperoit d’abord l’imagination des enquêtes décidoit du refus ou de l’acceptation de son audience ; et, tout bien pesé et considéré de part et d’autre, l’on jugea qu’il y avoit moins d’inconvénient à laisser croire un peu de concert avec l’Espagne, qu’à ne pas préparer par un canal ordinaire, non odieux et favorable, les drogues que l’envoyé d’Espagne nous alloit débiter. Ce n’est pas que la moindre ombre de concert, dans les compagnies qu’on appelle réglées, ne soit très-capable d’y empoisonner les choses, même les plus justes et les plus nécessaires ; et cet inconvénient étoit plus à craindre en cette occasion qu’en toute autre. J’y admirai le discernement de M. de Bouillon, chez qui la résolution se prit de faire faire l’ouverture par M. le prince de Conti. Il ne balança pas un moment. Rien ne marque tant le jugement solide d’un homme, que de savoir choisir entre les grands inconvéniens. Je reviens au président de Mesmes, qui s’attacha à M. le prince de Conti, et qui se tourna ensuite vers moi, en me disant ces propres paroles : « Quoi ! monsieur, vous refusez l’entrée au héraut de votre Roi, sous le prétexte le plus frivole !… » Comme je ne doutai point de la seconde partie de l’apostrophe ; je la voulus prévenir, et je lui répondis : « Vous me permettrez, monsieur, de ne pas traiter de frivoles des motifs qui ont été consacrés par un arrêt. »

La cohue du parlement s’éleva à ce mot, releva celui du président de Mesmes, qui étoit effectivement très-imprudent ; et il est constant qu’il servit fort, contre son intention, comme vous pouvez croire, à faciliter l’audience à l’envoyé. Comme je vis que la compagnie s’échauffoit et s’ameutoit contre le président de Mesmes, je sortis sous je ne sais quel prétexte, et je dis à Quatresous, jeune conseiller des enquêtes, et le plus impétueux esprit qui fût dans le corps, d’entretenir l’escarmouche, parce que j’avois éprouvé plusieurs fois que le moyen le plus sur et le plus propre pour faire passer une affaire extraordinaire dans les compagnies est d’échauffer la jeunesse contre les vieux. Quatresous s’acquitta dignement de cette commission ; il s’arrêta au président de Mesmes et au premier président, sur le sujet d’un certain La Rablière, partisan fameux, qu’il faisoit entrer dans tous ses avis sur quelque matière où il pût opiner. Les enquêtes s’échauffèrent pour la défense de Quatresous : les présidens à la fin s’impatientèrent de ces impertinences. Il fallut délibérer sur le sujet de l’envoyé ; et, malgré les conclusions des gens du Roi, et les exclamations des deux présidens, et de beaucoup d’autres, il passa à l’entendre.

On le fit entrer sur l’heure même ; on lui donna place au bout du bureau ; on le fit asseoir et couvrir. Il présenta la lettre de l’archiduc au parlement, qui n’étoit qu’une lettre de créance ; et il s’expliqua, en disant « que Son Altesse Impériale son maître lui avoit donné charge de faire part à la compagnie d’une négociation que le cardinal Mazarin avoit essayé de lier avec lui depuis le blocus de Paris ; que le roi Catholique n’avoit pas estimé qu’il fût sur ni honnête d’accepter ses offres dans une saison où, d’un côté, on voyoit bien qu’il ne les faisoit que pour pouvoir plus aisément opprimer le parlement, qui étoit en vénération à toutes les nations du monde ; et où, de l’autre, tous les traités que l’on pourroit faire avec un ministre condamné seroient nuls de droit, d’autant plus qu’ils seroient faits sans le concours du parlement, à qui seul il appartient d’enregistrer et de vérifier les traités de paix pour les rendre sûrs et authentiques ; que le roi Catholique, qui ne vouloit tirer aucun avantage des occasions présentes, avoit commandé à M. l’archiduc d’assurer messieurs du parlement, qu’il savoit être attachés aux véritables intérêts de Sa Majesté Très-Chrétienne, à qu’il les reconnoissoit de très-bon cœur pour arbitres de la paix ; qu’il se soumettoit à leur jugement, et que s’ils acceptoient d’en être les juges, il laissoit à leur choix de députer de leur corps en tel lieu qu’ils voudroient, sans en excepter même Paris ; et que le roi Catholique y enverroit incessamment ses députés, seulement pour y représenter ses raisons ; qu’il avoit fait avancer, en attendant leur réponse, dix-huit mille hommes sur la frontière pour les secourir, en cas qu’ils en eussent besoin, avec ordre toutefois de ne rien entreprendre sur les places du roi Très Chrétien, quoiqu’elles fussent la plupart comme abandonnées ; qu’il n’y avoit pas six cents hommes dans Peronne, dans Saint-Quentin et dans le Catelet : mais qu’il vouloit témoigner dans cette rencontre la sincérité de ses intentions pour le bien de la paix, et qu’il donnoit sa parole que, dans le temps qu’elle se traiteroit, il ne donneroit aucun mouvement à ses armées ; que si elles pouvoient être, en attendant, de quelque utilité au parlement, il n’avoit qu’à en disposer par des officiers français s’il le jugeoit à propos, et qu’à prendre toutes les précautions qu’il croiroit nécessaires pour lever les ombrages que l’on peut toujours prendre avec raison de la conduite des étrangers. »

Avant que l’envoyé fût entré, il y avoit eu beaucoup de contestations tumultuaires dans la compagnie ; et le président de Mesmes n’avoit rien oublié pour jeter sur moi toute l’envie de la collusion avec les ennemis de l’État, qu’il relevoit de toutes les couleurs qu’il trouvoit assez vives et assez apparentes dans l’opposition du héraut de France et de l’envoyé d’Espagne. Il est vrai que la conjoncture étoit très-fâcheuse ; et quand il en arrive quelqu’une de cette nature, il n’y a de remède qu’à planir[111] dans les momens où ce que l’on vous objecte peut faire plus d’impression que ce que vous pouvez répondre, et à se relever dans ceux où ce que vous pouvez répondre peut faire plus d’impression que ce que l’on vous objecte. Je suivis fort justement cette règle dans cette rencontre, qui étoit délicate pour moi : car quoique le président de Mesmes me désignât avec application et avec adresse, je ne pris rien pour moi, tant que je n’eus rien pour lui faire tête que ce que M. le prince de Conti avoit dit en général de la paix générale, dont il avoit été résolu qu’il parleroit en demandant audience pour le député ; mais qu’il en parleroit peu, pour ne pas marquer trop de concert avec l’Espagne. Quand l’envoyé s’en fut expliqué lui-même aussi obligeamment pour le parlement qu’il le fit, et quand je vis que la compagnie étoit chatouillée du discours qu’il venoit de lui tenir, je pris mon temps pour rembarrer le président de Mesmes, et je lui dis « que le respect que j’avois pour la compagnie m’a voit obligé à dissimuler et à souffrir toutes ses picoteries ; que je les avois fort bien entendues, mais que je ne les avois pas voulu entendre ; et que je demeurerois encore dans la même disposition, si l’arrêt qu’il n’est jamais permis de prévenir, mais qu’il est toujours ordonné de suivre, ne m’ouvroit la bouche ; que cet arrêt avoit réglé, contre son sentiment, l’entrée de l’envoyé d’Espagne : aussi bien que le précédent, qui n’avoit pas été non plus selon son avis, avoit porté l’exclusion du héraut ; que je ne me pouvois imaginer qu’il voulût assujétir la compagnie à ne suivre jamais que ses sentimens ; que nul ne les honoroit plus que moi, mais que la liberté ne laissoit pas de se conserver dans l’estime même et dans le respect ; que je suppliois Messieurs de me permettre de lui donner une marque de celui que j’avois pour lui, en lui rendant un compte, qui peut-être le surprendroit, de mes pensées sur les deux arrêts du héraut et de l’envoyé, sur lesquels il m’avoit donné tant d’attaques ; que, pour le premier, je confessois que j’avois été assez innocent pour avoir failli à donner dans le panneau ; et que si M. de Broussel n’eût ouvert l’avis auquel il avoit passé, je tombois, par un excès de bonne intention, dans une imprudence qui eût peut-être causé la perte de la ville, et dans un crime assez convaincu par l’approbation solennelle que la Reine venoit de donner à la conduite contraire ; que pour ce qui étoit de l’envoyé, j’avouois que je n’avois été d’avis de lui donner audience que parce que j’avois connu à l’air du bureau que le plus de voix de la compagnie alloit à lui donner ; et que, quoique ce ne fût pas mon sentiment particulier, j’avois cru que je ferois mieux de me conformer par avance à celui des autres, et de faire paroître, au moins dans les choses où l’on voyoit bien que la contestation seroit inutile, de l’union et de l’uniformité dans le corps. »

Cette manière humble et modeste de répondre à cent mots aigres et piquans que j’avois essuyés depuis douze ou quinze jours, et ce matin-là encore, du premier président et du président de Mesmes, fit un effet que je ne puis exprimer ; et elle effaça pour assez longtemps l’impression que l’un et l’autre avoient commencé de jeter dans la compagnie, que je prétendois de la gouverner par mes cabales. Rien n’est si dangereux en toutes sortes de communautés : et si la passion du président de Mesmes ne m’eût donné lieu de déguiser un peu le manège qui s’étoit fait dans ces deux scènes assez extraordinaires du héraut et de l’envoyé, je ne sais si la plupart de ceux qui avoient donné à la réception de l’un et à l’exclusion de l’autre, ne se fussent pas repentis d’avoir été d’un sentiment qu’ils eussent cru leur avoir été inspiré par un autre. Le président de Mesmes voulut repartir à ce que j’avois dit ; mais il fut presque étouffé par la clameur qui s’éleva dans les enquêtes. Cinq heures sonnèrent ; personne n’avoit dîné et beaucoup n’avoient pas déjeûné, et messieurs les présidens eurent le dernier : ce qui n’est pas avantageux en cette matière.

L’arrêt qui avoit donné entrée au député d’Espagne portoit qu’on lui demanderoit copie signée de lui de ce qu’il auroit dit au parlement ; qu’on la mettroit dans le registre, et qu’on l’enverroit par une députation solennelle à la Reine, en l’assurant de la fidélité du parlement, et en la suppliant de donner la paix à ses peuples, et de retirer les troupes du Roi des environs de Paris. Comme il étoit fort tard, et que l’on avoit bon appétit (ce qui influe plus qu’on ne se peut imaginer dans les délibérations), l’on fut sur le point de laisser mettre cette clause, sans y prendre garde. Le président Le Coigneux s’aperçut le premier de la conséquence ; et il dit, en se tournant vers un assez grand nombre de conseillers qui commençoient à se lever : « J’ai, messieurs, à parler à la compagnie ; je vous prie de reprendre vos places : il y va du tout pour toute l’Europe. » Tout le monde s’élant remis, il prononça d’un air froid et majestueux, qui n’étoit pas ordinaire à maître Gonin (on lui avoit donné ce sobriquet), ces paroles pleines de bon sens : « Le roi d’Espagne nous prend pour arbitres de la paix générale : peut-être qu’il se moque de nous, uiais il nous fait toujours honneur de nous le dire. Il nous offre des troupes pour les faire marcher à notre secours, et il est sûr que sur cet article il ne se moque pas de nous, et qu’il nous fait beaucoup de plaisir. Nous avons entendu son envoyé ; et, vu la nécessité où nous sommes, nous n’avons pas eu tort. Nous avons résolu d’en rendre compte au Roi, et nous avons eu raison. On veut s’imaginer que pour rendre ce compte il faut que nous envoyions la feuille de l’arrêt : voilà le piège. Je vous déclare, monsieur, dit-il en se tournant vers M. le premier président, que la compagnie ne l’a pas entendu ainsi, et que ce qu’elle a arrêté est purement que l’on porte la copie, mais que l’original demeure au greffe. J’aurois souhaité qu’on n’eût pas obligé les gens à s’expliquer, parce qu’il y a des matières sur lesquelles il est sage de ne parler qu’à demi ; mais puisque l’on y force, je dirai sans balancer que si nous portons la feuille, les Espagnols croiront que nous commettons au caprice du Mazarin les propositions qu’ils nous font pour la paix générale, et même pour ce qui regarde notre secours : au lieu qu’en ne portant que la copie, et en ajoutant en même temps, comme la compagnie l’a très-sagement ordonné, de très-humbles remontrances pour faire lever le siège, toute l’Europe connoîtra que nous nous tenons en état de faire ce que le véritable service du Roi et le bien solide de l’État demandent de notre ministère, si le cardinal est assez aveugle pour ne se pas servir de cette conjoncture comme il le doit. »

Ce discours fut reçu avec une approbation générale ; l’on cria de toutes parts que c’est ainsi que la compagnie l’entendoit : messieurs des enquêtes donnèrent à leur ordinaire maintes bourrades à messieurs les présidens. Martineau, conseiller des enquêtes, dit publiquement que le retentum de l’arrêt étoit que l’on feroit bonne chère à l’envoyé d’Espagne, en attendant la réponse de Saint-Germain, qui ne pouvoit être que quelque méchante ruse du cardinal Mazarin. Charton pria tout haut M. le prince de Conti de suppléer à ce que les formalités du parlement ne permettoient pas à la compagnie de faire. Pontcarré dit qu’un Espagnol ne lui faisoit pas tant de peur qu’un mazarin. Enfin il est certain que les généraux en virent assez pour ne pas appréhender que le parlement se fâchât des démarches qu’ils pourroient faire vers l’Espagne ; et M. de Bouillon et moi n’en eûmes que trop pour satisfaire pleinement l’envoyé de l’archiduc, à qui nous fîmes valoir jusques aux moindres circonstances. Il en fut content au delà de ses espérances, et il dépêcha dès la nuit un second courrier à Bruxelles, que nous fîmes escorter jusqu’à dix lieues de Paris avec cinq cents chevaux. Le courrier portoit la relation de tout ce qui s’étoit passé au parlement, les conditions que M. le prince de Conti et les autres généraux demandoient pour faire un traité avec le roi d’Espagne, et ce que je pouvois donner en mon particulier d’engagement. Je vous rendrai compte de ce détail et de la suite, après que je vous aurai raconté ce qui se passa le même jour, qui fut le 19 février.

Pendant que cette pièce de l’envoyé d’Espagne se jouoit au Palais, Noirmoutier sortit avec deux mille chevaux pour amener à Paris un convoi de cinq cents charrettes chargées de farine, qui étoient à Brie-Comte-Robert, où nous avions garnison. Comme il eut avis que le comte, depuis maréchal de Grancey[112], venoit du côté de Lagny pour s’y opposer, il détacha M. de La Rochefoucauld avec dix-sept escadrons, pour occuper un défilé par où les ennemis étoient obligés de passer. M. de La Rochefoucauld, qui avoit plus de cœur que d’expérience, s’emporta de chaleur : il n’en demeura pas à son ordre, il sortit de son poste, et chargea les ennemis. Comme il avoit affaire à de vieilles troupes, il fut bientôt renversé : il y fut blessé d’un grand coup de pistolet dans la gorge. Il y perdit Rauzan[113], frère de Duras[114] : le marquis de Sillery son beau-frère y fut pris prisonnier ; Rachecourt, premier capitaine de mon régiment de cavalerie[115], y fut fort blessé ; et le convoi étoit perdu, si Noirmoutier ne fût arrivé avec le reste des troupes. Il fit filer les charrettes du côté de Villeneuve-Saint-Georges ; il marcha avec les troupes en bon ordre par le grand chemin du côté de Gros-Bois, à la vue de Grancey, qui ne crut pas devoir hasarder de passer un pont qui se rencontra sur le grand chemin devant lui. Il rejoignit son convoi dans la plaine de Creteil, et il l’amena, sans avoir perdu une charrette, à Paris, où il ne rentra qu’à onze heures du soir.

Je vous ai déjà dit que M. de Bouillon et moi, de concert avec les autres généraux, fîmes dépêcher par l’envoyé de l’archiduc un courrier à Bruxelles, qui partit à minuit. Nous nous mîmes à table pour souper chez M. de Bouillon un moment après, lui, madame sa femme et moi. Comme elle étoit fort gaie dans le particulier, et que de plus le succès de cette journée lui avoit encore donné de la joie, elle nous dit qu’elle vouloit faire débauche. Elle fit retirer tous ceux qui servoient, et elle ne retint que Briquemaut, capitaine des gardes de monsieur son mari, en qui l’un et l’autre avoient confiance. La vérité est qu’elle vouloit parler en liberté de l’état des choses, qu’elle croyoit bon. Je ne la détrompai pas tant que l’on fut à table, pour ne point interrompre son souper, ni celui de M. de Bouillon, qui étoit assez mal de la goutte. Comme on fut sorti de table, je leur représentai qu’il n’y avait rien de plus délicat que le poste où nous nous trouvions ; que si nous étions dans un parti ordinaire, qui eût la disposition de tous les peuples du royaume aussi favorable que nous l’avions, nous serions incontestablement maîtres des affaires. Mais que le parlement, qui faisoit en un sens notre principale force, faisoit en deux ou trois manières notre principale foiblesse : que bien qu’il parût de la chaleur dans cette compagnie, il y avoit toujours un fond d’esprit de retour, qui paroissoit à toute occasion ; que dans la délibération même du jour où nous parlions, nous avions eu besoin de tout notre savoir faire, pour faire que le parlement ne se mît pas à lui-même la corde au cou ; que je convenois que ce que nous en avions tiré étoit utile pour faire croire aux Espagnols qu’il n’étoit pas si inabordable pour eux qu’ils se l’étoient figuré ; mais qu’il falloit aussi convenir que si la cour se conduisoit bien, elle en tireroit un fort grand avantage, parce qu’elle se serviroit de la déférence de la compagnie, qui lui rendoit compte de l’envoi du député, comme d’un motif pour la porter à revenir avec bienséance de sa première hauteur ; et de la députation si solennelle que le parlement avoit résolu de lui faire, comme d’un moyen pour entrer en négociation. Que je ne doutois point que le mauvais effet que le refus d’audience aux gens du Roi, envoyés à Saint-Germain le lendemain de la sortie du Roi, avoit produit contre les intérêts de la cour, ne fût un exemple assez instructif pour elle, pour l’obliger à ne pas manquer l’occasion qui se présentoit, quand je n’en serois pas persuadé par la manière si bonne et si douce dont elle avoit reçu les excuses que nous lui avions faites de l’exclusion du héraut ; qu’elle ne pouvoit pas ignorer toutefois n’avoir pour fondement que le prétexte le plus mince ; que le premier président et le président de Mesmes, qui seroient chefs de la députation, n’oublieroient rien pour faire connoître au Mazarin ses véritables intérêts dans cette conjoncture ; que ces deux hommes n’avoient dans la tête que ceux du parlement ; que pourvu qu’ils se tirassent d’affaire, ils auroient même de la joie de nous laisser, en faisant un accommodement qui supposeroit notre sûreté sans nous la donner, et qui, en terminant la guerre civile, établiroit la servitude.

Madame de Bouillon m’interrompit à ce mot, et me dit : « Voilà des inconvéniens qu’il falloit, ce me semble, prévoir avant l’audience de l’envoyé d’Espagne, puisque c’est elle qui les fait naître. » Monsieur son mari lui repartit brusquement : « Vous avez perdu la mémoire de ce que nous dîmes dernièrement sur cela. Ne prévîmes-nous pas en général ces inconvéniens ? Mais les ayant balancés avec la nécessité que nous trouvâmes à mêler, en quelque façon que ce pût être, l’envoyé et le parlement, nous prîmes celui qui nous parut le moindre ; et je vois bien que M. le coadjuteur pense, à l’heure qu’il est, remédier même à ce moindre. — Il est vrai, monsieur, lui répondis-je ; et je vous proposerai le remède que je m’imagine, quand j’aurai achevé de vous expliquer tous les inconvéniens que j’y vois. Vous avez remarqué que ces jours passés Brillac dans le parlement, et le président Aubry dans le conseil de l’hôtel-de-ville, firent des propositions de paix auxquelles le parlement faillit à donner presques à l’aveugle ; et il crut beaucoup faire que de se résoudre à ne point délibérer sans les généraux. Vous voyez qu’il y a beaucoup de gens dans les compagnies qui commencent à ne plus payer leurs taxes, et beaucoup d’autres qui affectent de laisser couler le désordre dans la police. Le gros du peuple, qui est ferme, fait que l’on ne s’aperçoit pas encore de ce démanchement des parties, qui s’affoibliroient et se détruiroient en peu de temps, si on ne travailloit à les lier et à les consolider ensemble. La chaleur des esprits suffit pour faire cet effet au commencement : quand elle se ralentit, il faut que la force y supplée ; et quand je parle de la force, j’entends celle qu’on tire de la considération où l’on demeure auprès de ceux de la part desquels vous peut venir le mal auquel vous cherchez le remède. Ce que vous faites présentement avec l’Espagne fait entrevoir au parlement qu’il ne se doit pas compter pour tout. Ce que nous pouvons, M. de Beaufort et moi, dans le peuple, lui doit faire connoître qu’il nous y doit compter pour quelque chose ; mais ces deux vues ont leurs inconvéniens comme leur utilité. L’union des généraux avec l’Espagne n’est pas assez publique pour jeter dans les esprits toute l’impression qui y seroit dans un sens nécessaire, et qui cependant, si elle étoit plus déclarée, seroit pernicieuse. Cette même union n’est pas assez secrète pour ne pas donner lieu à cette compagnie d’en prendre avantage contre nous dans les occasions, qu’elle prendroit toutefois encore plus tôt, si elle vous croyoit sans protection. Pour ce qui est du crédit que M. de Beaufort et moi avons dans le peuple, il est plus propre à faire du mal au parlement, qu’à l’empêcher de nous en faire. Si nous étions de la lie du peuple, nous pourrions peut-être avoir la pensée de faire ce que Bussy Le Clerc[116] fit au temps de la Ligue, c’est-à-dire d’emprisonner, de saccager le parlement. Nous pourrions avoir en vue ce que firent les Seize quand ils pendirent le président Brisson[117], si nous voulions être aussi dépendans de l’Espagne que les Seize l’étoient. M. de Beaufort est petit-fils de Henri-le-Grand, et je suis coadjuteur de Paris. Ce n’est ni notre honneur ni notre compte ; et cependant il nous seroit plus facile d’exécuter ce que fit Bussy Le Clerc, et ce que firent les Seize, que de taire que le parlement connoisse ce que nous pourrions faire contre lui, assez distinctement pour l’empêcher de faire contre nous ce qu’il croira toujours facile, jusqu’à ce que nous l’en ayons empêché. Et voilà le destin des pouvoirs pepulaires : ils ne se font croire que quand ils se font sentir y et il est très-souvent de l’intérêt et de l’honneur de ceux entre les mains de qui ils sont de les faire moins sentir que croire. Nous sommes en cet état. Le parlement penche vers une paix très-peu sûre et très-incertaine : nous souleverions demain le peuple, si nous voulions. Le devons-nous ? Et si nous ôtions l’autorité au parlement, en quel abîme ne nous jetterions-nous pas dans les suites. ? Tournons le feuillet. Si nous ne le soulevons pas, le parlement croira-t-il que nous le puissions soulever ? S’empêchera-t-il de faire des pas vers la cour qui le perdront peut-être, mais qui nous perdront infailliblement avant lui ? Vous direz bien, madame, que je marque beaucoup d’inconvéniens et peu de remèdes. À quoi je réponds que je vous ai parlé de ceux qui se trouvent déjà naturellement dans le traité que vous projettez avec l’Espagne, et dans l’application que nous avons, M. de Beaufort et moi, à nous maintenir dans l’esprit des peuples ; mais que comme je reconnois dans tous les deux de certaines qualités qui en affoiblissent la force et la vérité, j’ai cru être obligé, monsieur, à rechercher dans votre capacité et dans votre expérience ce qui y pourroit suppléer : et c’est ce qui m’a fait prendre la liberté de vous rendre compte d’un détail que vous auriez vu d’un coup d’œil bien plus distinctement que moi, si votre mal vous avoit permis d’assister une fois ou deux aux assemblées du parlement, ou à un conseil de l’hôtel-de-ville. »

M. de Bouillon, qui ne croyoit nullement les affaires en cet état, me pria de lui mettre par écrit tout ce que j’avois commencé, et tout ce que j’avois encore à lui dire. Je le fis sur l’heure même : et il m’en rendit le lendemain une copie que j’ai encore, écrite de la main de son secrétaire. On ne peut être plus étonné ni plus affligé que le furent M. et madame de Bouillon de ce que je venois de leur marquer de la disposition des affaires, et je n’en avois pas été moins surpris qu’eux. Il ne s’est jamais rien vu de si subit. La réponse douce et honnête que la Reine fit aux gens du Roi touchant le héraut ; sa protestation de pardonner sincèrement à tout le monde ; les couleurs dont Talon, avocat général, embellit cette réponse, tournèrent en un instant presque tous les esprits. Il y eut des momens où ils revinrent à leurs emportemens, soit par les accidens qui survinrent, ou par l’art de ceux qui les y ramenèrent ; mais le fond pour le retour y demeura toujours. Je le remarquai en tout, et je fus bien aise de m’en ouvrir avec M. de Bouillon, qui étoit le seul homme de tête de sa profession qui fût dans le parti, pour voir avec lui la conduite que nous aurions à y prendre. Je fis bonne mine avec tous les autres ; je leur fis valoir les moindres circonstances, presque avec autant de soin qu’à l’envoyé de l’archiduc. Le président de Mesmes, qui, à travers toutes les bourrades qu’il venoit de recevoir dans les deux dernières délibérations, avoit connu ne le feu qui s’y étoit allumé n’étoit que de paille, dit au président de Bellièvre que pour le coup j’étois la dupe, et que j’avois pris le frivole pour la substance. Le président de Bellièvre, à qui je m’étois ouvert, m’eût pu justifier, s’il l’eût jugé à propos ; mais il fut lui-même la dupe, et il railla le président de Mesmes, comme un homme qui prenoit plaisir à se flatter soi-même.

