Mélanges et correspondance d’économie politique/Correspondance avec M. Tanneguy-Duchatel

Texte établi par Charles Comte, Chamerot (p. 376-379).


J.-B. SAY à TANNEGUY-DUCHATEL.


Paris… 1829.


Mon cher Monsieur,


Je vous suis obligé de votre brochure où vous ne défendez les intérêts des vignes qu’appuyé sur les bons principes, tandis que les forgerons ne s’appuient que sur les mauvais. J’aime surtout votre confiance dans le succès inévitable du bon sens.

Ayant reçu de Boston deux exemplaires d’une brochure sur la liberté du commerce, je vous prie d’en accepter un. Vous y trouverez quelques faits qui ne se rencontrent pas dans les écrits de notre hémisphère.

Je n’ai pas trouvé dans votre article du Globe toute la bienveillance d’un guerrier qui combat sous les mêmes étendards. Vos éloges sont exagérés et vagues, et quelques-unes de vos critiques sont injustes. J’ai cherché à donner de l’importance à L’économie politique. Vous la réduisez presque à l’usage des gouvernemens. Il me semble que la science qui montre aux sociétés en quoi consistent leurs vrais intérêts importe plus encore au public qu’aux gouvernemens.

Il faut laisser aux particuliers la partie technique des arts : d’accord ; mais il est de la science de leur apprendre les principes sur lesquels se fondent l’exercice et les résultats des arts. Qu’est-ce que les richesses publiques, sinon la somme des richesses privées ? S’il suffit à chaque art en particulier de savoir ce qui produit des richesses privées, il importe à chacun de savoir ce que le voisin fait de contraire ou de favorable à son entreprise.

L’économie politique n’enseigne pas toutes les parties des sciences politiques, telles que l’organisation civile, le droit inter-national, etc. Nous le savons fort bien ; mais en montrant quels sont les vrais intérêts de la société, elle sert de fondement et de guide à toutes les législations positives. Elle leur est supérieure, parce qu’elle développe des lois naturelles, impérieuses, que les lois positives, c’est-à-dire arbitraires, ne peuvent violer impunément.

Vous êtes tout-à-fait injuste en me reprochant d’avoir laissé de côté les richesses naturelles. Je crois être le premier qui les ait mises à leur véritable place. Le fond de ma doctrine est que le consommateur est d’autant plus riche que les produits se rapprochent plus du prix des richesses naturelles qui ne lui coûtent rien. (Voyez le chap. 5 de la troisième partie de mon Cours.) Je ne m’étends pas sur les richesses naturelles, parce que nous n’y pouvons rien que de nous en servir. Est-ce là les exclure ? Autant me reprocher d’avoir laissé de côté la chimie.

Les questions relatives à ce qui entre et sort de la classe des richesses naturelles et sociales, sont éclaircies dans vingt endroits des quatre volumes que j’ai déjà publiés, et je ne conçois pas que ces solutions aient échappé à une sagacité comme la vôtre. De sorte que vous me laissez le regret d’avoir assez mal réussi, pour avoir laissé dans votre esprit tous les doutes que vous manifestez, et qui sont complètement éclaircis pour moi.

Selon vous, mon cher critique, j’ôte de la science les besoins satisfaits, les jouissances procurées, tandis que j’en fais le but de la science. (Voyez le premier chap. de la première partie).

Il ne reste plus, dans mon économie politique, que des actions sans motifs, des faits sans explication, une chaîne de rapports dont les extrémités manquent et dont les anneaux les plus importans sont brisés. Je partage donc l’infortune d’Adam Smith, dont un de nos critiques a dit qu’il avait fait rétrograder l’économie politique ; et je plains les quatorze traducteurs dont j’ai les ouvrages dans ma bibliothèque, et qui ont eu la bonhomie de faire passer mes erreurs dans toutes les langues de l’Europe.

Je n’en rends pas moins justice, mon cher monsieur, aux services éminens que vous avez rendus dans d’autres occasions, et que vous êtes digne de rendre à l’économie politique.


P. S. Voici mon quatrième volume. Le cinquième et le sixième m’occupent en ce moment.

Dans le second article que vous annoncez, il est bien inutile de revenir sur cette polémique par laquelle nous pourrions bien ennuyer le public.