M. de Bouillon ayant examiné, tout le reste de la nuit jusqu’à cinq heures du matin, le papier que je lui avois laissé à deux, me récrivit le lendemain un billet, par lequel il me prioit de me trouver chez lui à trois heures après-midi. Je ne manquai pas de m’y rendre, et je trouvai madame de Bouillon pénétrée de douleur, parce que monsieur son mari l’avoit assurée que ce que je marquois dans mon écrit n’étoit que trop bien fondé, supposé les faits dont il ne pouvoit pas croire que je ne fusse très-bien informé ; et qu’il n’y avoit à tout cela qu’un remède, que non-seulement je ne prendrois pas, mais auquel même je m’opposerois. Ce remède étoit de laisser agir le parlement pleinement à sa mode, et de contribuer même sous main à lui faire faire des pas odieux au peuple ; de commencer dès cet instant de le décréditer dans le peuple ; de jouer le même personnage à l’égard de l’hôtel-de-ville, dont le chef, qui étoit le président Le Féron, prévôt des marchands, étoit déjà très-suspect ; de se servir ensuite de la première occasion que l’on jugeroit la plus favorable, pour s’assurer, ou par l’exil ou par la prison, des personnes de ceux dont nous ne nous pourrions pas nous répondre à nous-mêmes. Voilà ce que M. de Bouillon nous proposa sans balancer : en ajoutant que Longueil, qui connoissoit mieux le parlement qu’homme du royaume, et qui l’avoit été voir sur le midi, lui avoit confirmé tout ce que je lui avois dit la veille, de la pente que ce corps prenoit sans s’en apercevoir soi-même ; et que le même Longueil étoit convenu avec lui que le seul remède efficace étoit de penser de bonne heure à le purger. Ce fut son mot, et je l’eusse reconnu à ce mot. Il n’y a jamais eu d’esprit si décisif ni si violent ; mais il n’y en a jamais eu qui ait pallié ses décisions et ses violences par des termes plus doux. Quoique le même expédient que M. de Bouillon me proposoit me fût déjà venu dans l’esprit, et peut-être avec plus de raison qu’à lui, parce que j’en connoissois la possibilité plus que lui, je ne lui laissai aucun lieu de croire que j’y eusse fait réflexion, parce que je savois qu’il avoit le foible d’aimer à avoir imaginé une chose le premier ; et c’est l’unique défaut que je lui aie connu dans la négociation. Après qu’il m’eut bien expliqué sa pensée, je le suppliai d’agréer que je lui misse la mienne par écrit : ce que je fis sur-le-champ ainsi :

« Je conviens de la possibilité de l’exécution, mais je la tiens pernicieuse pour les suites, et pour le public et pour les particuliers ; parce que ce même peuple dont vous vous serez servi pour abattre l’autorité des magistrats ne reconnoîtra plus la vôtre, dès que vous serez obligé de demander ce que les magistrats en exigent. Ce peuple a adoré le parlement jusqu’à la guerre : il veut encore la guerre, et il a commencé à n’avoir plus tant d’amitié pour le parlement. Il s’imagine lui-même que cette diminution ne regarde que quelques membres de ce corps qui sont mazarins : il se trompe : elle va à toute la compagnie, mais elle y va comme insensiblement, et par degrés. Les peuples sont las quelque temps avant que de s’apercevoir qu’ils le sont, La haine contre le Mazarin soutient et couvre cette lassitude. Nous égayons les esprits par nos satires, par nos vers et par nos chansons ; le bruit des trompettes, des tambours et des timbales réjouit les boutiques : mais au fond paie-t-on les taxes avec la ponctualité avec laquelle on les a payées les premières semaines ? Y a-t-il beaucoup de gens qui vous aient imité, vous, M. de Beaufort et moi, quand nous avons envoyé notre vaisselle à la monnoie ? N’observez-vous pas que quelques-uns de ceux qui se croient encore très-bien intentionnés pour la cause commune commencent à excuser, dans les faits particuliers, ceux qui le sont le moins ? Voilà les marques d’une lassitude qui est d’autant plus considérable, qu’il n’y a pas encore six semaines que l’on a commencé à courir ; jugez de celle qui sera causée par de plus longs voyages ! Le peuple ne sent presque pas encore la sienne : il est au moins très-certain qu’il ne la connoît pas. Ceux qui sont fatigués s’imaginent qu’ils ne sont qu’en colère : et cette colère est contre un parlement, c’est-à-dire contre un corps qui étoit, il n’y a qu’un mois, l’idole du public, et pour la défense duquel il a pris les armes. Quand nous nous serons mis à la place de ce parlement ; quand nous aurons ruiné son autorité dans l’esprit de la populace ; quand nous aurons établi la nôtre, nous tomberons infailliblemont dans les mêmes inconvéniens, parce que nous serons obligés de faire les mêmes choses que fait aujourd’hui le parlement. Nous ordonnerons des taxes, nous lèverons de l’argent ; et il n’y aura qu’une différence, qui sera que la haine et l’envie que nous contracterons dans le tiers de Paris, c’est-à-dire dans le plus gros des bourgeois, attachés en je ne sais combien de manières différentes à cette compagnie dès que nous l’aurons attaquée, diminuée ou abattue ; que cette haine, dis-je, et cette envie produiront et achèveront contre nous dans les deux autres tiers, en huit jours, ce que six semaines n’ont encore que commencé contre le parlement. Nous avons dans la Ligue un exemple fameux de ce que je viens de vous dire. M. de Mayenne trouvant dans le parlement cet esprit que vous lui voyez, et qui va toujours à unir les contradictions, et à faire la guerre civile selon les conclusions des gens du Roi, se lassa bientôt de ce pédantisme. Il se servit, quoique ouvertement, des Seize, qui étoient les quarteniers de la ville, pour abattre cette compagnie : mais il fut obligé de faire pendre dans la suite quatre de ces Seize qui étoient trop attachés à l’Espagne. Ce qu’il fît en cette occasion, pour être moins dépendant de cette couronne, fit qu’il en eut plus de besoin pour se soutenir contre le parlement, dont les restes commençoient à se relever. Qu’arriva-t-il de tous ces inconvéniens ? M. de Mayenne fut obligé de faire un traité qui a fait dire à toute la postérité qu’il n’avoit su faire ni la paix ni la guerre. Voilà le sort de M. de Mayenne, chef d’un parti formé pour la défense de la religion, cimenté par le sang de messieurs de Guise, tenus universellement pour les Maccabées de leurs temps ; d’un parti qui répandu dans les provinces. En sommes-nous là ? La cour ne nous peut-elle pas ôter demain le prétexte de la guerre civile, par la levée du siège de Paris et par l’expulsion du Mazarin ? Les provinces commencent à branler ; mais enfin le feu n’y est pas encore assez allumé, pour ne pas continuer avec plus d’application que jamais à faire de Paris notre capitale. Et ces fondemens supposés, est-il sage de songer à faire dans notre parti une diversion qui a ruiné celui de la Ligue, plus formé, plus établi et plus considérable que le nôtre ? Madame de Bouillon dira encore que je prône les inconvéniens sans en marquer les remèdes. Les voici :

« Je ne parlerai point du traité que vous projettez avec l’Espagne, ni du ménagement du peuple : j’en suppose la nécessité. Il y en a un qui m’est venu en l’esprit, et qui est très-capable de nous donner dans le parlement la considération qui nous y est nécessaire. Nous avons une armée à Paris qui, tandis qu’elle sera dans l’enclos des murailles, n’y sera considérée que comme peuple. Il n’y a pas un conseiller dans les enquêtes qui ne s’en croie le maître, pour le moins autant que les généraux. Je vous disois hier au soir que le pouvoir que les premiers prennent quelquefois dans les peuples n’y est jamais cru que par les effets, parce que ceux qui l’y doivent avoir naturellement par leurs caractères en conservent toujours le plus long-temps qu’ils peuvent l’imagination, après qu’ils en ont perdu l’effectif. Faites réflexion sur ce que vous avez vu dans la cour sur ce sujet. Y a-t-il un ministre ni un courtisan qui, jusqu’au jour des Barricades, n’ait tourné en ridicule tout ce qu’on lui disoit de la disposition des peuples pour le parlement ? Il est pourtant vrai qu’il n’y avoit pas un seul ministre ni un seul courtisan qui n’eût déjà vu des signes infaillibles de la révolution. Il faut avouer que les barricades les devoient convaincre : l’ont-elles fait ? les ont-elles empêchés d’assiéger Paris sur ce fondement que le caprice du peuple, qui l’avoit porté à l’émotion, ne le pourroit pas pousser jusques à la guerre ? Ce que nous faisons aujourd’hui et tous les jours les pourroit détromper de cette illusion : en sont-ils guéris ? Ne dit-on pas tous les jours à la Reine que le gros bourgeois est à elle, et qu’il n’y a dans Paris que la canaille achetée à prix d’argent qui soit au parlement ? Je vous ai marqué la raison pourquoi les hommes se flattent et se trompent eux-mêmes en ces matières. Ce qui est arrivé à la cour arrive présentement au parlement. Il a dans ce mouvement tout le caractère de l’autorité : il en perdra bientôt la substance ; il le devroit prévoir et par les murmures qui commencent à s’élever contre lui, et par le redoublement de la manie du peuple pour M. de Beaufort et moi. Nullement ; il ne le connoitra jamais que par une violence actuelle et positive qu’on lui fera, et que par un coup qui l’abattra. Tout ce qu’il verra de moins lui paroitra une tentative que nous aurons faite contre lui, et dans laquelle nous n’aurons pu réussir. Il en prendra du courage, il nous poussera effectivement si nous plions, et il nous obligera par là à le perdre. Ce n’est pas là notre compte : au contraire notre intérêt est de ne lui point faire de mal pour ne point mettre de division dans notre parti, et d’agir toutefois d’une manière qui lui fasse voir qu’il ne peut faire son bien qu’avec nous. Il n’y a point de moyens plus efficaces, à mon avis, pour cela, que de tirer notre armée de Paris, de la poster en quelque lieu où elle puisse être hors de l’insulte des ennemis, d’où elle puisse toutefois favoriser nos convois ; et de se faire demander cette sortie par le parlement même, afin qu’il n’en prenne point d’ombrage, ou qu’il n’en prenne que quand il sera bon pour nous qu’il en ait. Cette précaution, jointe aux autres que vous avez déjà résolues, fera que cette compagnie, presque sans s’en être aperçue, se trouvera dans la nécessité d’agir de concert avec nous : et la faveur des peuples, par laquelle seule nous la pouvons véritablement retenir, ne lui paroîtra plus une fumée, dès qu’elle la verra fortifiée et comme épaissie par une armée qu’elle ne croira plus entre ses mains. »

Voilà ce que j’écrivis sur la table du cabinet de madame de Bouillon. Je le leur lus aussitôt après, et je remarquai qu’à l’endroit où je proposois de faire sortir l’armée de Paris, elle fit signe à monsieur son mari, qui, à l’instant que j’eus achevé ma lecture, la tira à part, et lui parla près d’un demi quart-d’heure ; après quoi il me dit : « Vous avez une si grande connoissance de l’état de Paris, et j’en ai si peu, que vous me devez excuser si je n’en parle pas juste. Je vais fortifier vos raisons par un secret que nous vous allons dire, pourvu que vous nous promettiez sur votre salut de nous le garder pour tout le monde, et particulièrement à l’égard de mademoiselle de Bouillon[118]. » Il continua en ces termes : « M. de Turenne nous écrit qu’il est sur le point de se déclarer pour le parti ; qu’il n’y a plus que deux colonels dans son armée qui lui fassent peine ; qu’il s’en assurera d’une manière ou d’autre avant qu’il soit huit jours, et qu’à l’instant il marchera à nous. Il nous a demandé le secret pour tout le monde, hors pour vous. — Mais sa gouvernante, ajouta avec colère madame de Bouillon, nous l’a commandé pour vous comme pour les autres. » La gouvernante dont elle vouloit parler étoit la vieille mademoiselle de Bouillon sa sœur, en qui il avoit une confiance abandonnée, et que madame de Bouillon haïssoit de tout son cœur. M. de Bouillon reprit la parole, et me dit : « Qu’en dites-vous ? ne sommes-nous pas les maîtres de la cour et du parlement ? — Je ne serai pas ingrat, répondis-je  ; je paierai votre secret d’un autre qui n’est pas si important, mais qui n’est pas peu considérable. Je viens de voir un billet d’Hocquincourt[119] à madame de Montbazon, où il n’y a que ces mots : Peronne est à la belle des belles « ; et j’en ai reçu un ce matin de Bussy-Lamet, qui m’assure de Mézières. »

Madame de Bouillon se jeta à mon cou : nous ne doutâmes plus de rien, et nous conclûmes en un quart-d’heure le détail de toutes les précautions dont vous avez vu les propositions ci-dessus.

Je ne puis omettre à ce propos une parole de M. de Bouillon. Comme nous examinions les moyens de tirer l’armée hors des murailles, sans donner de la défiance au parlement, madame de Bouillon, qui étoit transportée de joie de tant de bonnes nouvelles, ne faisoit plus aucunes réflexions sur ce que nous disions. Monsieur son mari se tourna vers moi, et il me dit presque en colère, parce qu’il prit garde que ce que je venois d’apprendre de M. de Turenne m’avoit touché et distrait : « Je le pardonne à ma femme, mais je ne vous le pardonne pas. Le vieux prince d’Orange disoit que le moment où l’on reçoit les plus heureuses nouvelles étoit celui où il falloit redoubler son attention pour les petites. »

Le 24 de ce mois de février, les députés du parlement, qui avoient reçu leurs passeports la veille, partirent pour aller rendre compte à la Reine de l’audience accordée à l’envoyé de l’archiduc. La cour ne manqua pas de se servir de cette occasion pour entrer en traité. Quoiqu’elle ne traitât pas dans ses passeports les députés de présidens et de conseillers, elle ne les traita pas aussi de gens qui l’eussent été et qui en fussent déchus, les nommant simplement par leurs noms ordinaires. La Reine dit aux députés qu’ils ne devoient point avoir entendu l’envoyé, mais que c’étoit une chose faite ; qu’il falloit songer à une bonne paix ; qu’elle y étoit très-disposée ; que M. le chancelier étant malade depuis quelques jours, elle donneroit dès le lendemain une réponse plus ample par écrit. M. d’Orléans et M. le prince s’expliquèrent encore plus positivement, et promirent aux députés, qui eurent avec eux des conférences très-longues, de déboucher tous les passages, aussitôt que le parlement auroit nommé des députés pour traiter.

Le même jour, nous eûmes avis que M. le prince avoit dessein de jeter dans la rivière toutes les farines de Gonesse et des environs, parce que les paysans en apportoient une fort grande quantité dans la ville. Nous les prévînmes ; l’on sortit avec toutes les troupes, entre neuf et dix heures du soir ; on passa toute la nuit en bataille devant Saint-Denis, pour empêcher le maréchal Du Plessis[120], qui y étoit avec huit cents chevaux, composés de la gendarmerie, d’incommoder notre convoi. On prit tout ce qu’il y avoit de chariots, de charrettes et de chevaux dans Paris, Le maréchal de La Mothe se détacha avec mille chevaux ; il enleva tout ce qu’il trouva dans Gonesse et dans tout le pays, et rentra dans la ville sans avoir perdu un seul homme ni un seul cheval. Les gendarmes de la Reine donnèrent sur la queue du convoi, mais ils furent repoussés par Saint-Germain d’Apchon[121] jusque dans la rivière de Saint-Denis.

Le même jour, Flamarin[122] arriva à Paris pour faire compliment de la part de M. le duc d’Orléans à la reine d’Angleterre sur la mort du Roi[123] son époux, que l’on n’avoit apprise que trois ou quatre jours auparavant. Ce fut là le prétexte du voyage de Flamarin ; en voici la cause. La Rivière, de qui il étoit intime, se mit dans l’esprit de lier commerce par son moyen avec M. de La Rochefoucauld, avec lequel Flamarin avoit aussi beaucoup d’habitude. Je savois de moment à autre tout ce qui se passoit entre eux, parce que Flamarin, qui étoit amoureux de madame de Pomereux, lui en rendoit un compte très-fidèle. Comme le cardinal Mazarin faisoit croire à La Rivière que le seul obstacle qu’il trouvoit au cardinalat étoit M. le prince de Conti, Flamarin crut ne pouvoir rendre un service plus considérable à son ami que de faire une négociation qui les pût disposer à quelque union. Il vit pour cet effet M. de La Rochefoucauld, et il n’eut pas beaucoup de peine à le persuader. Il le trouva au lit, incommodé de sa blessure, et très-fatigué de la guerre civile. Il dit à Flamarin qu’il n’y étoit entré que malgré lui ; et que s’il fût revenu de Poitou deux mois avant le siège de Paris, il eût assurément empêché madame de Longueville d’entrer dans cette misérable affaire ; mais que je m’étois servi de son absence pour l’y embarquer, elle et M. le prince de Conti, parce qu’il avoit trouvé les engagemens trop avancés pour les pouvoir rompre ; que sa blessure étoit encore un nouvel obstacle à son dessein de réunir la maison royale ; que ce diable de coadjuteur ne vouloit point de paix, et qu’il étoit toujours pendu aux oreilles de M. le prince de Conti et de madame de Longueville, pour en fermer toutes les voies ; que son mal l’empéchoit d’agir auprès d’eux comme il eût fait. Il prit ensuite avec Flamarin toutes les mesures qui obligèrent depuis, à ce qu’on a cru, M. le prince de Conti à céder sa nomination au cardinalat à La Rivière.

Je fus informé de tous ces pas par madame de Pomereux ; j’en tirai toutes les lumières qui me furent nécessaires, et je fis dire après par le prévôt des marchands à Flamarin de sortir de Paris, parce qu’il y avoit déjà quelques jours que le temps de son passeport étoit expiré.

Le 26, il y eut de la chaleur dans le parlement, sur ce qu’y ayant eu nouvelle que Grancey avoit assiégé Brie-Comte-Robert avec cinq mille hommes de pied et trois mille chevau : s, la plupart des conseillers vouloient ridiculement que l’on s’exposât à une bataille pour la secourir. Messieurs les généraux eurent toutes les peines du monde à leur faire entendre raison. La place ne valoit rien ou étoit inutile, par deux ou trois considérations. M. de Bouillon, qui à cause de sa goutte ne pouvoit venir au Palais, les envoya par écrit à la compagnie, qui se montra plus peuple en cette occasion qu’on ne le peut croire. Bourgogne, qui étoit dans la place, se rendit ce jour-là même. S’il eût tenu plus long-temps, je ne sais si l’on eût pu s’empêcher de faire, contre les règles de la guerre, quelques tentatives bizarres pour étouffer les criailleries de ces impertinens. Je m’en servis pour leur faire désirer à eux-mêmes que notre armée sortît de Paris. J’apostai le comte de Malauze[124] pour dire au président Charton qu’il savoit de science certaine que si l’on n’avoit pas secouru Brie-Comte-Robert, c’étoit parce qu’il étoit impossible de faire sortir assez à temps les troupes de la ville ; et que c’avoit déjà été l’unique cause de la perte de Charenton. Je fis dire au président de Mesmes que l’on savoit de bon lieu que j’étois fort embarrassé, parce que d’un côté je voyois que la perte de ces deux places étoit imputée par le public à l’opiniâtreté que l’on avoit eue de tenir nos troupes resserrées dans l’enclos de nos murailles, et que de l’autre je ne me pouvois résoudre à éloigner seulement de deux pas de ma personne tous ces gens de guerre, qui étoient autant de crieurs à gage pour moi dans les rues et dans la salle du Palais. Toute cette poudre prit feu. Le président Charton ne parla plus que de campement ; le président de Mesmes finissoit tous ses avis par la nécessité de ne pas laisser les troupes inutiles. Les généraux témoignèrent être embarrassés de cette proposition : je fis semblant de la contrarier ; nous nous fîmes prier huit ou dix jours, après lesquels nous fîmes ce que nous souhaitions encore plus fortement que ceux qui nous en pressoient.

Noirmoutier sorti de Paris avec quinze cents chevaux, et y amena ce jour-là de Dammartin et des environs une quantité immense de grains et de farine. M. le prince ne pouvoit pas être partout : il n’y avoit pas assez de cavalerie pour occuper toute la campagne, et toute la campagne favorisoit Paris. On y apporta plus de blé qu’il n’en eût fallu pour le maintenir six semaines. La police y manqua, par la friponnerie des boulangers, et par le peu de soin des officiers.

Le 27, le premier président fit la relation au parlement de ce qui s’étoit passé à Saint-Germain, et l’on y résolut de prier messieurs les généraux de se trouver au Palais l’après-dînée, pour délibérer sur les offres de la cour. Nous eûmes de la peine, M. de Beaufort et moi, à retenir le peuple qui vouloit entrer dans la grand’chambre, et qui menaçoit les députés de les jeter dans la rivière, en criant qu’ils les trahissoient, et qu’ils avoient eu des conférences avec Mazarin. Il nous fallut tout notre crédit pour l’apaiser. et le bon est que le parlement croyoit que nous le soulevions. Le pouvoir dans les peuples est fâcheux, en ce qu’il nous rend responsables même de ce qu’ils font malgré nous. L’expérience que nous en fîmes ce matin-là nous obligea de prier M. le prince de Conti de mander au parlement qu’il n’y pourroit pas aller l’après-dînée, et qu’il le prioit de différer la délibération jusqu’au lendemain matin ; et nous crûmes qu’il seroit à propos que nous nous trouvassions chez M. de Bouillon, pour aviser à ce que nous avions à dire et à faire dans une conjoncture où nous nous trouvions entre un peuple qui crioit, un parlement qui vouloit la paix, et les Espagnols qui pouvoient vouloir l’un et l’autre à nos dépens, selon leurs intérêts. Nous ne fûmes guère moins embarrassés dans notre assemblée chez M. de Bouillon, que nous avions appréhendé de l’être dans celle du parlement. M. de Conti, instruit par M. de La Rochefoucauld, y parla comme un homme qui vouloit la guerre, et y agit en homme qui vouloit la paix. Le personnage qu’il joua, et ce que je savois de Flamarin, ne me laissa aucun lieu de douter qu’il n’attendît quelque réponse de Saint-Germain. La moins forte proposition de M. d’Elbœuf fut de mettre tout le parlement en corps à la Bastille. M. de Bouillon n’avoit encore rien dit de M. de Turenne, parce qu’il ne s’étoit pas encore déclaré publiquement. Je n’osois m’expliquer sur les raisons qui me faisoient juger qu’il étoit nécessaire de couler sur tout généralement, jusqu’à ce que notre camp formé hors des murailles, l’armée d’Allemagne en marche, et celle d’Espagne sur la frontière, nous missent en état de faire agir à notre gré le parlement. M. de Beaufort, à qui l’on ne se pouvoit ouvrir d’aucun secret important, à cause de madame de Montbazon qui n’avoit point de fidélité, ne comprenoit pas pourquoi nous ne nous servions pas de tout le crédit que lui et moi avions parmi le peuple. M. de Bouillon, parce qu’en son particulier il eût pu trouver mieux que personne ses intérêts dans le bouleversement, ne m’aidoit qu’autant que la bienséance le forçoit à faire prendre le parti de la modération, c’est-à-dire à faire résoudre que nous ne troublassions la délibération que nous devions faire le lendemain au parlement, par aucune émotion populaire. Comme on ne doutoit point que la compagnie n’embrassât, même avec précipitation, l’offre que la cour lui faisoit de traiter, l’on n’avoit presque rien à répondre à ceux qui disoient que l’unique moyen de l’empêcher, c’étoit d’aller au devant de la délibération par une émotion populaire. M. de Beaufort y donnoit à pleines voiles. M. d’Elbœuf, qui venoit de recevoir une lettre de La Rivière pleine de mépris, faisoit le capitan. Je me trouvai dans l’embarras dont vous pouvez juger, en faisant réflexion sur les inconvéniens qu’il y avoit pour moi, ou à ne pas prévenir une émotion qui me seroit infailliblement imputée, ou à la combattre dans l’esprit des gens à qui je ne pouvois dire les raisons les plus solides que j’avois pour ne pas l’approuver. Le premier parti que je pris fut d’approuver les incertitudes et les ambiguïtés de M. le prince de Conti. Mais comme je vis que cette manière de galimatias pourroit bien empêcher que l’on ne prît la résolution de faire l’émotion mais qu’elle ne seroit pas capable de faire que l’on prît celle de s’y opposer (ce qui étoit pourtant nécessaire, vu la disposition où étoit le peuple, qu’un mot du moins accrédité d’entre nous pouvoit enflammer), je crus qu’il n’y avoit point à balancer. Je me déclarai publiquement : j’exposai à toute la compagnie ce que vous avez vu que j’avois dit à M. de Bouillon. J’insistai à ce que l’on n’innovât rien, jusqu’à ce que nous sussions positivement, par la réponse de Fuensaldagne, ce que nous pouvions attendre des Espagnols. Je suppléai par cette raison aux autres que je n’osois dire, et que j’eusse tirées encore plus aisément et du secours de M. de Turenne, et du camp que nous avions projeté auprès de Paris.

J’éprouvai en cette occasion que l’une des plus grandes incommodités des guerres civiles est qu’il faut encore plus d’application à ce que l’on ne doit pas dire à ses amis, qu’à ce que l’on doit faire contre ses ennemis. Je fus assez heureux pour les persuader, parce que M. de Bouillon revint à mon avis, convaincu qu’une confusion telle qu’elle eût été dans la conjoncture fût retombée sur ses auteurs. Mais ce qu’il me dit sur ce sujet, après que tout le monde s’en fut allé, me convainquit à mon tour qu’aussitôt que nos troupes seroient hors de Paris, que notre traité avec l’Espagne seroit conclu, et que M. de Turenne se seroit déclaré, il étoit résolu de s’affranchir de la tyrannie ou plutôt du pédantisme du parlement. Je lui répondis qu’avec la déclaration de M. de Turenne je lui promettois de me joindre à lui pour ce sujet ; mais qu’il jugeoit bien que jusque là je ne pouvois me séparer du parlement, quand j’y verrois clairement ma ruine, parce que j’étois au moins assuré de conserver mon honneur en demeurant uni à ce corps avec lequel il semble que les particuliers ne peuvent faillir. Au lieu que si je contribuois à le perdre, sans avoir de quoi suppléer par un parti dont le fond fût français et non odieux, je pouvois être réduit fort aisément à devenir dans Bruxelles une copie des exilés de la Ligue ; que pour lui M. de Bouillon, il y trouveroit mieux son compte que moi, par sa capacité dans la guerre, et par les établissemens que l’Espagne lui pourroit donner ; mais qu’il devoit toutefois se ressouvenir de M. d’Aumale, qui étoit tombé à rien dès qu’il n’avoit eu que la protection d’Espagne ; qu’il étoit nécessaire pour lui et pour moi de faire un fonds certain au dedans du royaume avant que de songer à se détacher du parlement, et se résoudre même à en souffrir, jusqu’à ce que nous eussions vu clair à la marche de l’armée d’Espagne, au campement de nos troupes et à la déclaration de M. de Turenne, qui étoit la pièce décisive, en ce qu’elle donnoit au parti un corps indépendant des étrangers ; ou plutôt parce qu’elle formoit elle-même un parti purement français, et capable de soutenir les affaires par son propre poids. Ce fut cette dernière considération qui emporta madame de Bouillon, qui étoit rentrée dans la chambre de son mari aussitôt que les généraux en furent sortis. Elle s’irrita bien fort quand elle sut que la compagnie s’étoit séparée sans résoudre de se rendre maître du parlement ; et elle dit à M. de Bouillon : « Je vous l’avois bien dit que vous vous laisseriez aller à M. le coadjuteur. » Il lui répondit : « Voulez-vous, madame, que M. le coadjuteur hasarde pour nos intérêts de devenir l’aumônier de Fuensaldagne ? Est-il possible que vous n’ayez pas compris ce qu’il vous prêche depuis trois jours ? » Je pris la parole sans émotion, en disant à madame de Bouillon : « Ne convenez-vous pas, madame, que nous prendrons des mesures plus certaines quand nos troupes seront hors de Paris, quand nous aurons la réponse de l’archiduc, et quand la déclaration de M. de Turenne sera publique ? — Oui, me repartit-elle ; mais le parlement fera demain des pas qui rendront tous les préalables que vous attendez fort inutiles. — Non, madame, lui répondis-je ; je soutiens que, quelques pas qu’il fasse, nous demeurerons en état, pourvu que ces préalables réussissent, de nous moquer du parlement. — Me le promettez-vous, reprit-elle ? — Je m’y engage de plus, lui dis-je, et je vous le vais a signer de mon sang. — Vous l’en signerez tout-à-l’heure, s’écria-t-elle. » Elle me lia le pouce avec de la soie, quoi que son mari lui pût dire ; elle m’en tira du sang avec le bout d’une aiguille, et elle m’en fit signer un billet de cette teneur : « Je promets à madame la duchesse de Bouillon de demeurer uni avec monsieur son mari contre le parlement, en cas que M. de Turenne s’approche avec l’armée qu’il commande à vingt lieues de Paris, et qu’il se déclare pour la ville. » M. de Bouillon jeta cette belle promesse dans le feu ; mais il se joignit avec moi pour faire connoître à sa femme que si nos préalables réussissoient, nous demeurerions sur nos pieds, quoi que pût faire le parlement ; et que s’ils ne réussissoient point, nous aurions la joie de n’avoir pas causé une confusion où la honte et la ruine m’étoient infaillibles, et où l’avantage de la maison de Bouillon étoit fort problématique.

Comme la conversation finissoit, je reçus un billet du vicaire de Saint-Paul, qui me donnoit avis que Toucheprez, capitaine des gardes de M. d’Elbœuf, avoit jeté quelque argent parmi les garçons de boutique de la rue Saint-Antoine, pour aller crier le lendemain contre la paix dans la salle du Palais. M. de Bouillon, de concert avec moi, écrivit sur l’heure à M. d’Elbœuf ces quatre ou cinq mots sur le dos d’une carte, pour lui faire voir qu’il avoit été bien pressé : « Il n’y a point de sûreté pour vous demain au Palais. »

M. d’Elbœuf vint en même temps à l’hôtel de Bouillon, pour apprendre ce que ce billet vouloit dire ; et M. de Bouillon lui dit qu’il venoit d’avoir avis que le peuple s’étoit mis dans l’esprit que M. d Elbœuf et lui avoient intelligence avec le Mazarin et qu’il ne croyoit pas qu’il fût judicieux de se trouver dans la foule que l’attente de la délibération attireroit infailliblement le lendemain dans la salle du Palais.

M. d’Elbœuf, qui savoit bien qu’il n’avoit pas la voix publique, et qui ne se tenoit pas plus en sûreté chez lui qu’ailleurs, témoigna qu’il appréhendoit que son absence dans une journée de cette nature ne fût mal interprétée. M. de Bouillon, qui ne la lui avoit preposée que pour lui faire craindre l’émotion, prit ouverture de la difficulté qu’il lui en fit, pour s’assurer encore plus de lui par une autre voie, en lui disant qu’il étoit effectivement persuadé qu’il feroit mieux d’aller au Palais : mais qu’il n’y devoit pas aller comme une dupe ; qu’il falloit qu’il y vînt avec moi ; qu’il le laissât faire, et qu’il trouveroit un expédient naturel, et comme imperceptible à moi-même. Le lendemain 28 février, j’allai au Palais avec et je trouvai dans la salle une foule de peuple qui crioit : Vive le coadjuteur ! Point de paix, et point de Mazarin ! Comme M. de Beaufort entra en même temps par le grand degré, les échos de nos noms qui se répandoient faisoient croire aux gens que ce qui ne se rencontroit que par un pur hasard avoit été concerté pour troubler la délibération du parlement. Et comme en matière de sédition tout ce qui la fait croire l’augmente, nous faillîmes à faire en un moment ce que nous travaillions depuis huit jours à empêcher.

Le premier président et le président de Mesmes, qui avoient supprimé, de concert avec les autres députés, la réponse par écrit que la Reine leur avoit faite, pour ne point aigrir les esprits par des expressions un peu trop fortes, à leur gré, qui y étoient contenues, ornèrent de toutes les couleurs qu’ils purent les termes obligeans avec lesquels elle leur avoit parlé. On opina ensuite ; et après quelques contestations sur le plus ou moins de pouvoir que l’on donneroit aux députés, on résolut de le leur donner plein et entier, de prendre pour la conférence tel lieu qu’il plairoit à la Reine de choisir ; de nommer pour députés quatre présidens, deux conseillers de la grand’chambre, un de chaque chambre des enquêtes, un des requêtes, un ou deux de messieurs les généraux, deux de chacune des compagnies souveraines, et le prévôt des marchands ; d’en donner avis à M. de Longueville, et aux députés des parlemens de Rouen et d’Aix ; et d’envoyer dès le lendemain les gens du Roi demander l’ouverture des passages, selon ce qui avoit été promis par la Reine. Le président de Mesmes, surpris de ne trouver aucune opposition ni de la part des généraux, ni de la mienne, dit au premier président : « Voilà un grand concert, et j’appréhende les suites de cette fausse modération. » Je crois qu’il fut encore plus étonné, quand les huissiers vinrent dire que le peuple menaçoit de tuer tous ceux qui seroient d’avis d’une conférence avant que le Mazarin fût hors du royaume. Nous sortîmes M. de Beaufort et moi ; nous fîmes retirer les séditieux, et la compagnie sortit sans aucun péril. Je fus surpris moi-même de la facilité que nous y trouvâmes. Elle donna une audace au parlement qui faillit à le perdre.

Le 2 de mars, Champlâtreux, fils du premier président, apporta au parlement, de la part de son père, une lettre de M. le duc d’Orléans et une de M. le prince, où ils témoignoient tous deux la joie qu’ils avoient du pas que le parlement avoit fait ; mais où en même temps ils nioient que la Reine eût promis l’ouverture des passages. Je ne puis exprimer la fureur qui parut dans le corps et dans les particuliers à cette nouvelle. Le premier président fut piqué de ce procédé ; il s’en expliqua avec beaucoup d’aigreur au président de Nesmond, que le parlement lui avoit envoyé pour le prier d’en écrire à messieurs les princes. On manda aux gens du Roi, qui étoient partis le matin pour aller demander à Saint-Germain les passeports nécessaires aux députés, de déclarer que l’on ne vouloit entrer en aucune conférence, que la parole donnée au premier président ne fût exécutée. Je crus qu’il étoit à propos de prendre ce moment pour faire faire à la compagnie quelque pas qui marquât à la cour que toute sa vigueur n’étoit pas éteinte. Je sortis de ma place sous prétexte d’aller à la cheminée ; et je priai Pelletier, frère de La Houssaie, de dire au bonhomme Broussel, de ma part, de proposer, vu le peu de bonne foi que l’on voyoit dans la conduite de la cour, de continuer les levées, et de donner de nouvelles commissions. La proposition fut reçue avec applaudissement. M. le prince de Conti fut prié de les délivrer, et l’on nomma même six conseillers pour y travailler sous lui.

Le 3 mars, l’on s’appliqua avec ardeur pour faire payer les taxes, auxquelles personne ne vouloit plus satisfaire, dans l’espérance que la conférence donneroit la paix. M. de Beaufort ayant pris ce temps, de concert avec M. de Bouillon, avec le maréchal de La Mothe et avec moi, pour essayer d’animer le parlement, parla à sa mode contre la contravention ; et il ajouta qu’il répondoit, au nom de ses collègues et au sien, de déboucher dans quinze jours tous les passages, s’il plaisoit à la compagnie de prendre une ferme résolution de ne se plus laisser amuser par des propositions trompeuses, qui ne servoient qu’à suspendre le mouvement de tout le royaume, qui, sans ces bruits de négociations et de conférences, se seroit déjà déclaré pour la capitale. Il est inconcevable ce que ces vingt ou trente paroles produisirent dans les esprits. Il n’y eut personne qui n’eût jugé que le traité alloit être rompu : ce ne fut plus cela un moment après. Les gens du Roi revinrent de Saint-Germain : ils apportèrent des passeports pour les députés, et un galimatias, à proprement parler, pour la subsistance de Paris ; car au lieu de l’ouverture des passages, on accorda de laisser passer cent muids de blé par jour pour la ville : encore affecta-t-on d’omettre, dans le premier passeport qui en fut expédié, le mot de par jour, pour s’en pouvoir expliquer selon les concurrences. Ce galimatias ne laissa pas de passer pour bon dans le parlement. On ne s’y ressouvint plus de tout ce qui s’y étoit dit et fait un quart-d’heure auparavant, et l’on se prépara pour aller dès le lendemain à la conférence, que la Reine avoit assignée à Ruel. Nous nous assemblâmes chez M. de Bouillon dès le soir même, M. le prince de Conti, messieurs de Beaufort et d’Elbœuf, le maréchal de La Mothe, de Brissac, le président de Bellièvre et moi, pour résoudre s’il étoit à propos que les généraux députassent. M. d’Elbœuf, qui avoit envie d’avoir la commission, insista beaucoup pour l’affirmative. Il fut tout seul de son sentiment, parce que nous jugeâmes qu’il seroit sans comparaison plus sage de demeurer pleinement dans la liberté de le faire et de ne le pas faire, selon les occasions que nous en aurions. Et de plus y eût-il eu rien de moins judicieux que d’envoyer à la conférence de Ruel, dans le temps que nous étions sur le point de conclure avec l’Espagne, et que nous disions à tout moment à l’envoyé que nous ne souffririons cette conférence que parce que nous étions assurés que nous la romprions par le moyen du peuple, quand il nous plairoit ? M. de Bouillon, qui commençoit à sortir, et qui étoit allé ce jour-là même reconnoître le poste où il vouloit former un camp, nous en fit ensuite la proposition, comme d’une chose qui ne lui étoit venue dans l’esprit que du matin. M. le prince de Conti n’eut pas la force d’y consentir, parce qu’il n’avoit pas consulté son oracle : il n’eut pas la force d’y résister, parce qu’il n’osoit contester à M. de Bouillon une proposition de guerre. Messieurs de Beaufort, de La Mothe, de Brissac et de Bellièvre, que nous avions avertis, et qui savoient le dessous des cartes, y donnèrent avec approbation. M. d’Elbœuf s’y opposa par de méchantes raisons. Je me joignis à lui pour mieux couvrir notre jeu, en représentant à la compagnie que le parlement se pourroit plaindre de ce qu’on feroit un mouvement de cette sorte sans sa participation. M. de Bouillon me répondit d’un ton de colère qu’il y avoit plus de trois semaines que le parlement se plaignoit au contraire de ce que les généraux ni les troupes n’osoient se montrer hors des portes ; qu’il ne s’étoit point ému de leurs crieries, tant qu’il avoit cru qu’il y auroit du péril à les exposer à la campagne ; mais qu’ayant reconnu un poste où elles seroient autant en sûreté qu’à Paris, et d’où elles pourroient agir encore plus utilement, il étoit raisonnable de satisfaire le public.

Le lendemain 4 mars, les députés sortirent pour Ruel, et notre armée sortit pour le camp formé entre Marne et Seine. L’infanterie fut postée à Villejuif et à Bicêtre, la cavalerie à Vitry et à Ivry. On fit un pont de bateaux sur la rivière au Port-à-l’Anglais, défendu par des redoutes où il y avoit du canon. Ceux qui dans le parlement étoient bien intentionnés pour le parti se persuadèrent qu’elle alloit agir avec beaucoup plus de vigueur j et ceux qui étoient à la cour se figurèrent que le peuple, qui ne seroit plus échauffé par les gens de guerre, en seroit plus souple. Saint-Germain même donna dans ce panneau, et le président de Mesmes y fit fort valoir tout ce qu’il avoit dit en sa place à messieurs les généraux, pour les obliger à prendre la campagne avec leurs troupes. Senneterre, qui étoit le plus habile homme de la cour, ne les laissa pas long-temps dans cette erreur : il pénétra par son bon sens notre dessein. Il dit au premier président et au président de Mesmes qu’ils étoient dupés, et qu’ils s’en apercevroient au premier jour. Je dois à la vérité le témoignage d’une parole qui marque la capacité de cet homme. Le premier président, qui étoit tout d’une pièce, et qui ne voyoit jamais deux choses à la fois, s’étant écrié sur le camp de Villejuif, avec un transport de joie, que le coadjuteur n’auroit plus tant de crieurs à gage dans la salle du Palais, et le président de Mesmes ayant ajouté, Ni tant de coupe-jarrets, Senneterre repartit à l’un et à l’autre : « L’intérêt du coadjuteur n’est pas de vous tuer, messieurs, mais de vous assujétir. Le peuple lui suffïroit pour le premier : le camp lui est admirable pour le second. S’il n’est pas plus homme de bien qu’on le croit ici, nous avons pour longtemps la guerre civile. »

Le cardinal avoua dès le lendemain que Senneterre avoit vu clair : car M. le prince conçut d’une part que nos troupes, qui ne se pouvoient attaquer au poste qu’elles avoient pris, lui feroient plus de peine que si elles étoient demeurées dans la ville ; et nous commençâmes de l’autre à parler plus haut dans le parlement que nous n’avions accoutumé.

L’après-dînée du 4 mars en fournit une occasion. Les députés étant arrivés sur les quatre heures du soir à Ruel, apprirent que M. le cardinal Mazarin étoit un des nommés par la Reine pour assister à la conférence. Ceux du parlement prétendirent qu’ayant été condamné par la compagnie, ils ne pouvoient conférer avec lui. M. Le Tellier leur dit, de la part de M. le duc d’Orléans, que la Reine trouvoit étrange que le parlement ne se contentât pas de traiter comme d’égal avec son Roi, mais qu’il voulût encore borner son autorité jusqu’à se donner la licence d’exclure même des députés. Le premier président demeurant ferme, et la cour persistant de son côté, l’on fut sur le point de rompre ; et le président Le Coigneux et Longueil, avec lesquels nous avions un commerce secret, nous ayant donné avis de ce qui se passoit, nous leur mandâmes de ne se point rendre, et de faire voir même comme en confidence au président de Mesmes et à Menardeau, qui étoient tous deux très-dépendans de la cour, un bout de lettre de moi à Longueil, dans lequel j’avois écrit comme par apostille ces paroles : « Nous avons pris nos mesures ; nous sommes en état de parler plus décisivement que nous n’avons cru le devoir jusqu’ici ; et je viens, depuis ma lettre écrite, d’apprendre une nouvelle qui m’oblige à vous avertir que le parlement se perdra s’il ne se conduit très-sagement. » Cela, joint au discours que nous fîmes le premier, au matin, devant le feu de la grand’chambre, obligea les députés à ne se point relâcher sur la présence du cardinal à la conférence : ce qui étoit un article si odieux au peuple, que nous eussions perdu tout crédit auprès de lui si nous l’eussions souffert ; et par cette considération nous aurions été forcés de fermer les portes aux députés après leur retour, s’ils l’eussent fait. Comme la cour vit que le premier président et ses collègues avoient demandé escorte pour revenir à Paris, elle se radoucit ; M. le duc d’Orléans envoya quérir monsieur le premier président et le président de Mesmes. On chercha des expédiens, et l’on trouva celui de donner deux députés de la part du Roi, et deux de la part de l’assemblée, qui conféreroient dans une des chambres de M. le duc d’Orléans sur les propositions qui seroient faites de part et d’autre, et qui en feroient après le rapport aux autres députés, et du Roi et des compagnies. Ce tempérament, qui ne sauvoit pas au cardinal le chagrin de n’avoir pu conférer avec le parlement, et qui l’obligea de quitter Ruel et de s’en retourner à Saint-Germain, fut accepté avec joie.

Je vous marquerai les principales délibérations que l’on fit dans le cours de la conférence, et je les mêlerai par l’ordre des jours dans la suite de celles du parlement, avec les autres incidens qui se trouveront avoir du rapport avec les unes et les autres.

Ce même jour 5 mars 1649, don Francisco Pizarro, second envoyé de l’archiduc, arriva à Paris avec les réponses que lui et le comte de Fuensaldagne faisoient aux premiers députés de don Joseph d’Illescas, avec un plein pouvoir de traiter avec tout le monde, et une instruction de quatorze pages de petite lettre pour M. de Bouillon, outre une lettre de l’archiduc fort obligeante pour M. le prince de Conti, et un billet pour moi très-galant, mais très-substantiel, du comte de Fuensaldagne. Il portoit que « le Roi son maître me déclaroit qu’il ne se vouloit point fier à ma parole, mais qu’il prendroit toute confiance en celle que je donnerois à madame de Bouillon. L’instruction me la témoignoit tout entière, et je connus la main de M. et de madame de Bouillon dans le caractère de Fuensaldagne.

Nous nous assemblâmes, deux heures après l’arrivée de l’envoyé, dans la chambre de M. le prince de Conti à l’hôtel-de-ville, pour y prendre notre résolution ; et la scène fut assez curieuse. M. le prince de Conti et madame de Longueville, inspirés par M. de La Rochefoucauld, vouloient se lier presque sans restriction avec l’Espagne, parce que les mesures qu’ils avoient cru prendre avec la cour par le canal de Flamarin ayant manqué, ils se jetoient à corps perdu à l’autre extrémité. M. d’Elbœuf, qui ne cherchoit que de l’argent, taupoit à tout ce qui lui enmontroit. M. de Beaufort, persuadé par madame de Montbazon, qui le vouloit vendre cher aux Espagnols, faisoit du scrupule de s’engager par un traité signé avec les ennemis de l’État. Le maréchal de La Mothe déclara qu’il ne pouvoit rien résoudre sans M. de Longueville, et madame de Longueville doutoit que monsieur son mari y voulût entrer. C’étoient les mêmes personnes qui avoient conclu tout d’une voix, quinze jours auparavant, de demander à l’archiduc un plein pouvoir pour traiter avec lui.

M. de Bouillon leur dit qu’il ne pouvoit concevoir que l’on pût seulement balancer à traiter avec l’Espagne, après les pas qu’on avoit faits vers l’archiduc ; qu’il les prioit de se ressouvenir qu’ils avoient tous dit à son envoyé qu’ils n’attendoient que ce pouvoir et ses propositions pour conclure avec lui ; qu’il les envoyoit en la forme du monde la plus honnête ; qu’il faisoit marcher ses troupes sans attendre leur engagement ; qu’il marchoit lui-même, et qu’il étoit déjà sorti de Bruxelles ; qu’il les supplioit de considérer que le moindre pas en arrière, après des avances de cette nature, pouvoit faire prendre aux Espagnols des mesures aussi contraires à notre sûreté qu’à notre honneur ; que les démarches si peu concertées du parlement nous donnoient tous les jours de justes appréhensions d’en être abandonnés ; que j’avois ces jours passés avancé et justifié que le crédit que M. de Beaufort et moi avions dans le peuple étoit plus propre à faire du mal, qu’il n’étoit pas de notre intérêt de faire, qu’à nous donner la considération dont nous avions besoin ; qu’il confessoit que nous en tirerions dorénavant de nos troupes davantage que nous n’en avions tiré jusques ici ; mais que les troupes n’étoient pas encore assez fortes pour nous en donner à proportion de ce que nous en avions besoin, si elles n’étoient elles-mêmes soutenues par une protection puissante, au moins dans le commencement : qu’ainsi il falloit traiter et même conclure avec l’archiduc, mais non à toute condition ; que ses envoyés nous portoient la carte blanche, mais que nous devions aviser à ce dont nous la devions remplir ; qu’ils nous promettoient tout, parce que dans les traités le plus fort peut tout promettre, mais que le plus foible s’y doit conduire avec beaucoup de réserve, parce qu’il ne peut pas tout tenir ; qu’il connoissoit les Espagnols ; qu’il avoit déjà eu des affaires avec eux ; que côtoient les gens du monde avec qui il étoit le plus nécessaire de conserver, particulièrement à l’abord, de la réputation ; qu’il seroit au désespoir que leurs envoyés eussent seulement la moindre lueur du balancement de messieurs de Beaufort et de La Mothe, et de la facilité de messieurs de Conti et d’Elbœuf ; qu’il les conjuroit, les uus et les autres, de lui permettre de ménager pour les premiers jours les esprits de don Joseph d’Illescas et de don Francisco Pizarro ; et que comme il n’étoit pas juste que M. le prince de Conti et les autres s’en rapportassent à lui seul, il les prioit de trouver bon qu’il n’y fît pas un pas que de concert avec le coadjuteur, qui avoit déclaré publiquement, dès le premier jour de la guerre civile, qu’il n’en tireroit jamais quoi que ce soit pour lui, ni dans le mouvement ni dans l’accommodement : et que par cette raison le coadjuteur ne pouvoit être suspect à personne.

Ce discours de M. de Bouillon gagna tout le monde. On nous chargea lui et moi d’agiter les matières avec l’envoyé d’Espagne, pour en rendre compte le lendemain à M. le prince de Conti et aux autres généraux.

J’allai, au sortir de chez M. le prince de Conti, chez M. de Bouillon, avec lui et madame sa femme, que nous ramenâmes aussi de l’hôtel-de-ville. Nous consultâmes sur la manière dont nous devions agir avec les envoyés. Elle n’étoit pas sans embarras dans vin parti dont le parlement faisoit le corps, et dont la constitution présente étoit une conférence ouverte avec la cour. M. de Bouillon m’assuroit que les Espagnols n’entreroient pas dans le royaume, que nous ne nous fussions engagés à ne poser les armes qu’avec eux, c’est-à-dire qu’en traitant la paix générale. Et quelle assurance de prendre cet engagement dans une conjoncture où nous ne pouvions pas assurer que le parlement ne fît la paix particulière d’un moment à l’autre ? Nous avions de quoi chicaner et retarder ses démarches ; mais comme nous n’avions pas encore de second courrier de M. de Turenne, dont le dessein nous étoit bien plus connu que le succès qu’il pouvoit avoir, et que d’ailleurs nous étions avertis qu’Antonville, qui commandoit la compagnie des gendarmes de M. de Longueville, et qui étoit son négociateur en titre d’office, avoit déjà fait un voyage secret à Saint-Germain, nous ne voyions pas de fondement assez solide pour y appuyer du côté de la France le projet que nous aurions pu faire de nous soutenir sans le parlement, ou plutôt contre le parlement.

M. de Bouillon y eût pu trouver son compte, mais j’observai qu’il se faisoit justice dans son intérêt : ce qui est une des qualités les plus rares ; et il répondit à madame de Bouillon, qui n’étoit pas sur cela si juste que lui : « Si je disposois, madame, du peuple de Paris, et que je trouvasse mes intérêts dans une conduite qui perdît M. le coadjuteur et M. de Beaufort, ce que je pourrois faire pour leur service, et ce que je devrois faire pour mon honneur, seroit d’accorder ce qui seroit de mon avantage avec ce qui pourroit empêcher leur ruine. Nous ne sommes pas en cet état, je ne puis rien dans le peuple : ils y peuvent tout. Il y a quatre jours qu’on ne vous dit autre chose, si ce n’est que leur intérêt n’est pas de s’employer pour assujettir le parlement ; et l’on vous le prouve en vous disant que l’on ne veut pas se charger chez la postérité de la honte d’avoir mis Paris entre les mains du roi d’Espagne, pour devenir lui-même l’aumônier du comte de Fuensaldagne ; et que l’autre seroit encore beaucoup plus idiot qu’il n’est (ce qui est beaucoup dire), s’il se pouvoit résoudre à se naturaliser Espagnol, portant comme il le porte le nom de Bourbon. Voilà ce que M. le coadjuteur vous a répété dix fois depuis quatre jours, pour vous faire entendre que ni lui ni M. de Beaufort ne veulent opprimer le parlement par le peuple parce qu’ils sont persuadés qu’ils ne se pourroient maintenir que par la protection d’Espagne, dont le premier soin dans la suite seroit de les décréditer eux-mêmes dans le public. — Ai-je bien compris votre sentiment ? me dit M. de Bouillon en se tournant vers moi ; et puis il me dit en continuant : « Ce qui nous convient, ce fondement posé, est d’empêcher que le parlement ne nous mette dans la nécessité de faire ce qui, par ces raisons, n’est pas de notre intérêt. Nous avons pris pour cet effet des mesures, et nous avons lieu d’espérer qu’elles réussiront. Mais si nous nous trouvons trompés par l’événement, et si le parlement se porte malgré nous à une paix honteuse, où nous ne rencontrions pas même notre sûreté, que ferons-nous ? Je vous le demande d’autant plus instamment que cette résolution est le préalable de celle qu’il faut prendre dans ce moment, sur la manière dont il est à propos de conclure avec les envoyés de l’archiduc. » Je répondis à M. de Bouillon ces propres paroles, que je transcrivis, un quart-d’heure après les avoir dites, sur la table même du cabinet de M. de Bouillon.

« Si nous ne pouvons retenir le parlement par les considérations et par les mesures que nous avons déjà tant rebattues, mon avis seroit que, plutôt que de nous servir du peuple pour l’abattre, nous le devrions laisser agir suivant sa pente, et nous abandonner à la sincérité de nos intentions. Je sais que le monde, qui ne juge que par les événemens, ne leur fera pas justice ; mais je sais aussi qu’il y a beaucoup de rencontres où il faut espérer uniquement de son devoir les bons événemens. Je ne répéterai point ici les raisons qui marquent si clairement, ce me semble, les règles de notre devoir en cette conjoncture. La lettre y est grosse pour M. de Beaufort et pour moi ; il ne m’appartient pas d’y vouloir lire ce qui vous touche : mais je ne laisserai pas de prendre la liberté de vous dire que j’ai observé qu’il y a des heures, dans chaque jour, où vous avez aussi peu de disposition que moi à vous faire Espagnol. Il faut d’autre part se défendre, s’il se peut, de la tyrannie que nous avons cruellement irritée. Voici mon avis : il faut que messieurs les généraux signent dès demain un traité avec l’Espagne, par lequel elle s’engage de faire entrer incessamment son armée en France jusques à Pont-à-Verre, et de ne lui donner de mouvement, au moins en deçà de ce poste, que celui qui sera concerté avec nous. »

Comme j’achevois de prononcer cette période, Briquemaut entra, qui nous dit qu’il y avoit dans la chambre un courrier de M. de Turenne, qui avoit crié tout haut, en entrant dans la cour : Bonnes nouvelles ! et qui ne s’étoit pas voulu toutefois expliquer avec lui en montant les degrés. Le courrier, qui étoit un lieutenant du régiment de Turenne, voulut nous le dire avec apparat, et il s’en acquitta assez mal. La lettre de M. de Turenne à madame de Bouillon étoit très-succincte : un billet qu’il m’écrivoit n’étoit pas plus ample ; et un papier plié en mémoire pour mademoiselle de Bouillon sa sœur étoit en chiffre. Nous en apprîmes assez pour ne pas douter qu’il ne se fût déclaré ; que son armée, qui étoit la meilleure sans contredit qui fût en Europe, ne se fût engagée avec lui ; et qu’Erlac, gouverneur de Brisach, qui avoit fait tous ses efforts au contraire, n’eût été obligé de se retirer dans sa place avec mille ou douze cents hommes : ce qui étoit ce qu’il avoit pu débaucher. Un quart-dheure après que le courrier fut entré, il se ressouvint qu’il avoit une lettre dans sa poche du vicomte de Lamet, qui servoit dans la même armée, mon parent proche et mon ami intime. Il me donnoit en son particulier toutes les assurances imaginables, et il ajoutoit qu’il marchoit avec deux mille chevaux droit à nous, et que M. de Turenne le devoit suivre un tel jour et en tel lieu avec le gros. C’est ce que M. de Turenne mandoit en chiffre à mademoiselle de Bouillon.

Vous êtes surprise sans doute de ce que M. de Turenne, qui en toute sa vie n’avoit je ne dis pas été de parti, mais qui n’avoit jamais voulu ouïr parler d’intrigues, s’avise de se déclarer contre la cour, étant général de l’armée du Roi, et de faire une action sur laquelle je suis assuré que le Balafré[125] et l’amiral de Coligny auroient balancé. Vous serez bien plus surprise quand je vous aurai dit que je suis encore à deviner son motif ; que monsieur son frère et madame sa belle-sœur m’ont juré que tout ce qu’ils en savoient étoit que ce ne fut point à leur considération ; et que mademoiselle de Bouillon, qui étoit son unique confidente, ou n’en a rien su, ou en a toujours fait un mystère. La manière dont il se conduisit dans cette déclaration, qu’il ne soutint que quatre ou cinq jours, est aussi fort surprenante. Je n’en ai jamais rien pu tirer de clair, ni de lui ni de ceux qui lui manquèrent. Il a fallu un mérite aussi éminent que le sien, pour n’être pas obscurci par un événement de cette nature et cet exemple nous apprend que la malignité des âmes vulgaires n’est pas toujours assez forte pour empêcher le crédit que l’on doit faire en beaucoup de rencontres aux extraordinaires.

Je reprends le fil du discours que je faisois à M. et à madame de Bouillon quand le courrier de M. de Turenne nous interrompit. « Mon avis est que les Espagnols s’engagent à s’avancer jusqu’à Pont-à-Verre, et à n’agir, au moins en deçà de ce poste, que de concert avec nous ; que nous ne fassions aucune difficulté de nous engager à ne poser les armes que lorsque la paix générale sera conclue, pourvu qu’ils demeurent aussi dans la parole qu’ils ont fait porter au parlement, qu’ils s’en rapporteront à son arbitrage. Cette parole n’est qu’une chanson ; mais cette chanson nous est bonne, parce qu’il ne nous sera pas difficile d’en faire quelque chose de solide. Il n’y a qu’un quart-d’heure que mon sentiment n’étoit pas que nous allassions si loin avec les Espagnols ; et quand le courrier de M. de Turenne est entré, j’étois sur le point de vous proposer un expédient qui les eût, à mon avis, satisfaits à beaucoup moins. Mais comme la nouvelle que nous venons de recevoir nous fait voir que M. de Turenne est assuré de ses troupes, et que la cour n’en a point qu’elle lui puisse opposer que celles qui nous assiègent, je suis persuadé que non-seulement nous leur pouvons accorder ce point, mais que nous devrions nous le faire demander, s’ils ne s’en étoient point avisés. Nous avons deux avantages : 1° que les deux intérêts que nous avons dans notre parti, qui sont celui du public et le particulier, s’y accordent fort bien ensemble : ce qui n’est pas commun ; 2° que les chemins pour arriver aux uns et aux autres s’uniront et se retrouveront même d’assez bonne heure : ce qui est encore plus rare. L’intérêt véritable du public est la paix générale  ; des compagnies, c’est le rétablissement de l’ordre ; de vous, monsieur, des autres et de moi, c’est de contribuer à tous ceux que je viens de marquer, et d’y contribuer de telle sorte que nous en soyons et que nous en paroissions les auteurs. Tous les autres avantages sont attachés à celui-là ; et pour les avoir il faut, à mon avis, faire voir qu’on les méprise. Vous savez la profession publique que j’ai faite de ne vouloir jamais rien tirer en mon particulier de cette affaire : je la tiendrai jusqu’au bout. Vous n’êtes pas en même condition : vous voulez Sedan, et vous avez raison. M. de Beaufort veut l’amirauté, et il n’a pas tort. M. de Longueville a d’autres prétentions, à la bonne heure. M. le prince de Conti et madame de Longueville ne veulent plus dépendre de M. le prince : ils n’en dépendront plus. Pour venir à toutes ces fins, le premier préalable est de n’en avoir aucune, de songer uniquement à faire la paix générale ; de signer dès demain avec les ennemis tous les engagemens les plus positifs et les plus sacrés ; de joindre, pour plaire encore plus au peuple, à l’article de la paix, l’exclusion du cardinal Mazarin, comme de son ennemi mortel ; de faire avancer en diligence l’archiduc à Pont-à-Verre, et M. de Turenne en Champagne ; d’aller, sans perdre un moment, proposer au parlement ce que don Joseph d’Illescas lui a déjà proposé touchant la paix générale ; de le faire opiner à notre mode : à quoi il ne manquera pas dans l’état où il nous verra ; d’envoyer ordre aux députés de Ruel, ou d’obtenir de la Reine un lieu pour la tenue de la conférence pour la paix générale, ou de revenir dès le lendemain reprendre leurs places au parlement. Je ne désespère pas que la cour, qui se verra à la dernière extrémité, n’en prenne le parti : auquel cas n’est-il pas vrai qu’il ne peut y avoir rien de plus glorieux pour nous ? Et si elle s’y pouvoit résoudre, je sais bien que le roi d’Espagne ne nous en feroit pas les arbitres, comme il nous le fait dire ; mais je sais bien aussi que ce que je vous disois tantôt n’être qu’une chanson ne laisseroit pas d’obliger les ministres à garder des égards qui ne peuvent être que très-avantageux à la France. Que si la cour refuse cette proposition, pourra-t-elle soutenir ce refus deux mois durant ? Toutes les provinces qui branlent déjà ne se déclareront-elles pas ? Et l’armée de M. le prince est-elle en état de tenir contre celle d’Espagne, contre celle de M. de Turenne, et contre la nôtre ? Ces deux dernières, jointes ensemble, nous mettent au dessus des appréhensions que nous avons eues jusques ici des forces étrangères ; elles dépendront beaucoup plus de nous que nous ne dépendrons d’elles ; nous serons maîtres de Paris par nous-mêmes, et d’autant plus sûrement que nous le serons par le parlement, qui sera toujours le milieu par lequel nous tiendrons le peuple, dont l’on n’est jamais plus assuré que quand on ne le tient pas immédiatement. La déclaration de M. de Turenne est l’unique voie qui nous peut conduire à ce que nous n’aurions pas seulement osé imaginer, qui est l’union de l’Espagne avec le parlement pour notre défense ; en ce que la proposition pour la paix générale devient solide et réelle par la déclaration de M. de Turenne. Elle met la possibilité à l’exécution, elle nous donne lieu d’engager le parlement, avec lequel nous ne pouvons rien faire qui au moins ne soit bon en un sens ; mais il n’y a que ce moment où cet engagement soit et possible et utile. Le premier président et le président de Mesmes sont absens, et nous ferons passer ce qu’il nous plaira dans la compagnie, sans comparaison plus aisément que s’ils étoient présens. S’ils exécutent fidèlement ce que le parlement leur aura commandé par l’arrêt que nous lui avons fait donner, duquel je vous ai parlé ci-devant, nous aurons notre compte, et nous réunirons ce corps pour le grand œuvre de la paix générale. Si la cour s’opiniâtre à rebuter notre proposition, et que ceux des députés qui sont attachés à elle ne veuillent pas suivre notre mouvement et refusent de courre notre fortune, nous ne trouverons pas moins notre avantage d’un autre sens : nous demeurerons avec le corps du parlement, dont les autres seront les déserteurs : nous en serons encore plus les maîtres. Voilà mon avis, que je m’offre de signer et de proposer au parlement, pourvu que vous ne laissiez point échapper la conjoncture dans laquelle seule il est bon. Car s’il arrivoit du changement du côté de M. de Turenne avant que je le lui eusse porté, je combattrois ce sentiment avec autant d’ardeur que je le propose. »

Madame de Bouillon, qui m’avoit trouvé jusque là trop modéré à son gré, fut surprise au dernier point de cette proposition, qui lui parut bonne parce qu’elle lui parut grande. Monsieur son mari me dit : « Il n’y a rien de plus beau que ce que vous proposez : il est possible, mais il est pernicieux pour tous les particuliers. L’Espagne nous promettra tout mais elle ne nous tiendra rien dès que nous lui aurons promis de ne travailler avec la cour qu’à la paix générale. Cette paix est son unique vue, et elle nous abandonnera toutes les fois qu’elle la pourra avoir ; et si nous faisons tout d’un coup ce grand effet que vous proposez, elle la pourra avoir infailliblement en quinze jours, parce qu’il sera impossible à la France de ne la pas faire même avec précipitation. Ce qui sera d’autant plus facile que je sais de science certaine que les Espagnols la veulent en toutes manières ; et même avec des conditions si peu avantageuses pour eux que vous en seriez étonné. Cela supposé, en quel état nous trouverons-nous le lendemain que nous aurons fait ou plutôt procuré la paix générale ? Nous aurons de l’honneur, je l’avoue ; mais cet honneur nous empêchera-t-il d’être les objets de la haine et de l’exécration de notre cour ? La maison d’Autriche reprendra-t-elle les armes, quand on vous arrêtera vous et moi quatre mois après ? Vous me répondrez que nous pouvons stipuler des conditions avec l’Espagne qui nous mettront à couvert de ces insultes : mais je crois avoir prévenu cette objection, en vous assurant par avance qu’elle est si pressée dans le dedans par ses nécessités domestiques, qu’elle ne balancera pas un moment à sacrifier à la paix toutes les promesses les plus solennelles qu’elle nous auroit pu faire ; et à cet inconvénient je ne trouve aucun remède. Si l’Espagne nous manque dans la parole qu’elle nous aura donnée de l’exclusion du Mazarin, où en sommes-nous ? Et la gloire de la paix générale se comparera-t-elle dans l’esprit du peuple à la conservation d’un ministre pour la perte duquel nous aurons pris les armes ? Vous savez quelle horreur il a pour le cardinal. Je veux que l’on nous tienne parole, et que l’on exclue du ministère le cardinal ; n’est-il pas vrai que nous demeurerons toujours exposés à la vengeance de la Reine, aux ressentimens de M. le prince, et à toutes les suites qu’une cour outragée peut donner à une action de cette nature ? Il n’y a de véritable gloire que celle qui peut durer ; la passagère n’est qu’une fumée : celle que nous tirerons de la paix est des plus légères, si nous ne la soutenons par des établissemens qui joignent à la réputation de la bonne intention celle de la sagesse. Sur le tout, j’admire votre désintéressement, et je l’estime ; mais je suis assuré que vous n’approuveriez pas le mien s’il alloit aussi loin que le vôtre. Votre maison est établie : considérez la mienne, et jetez les yeux sur l’état où est cette dame, et sur celui où sont le père et les enfans. »

Je répondis à ces raisons par toutes celles que je crus trouver en abondance dans la considération que les Espagnols ne pourroient s’empêcher d’avoir pour nous en nous voyant maîtres absolus de Paris, de huit mille hommes de pied, de trois mille chevaux à sa porte, et de l’armée de l’Europe la mieux aguerrie qui marchoit à nous. Je n’oubliai rien pour le persuader de mes sentimens. Il fit tout ce qu’il put pour me persuader les siens, qui étoient de faire toujours croire aux envoyés de l’archiduc que nous étions tout-à-fait résolus à nous engager avec eux pour la paix générale ; de leur dire en même temps que nous croyions qu’il seroit beaucoup mieux d’y engager le parlement : ce qui ne se pouvoit faire que peu à peu, et comme insensiblement ; et d’amuser par ce moyen les envoyés, en signant avec eux un traité qui ne seroit que comme un préalable de celui que l’on prejetoit avec le parlement, lequel par conséquent ne nous obligeroit encore à rien de tout-à-fait positif à l’égard de la paix générale ; et cependant cela les contenteroit suffisamment pour faire avancer leurs troupes. « Celles de mon frère, ajouta M. de Bouillon, s’avanceront en même temps ; la cour étonnée en viendra à un accommodement. Comme dans notre traité avec l’Espagne nous nous laissons toujours une porte de derrière ouverte par la clause qui regardera le parlement, nous nous en servirons et pour l’avantage du public et pour le nôtre, si la cour ne se met à la raison. »

Ces considérations, quoique sages et profondes, ne me convainquirent pas, parce que la conduite que M. de Bouillon en inféroit me paroissoit impraticable. Je concevois bien qu’il amuseroit les envoyés ; mais je ne me figurois pas comment il amuseroit le parlement, qui traitoit actuellement avec la cour, qui avoit déjà ses députés à Ruel, et qui, de toutes ses saillies, retomboit toujours, même avec précipitation, à la paix. Je considérois qu’il n’y avoit qu’une déclaration publique qui le pût retenir en la pente où il étoit ; que, selon les principes de M. de Bouillon, cette déclaration ne se pouvoit point faire ; et que ne se faisant point, et le parlement par conséquent allant son chemin, nous tomberions, si quelqu’une des cordes manquoit, dans la nécessité de recourir au peuple : ce que je tenois pour le plus mortel de tous les inconvéniens.

M. de Bouillon m’interrompit à ce mot, Si quelqu’une de nos cordes manquoit, pour me demander ce que j’entendois par là. Je lui répondis : « Par exemple, monsieur, si M. deTnrenne mouroit à l’heure qu’il est ; si son armée se révoltoit, comme il n’a pas tenu à Erlac que cela ne fût, que deviendrions-nous si nous n’avions engagé le parlement ? Des tribuns du peuple, le premier jour ; et le second, des valets du comte de Fuensaldagne. C’est ma vieille chanson : Tout avec le parlement, rien sans lui. » Nous disputâmes sur ce ton trois ou quatre heures pour le moins ; mais nous ne nous persuadâmes point, et nous convînmes d’agiter le lendemain la question chez M. le prince de Conti, en présence de messieurs de Beaufort, d’Elbœuf, de La Mothe, de Brissac, de Noirmoutier et de Bellièvre.

Je sortis de chez lui fort embarrassé. J’étois persuadé que son raisonnement dans le fond n’étoit pas solide, et je le suis encore. Je croyois que la conduite que ce raisonnement inspiroit donnoit ouverture à toutes sortes de traités particuliers ; etsachant que les Espagnols avoient confiance en lui, je ne doutois point qu’il ne donnât à leurs envoyés tous les jours qu’il lui plairoit. J’eus encore bien plus d’appréhension en revenant chez moi, où je trouvai une lettre en chiffres de madame de Lesdiguières, qui me faisoit des offres immenses de la part de la Reine, le paiement de mes dettes, des abbayes, la nomination au cardinalat. Un petit billet à part portoit ces paroles : « La déclaration de l’armée d’Allemagne met tout le monde ici dans la consternation. » Je jugeai que l’on ne manqueroit pas de faire des tentatives auprès des autres comme on en faisoit auprès de moi ; et je crus que puisque M. de Bouillon commençoit à songer aux petites portes dans un temps où tout nous rioit, les autres auroient peine à ne pas prendre les grandes, que je ne doutois plus, depuis la déclaration de M. de Turenne, qu’on ne leur ouvrît avec soin. Ce qui m’affligeoit plus que tout le reste étoit que je ne voyois pas le fond de l’esprit et du dessein de M. de Bouillon. J’avois cru jusque là l’un plus vaste et l’autre plus éclairé qu’ils ne me paroissoient en cette occasion, qui étoit pourtant la décisive, puisqu’il y alloit d’engager ou de ne pas engager le parlement. Il m’avoit pressé plus de vingt fois de faire ce que je lui offrois présentement. La raison qui me donnoit lieu de lui offrir ce que j’avois toujours rejeté étoit la déclaration de monsieur son frère, qui lui donnoit encore plus de force qu’à moi. Au lieu de la prendre il s’affoiblit, parce qu’il croit que le Mazarin lui lâchera Sedan. Il s’attache dans cette vue à ce qui le lui peut donner purement : il préfère les petits intérêts à celui qu’il pouvoit trouver à donner la paix à l’Europe. Ce pas m’a obligé de vous dire que, quoiqu’il ait eu de très-grandes parties, je doute qu’il ait été aussi capable qu’on l’a cru des grandes choses qu’il n’a pas faites. Il n’y a point de qualités qui déparent tant un grand homme que de n’être pas juste à prendre le moment décisif de la réputation. On ne le manque presque jamais que pour mieux prendre celui de sa fortune ; et c’est en quoi l’on se trompe pour l’ordinaire doublement. Il ne fut pas, à mon avis, habile en cette occasion, parce qu’il y voulut être fin. Cela arrive assez souvent.

Nous nous trouvâmes le lendemain chez M. le prince de Conti. Madame de Longueville, qui étoit accouchée de monsieur son fils plus de six semaines auparavant, et dans la chambre de laquelle on avoit parlé plus de vingt fois d’affaires, ne se trouva point à ce conseil ; et je crus du mystère à son absence. La matière y ayant été débattue par M. de Bouillon et par moi sur les mêmes principes agités chez lui, M. le prince de Conti fut du sentiment de M. de Bouillon, et avec des circonstances qui me firent juger qu’il y avoit de la négociation. M. d’Elbœuf fut doux comme un agneau ; et il me parut qu’il eût enchéri, s’il eût osé, sur l’avis de M. de Bouillon.

Le chevalier de Fruges, frère de la vieille Fiennes, qui ne servoit dans notre parti que de double espion, sous le titre toutefois de commandant du régiment d’Elbœuf, m’ayoit averti, comme j’entrois dans l’hôtel-de-ville, qu’il croyoit son maître accommodé. M. de Beaufort fit connoître par ses manières que madame de Montbazon avoit essayé de modérer ses emportemens. Mais comme j’étois assuré que je l’emporterois toujours sur elle, l’irrésolution qu’il témoigna d’abord ne m’eût pas embarrassé ; et en joignant sa voix à celle de messieurs de Brissac, de La Mothe, de Noirmoutier et de Bellièvre, qui entrèrent tout-à-fait dans mon sentiment, j’eusse emporté de beaucoup la balance, si la considération de M. de Turenne, qui étoit dans ce moment la grosse corde du parti, et celle que M. de Bouillon avoit avec les Espagnols par les anciennes mesures qu’il avoit toujours conservées avec Fuensaldagne, ne m’eussent obligé de me faire honneur de ce qui n’étoit qu’un parti de nécessité. J’avois été la veille chez les envoyés de l’archiduc, pour essayer de pénétrer s’ils étoient toujours aussi attachés à traiter avec nous, sur le seul engagement que nous prendrions nous-mêmes sur la paix générale, qu’ils me l’avoient toujours dit, et que M. et madame de Bouillon me l’avoient prêché. Je les trouvai l’un et l’autre absolument changés : ils vouloient toujours un engagement pour la paix générale, mais ils le vouloient à la mode de M. de Bouillon, c’est-à-dire à deux fois. Il leur avoit mis dans l’esprit qu’il seroit bien plus avantageux pour eux en cette manière, parce que nous y engagerions le parlement. Enfin je reconnus la main de l’ouvrier ; et je vis bien que ces raisens jointes à l’ordre qu’ils avoient de se rapporter à lui de toutes choses, l’emporteroient de bien loin sur tout ce que je pourrois dire au contraire. Je ne m’ouvris point à eux par cette considération.

J’allai entre minuit et une heure chez le président de Bellièvre pour le mener chez Croissy, afin d’être moins interrompus. Je leur exposai l’état des choses. Ils furent tous deux sans hésiter de mon sentiment : ils crurent que le contraire nous perdroit infailliblement, et ils convinrent qu’il falloit toutefois s’y accommoder pour le présent, parce que nous dépendions absolument des Espagnols et de M. de Turenne, qui n’avoient encore de mouvemens que ceux qui leur étoient inspirés par M. de Bouillon, Ils voulurent espérer que nous obligerions M. de Bouillon dans le conseil du lendemain à revenir à notre sentiment, ou que nous le persuaderions nous-mêmes à M. de Turenne quand à nous auroit joints : mais je me flattai d’autant moins de cette espérance, que ce que je craignois le plus de cette conduite pouvoit très-naturellement arriver avant que M. de Turenne pût être à nous. Croissy, qui avoit un esprit d’expédiens, me dit : « Vous avez raison ; mais voici une pensée qui me vient. Dans le traité préliminaire que M. de Bouillon veut qu’on signe avec les envoyés, y signerez-vous ? — Non, lui répondis-je. — Eh bien ! reprit-il, prenez cette occasion pour faire entendre à ces envoyés les raisons que vous avez de ne pas signer. Ces raisons sont les mêmes qui feroient voir à Fuensaldagne, s’il étoit ici, que le véritable intérêt de l’Espagne est la conduite que vous proposez. Peut-être que les envoyés demanderont du temps pour en rendre compte à l’archiduc ; et en ce cas, j’ose répondre que Fuensaldagne approuvera votre sentiment, auquel il faudra que M. de Bouillon se soumette. Il n’y a rien de plus naturel que ce que je vous propose ; et les envoyés même ne s’apercevront d’aucune division dans le parti, parce que vous ne paroîtrez alléguer vos raisons que pour ne pas signer, et non pour combattre l’avis de M. de Bouillon. » Comme cet expédient n’avoit que peu ou point d’inconvéniens, je me résolus à tout hasard de le prendre ; et je priai M. de Brissac dès le lendemain matin d’aller dîner, chez madame de Bouillon, et de lui dire sans affectation qu’il me voyoit un peu ébranlé sur le sujet de la signature avec l’Espagne. Je ne doutai point que M. de Bouillon ne fût ravi de me voir balancer à l’égard du traité particulier des généraux, qu’il ne m’en pressât, et qu’il ne me donnât lieu de m’expliquer en présence des envoyés.

Voilà la disposition où j’étois quand nous entrâmes en conférence chez M. le prince de Conti. Quand je connus que tout ce que nous disions, M. de Bellièvre et moi, ne persuadoit pas M. de Bouillon, je fis semblant de me rendre à ses raisons, et à l’autorité de M. le prince de Conti notre généralissime. Nous convînmes de traiter avec l’archiduc aux termes propesés par M. de Bouillon, qui étoient qu’il s’avanceroit jusqu’à Pont-à-Verre, et plus loin même, lorsque les généraux le souhaiteroient ; et qu’eux n’oublieroient rien de leur part pour obliger le parlement à entrer dans ce traité, ou plutôt à en faire un nouveau pour la paix générale, c’est-à-dire pour obliger le Roi à en traiter sous des conditions raisonnables, du détail desquelles le roi Catholique se remettroit même à l’arbitrage du parlement. M. de Bouillon se chargea de faire signer ce traité, aussi simple que vous le voyez, aux envoyés. Une me demanda pas seulement si je le signerois, ou non. Toute la compagnie fut satisfaite d’avoir le secours d’Espagne à si bon marché, et de demeurer dans la liberté de recevoir les propositions que la déclaration de M. de Turenne obligeoit la cour de faire à tout le monde avec profusion. On prit heure à minuit pour signer le traité dans la chambre de M. le prince de Conti à l’hôtel-de-ville. Les envoyés s’y trouvèrent à point nommé, et je pris garde qu’ils m’observèrent extraordinairement.

Croissy, qui tenoit la plume pour dresser le traité, ayant commencé à l’écrire, le bernardin, se tournant vers moi, me demanda si je ne signerois pas ? À quoi lui ayant répondu que M. de Fuensaldagne me l’avoit défendu de la part de madame de Bouillon, il me dit d’un ton sérieux que c’étoit toutefois un préalable absolument nécessaire, et qu’il avoit encore reçu depuis deux jours des ordres très-exprès sur cela de l’archiduc. Je reconnus en cet endroit l’efTet de ce que j’avois fait dire à madame de Bouillon par M. de Brissac. Monsieur son mari me pressa au dernier point. Je ne manquai pas cette occasion pour faire connoître aux envoyés d’Espagne leurs intérêts, en leur prouvant que je trouvois si peu de sûreté pour moi-même, aussi bien que pour tout le parti, en la conduite que l’on prenoit, que je ne me pouvois résoudre à y entrer, au moins par une signature, en mon particulier. Je leur répétai l’offre que j’avois faite la veille de m’engager à tout sans exception, si on vouloit prendre une résolution finale et décisive. Je n’oubliai rien pour leur donner ombrage, sans paroître toutefois le marquer, des ouvertures que le chemin qu’on prenoit donnoit aux accommodemens particuliers.

Quoique je ne disse ces choses que par forme de récit, et sans témoigner avoir aucun dessein de combattre ce qui avoit été résolu, elles ne laissèrent pas de faire une forte impression sur l’esprit du bernardin, et au point que M. de Bouillon m’en parut embarrassé. Don Francisce Pizarre, qui avoit apporté de Bruxelles de nouveaux ordres de se conformer entièrement aux sentimens de M. de Bouillon, pressa son collègue de s’y rendre. Il y consentit sans beaucoup de résistance ; je l’y exhortai moi-même quand je vis qu’il y étoit résolu ; et j’ajoutai que pour lui lever tout le scrupule de la difficulté que je faisois de signer, je leur donnois ma parole que si le parlement s’accommodoit, je leur donnerois, par des expédiens que j’avois en main, tout le temps nécessaire pour retirer leurs troupes. Je fis cette offre pour deux raisons : l’une, parce que j’étois persuadé que Fuensaldagne, qui étoit habile homme, ne seroit nullement de l’avis de ses envoyés, et n’engageroit pas son armée dans le royaume, ayant aussi peu de généraux, et rien de moi-, l’autre raison fut que j’étois bien aise de faire voir, même à nos généraux, que j’étois résolu à ne point souffrir, au moins en ce qui seroit de moi, de perfidie ; que je m’engageois publiquement à ne pas laisser accabler ni surprendre les Espagnols, on cas même d’accommodement du parlement, quoique dans la même conférence j’eusse plus de vingt fois protesté que je ne me séparerois point de lui. Cette résolution étoit l’unique cause pour laquelle je ne voulois pas signer un traité dont il n’étoit point.

M. d’Elbœuf me dit tout haut : « Vous ne pouvez trouver que dans le peuple les expédiens dont vous venez de parler à ces messieurs. — C’est où je ne les chercherai pas, lui répondis-je : M. de Bouillon en répondra pour moi. » M. de Bouillon, qui eût voulu que je signasse, prit la parole. « Je sais, dit-il, que ce n’est pas votre intention ; mais je suis persuadé que vous faites contre votre intention, sans le croire : et que nous gardons, en signant, plus d’égard pour le parlement que vous n’en gardez vous-même en ne signant pas » (il abaissa sa voix à cette dernière parole, afin que les envoyés n’en entendissent pas la suite) ; « nous nous réservons une porte de derrière pour sortir d’affaire avec le parlement. — Il ouvrira cette porte, lui répondis-je, quand vous ne le voudrez pas, comme il y paroît déjà, et vous la voudrez fermer quand vous ne le pourrez pas : on ne se joue pas avec cette compagnie. » M. le prince de Conti nous appela à cet instant. On lut le traité, et on le signa. Voilà ce qui nous en parut. Don Gabriel de Tolède m’a dit depuis que les envoyés avoient donné deux mille pistoles à madame de Montbazon, et autant à M. d’Elbœuf.

Je revins chez moi, chagrin de ce qui venoit de se passer. Le président de Bellièvre et Montrésor[126], qui m’y attendoient, ne le furent pas moins que moi. Le premier me dit une parole que l’événement qui l’a justifiée rend digne de réflexion. « Nous avons manqué aujourd’hui d’engager le parlement : moyennant quoi tout étoit sûr, tout étoit bon. Prions Dieu que tout aille bien : car si une seule de nos cordes nous manque, nous sommes perdus. » Comme M. de Bellièvre achevoit de parler, Noirmoutier entra dans ma chambre, et nous dit que, depuis que j’étois sorti de l’hôtel-de-ville, un valet de chambre de Laigues y étoit arrivé qui me cherchoit, et qui ne m’ayant pas trouvé étoit remonté à cheval sans avoir voulu parler à personne. Vous remarquerez que Laigues, qui avoit une grande valeur, mais peu de sens, et qui s’étoit fort lié avec moi depuis qu’il avoit vendu sa compagnie aux gardes, se mit en tête de négocier en Flandre, aussitôt que le bernardin nous fut venu trouver. Il crut que cet emploi le rendroit considérable dans le parti. Il me le demanda, il m’en fit presser par Montrésor, qui le destina dès cet instant à la charge d’amant de madame de Chevreuse, qui étoit à Bruxelles. Il me représenta qu’elle pourroit ne m’être pas inutile dans la suite ; que la place étoit vide, qu’elle se pourroit remplir par un autre qui ne dépendroit pas de moi. Enfin, quoique j’eusse beaucoup de répugnance à laisser aller à Bruxelles un homme qui avoit mon caractère, je m’y laissai aller à ses prières et à celles de Montrésor ; et nous lui donnâmes la commission de résider auprès de l’archiduc. Ce valet-de-chambre qu’il m’envoyoit apportoit une dépêche de lui qui me fit pitié. Il ne parloit que des bonnes intentions de l’archiduc, de la sincérité de Fuensaldagne, et de la confiance que nous devions prendre en eux : enfin je n’ai jamais rien vu de si sot. Il croyoit déjà gouverner Fuensaldagne. Quel plaisir d’avoir un négociateur de cette espèce, dans une cour où nous devions avoir plus d’une affaire ! Noirmoutier, qui étoit son ami intime, avoua que la lettre étoit impertinente, mais il ne pensa pas qu’elle le rendroit lui-même fort impertinent : car il se mit dans la fantaisie d’aller aussi à Bruxelles, en disant qu’il confessoit qu’il y avoit de l’inconvénient d’y laisser Laigues ; mais qu’il y auroit de la malhonnêteté à le révoquer, et même à lui envoyer un collègue qui ne fût pas son ami particulier, et d’un grade tout-à-fait supérieur au sien. Voilà ce qu’il disoit, voilà ce qu’il pensoit. Il espéroit de se distinguer beaucoup par cet emploi, qui le mettroit dans la négociation sans le tirer de la guerre ; qui lui donneroit toute la confiance du parti à l’égard de l’Espagne, et qui lui donneroit en même temps toute la considération de l’Espagne à l’égard du parti. Nous fimes tous nos efforts pour lui ôter cette pensée : il le voulut absolument, et il le fallut. Il portoit le beau nom de La Trémouille, il étoit lieutenant général, il brilloit dans le parti, il y étoit entré avec moi et par moi. Voilà le malheur des guerres civiles : on y fait souvent des fautes par bonne conduite.

La conférence de Ruel commença aussi mal qu’il se pouvoit. Les députés prétendirent qu’on ne leur tenoit pas la parole qu’on leur avoit donnée de déboucher les passages, et qu’on ne laissoit pas même passer librement les cent muids de blé. La cour soutint qu’elle n’avoit point promis l’ouverture des passages, et qu’il ne tenoit pas à elle que les cent muids de blé ne passassent. La Reine demanda, pour condition préalable de la levée du siège, que le parlement s’engageât à aller tenir ses séances à Saint-Germain tant qu’il plairoit au Roi, et qu’il promît de ne s’assembler de trois ans. Les députés refusèrent tout d’une voix ces deux propositions, sur lesquelles la cour se modéra dès l’après-dînée même ; M. le duc d’Orléans ayant dit aux députés que la Reine se relâchoit de la translation du parlement, et qu’elle se contenteroit que, lorsqu’on seroit d’accord de tous les articles, il allât tenir un lit de justice à Saint-Germain, pour y vérifier la déclaration qui contiendroit les articles. On modéroit aussi les trois années de défense de s’assembler, à deux. Les députés ne s’opiniâtrèrent pas sur le premier, mais ils ne se rendirent pas sur le second, soutenant que le privilège de s’assembler étoit essentiel au parlement.

Ces contestations, jointes à plusieurs autres, irritèrent si fort les esprits lorsqu’on les sut à Paris, que l’on ne parloit de rien moins, au feu de la grand’chambre, que de révoquer le pouvoir des députés ; et messieurs les généraux, qui se voyant recherchés par la cour, qui n’en avoit pas fait beaucoup de cas jusqu’à la déclaration de M. de Turenne, ne doutoient point qu’ils ne fissent encore leurs conditions encore beaucoup meilleures lorsqu’elle seroit plus embarrassée, n’oublièrent rien pour faire crier le parlement et le peuple, afin que le cardinal connût que tout ne dépendoit pas de la conférence de Ruel. J’y contribuai de mon côté, dans la vue de régler ou plutôt de modérer un peu la précipitation avec laquelle le premier président et le président de Mesmes coiiroient à tout ce qui paroissoit acommodenient.

Celle du 8 mars fut très-considérable. M. le prince de Conti dit au parlement que M. de Bouillon, que la goutte avoit repris, l’avoit prié de dire à la compagnie que M. de Turenne lui offroit sa personne et ses troupes contre le cardinal Mazarin, l’ennemi de l’État. J’ajoutai que comme je venois d’être averti que l’on avoit dressé la veille une déclaration à Saint-Germain, par laquelle M. de Turenne étoit déclaré criminel de lèse-majesté, je croyois qu’il étoit nécessaire de casser cette déclaration ; d’autoriser ses armes par un arrêt solennel ; d’enjoindre à tous les sujets du Roi de lui donner passage et subsistance ; et de travailler en diligence, à lui faire un fonds pour le paiement de ses troupes, et pour prévenir le mauvais effet que huit cent mille livres, que la cour venoit d’envoyer à Erlac pour les débaucher, y pourroit produire. Cette proposition passa tout d’une voix. La joie qui parut dans les yeux et dans les avis de tout le monde ne se peut exprimer. On donna un arrêt sanglant contre Courcelles, Lavardin et Amilly, qui faisoient des troupes pour le Roi dans le pays du Maine. On permit aux communes de s’assembler au son du tocsin, et de courir sus à tous ceux qui feroient des assemblées sans ordre du parlement.

Ce ne fut pas tout. Le président de Bellièvre ayant dit à la compagnie qu’il avoit reçu une lettre du premier président, par laquelle il l’assuroit que ni lui ni les autres députés ne feroient rien qui fût indigne de la confiance qu’elle leur avoit témoignée, il s’éleva un cri plutôt qu’une voix publique, qui ordonna au président de Bellièvre d’envoyer dire expressément au premier président de n’entendre à aucune proposition nouvelle, ni même de rien résoudre sur les anciennes, jusqu’à ce que tous les arrérages du blé promis eussent été entièrement fournis et délivrés, que tous les passages eussent été débouchés et tous les chemins ouverts, pour les courriers et pour les vivres.

Le 9, on donna arrêt de faire surseoir la conférence jusqu’à l’entière exécution des promesses et de l’ouverture des passages, non-seulement pour le blé, mais même pour toutes sortes de victuailles. Les plus modérés eurent peine à obtenir que l’on ajoutât cette clause à l’arrêt ; que l’on attendroit pour le publier que l’on eût su de M. le premier président si les passeports pour les blés n’avoient pas été expédiés depuis la dernière nouvelle qu’on avoit eue de lui.

M. le prince de Conti ayant dit le même jour au parlement que M. de Longueville l’àvoit prié de l’assurer qu’il partiroit de Rouen sans remise, le 15 du mois, avec sept mille hommes de pied et trois mille chevaux, et qu’il marcheroit droit à Saint-Germain, la compagnie en témoigna une joie incroyable, et pria M. le prince de Conti de presser encore plus M. de Longueville.

Le 10. Miron, député du parlement de Normandie, entra au parlement, et dit que M. de Longueville lui avoit donné charge de déclarer à la compagnie que le parlement de Rouen avoit reçu avec joie la lettre et l’arrêt de celui de Paris, et qu’il n’attendoit que M. de La Trémouille pour donner celui de jonction contre l’ennemi commun. Après qu’il eut fait ce discours, et ajouté que le Mans, qui s’étoit aussi déclaré pour le parti, avoit des envoyés auprès de M. de Longueville, on le remercia de la part de toute la compagnie, comme lui ayant apporté des nouvelles très-agréables.

Le 11, un envoyé de M. de La Trémouille demanda audience au parlement, à qui il offrit de la part de son maître huit mille hommes de pied et deux mille chevaux ; et qu’il prétendoit être en état de marcher dans deux jours, pourvu qu’il plût à la compagnie de permettre à M. de La Trémouille de se saisir des deniers royaux dans les recettes générales de Poitiers, de Niort, et des autres lieux dont il étoit déjà assuré. Le parlement lui fit de grands remercîmens, lui donna arrêt d’union, avec plein pouvoir sur les recettes générales ; et le pria d’avancer ses levées avec diligence.

L’envoyé n’étoit pas sorti du Palais, que le président de Bellièvre dit à la compagnie que le premier président la supplioit de lui envoyer un nouveau pouvoir d’agir à la conférence, parce que l’arrêt du jour précédent lui avoit ordonné, et à lui et aux autres députés, de surseoir. Le président de Bellièvre n’eut autre réponse, sinon qu’on leur donneroit ce pouvoir quand la quantité de blé qui avoit été promise auroit été reçue.

Un instant après, Roland, bourgeois de Reims, qui avoit maltraité personnellement et chassé de la ville M. de La Vieuville[127], lieutenant de roi dans la province, parce qu’il s’étoit déclaré pour Saint-Germain, présenta requête au parlement contre les officiers qui l’avoient déféré à la cour pour cette action. Il en fut loué de toute la compagnie, et on lui promit toute protection.

Voilà bien de la chaleur dans le parti ; et vous croyez apparemment qu’il faudra au moins un peu de temps pour l’évaporer avant que la paix se puisse faire. Nullement : elle est faite et signée le même jour, 11 de mars, par les députés qui avoient demandé le 10 un nouveau pouvoir, parce que l’ancien étoit révoqué ; par ces mêmes députés auxquels on avoit refusé ce nouveau pouvoir. Voici le dénouement de ce contretemps que la postérité aura peine à croire, et auquel on s’accoutuma en quatre jours.

Aussitôt que M. de Turenne se fut déclaré, la cour travailla à gagner les généraux avec beaucoup plus d’application qu’elle n’avoit fait jusque-là ; mais elle ne réussit pas à son gré. Madame de Montbazon, pressée par Vineuil en plus d’un sens, promettoit M. de Beaufort à la Reine ; mais la Reine voyoit bien qu’elle auroit beaucoup de peine à le livrer, tant que je ne serois pas du marché. La Rivière ne témoignoit plus de mépris pour M. d’Elbœuf. Le maréchal de La Mothe n’étoit accessible que par M. de Longueville, duquel la cour ne s’assuroit pas à beaucoup près tant par la négociation d’Antoville, que nous nous eu assurions par la correspondance de Varicarville. M. de Bouillon faisoit paroitre, depuis l’éclat de monsieur son frère, plus de pente à s’accommoder avec la cour. Vassé, qui commandoit, ce me semble, son régiment de cavalerie, l’avoit insinué par des canaux différens à Saint-Germain ; mais les conditions paroissoient bien hautes. Il en falloit de grandes pour les deux frères, qui, au poste où ils étoient, n’étoient pas d’humeur à se contenter de peu de chose. Les incertitudes de M. de La Rochefoucauld ne plaisoient pas à La Rivière, qui d’ailleurs considéroit que le compte que l’on feroit avec M. le prince de Conti ne seroit jamais bien sûr pour les suites, s’il n’étoit aussi arrêté par M. le prince, qui, sur l’article du cardinalat de monsieur son frère, n’étoit pas de trop facile composition. Ce que j’avois répondu aux offres que j’avois reçues par le canal de madame de Lesdiguières ne donnoit pas lieu à la cour de croire que je fusse aisé à ébranler.

Enfin M. le cardinal Mazarin trouvoit toutes les portes de la négociation ou fermées ou embarrassées. Ce désespoir de réussir, pour ainsi dire, fut par l’événement plus utile à la cour que la négociation la plus fine lui eût pu être : car il ne l’empêcha pas de négocier, le cardinal ne s’en pouvant jamais empêcher par son naturel. Il fit toutefois que, contre son ordinaire, il ne se fia pas à sa négociation ; et ainsi il amusa nos généraux, tandis qu’il envoyoit huit cent mille livres qui enlevèrent à M. de Turenne son armée ; et qu’il obligeoit les députés de Ruel à signer une paix, contre les ordres de leur corps. Le président de Mesmes m’a assuré plusieurs fois que cette conclusion de la paix fut purement l’effet d’un concert pris, la nuit d’entre le 8 et le 9 de mars, entre le cardinal et lui ; et que le cardinal lui ayant dit qu’il connoissoit clairement que M. de Bouillon ne vouloit négocier que quand M. de Turenne seroit à la portée de Paris et des Espagnols, c’est-à-dire en état de se faire donner la moitié du royaume, lui, président de Mesmes, lui avoit répondu : « Il n’y a de salut qu’à faire le coadjuteur cardinal. » Que le cardinal lui ayant répondu : « Il est pis que l’autre, car on voit au moins un temps en l’autre négociation : mais celui-là ne traitera jamais que pour tout le général ; » lui, président de Mesmes, lui avoit dit : « Puisque les choses sont en cet état, il faut que nous payions de nos personnes pour sauver l’État ; il faut que nous signions la paix : car, après ce que le parlement a fait aujourd’hui, il n’y a plus de mesures, et peut-être qu’il nous révoquera demain. Nous hasardons tout, si nous sommes désavoués ; on nous fermera les portes de Paris ; on nous fera notre procès ; on nous traitera de prévaricateurs et de traîtres : c’est à vous de nous donner des conditions qui nous donnent lieu de justifier notre procédé. Il y va de votre intérêt, puisque, si elles sont raisonnables, nous les saurons bien faire valoir contre les factieux ; mais faites-les telles qu’il vous plaira, je les signerai toutes, et je vais de ce pas dire au premier président que c’est mon sentiment, et l’unique expédient pour sauver le royaume. S’il nous réussit, nous avons la paix ; si nous sommes désavoués, nous affoiblissons toujours la faction, et le mal n’en tombera que sur nous. » Le président de Mesmes, en me contant ce que je viens de vous dire, ajoutoit que la commotion où le parlement avoit été le 8, jointe à la déclaration de M. de Turenne, et à ce que le cardinal lui avoit dit de la disposition de M. de Bouillon et de la mienne, lui avoit inspiré cette pensée ; que l’arrêt donné le 9, qui ordonnoit aux députés de surseoir la conférence jusqu’à ce que les blés promis eussent été fournis, la lui confirmoit ; que la chaleur qui avoit paru dans le peuple, le 10, l’y fortifioit ; et qu’il avoit persuadé, quoiqu’avec peine, le premier président.

Il accompagnoit ce récit de tant de circonstances, que je crois qu’il disoit vrai. Feu M. le duc d’Orléans et M. le prince m’ont dit que l’opiniâtreté avec laquelle le premier président et le président de Mesmes défendirent, le 8, le 9 et le 10, quelques articles, n’avoit guère de rapport à cette résolution que le président de Mesmes disoit avoir prise dès le 8. Longueil, un des députés, étoit persuadé de la vérité de ce que disoit le président de Mesmes. Le cardinal Mazarin, à qui j’en ai parlé depuis la guerre, me le confirma, en se donnant pourtant la gloire d’avoir rectifié cet avis, qui étoit, ajouta-t-il, « de soi très-dangereux, si je n’eusse pénétré les sentimens de M. de Bouillon et les vôtres. Je savois que vous ne vouliez pas perdre le parlement par le peuple, et que M. de Bouillon vouloit, préférablement à toutes choses, attendre son frère. »

La paix fut donc signée, après plusieurs contestations, le 11 mars 1649 et les députés consentirent avec beaucoup de difficulté que le cardinal Mazarin y signât avec M. le duc d’Orléans et M. le prince, qui étoient les députés nommés par le Roi. Voici les articles :

I. Le parlement se rendra à Saint-Germain : il y sera tenu un lit de justice, où la déclaration contenant les articles de la paix sera publiée ; après quoi il retournera faire ses fonctions ordinaires à Paris ;

II. Ne sera fait aucune assemblée des chambres pour toute l’année 1649, excepté pour la réception des officiers et pour les mercuriales.

III. Que tous les arrêts rendus par le parlement depuis le 6 janvier seront nuls, à la réserve de ceux qui auront été rendus entre particuliers, sur faits concernant la justice ordinaire.

IV. Que toutes les lettres de cachet, déclarations et arrêts du conseil, rendus au sujet des mouvemens présens, seront nuls et comme non avenus.

V. Les gens de guerre, levés pour la défense de Paris, seront licenciés aussitôt après l’accommodement signé y et Sa Majesté fera aussi retirer ses troupes des environs de la ville. VI. Les habitans poseront les armes, et ne les pourront reprendre que par ordre du Roi.

VII. Le député de l’archiduc sera renvoyé incessamment sans réponse.

VIII. Tous les papiers et meubles qui ont été pris aux particuliers, et qui se trouveront en nature, seront rendus.

IX. M. le prince de Conti, les princes, ducs, et tous ceux sans exception qui ont pris les armes, n’en pourront être recherchés sous quelque prétexte que ce puisse être ; étant déclaré par les dessusdits dans quatre jours, à compter de celui auquel les passages seront ouverts, et par M. de Longueville en dix, qu’ils veulent bien être compris dans le présent traité.

X. Le Roi donnera une décharge générale pour tous les deniers royaux qui ont été pris, pour tous les meubles qui ont été vendus, pour toutes les armes et munitions qui ont été enlevées à l’Arsenal et ailleurs.

XI. Le Roi fera expédier des lettres pour la révecation des semestres du parlement d’Aix, conformément aux articles accordés entre les députés de Sa Majesté et ceux du parlement et du pays de Provence, du 21 février.

XII. La Bastille sera remise entre les mains du Roi, etc.

M. de Bouillon fut extrêmement surpris quand il apprit que la paix étoit signée ; et madame de Bouillon se jetant sur le lit de monsieur son mari, s’écria : « Ah ! qui l’eût dit ? Y avez-vous seulement jamais pensé ? — Non, madame, lui répondis-je, je n’ai pas cru que le parlement pût faire la paix aujourd’hui ; mais j’ai cru, comme vous savez, qu’il la feroit très-mal, si nous le laissions faire. Il ne m’a trompé qu’au temps. » M. de Bouillon prit la parole : « Il ne l’a que trop dit, il ne nous l’a que trop prédit : nous avons fait la faute tout entière. » Je vous confesse que ce mot de M. de Bouillon m’inspira une nouvelle espèce de respect pour lui : car il est, à mon sens, d’un plus grand homme de savoir avouer sa faute, que de savoir ne la pas faire. Comme nous consultions sur ce qu’il y avoit à faire, M. le prince de Conti, M. d’Elbœuf, M. de Beaufort et M. de La Mothe entrèrent dans la chambre, qui ne savoient rien de la nouvelle, et qui venoient chez M. de Bouillon lui communiquer une entreprise que Saint-Germain d’Apchon avoit formée sur Lagny, où il avoit quelque intelligence. Ils furent surpris de la signature de la paix ; et d’autant plus que tous leurs négociateurs, selon le style ordinaire de ces sortes leur avoient fait voir depuis deux ou trois jours que la cour étoit persuadée que le parlement n’étoit qu’une représentation, et qu’au fond il falloit compter avec les généraux. Vassé en avoit assuré M. de Bouillon : madame de Montbazon avoit reçu cinq ou six billets de la cour, qui portoient la même chose. Il faut avouer que M. le cardinal Mazarin joua et couvrit très-bien son jeu en cette rencontre ; et il en est d’autant plus à estimer, qu’il avoit à se défendre de l’imprudence de La Rivière qui étoit très-grande, et de l’impétuosité de M. le prince, qui en ce temps-là n’étoit pas médiocre. Le propre jour que la paix fut signée, le prince s’emporta contre les députés d’une manière capable de rompre l’accommedement.

Je reviens au conseil que nous tînmes chez M. de Bouillon. Je vous ai déjà dit qu’il ne balança pas un moment à reconnoître qu’il n’avoit pas jugé sainement de l’état des choses. Il le dit publiquement, comme il me l’avoit dit à moi seul. Il n’en fut pas ainsi des autres : nous eûmes le plaisir lui et moi de remarquer qu’ils répondoient à leurs pensées plutôt qu’à ce qu’on leur disoit : ce qui ne manque presque jamais en ceux qui savent qu’on peut leur reprocher quelque chose avec justice. Il ne tint pas à moi de les obliger à dire leur avis les premiers. Je suppliai M. le prince de Conti de considérer qu’il lui appartenoit par toutes sortes de raisons d’ouvrir et de fermer la scène. Il parla si obscurément que personne n’y entendit rien. M. d’Elbœuf s’étendit beaucoup, et ne conclut rien. M. de Beaufort employa son lieu commun, qui étoit d’assurer qu’il iroit toujours son grand chemin. Les oraisons du maréchal de La Mothe n’étoient jamais que d’une demi-période ; et M. de Bouillon dit que, n’y ayant que moi dans la compagnie qui connût bien le fond de la ville et du parlement, il croyoit qu’il étoit nécessaire que j’agitasse la matière, sur laquelle il seroit plus facile après de prendre une bonne résolution. Voici la substance de ce que je dis :

« Nous avons tous fait tout ce que nous avons cru devoir faire : il n’en faut pas juger par les événemens. La paix est signée par des députés qui n’ont plus de pouvoir, elle est nulle. Nous n’en savons point encore les articles, au moins nous ne les savons pas parfaitement : mais il n’est pas difficile de juger, par ceux qui ont été proposés ces jours passés, que ceux qui auront été arrêtés ne seront ni honnétes ni sûrs. C’est à mon avis sur ce fondement qu’il faut opiner : et cela supposé, je ne balance point à croire que nous ne sommes pas obligés à tenir l’accommodement, et que nous sommes même obligés à ne le pas tenir, par toutes les raisons et de l’honneur et du bon sens. Le président Viole me mande qu’il n’y est pas seulement fait mention de M. de Turenne, avec lequel il n’y a que trois jours que le parlement a donné un arrêt d’union. Il ajoute que messieurs les généraux n’ont que quatre jours pour déclarer s’ils veulent être compris dans la paix ; M. de Longueville et le parlement de Rouen n’en ont que dix. Jugez si cette condition, qui ne donne le temps ni aux uns ni aux autres de songer seulement à leurs intérêts, n’est pas un pur abandonnement ! On peut inférer de ces deux articles quels seront les autres, et quelle infamie ce seroit de les recevoir. Venons aux moyens de les refuser solidement, et avantageusement pour le public et pour le particulier. Ces articles seront rejetés universellement de tout le monde, et même avec fureur, dès qu’ils paroîtront dans le public. Mais cette fureur est à ce qui nous perdra, si nous ny prenons garde, parce qu’elle nous amusera. Le fond de l’esprit du parlement est la paix, et vous pouvez avoir observé qu’il ne s’en éloigne jamais que par saillies. Celle que nous y verrons demain ou après-demain sera terrible : si nous manquons de la prendre au bond, elle tombera comme les autres, et d’autant plus dangereusement que la suite en sera décisive. Jugez de l’avenir par le passé : voyez à quoi se sont terminées toutes les émotions que vous avez vues jusqu’ici dans cette compagnie. Je reviens à mon ancien avis, qui est de songer uniquement à la paix générale ; de signer, dès cette nuit, un traité sur ce chef avec les envoyés de l’archiduc ; de le porter demain au parlement ; d’y ignorer ce qui s’est passé aujourd’hui à la conférence, que nous pouvons très-bien ne pas savoir, puisque le premier président n’en a point encore fait part à personne ; u et de faire donner un arrêt par lequel il soit ordonné aux députés de la compagnie d’insister uniquement sur ce point, et sur celui de l’exclusion du cardinal Mazarin ; et, en cas de refus, de revenir à Paris prendre leurs places. Le peu de satisfaction que l’on y a eue du procédé de la cour, et de la conduite même des députés, fait que ce que la déclaration de M. de Turenne toute seule rendoit, très-possible sera si facile présentement, que nous n’avons pas besoin d’attendre, pour animer davantage la compagnie, qu’on nous ait fait le rapport des articles qui l’aigriroient assurément. C’étoit ma première pensée ; et quand j’ai commencé à parler, j’avois dessein de vous proposer, monsieur, dis-je à M. le prince de Conti, de vous servir du prétexte de ces articles pour échauffer le parlement. Mais il est plus à propos d’en prévenir le rapport, parce que le bruit que nous pouvons répandre cette nuit de l’abandonnement des généraux jettera plus d’indignation dans les esprits que le rapport même, que les députés déguiseront au moins de quelques méchantes couleurs. »

Comme j’en étois là, je reçus un paquet de Ruel, dans lequel je trouvai une seconde lettre de Viole, avec un brouillon du traité contenant les articles ci-dessus. Ils étoient si mal écrits que je ne les pus presque lire : mais ils me furent expliqués par une autre lettre qui étoit dans le même paquet de Lescuyer, maître des comptes, et qui étoit un député. Il ajoutoit, par un billet séparé, que le cardinal Mazarin avoit signé. Toute la compagnie douta encore moins, depuis la lecture de ces lettres et de ces articles, de la facilité qu’il y auroit à enflammer le parlement. « J’en conviens, leur dis-je, mais je ne change pas pour cela de sentiment : je suis encore plus persuadé qu’il ne faut point souffrir le retour des députés, si l’on se résout à prendre le parti que je propose. En voici la raison. Si vous leur donnez le temps de revenir à Paris avant que de vous déclarer pour la paix générale, il faut que vous leur donniez aussi le temps de faire leur rapport, contre lequel vous ne pourrez pas vous empêcher de déclamer. Que si vous joignez la déclamation contre eux, à ce grand éclat de la proposition de la paix générale dont vous allez éblouir toutes les imaginations, il ne sera pas en votre pouvoir d’empêcher que le peuple ne déchire à vos yeux et le premier président et le président de Mesmes. Vous passerez pour les auteurs de cette tragédie ; vous serez formidables le premier jour, et odieux le second. »

M. de Beaufort, à qui Brillac venoit de parler à l’oreille, m’interrompit à ce mot, et me dit : « Il y a un bon remède : il leur faut fermer les portes de la ville ; il y a plus de quatre jours que tout le peuple ne crie autre chose. — Ce n’est pas mon sentiment, lui répondis-je ; vous vous feriez passer dès demain pour les tyrans du parlement, dans l’esprit de ceux mêmes de ce corps qui auront été d’avis aujourd’hui que vous les leur fermiez. — Il est vrai, reprit M. de Bouillon ; le président de Bellièvre me le disoit cette après-dînée, et qu’il est nécessaire pour les suites que le premier président et le président de Mesmes paroissent les déserteurs et non pas les exilés du parlement. — Il a raison, ajoutai-je encore : car en la première qualité ils y seront abhorrés toute leur vie ; dans la seconde, ils y seront « plaints dans deux jours, et regrettés dans quatre. « — Mais on peut tout concilier, dit M. de Bouillon ; laissons entrer les députés, laissons-les faire leur rapport sans nous emporter : ainsi nous n’échaufferons pas le peuple. Vous convenez que le parlement. ne recevra pas les conditions qu’ils apporteront : il n’y aura rien de si aisé que de les renvoyer, pour essayer d’en obtenir de meilleures. En cette manière nous ne précipiterons rien, nous nous donnerons du temps pour prendre nos mesures, nous demeurerons sur nos pieds, et en état de revenir à ce que vous proposez, avec d’autant plus d’avantage que les trois armées de M. l’archiduc, de M. de Longueville et de M. de Turenne seront plus avancées. »

Dès que M. de Bouillon commença à parler sur ce ton, je ne doutai point qu’il ne fût retombé dans l’appréhension de voir tous les intérêts particuliers confondus et anéantis dans celui de la paix générale ; et je me ressouvins d’une réflexion que j’avois déjà faite, qu’il est plus ordinaire aux homines de se repentir en spéculation d’une faute qui n’a pas eu un bon événement, que de revenir dans la pratique de l’impression qu’ils ne manquent jamais de recevoir du motif qui les a portés à la commettre. Je fis semblant de prendre tout de bon ce qu’il disoit, et je me contentai d’insister sur le fond, en faisant voir les inconvéniens inséparables du délai : l’agitation du peuple, qui nous pouvoit à tout moment précipiter à ce qui nous déshonoreroit, nous perdroit ; l’instabilité du parlement, qui recevroit peut-être dans quatre jours les articles, qu’ils déchireroient demain si nous le voulions ; la facilité que nous aurions de procurer à toute la chrétienté la paix générale, ayant quatre armées en campagne, dont trois étoient à nous, et indépendantes de l’Espagne. J’ajoutai à cela que cette dernière qualité détruisoit, à mon avis, ce que M. de Bouillon avoit dit ces jours passés de la crainte qu’il avoit qu’elle ne nous abandonnât, aussitôt qu’elle auroit lieu de croire que nous aurions forcé le cardinal Mazarin à désirer si nécessairement la paix avec elle. Je conclus mon discours par l’offre que je fis de sacrifier de bon cœur la coadjutorerie de Paris au ressentiment de la Reine et à la passion du cardinal, si on vouloit prendre le parti que je proposois. Je l’eusse fait avec joie pour un aussi grand honneur qu’eût été celui de contribuer à la paix générale ; et je ne fus pas fâché de plus de faire un peu de honte aux gens touchant les intérêts particuliers, dans une conjoncture où il est vrai qu’ils arrêtoient la plus glorieuse, la plus utile et la plus éclatante action du monde. M. de Bouillon combattit mes raisons par toutes celles dont il les avoit déjà combattues la première fois, et il finit en disant : « Je sais que la déclaration de mon frère peut faire croire que j’ai de grandes vues et pour lui et pour moi, et pour toute ma maison. Je n’ignore pas que ce que je viens de dire de la nécessité que je crois qu’il y a de le laisser avancer avant que nous prenions un parti décisif, doit confirmer tout le monde dans cette pensée. Je ne désavoue pas même que je ne l’aie, et que je ne sois persuadé qu’il m’est permis de l’avoir : mais je consens que vous me fassiez tous passer pour le plus lâche des hommes si je m’accommode jamais avec la cour, que vous ne m’ayez tous dit que vous êtes satisfaits : et je prie M. le coadjuteur de me déshonorer, si je ne demeure fidèlement dans cette parole. »

Cette déclaration ne réussit pas à faire recevoir de toute la compagnie l’avis de M. de Bouillon, qui agréa cependant à tout le monde, en ce qu’en laissant le mien pour la ressource, il laissoit les portes ouvertes aux négociations que chacun avoit ou espéroit avoir en sa manière. La vue la plus commune dans les imprudences est celle que ton a de la possibilité des ressources. J’eusse bien emporté, si j’eusse voulu, M. de Beaufort et M. le maréchal de La Mothe ; mais comme la considération de l’armée de M. de Turenne, et celle de la confiance que les Espagnols avoient en M. de Bouillon, faisoit qu’il y eût eu de la folie à se figurer seulement que l’on pût faire quelque chose de considérable sans lui, je pris le parti de me rendre avec respect, et à l’autorité de M. le prince de Conti, et à la pluralité des voix ; et l’on résolut très-prudemment que l’on ne s’expliqueroit point du détail le lendemain matin au parlement, et que M. le prince de Conti y diroit seulement en général que le bruit commun portant que la paix avoit été signée à Ruel, il avoit résolu d’y députer pour ses intérêts, et pour ceux de messieurs les généraux. M. de Bouillon jugea qu’il seroit à propos de parler ainsi, pour ne point témoigner au parlement que l’on fût contraire à la paix, et pour se donner à soi-même plus de lieu de trouver à redire aux articles en détail ; qu’on satisferoit le peuple par le dernier, et que l’on contenteroit par le premier le parlement, dont la pente étoit à l’accommodement, même dans les temps où il n’en approuvoit pas les conditions ; et qu’ainsi nous mitonnerions les choses (ce fut son mot) jusqu’à ce que nous vissions le moment propre à les décider. Il se tourna vers moi en finissant, pour me demander si je n’étois pas de son sentiment. « Il ne se peut rien de mieux, lui répondis-je, supposé ce que vous faites ; mais je crois qu’il se pourroit quelque chose de mieux que ce que vous faites. — Non, reprit M. de « Bouillon ; vous ne pourrez être de cet avis, supposé que mon frère puisse être à nous dans trois semainés. — Il ne sert rien de disputer, lui répliquai-je : « il y a arrêt ; mais il n’y a que Dieu qui nous puisse assurer qu’il y soit de sa vie. » Je dis ce mot si à l’aventure, que je fis même réflexion un moment après sur quoi je pouvois l’avoir dit, parce qu’il n’y avoit rien qui parût plus certain que la marche de M. de Turenne. Je ne laissai pas d’en avoir quelque sorte de doute dans l’esprit. Nous sortîmes à trois heures après minuit de chez M. de Bouillon, où nous étions entrés à onze heures, un moment après que j’eus reçu les nouvelles de la paix, qui ne fut signée qu’à neuf heures.

Le lendemain 12 mars, M. le prince de Conti dit au parlement, en douze ou quinze paroles, ce qui avoit été résolu chez M. de Bouillon. M. d’Elbœuf les paraphrasa. M. de Beaufort et moi, qui affectâmes de ne nous expliquer de rien, trouvâmes que ce que j’avois prédit du mouvement du peuple n étoit que trop bien fondé. Miron, que j’avois prié d’être alerte, eut peine à se contenir dans la rue Saint-Honoré à l’entrée des députés ; et je me repentis plus d’une fois d’avoir jeté dans le monde, comme j’avois fait dès le matin, les plus odieux des articles, et les circonstances de la signature du cardinal Mazarin. Vous avez vu la raison pour laquelle nous avions jugé à propos de les faire savoir ; mais il faut avouer que la guerre civile est une de ces maladies compliquées, dans lesquelles le remède que vous destinez pour la guérison d’un symptôme en aigrit quelquefois trois ou quatre autres.

Le 13, les députés de Ruel étant entrés au parlement, qui étoit bien ému, M. d’Elbœuf, désespéré d’un paquet qu’il avoit reçu de Saint-Germain la veille à onze heures du soir, leur demanda brusquement, contre ce qui avoit été arrêté chez M. de Bouillon, s’ils avoient traité de quelques intérêts des généraux. Le premier président ayant voulu répondre, par la lecture du procès-verbal, de ce qui s’étoit passé à Ruel, il fut presque accablé par un bruit confus, mais uniforme, de toute la compagnie, qui s’écria qu’il n’y avoit point de paix ; que le pouvoir des députés avoit été révoqué ; qu’ils avoient abandonné lâchement et les généraux et tous ceux à qui la compagnie avoit accordé arrêt d’union. M. le prince de Conti dit assez doucement qu’il s’étonnoit qu’on eût conclu sans lui et sans les généraux : à quoi M. le premier président répliqua qu’ils avoient toujours protesté qu’ils n’avoient point d’autres intérêts que ceux de la compagnie, et que de plus il n’avoit tenu qu’à eux d’y députer. M. de Bouillon, qui commença à sortir de son logis ce jour-là, dit que le cardinal Mazarin demeurant premier ministre, il demandoit pour toute grâce au parlement de lui obtenir un passeport pour sortir en sûreté hors du royaume. Le premier président lui dit qu’on avoit eu soin de ses intérêts ; qu’il avoit insisté lui-même sur la récompense de Sedan, et qu’il en auroit satisfaction. Mais M. de Bouillon lui témoigna que ce discours n’étoit qu’en l’air, et qu’il ne se sépareroit jamais des autres généraux. Le bruit recommença avec une telle fureur, que le président de Mesmes, que l’on chargeoil d’opprobres sur la signature du cardinal Mazarin, trembloit comme la feuille. Messieurs de Beaufort et de La Mothe s’échauffèrent par le grand bruit ; et le premier dit, en mettant la main sur la garde de son épée : « Vous avez beau faire, messieurs les députés, celle-ci ne tranchera jamais pour le Mazarin. » Vous voyez que j’avois raison quand je disois chez M. de Bouillon que, dans le mouvement où seroient les esprits au retour des députés, nous ne pourrions pas répondre d’un quart-d’heure à l’autre. Je devois ajouter que nous ne pourrions pas répondre de nous-mêmes.

Comme le président Le Coigneux proposoit de renvoyer les députés pour traiter des intérêts de messieurs les généraux, et pour faire réformer les articles qui ne plaisoient pas à la compagnie, l’on entendit un fort grand bruit dans la salle du Palais qui fit peur à maître Gonin[128], et qui l’obligea de se taire. Le président de Bellièvre, ayant voulu appuyer la proposition de Le Coigneux, fut interrompu par un second bruit plus grand que le premier. L’huissier qui étoit à la porte de la grand’chambre entra, et dit d’une voix tremblante que le peuple demandoit M. de Beaufort. Il sortit, il harangua la populace, et il l’apaisa pour un moment. Le fracas recommença aussitôt qu’il fut rentré ; et le président de Novion étant sorti hors du parquet des huissiers pour voir ce que c’étoit, y trouva un certain Duboisle, méchant avocat, et si peu connu que je ne l’avois jamais ouï nommer, qui, à la tête d’un nombre infini de peuple, dont la plus grande partie avoit le poignard à la main, lui dit qu’il vouloit qu’on lui donnât les articles de la paix, pour faire brûler par la main du bourreau et dans la Grève la signature du Mazarin ; que si les députés avoient signé de leur gré, il les falloit pendre ; que si on les y avoit forcés, il falloit désavouer. Le président de Novion, fort embarrassé, représenta à Duboisle qu’on ne pouvoit brûler la signature du cardinal sans brûler celle de M. le duc d’Orléans : mais que l’on étoit sur le point de renvoyer les députés, pour faire réformer les articles. On n’entendoit cependant dans la salle, dans les galeries et dans la cour du Palais que des voix confuses : Point de paix, point de Mazarin ! Il faut aller à Saint-Germain quérir notre bon Roi ; il faut jeter dans la rivière tous les mazarins.

M. le premier président témoigna une intrépidité extraordinaire. Quoiqu’il se vît l’objet de la fureur du peuple, on ne vit pas un mouvement sur son visage qui ne marquât une fermeté inébranlable, et une présence d’esprit presque surnaturelle : ce qui est quelque chose de plus grand que la fermeté. Il prit les voix avec la même liberté d’esprit qu’il l’auroit fait dans les audiences ordinaires ; il prononça de même ton l’arrêt formé sur la proposition de messieurs Le Coigneux et de Bellièvre. Cet arrêt portoit que les députés retourneroient à Ruel, pour y traiter des prétentions et des intérêts de messieurs les généraux et de tous les autres qui étoient joints au parti, pour obtenir que M. le cardinal Mazarin ne signât pas dans le traité qui se feroit tant sur ce chef que sur les autres qui se pourroient remettre en négociation.

Cette déclaration assez informe ne s’expliqua point pour ce jour-là plus distinctement, parce qu’il étoit plus de cinq heures du soir quand elle fut achevée (quoiqu’on fût au Palais dès les sept heures du matin), et parce que le peuple étoit si fort animé que l’on appréhendoit qu’il n’enfonçât les portes de la grand’chambre. On proposa à M. le premier président de sortir par les greffes, par lesquels il se pourroit retirer en son logis sans être vu. À cela il répondit ces mots : « La cour ne se cache jamais. Si j’étois assuré de périr, je ne commettrois pas cette lâcheté, qui de plus ne serviroit qu’à donner de la hardiesse aux séditieux. Ils me trouveroient bien dans ma maison, s’ils croyoient que je les eusse appréhendés ici. » Comme je le priois de ne se point exposer que je n’eusse fait mes efforts pour adoucir le peuple, il se tourna vers moi d’un air moqueur, et il me dit cette parole mémorable : « Hé ! mon bon seigneur, dites le bon mot. » Il me témoignoit assez par là qu’il me croyoit auteur de la sédition : en quoi il me faisoit une horrible injustice. Je ne me sentis pourtant en cette occasion touché d’aucuns mouvemens, que de celui qui me fit admirer l’intrépidité de cet homme, que je laissai entre les mains de Caumartin, afin qu’il le retînt jusqu’à ce que je revinsse à lui.

Je priai M. de Beaufort de demeurer à la porte du parquet des huissiers, pour empêcher le peuple d’entrer et le parlement de sortir. Je fis le tour par les buvettes[129], et quand je fus dans la grand’salle je montai sur un banc de procureur, et ayant fait un signe de la main, tout le monde cria silence pour m’écouter. Je dis tout ce que je pus pour calmer la sédition. Du Boisle s’avançant alors, et me demandant avec audace si je lui répondois que l’on ne tiendroit pas la paix qui avoit été signée à Ruel, je lui répondis que j’en étois très-assuré, pourvu que l’on ne fît point d’émotion : mais que l’émotion continuant, on obligeroit les gens les mieux intentionnés pour le parti de chercher toutes les voies d’éviter de pareils inconvéniens. Je jouai en un quart-d’heure trente personnages différens : je menaçai, je commandai, je suppliai. Enfin, comme je crus me pouvoir assurer du moins de quelques instans, je revins dans la grand’chambre ; je mis devant moi M. le premier président, en l’embrassant : M. de Beaufort en usa de la même manière avec M. le président de Mesmes, et nous sortîmes ainsi avec le parlement en corps, les huissiers à la tête. Le peuple fit de grandes clameurs ; nous entendîmes même quelques voix qui crioient République ! Mais on n’attenta rien contre nous. M. de Bouillon courut plus de péril que personne, ayant été couché en joue par un misérable de la lie du peuple qui le prenoit pour Mazarin.

Le 14, on arrêta, après de grandes contestations, que l’on feroit le lendemain au matin lecture de ce même procès-verbal de la conférence de Ruel, et de ces mêmes articles dont on n’avoit pas voulu seulement entendre parler la veille.

Le 15, ce procès-verbal et ces articles furent lus : ce qui ne passa pas sans beaucoup de chaleur et de picoteries. On arrêta enfin de concevoir l’arrêt en ces termes :

« La cour a accepté l’accommodement et le traité, et a ordonné que les députés du parlement retourneront à Saint-Germain pour faire instance et obtenir la réformation de quelques articles ; savoir, de celui d’aller tenir un lit de justice à Saint-Germain ; de celui qui défend l’assemblée des chambres, que Sa Majesté sera très-humblement suppliée de permettre en certains cas ; de celui qui permet les prêts, qui est le plus dangereux de tous pour le public, à cause des conséquences ; et les députés y traiteront aussi des intérêts de messieurs les généraux et de ceux qui se sont déclarés pour le parti, conjointement avec ceux qu’il leur plaira de nommer pour aller traiter particulièrement en leur nom. »

Le 16, comme on lisoit cet arrêt, Machaut, conseiller, remarqua qu’au lieu de mettre faire instance et obtenir, on avoit écrit faire instance d’obtenir ; et il soutint que le sentiment de la compagnie avoit été que les députés fissent instance et obtinssent, et non pas qu’ils fissent instance d’obtenir. Le premier président et le président de Mesmes s’opiniâtrèrent pour le contraire : la chaleur fut grande dans les esprits ; et comme on étoit sur le point de délibérer, Saintot, lieutenant des cérémonies, rendit au premier président une lettre de M. Le Tellier, qui lui témoignoit la satisfaction que le Roi avoit de l’arrêté du jour précédent, et qui lui envoyoit des passeports pour les députés des généraux. Cette petite pluie abattit le vent qui s’étoit élevé : on ne parla plus de la question. Miron, conseiller et député du parlement de Rouen, qui dès le 13, s’étoit plaint en forme au parlement de ce qu’on avoit fait la paix sans appeler sa compagnie, et qui y revint encore le 16, fut à peine écouté. Le premier président lui dit simplement que s’il avoit les mémoires concernant les intérêts de son corps, il pouvoit aller à la conférence. On se leva ensuite, et les députés partirent dès l’après-dînée pour se rendre à Ruel.

Je vais vous raconter ce qui se passa à l’hôtel-deville le soir du 16. Le bruit qu’il y eut dans le Palais, le 13, obligea le parlement à faire garder les portes du Palais par les compagnies colonelles de la ville, qui étoient encore plus animées contre la paix mazarine (c’est ainsi qu’ils l’appeloient) que la canaille ; mais que l’on ne redoutoit pourtant pas tant, parce que l’on savoit qu’au moins les bourgeois dont elles étoient composées ne vouloient pas le pillage. Celles que l’on établit ce jour-là à la garde du Palais furent choisies du voisinage, comme les plus intéressées à l’empêcher ; et il se trouva qu’elles étoient en effet très-dépendantes de moi, parce que je les avois toujours ménagées comme étant fort proches de l’archevêché, et qu’elles s’étoient en apparence attachées à M. de Champlâtreux, fils du premier président, parce qu’il étoit leur colonel. Ce rencontre m’étoit très-fâcheux, et faisoit qu’on avoit lieu de m’attrihuer le désordre dont elles menaçoient quelquefois et que l’autorité que M. de Champlâtreux y eût dû avoir par sa charge lui pouvoit donner par l’événement l’honneur de l’obstacle qu’elles faisoient au mal. Cet embarras est rare et cruel, et c’est peut-être un des plus grands où je me sois trouvé. Ces gardes si bien choisis furent dix fois sur le point d’insulter le parlement, et insultèrent des conseillers et des présidens en particulier. Ils menacèrent le président de Thoré, sur le quai proche de l’horloge, de le jeter dans la rivière. Je ne dormois ni jour ni nuit en ce temps-là, pour empêcher le désordre. Le premier président et ses adhérens prirent une telle audace de ce qu’il n’arrivoit point de mal, qu’ils en prirent même avantage contre nous, et picotèrent, pour ainsi dire, les généraux par des plaintes et par des reproches, dans des momens où le peuple eût infailliblement déchiré malgré eux le parlement, si les généraux eussent reparti assez haut pour se faire entendre du peuple. Le président de Mesmes les picota sur ce que les troupes n’avoient pas agi avec assez de vigueur ; et Payen, conseiller de la grand’chambre, dit des impertinences ridicules à M. de Bouillon, qui les souffrit avec une modération merveilleuse ; mais elle ne l’empêcha pas de faire une sérieuse réflexion, et de me dire au sortir du Palais que j’en connoissois mieux le terrain que lui. Il vint le soir à l’hôtel-de-ville, et y fit à M. le prince de Conti et aux autres généraux le discours dont voici la substance :

« Je n’eusse jamais cru ce que je vois du parlement : il ne veut pas, le 13, ouïr seulement la paix de Ruel, et il la reçoit le 15, à quelques articles « près. Il fait partir le 16, sans limiter ni régler leur pouvoir, ces mêmes députés qui ont signé la paix contre ses ordres. Ce n’est pas assez : il nous charge d’opprobres, parce que nous nous plaignons de ce qu’il a traité sans nous, et parce qu’il a abandonné M. de Longueville et M. de Turenne. C’est peu : il ne tient qu’à nous de les laisser étrangler : il faut qu’au hasard de nos vies nous sauvions la leur, et je conviens que la bonne conduite lèvent. Ce n’est pas, monsieur, dit-il en se tournant vers moi ; pour blâmer ce que vous avez toujours dit sur ce sujet ; c’est pour condamner ce que nous avons toujours répondu. Je conviens, monsieur, continua-t-il en s’adressant à M. le prince de Conti, qu’il n’y a qu’à périr avec cette compagnie, si on la laissé en l’état où elle est. Je me rends à l’avis que M. le coadjuteur ouvrit dernièrement chez moi ; et je suis persuadé que si Votre Altesse diffère à l’exécuter, nous aurons dans deux, jours une paix plus honteuse et moins sûre que la première. »

Comme la cour, qui avoit de moment à autre des nouvelles de toutes les démarches du parlement, ne doutoit presque plus qu’il ne se rendît bientôt, et que par cette raison elle se refroidissoit beaucoup à l’égard des négociations particulières, le discours de M. de Bouillon les trouva dans une disposition à prendre feu. Ils entrèrent dans son sentiment : on n’agita plus que la manière ; l’on convint de tout, et il fut résolu que le lendemain à trois heures on se trouveroit chez M. de Bouillon, où l’on seroit plus en repos qu’à l’hôtel-de-ville, pour y concerter la forme dont nous porterions la chose au parlement. Je me chargeai d’en conférer le soir avec le président de Bellièvre, qui avoit toujours été de mon sentiment sur cet article. Comme nous allions nous séparer, M. d’Elbœuf reçut un billet de chez lui, qui portoit que don Gabriel de Tolède y étoit arrivé. Nous ne doutâmes pas qu’il n’apportât la ratification du traité que messieurs les généraux avoient signé, et nous l’allâmes voir dans le carrosse de M. d’Elbœuf, M. de Bouillon et moi. Il apportoit effectivement la ratification de M. l’Archiduc ; mais il venoit particulièrement pour essayer de renouer le traité pour la paix générale que j’avois proposé. Comme il étoit d’un naturel assez impétueux, il ne se put empêcher de témoigner même un peu aigrement, à M. de Bouillon, qu’on n’étoit pas fort satisfait d’eux à Bruxelles. Il leur fut aisé de le contenter, en lui disant que l’on venoit de prendre la résolution de revenir à ce traité ; qu’il étoit venu tout à propos pour cela, et que le lendemain il en verroit des effets. Il vint souper avec madame de Bouillon, qu’il avoit connue autrefois lorsqu’elle étoit dame du palais de l’infante ; et il lui dit en confidence que l’archiduc lui seroit obligé, si elle pouvoit faire en sorte que je reçusse dix mille pistoîes que le roi d’Espagne l’avoit chargé de me donner de sa part. Madame de Bouillon n’oublia rien pour me le persuader, mais elle n’y réussit pas. Je m’en démêlai avec beaucoup de respect, mais d’une manière qui fit connoître aux Espagnols que je ne prendrois pas aisément de leur argent. Ce refus m’a coûté cher depuis, non par lui-même en cette occasion, mais par l’habitude qu’il me donna à prendre la même conduite dans des conjonctures où il eût été du bon sens de recevoir ce qu’on m’offroit, quand même je l’eusse dû jeter dans la rivière. Ce n’est pas toujours jeu sûr de refuser de plus grand que soi. Comme nous étions en conversation après souper dans le cabinet de madame de Bouillon, Briquemaut y entra avec un visage consterné. Il la tira à part, et ne lui dit qu’un mot à l’oreille. Elle fondit d’abord en pleurs ; et en se tournant vers don Gabriel de Tolède et vers moi : « Hélas ! s’écria-t-elle, nous sommes perdus : M. de Turenne est i(abandonné. » Le courrier entra au même instant, qui nous conta succinctement la chose. Tous les corps avoient été gagnés par l’argent de la cour, et toutes les troupes lui avoient manqué, à la réserve de deux ou trois régimens. M. de Turenne avoit fait beaucoup que de n’être point arrêté ; et il s’étoit retiré, lui cinq ou sixième, chez madame la landgrave de Hesse[130], sa parente et son amie.

M. de Bouillon fut atterré de cette nouvelle, et j’en fus presque aussi touché que lui. Je ne sais si je me trompai : mais il me parut que don Gabriel de Tolède n’en fut pas trop affligé, soit qu’il crût que nous n’en serions que plus dépendans de l’Espagne, soit que son humeur gaie et enjouée l’emportât sur l’intérêt du parti. M. de Bouillon pensa un demi quart-dheure après aux expédiens de réparer cela et nous envoyâmes chercher le président de Bellièvre, qui venoit de recevoir un billet de M. le maréchal de Villeroy, qui lui mandoit cette nouvelle. Ce billet portoit que le premier président et le président de Mesmes avoient dit que si les affaires ne s’accommodoient pas, ils ne retourneroient plus à Paris. M. de Bouillon, qui, en perdant sa principale considération dans la perte de l’armée de M. de Turenne, jugeoit bien que les espérances qu’il avoit conçues d’être l’arbitre du parti n’étoient plus fondées, revint tout à coup à la première disposition de porter les choses à l’extrémité ; et il prit sujet de ce billet du maréchal de Villeroy, pour nous dire que nous pouvions juger, par ce que le premier président et le président de Mesmes avoient dit, que ce que nous avions projeté la veille ne recevroit pas grande difficulté dans son exécution.

Je reconnois de bonne foi que je manquai beaucoup en cet endroit de la présence d’esprit qui étoit nécessaire : car au lieu de me tenir couvert devant don Gabriel de Tolède, et de me réserver à m’ouvrir à M. de Bouillon, quand nous serions demeurés, le président de Bellièvre et moi, seuls avec lui, je lui répondis que les choses étoient bien changées ; et que la désertion de l’armée de M. de Turenne faisoit que ce qui la veille étoit facile dans le parlement, y seroit le lendemain impossible, et même ruineux. Je m’étendis sur cette matière, et cette imprudence me jeta dans des embarras dont j’eus bien de la peine à me démêler.

Don Gabriel de Tolède, qui avoit ordre de s’ouvrir avec moi, s’en cacha au contraire avec soin dès qu’il me vit changé sur la nouvelle de M. de Turenne ; et il fit, parmi les généraux, des cabales qui me donnèrent beaucoup de peine, comme je le dirai. M. de Bouillon, qui se sentoit et qui ne pouvoit nier que ses délais n’eussent mis les affaires dans l’état où elles étoient, coula dans les commencemens d’un discours qu’il adressoit à don Gabriel, comme pour lui expliquer le passé il coula, dis-je, que c’étoit au moins une espèce de bonheur que la nouvelle de la désertion des troupes de M. de Turenne fût arrivée avant que l’on eût exécuté ce qu’on avoit résolu de proposer au parlement : parce que, ajouta-t-il, le parlement, voyant que le fondement sur lequel on l’eût engagé lui eût manqué, auroit tourné tout à coup contre nous, au lieu que nous sommes en état de fonder de nouveau la proposition ; et c’est sur quoi nous avons, ce me semble, à délibérer. Ce raisonnement me parut d’abord faux, parce qu’il supposoit qu’il y eût une nouvelle proposition à faire : ce qui étoit pourtant le fond de la question. Je n’ai jamais vu homme qui entendit cette figure comme M. de Bouillon. Il m’avoit souvent dit que le comte Maurice[131] avoit accoutumé de reprocher à Barnevelt[132], à qui il fit depuis trancher la tête, qu’il renverseroit la Hollande, en donnant toujours le change aux États, par la supposition certaine de ce qui faisoit la question. J’en fis ressouvenir en riant M. de Bouillon au moment dont il s’agit, et je lui soutins qu’il n’y avoit plus rien qui pût empêcher le parlement de faire la paix ; que tous les efforts par lesquels on pretendoit l’arrêter l’y précipiteroient, et qu’il falloit délibérer sur ce principe. La contestation s’échauffant, M. de Bellièvre proposa d’écrire ce qui se diroit de part et d’autre. Voici ce que je lui dictai, et ce que j’avois encore de sa main cinq ou six jours avant que je fusse arrêté. Il en eut quelque scrupule ; il me le demanda ; je le lui rendis, et ce fut un grand bonheur pour lui : car je ne sais si cette paperasse, qui eût été prise, ne lui auroit point nui quand on le fit premier président.

« Je vous ai dit plusieurs fois que toute compagnie est peuple, et qu’ainsi tout y dépend des instans Vous l’avez éprouvé peut-être plus de cent fois depuis deux mois ; et si vous aviez assisté aux assemblées du parlement, vous l’auriez observé plus de mille. Ce que j’y ai remarqué de plus, c’est que les propositions n’y ont qu’une fleur, et que telle qui y plaît fort aujourd’hui y déplaît demain à proportion. Ces raisons m’ont obligé jusqu’ici à vous presser de ne pas manquer l’occasion de la déclaration de M. de Turenne, pour engager le parlement d’une manière qui le puisse fixer. Rien ne pouvoit produire cet effet que la proposition de la paix générale, qui nous donnoit lieu de demeurer armés dans le temps de la négociation.

« Quoique don Gabriel ne soit pas Français, il sait assez nos manières pour ne pas ignorer qu’une proposition de cette nature, qui va à faire faire la paix à son roi malgré son consentement, demande de grands préalables dans un parlement, au moins quand on la veut porter jusqu’à l’effet. Lorsqu’on ne l’avance que pour amuser les auditeurs, ou pour donner un prétexte aux particuliers d’agir avec plus de liberté, comme nous le fîmes dernièrement lorsque don Joseph de Illescas eut son audience du parlement, on la peut hasarder plus légèrement parce que le pis est qu’elle ne fasse point son effet. Mais quand on pense à la faire effectivement réussir, et quand même on s’en veut servir en attendant qu’elle réussisse à fixer une compagnie, je mets en fait qu’il y a encore plus de perte à la manquer en la proposant légèrement, qu’il n’y a d’avantage à l’emporter en la proposant à propos. Le seul nom de l’armée de Weymar étoit capable d’éblouir dès le premier jour le parlement. Je vous le dis : vous eûtes vos raisons de différer ; je m’y suis soumis. Le nom et l’armée de M. de Turenne l’eussent encore apparemment emporté il n’y a que trois ou quatre jours. Je vous le répétai : vous eûtes vos considérations pour attendre. Je les crois justes ; je m’y suis rendu. Vous revîntes hier à mon sentiment, et je ne m’en départis pas, quoique je connusse que la proposition dont il s’agissoit avoit déjà beaucoup perdu de sa fleur ; mais je crus que nous l’eussions fait réussir si l’armée de M. de Turenne ne lui eût pas manqué, non pas peut-être avec autant de facilité que les premiers jours, mais au moins avec la meilleure partie de l’effet qui nous étoit nécessaire. Cela n’est plus : qu’est-ce que nous avons pour appuyer dans le parlement la proposition de la paix générale ? Nos troupes ? Vous voyez ce qu’ils nous en ont dit eux-mêmes aujourd’hui dans la grand’chambre. L’armée de M. de Longueville ? Vous savez ce que c’est : nous la disons de sept mille hommes de pied et de trois mille chevaux, et nous ne disons pas vrai de plus de la moitié ; et vous n’ignorez pas que nous l’avons tant promise et que nous l’avons si peu tenue, que nous n’en oserions plus parler. À quoi nous servira donc de faire au parlement la proposition de la paix générale, qu’à lui faire croire et dire que nous n’en parlons que pour rompre la particulière ? ce qui sera le vrai moyen de la faire désirer à ceux qui n’en veulent point. Voilà l’esprit des compagnies, et plus de celle-là que de toute autre. Si nous exécutons ce que nous avions résolu, nous n’aurons pas quarante voix qui aillent à ordonner aux députés de revenir à Paris, en cas que la cour refuse ce que nous lui proposerons. Tout le reste n’est que paroles qui n’engageront à rien le parlement, dont la cour sortira aussi par des paroles  ; et nous ferons croire à tout Paris et à Saint-Germain que nous avons un très-grand concert avec l’Espagne. »

Le président de Bellièvre ayant lu notre écrit en présence de M. et de madame de Bouillon, et de M. de Brissac qui revenoit du camp, nous nous aperçûmes en moins de rien que don Gabriel, qui y étoit aussi présent, n’avoit pas plus de connoissance de nos affaires que nous en pouvions avoir de celles de Tartarie : de l’esprit, de l’enjouement, de l’agrément, peut-être même de la capacité ; mais je n’ai guère vu d’ignorance plus crasse, au moins par rapport aux matières dont il s’agissoit. C’est une grande faute que d’envoyer de tels négociateurs. Il nous parut que M. de Bouillon ne contesta notre écrit qu’autant qu’il fut nécessaire pour faire voir à don Gabriel qu’il n’étoit pas de notre avis : « dont je ne suis pas en effet, me dit-il à l’oreille ; je vous en dirai demain la raison. »

  1. Henri de Bourbon, second du nom, mort en 1646. (A. E.)
  2. Anne-Geneviève de Bourbon, fille de Henri de Bourbon, prince de Condé ; morte en 1679. (A. E.)
  3. Marie de Bretagne, fille de Claude de Bretagne, comte de Vertus, et de Catherine Fouquet de La Varenne : elle est morte en 1657. (A. E.)
  4. Gaspard de Coligny, duc de Châtillon, mort d’une blessure qu’il reçut à Charenton durant les guerres civiles, le 9 février 1649, à l’âge de vingt-neuf ans. (A. E.)
  5. Charles-Léon, comte de Fiesque. (A. E.)
  6. Cette prison : Le duc de Beaufort fut arrêté le 2 septembre 1643, et renfermé dans le château de Vincennes, d’où il s’échappa le 31 mai 1648.
  7. Henri de Gondy, mort en 1622. (A. E.)
  8. La fameuse bataille de Rocroy : Elle fut livrée le 19 mai 1643, cinq jours après la mort de Louis XIII.
  9. Pierre Seguier, mort en 1672. (A. E.)
  10. Bautru : Guillaume de Bautru, comte de Serrant, employé par Richelieu dans plusieurs ambassades, et connu par un rare talent pour la plaisanterie. Mort en 1665.
  11. Jules Mazarin, cardinal, ministre d’État, mort à Vincennes en 1661. (A. E.)
  12. M. le duc : Louis de Bourbon, duc d’Enghien, prince de Condé en 1646. Il avoit alors vingt-deux ans.
  13. Charles-Amédée de Savoir, tué en duel par M. de Beaufort en 1650. (A. E.)
  14. M. de Guise : Henri de Lorraine. Il avoit épousé à Bruxelles la comtesse de Bossu. Ses Mémoires font partie de cette série.
  15. Anne Poussart de Fort Du Vigean, sœur puînée de la belle mademoiselle Du Vigean, veuve de François-Alexandre d’Albret, sire de Pons. Elle épousa en 1649 Armand-Jean de Wignerod, duc de Richelieu. (A. E.)
  16. Bernard de Nogaret, mort le 25 juillet 1661. (A. E.)
  17. Antoine de Gramont, troisième du nom, maréchal de France le 22 septembre 1641, mort en 1678. (A. E.)
  18. Armand de Maillé, marquis de Brezé, duc de Fronsac, tué sur mer d’un coup de canon, à l’âge de vingt-sept ans et deux mois. Louis de Bourbon, prince de Condé, épousa en 1641 Claire-Clémence de Maillé-Brezé. (A. E.)
  19. Il y a ici huit lignes effacées. (A. E.)
  20. Je fis pour cet effet trois tribunaux : L’exécution de ce dessein fut principalement confiée aux jansénistes, avec lesquels le coadjucateur avoit dès lors d’étroites liaisons.
  21. Abel Servien, marquis de Sablé, mort en 1659. (A. E.)
  22. L’assemblée de 1645 travailla encore pour le rétablissement de l’évêque de Léon, de la maison de Rieux, qui avoit été privé de son évêché en 1635, pour avoir suivi la Reine mère en Flandre. L’affaire étoit difficile, parce que M. Cupif, qui avoit été mis en sa place, étoit sacré il y avoit long-temps, et en étoit en possession. Mais M. de Léon fut rétabli en 1648, au moyen de l’évêché de Dol, qui fut donné à M. Cupif ; et ainsi l’histoire fut finie.

    Le jugement donne contre l’évêque de Léon tenoit tant au cœur de messieurs du clergé, qu’ils en parlèrent encore dans l’assemblée de 1650, où l’on résolut un acte de protestation contre cette procédure, qui fut signifié à M. le nonce le 25 novembre dudit an. Ils prétendoient dans cet acte que le jugement des évêques appartient au concile provincial, sauf à appeler les évêques des provinces voisines, si les évêques de la province n’étoient pas en assez grand nombre, sauf l’appel au Pape. Il y a un petit mot, dans l’acte de signification, qu’on pourroit s’être abstenu d’y mettre : car parmi les qualités de M. le nonce, on le qualifie nonce de Sa Sainteté vers le roi et le royaume de France : comme si le royaume de France étoit quelque chose qui fît un corps à part séparé du Roi, au lieu que le Roi et le royaume ne sont point distingués, toute l’autorité résidant dans la personne du Roi. Je sais bien que dans son pouvoir il est ainsi qualifié par le Pape ; mais nous ne sommes obligés de reconnoître le nonce que comme ambassadeur du Pape, en qualité de prince temporel, pour résider à la suite de la cour comme les autres ambassadeurs des princes souverains. Cela est d’autant plus à reprendre en ces messieurs, qu’ils ne pouvoient pas ignorer l’arrêt qui avoit été donné pour ce sujet contre M. le nonce en 1647, le 15 mai. M. Talon s’en souvint bien mieux en une rencontre semblable, le 6 mai 1665, qui est le jour d’un arrêt qu’il fit donner sur la même chose. Le nonce l’ayant encore entrepris six semaines après, nouvel arrêt du 23 juin. Cette note est tirée des Mémoire manuscrits de Colbert. ( A. E.)

  23. La reine de Pologne : Marie de Gonzague, l’une des filles du duc de Mantoue. Elle étoit demandé par Ladislas IV, roi de Pologne. Le mariage fut célébré dans la chapelle du Palais-Royal, le 6 novembre 1645.
  24. Henriette-Marie de France, fille de Henri IV, mariée à Charles premier, morte en 1669. (A. E.)
  25. Charles de Lorraine, évêque de Metz. (A. E.)
  26. François-Annibal d’Estrées, mort en 1670, âgé de quatre-vingt-dix-huit ans. (A. E.)
  27. Henri-Chabot, qui épousa en 1645 Marguerite, duchesse de Rohan, fille et héritière du grand duc de Rohan. Elle porta le duché de Rohan, etc., à Henri Chabot, à condition que les enfans nés de ce mariage porteroient le nom et les armes de la maison de Rohan. Il mourut en 1655 (A. E.)
  28. Henri de Saint-Nectaire, second du nom, dit Senneterre, duc de La Ferté-Nahert, maréchal de France en 1651, mort en 1681. (A. E.)
  29. Armand de Bourbon, mort en 1666. (A. E.)
  30. Je ne vous dis pas le détail : Nous en avons placé l’extrait dans la Notice qui précède ces Mémoires.
  31. René de Rieux, rétabli dans sa dignité, et mort peu de temps après, le 8 mars 1651. (A. E.)
  32. Il y a cinq feuillets arrachés. (A. E.)
  33. Georges d’Amboise, premier du nom, cardinal en 1498, premier ministre d’État de Louis XII ; mort en 1510 (A. E.)
  34. Anne de Montmorency, connétable en 1538 ; mort en 1567. (A. E.)
  35. Concino Concini, tué au Louvre en 1617. (A. E.)
  36. Charles d’Albert, duc de Luynes, connétable en 1621 ; mort la même année. (A. E.)
  37. Pour la conservation de laquelle : L’auteur veut dire que Richelieu fit arrêter Barillon, parce qu’il cherchoit à faire prévaloir cette doctrine.
  38. Au sortir du Colisée : Les détails qui suivent sont puisés dans les libelles publiés contre le cardinal Mazarin.
  39. Antonio Barberini. (A. E.)
  40. Depuis évêques de Fréjus. (A. E.)
  41. Matthieu Molé, seigneur de Lassy et de Champlâtreux, né en 1584, et mort en 1656. (A. E.)
  42. Nicolas Pothier, sieur de Novion, président à mortier, et puis premier président. (A. E.)
  43. Henri de Guénégaud, mort en 1676. (A. E.)
  44. Michel Le Tellier, mort chancelier de France en 1685. (A. E.)
  45. Nicolas de Neufville, gouverneur de Louis xiv, mort en 1685. (A. E.)
  46. Je prêchai le lendemain : Nous avons donné l’extrait de ce sermon dans la Notice sur le cardinal de Retz.
  47. Me remercia. Joly dit dans ses Mémoires que ce sermon fut trouvé par les courtisans emporté et séditieux.
  48. Pierre Broussel. (A. E.)
  49. René Potier, sieur de Blancménil. (A. E.)
  50. Nicolas, comte de Bautru-Nogent. (A, E.)
  51. Le vieux Guitaut : François de Comminges, mort en 1663, à l’âge de quatre-vingt-deux ans.
  52. Jean-Louis de Fiesque : Celui dont le coadjuteur avoit écrit l’histoire dans sa première jeunesse. (Voyez la Notice.)
  53. De me laisser un petit quart-d’heure : Peut-on présumer, en refléchissant à toutes ces ressources ménagées depuis long-temps par le coadjuteur, que son intention avoit été de rester fidèle à ses devoirs ?
  54. Des manteaux noirs : Les gens du peuple et la petite bourgeoisie portoient alors des manteaux gris.
  55. La porte de Nesle : Elle étoit à l’extremité de la rue de Seine, près du quai.
  56. Le chevalier d’Humières : Louis de Crévant. Il fut depuis maréchal de France, et mourut en 1694.
  57. L’ancienne guerre des Anglais : Du temps de Charles VII.
  58. Louis de Cosse, mort en 1661. (A. E.)
  59. Montrésor l’appelle Saint-Ibar dans ses Mémoires. (A. E.)
  60. Léopold-Guillaume d’Autriche. (A. E.)
  61. Gaspard de Coligny, deuxième du nom, massacré le jour de la Saint-Barthelemy de l’an 1572, dans sa maison. (A. E.)
  62. Leurs journées : Expression empruntée des vieux poètes français.
  63. La sortie du Roi : Le Roi fut conduit à Ruel le 14 septembre 1648, et la Reine alla le rejoindre dans la même journée. (Histoire du Temps, Ier partie, p. 225.)
  64. Il étoit gouverneur de Brisach, et commanda les troupes du duc de Weymar après la mort de ce duc. (A. E.)
  65. M. de Châtillon : Gaspard IV de Coligny. Il mourut l’année suivante au siège de Charenton.
  66. Louis de La Trémouille, depuis duc de Noirmoutier ; mort en 1666. (A. E.)
  67. Charlotte-Marguerite de Montmorency, morte en 1650. (A. E.)
  68. Gros citrons. (A. E.)
  69. Philippe de France, frère unique du roi Louis XIV, depuis depuis duc d’Orléans ; mort subitement à Saint-Cloud en 1701. (A. E.)
  70. Le passage entre crochets que l’on vient de lire a été tiré d’un manuscrit appartenant à M. Demay, vicc-président du tribunal de Melun.
  71. Qui reçut beaucoup de contradiction : On peut voir dans l’Histoire du Temps (première partie, page 240) les détails de la discussion qui eut lieu dans la conférence des princes sur l’emprisonnement de M. de Chavigny. Si le parlement s’étoit borné à soutenir que l’on ne pouvoit arrêter un particulier sans l’interroger et lui faire son procès, s’il avoit lieu, il n’y auroit eu que des éloges à donner à sa conduite.
  72. Hercule de Rohan, mort en 1664. (A. E.)
  73. Charles, comte de Brancas, chevalier d’honneur de la Reine ; mort à Paris en 1681. (A. E.)
  74. Impôt établi sur l’entrée du vin : On trouve le détail des droits qui étoient alors perçus sur chaque muid de vin, dans un arrêt du parlement de Paris, du 14 octobre 1648, imprimé dans l’Histoire du Temps, première partie, page 288. Ils s’élevoient, en y comprenant divers péages dus sur la route, à quatorze livres dix-sept sous six deniers : ce qui, au prix de vingt-six livres dix sous où étoit alors le marc d’argent, feroit aujourd’hui vingt-neuf livres cinq sous de notre monnoie. Par un autre arrêt du même jour, le parlement diminua ces doits de cinquante-huit sous six deniers par muid. (Histoire du Temps, première partie, page 292.)
  75. Mettre les tailles en parti : On entendoit par cette expression affermer cet impôt à des partisans qui faisoient des avances au Roi, et fouloient ensuite le peuple, en exerçant les droits du prince avec la dernière rigueur. (Voyez Histoire du Temps, seconde partie, pages 12 et suivantes.)
  76. Beaucoup de peine : Il ne paroît pas que le coadjuteur ait eu le scrupule dont il se vante, puisque peu de temps auparavant il avoit chargé Saint-Ibal d’aller traiter avec Fuensaldagne : mission qui ne fut revoquée que parce qu’on espein entraîner le prince de Condé dans la révolte,
  77. Philippe de La Mothe-Houdancourt, mort en 1657. (A. E.)
  78. Léonore-Catherine-Féronie de Berg, Glle de Frédéric, comte de Berg, gouverneur de Frise. Elle mourut à Paris en 1657. (A. E.)
  79. Il y a ici six lignes effacés. (A. E.)
  80. François de La Rochefoucauld, quatrième du nom, mort en 1680. (A. E.)
  81. Entrevoir de la possibilité : D’autres Mémoires disent que le coadjuteur, qui étoit fort laid, déplaisoit au contraire à madame de Longueville. Du reste, ce ton de fatuité n’étonne pas dans un homme toujours disposé à se vanter de ses succès auprès des femmes.
  82. Il y a ici quatre lignes effacés. (A. E.)
  83. Marigny : Jean Carpentier. Il suivit ensuite le prince de Condé, lorsque ce dernier passa au service de l’Espagne. Guy-Patin lui attribue un ouvrage où l’auteur essaie de prouver, par l’exemple de Moïse et autres, que tuer un tyran n’est pas un crime.
  84. Le Roi sortit de Paris : Le 6 janvier, jour des Rois.
  85. Une lettre du Roi : Madame de Motteville donne dans ses Mémoires le texte de la lettre du Roi, adressée, le 5 janvier 1649, au prévôt des marchands et aux échevins de la ville de Paris. (Tome 38, page 144, deuxième série.)
  86. Arrêt interlocutoire : C’est-à-dîre qui ne décidoit rien.
  87. Charles de Lorraine, second du nom, mort en 1657 (A. E)
  88. Léonor de La Madelaine. (A. E.)
  89. Anne de La Madelaine, fille de Léonor de La Madelaine et d’Hippolyte de Gondy. (A. E.)
  90. Louis-François Le Fèvre, mort en 1685. (A. E.)
  91. Pomponne de Bellièvre, second du nom, mort premier président du parlement de Paris en 1657. (A. E.)
  92. Maximilien Echabart, marquis de La Boulaye. (A. E.)
  93. Il y a ici cinq lignes effacées. (A. E.)
  94. Il y a ici deux lignes effacées. (A. E.)
  95. C’est-à-dire à cause de sa paresse.
  96. Marie de Rohan, fille d’Hercule de Rohan, duc de Montbazon, et de Madeleine de Lenoncourt. Elle naquit en 1600 ; elle épousa en 1617 Charles d’Albert, duc de Luynes, et prit en 1621 une seconde alliance avec Claude de Lorraine, duc de Chevreuse. Elle est morte au mois d’août 1679. (A. E.)
  97. Charles IV, duc de Lorraine, mort en 1675. (A. E.)
  98. Georges Villiers, duc de Buckingham, assassiné comme il alloit au secours de La Rochelle. (A. E.)
  99. Lord Anglais, de la maison de Rich, cadet d’un comte de Warwick, et ambassadeur en France. (A. E.)
  100. Charlotte-Marie, dite mademoiselle de Chevreuse. (A. E.)
  101. Anne de Gonzague-Clèves, mariée en 1645 avec Édouard de Bavière, prince palatin du Rhin. Elle étoit fille de Charles, duc de Mantoue-Nevers. (A. E.)
  102. De mon régiment : Il s’appeloit régiment de Corinthe, du nom de l’evêché in partibus dont le coadjuteur étoit titulaire.
  103. Louis de La Trémouille, marquis de Royan, comte d’Olonne, mort on 1686 (A. E.)
  104. Charles de Lorraine, troisième du nom, mort en 1692. (A. E.)
  105. Henri de La Trémouille, duc de Thouars, mort en 1674. (A. E.)
  106. Philibert-Emmanuel de Beaumanois de Lavardin, mort en 1671. (A. E.)
  107. Antoine de Cugnac, marquis de Dampierre. (A. E.)
  108. Nerlieu : Charles de Beauvau, seigneur de Nerlieu.
  109. Charles de Lorraine, duc de Mayenne, chef de la Ligue, mort à Soissons en 1611. (A. E.)
  110. Pierre de Gondy, cardinal évêque de Paris, mort en 1616. Il étoit frère d’Albert de Gondy, père de Philippe-Emmanuel de Gondy, qui l’étoit de Jean-François-Paul, auteur de ces Mémoires. (A. E.)
  111. Planir : Faire le plongeon.
  112. Jacques Rouxel, comte de Grancey, devenu maréchal de France en 1651, mort à Paris en 1680. (A. E.)
  113. Frédéric-Maurice de Durfort, comte de Rauzan, tué près de Brie-Comte-Robert en 1649. (A. E.)
  114. Jacques-Henri, duc de Duras, frère aîné de Rauzan, maréchal de France. (A. E.)
  115. Mon régiment de cavalerie : Le régiment de Corinthe.
  116. Bussy Le Clerc, tireur d’armes, et ensuite procureur au parlement. Il étoit un de ces seize zélés ligueurs dont on voit les noms dans les notes sur la satire Ménippée. Ils furent nommés les Seize, parce qu’ils se distribuèrent dans les seize quartiers de Paris. Dans la suite, Busy Le Clerc se sauva à Bruxelles, et y reprit son métier de tireur d’armes. (A. E.)
  117. Les Seize le pendirent le 15 novembre 1591. (A. E.)
  118. Charlotte de La Tour, morte sans alliance en 1662. (A. E.)
  119. Charles de Mouchy, marquis d’Hocquincourt, gouverneur de Peronne, etc., maréchal de France en 1651, et tué devant Dunkerque en 1658. (A. E.)
  120. César, duc de Choiseul, comte Du Plessis-Praslin, maréchal de France en 1645, mort en 1657. (A. E.)
  121. …… Saint-Germain, comte d’Apchon. (A. E.)
  122. Flamarin : Antoine-Agésilan de Grossoles, marquis de Flamarin, mort en 1652.
  123. Charles Stuart, premier du nom, roi d’Angleterre, décapité le 9 février 1649. (A. E.)
  124. Louis de Bourbon-Malauze, mort en 1667. (A. E.)
  125. Henri de Lorraine, premier du nom, duc de Guise, etc., surnomme le Balafré, à cause d’une blessure qu’il reçut à la joue gauche au combat de Dormans, et dont la cicatrice lui demeura toute sa vie. Il forma la Ligue, et fut poignardé aux États de Blois en 1588. (A. E.)
  126. Montrésor : Claude de Bourdeille, comte de Montrésor, fils de Henri de Bourdeille. Ses Mémoires font partie de cette série.
  127. Charles, second du nom, duc de La Vieuville, mort en 1698. (A. E.)
  128. Le président Le Coigneux, connu alors par ce sobriquet. Voyez ci-dessus, page 348. (A. E)
  129. Les buvettes : Les buvettes du parlement étoient des lieux où les magistrats alloient se chauffer, et prendre de léger repas. Il n’y avoit qu’eux qui pussent y entrer ; mais il y avoit d’autres buvettes pour les avocats et les plaideurs. Chaque chambre du parlement avoit sa buvette, et le Roi payoit la dépense qui s’y faisoit.
  130. Amélie-Elisabeth, femme de Guillaume, landgrave de Hesse. Elle étoit cousine germaine de M. de Turenne, étant petite-fille de Charlotte de Bourbon, femme de Guillaume premier, prince d’Orange, grand’mére de M. de Turenne. (A. E.)
  131. Le prince d’Orange, Maurice de Nassau, capitaine gêneral et stathouder des sept Provinces-Unies, mort en 1625. C’est lui qui prit pour sa devise : Tandem fit surculus arbor ; pour dire qu’enfin la Hollande s’éleveroit à l’état de souveraineté, malgré l’Espagne. (A. E.)
  132. Barneveldt, pensionnaire de Hollande, condamné et exécuté en 1619, a l’âge de soixante-seize ans. (A. E.)