imprimerie de la Vérité (Ip. 295-299).

INDÉPENDANCE OU ANNEXION


22 septembre 1881.


Tandis que certaine feuille de Québec affecte à notre égard un silence qui veut être méprisant, mais qui ne réussit qu’à être ridicule ; tandis que l’organe des profanateurs du dimanche, à Montréal, nous traite de feuille « obscure, » les organes les plus importants des catholiques de langue anglaise aux États-Unis s’occupent de nos écrits. C’est ainsi que le Catholic Universe de Cleveland, Ohio, consacre un long article à discuter notre manière de voir sur le « lien colonial. »

Nous devons d’abord féliciter notre confrère de l’Universe de sa connaissance profonde de la langue française. La traduction qu’il donne de notre article est remarquablement bien faite ; elle rend notre pensée d’une manière parfaite et, en même temps, elle respecte le génie de la langue anglaise. Cette traduction élégante et correcte contraste singulièrement avec les traductions barbares et incompréhensibles de la plupart des journaux anglais du Canada.

Notre confrère de l’Universe est d’avis que nous ne devons pas craindre l’annexion du Canada aux États-Unis, il croit surtout que si le Canada devenait indépendant, la république voisine ne songerait probablement jamais à nous attaquer.

Nous, qui avons demeuré dix-sept ans aux États-Unis — et à une faible distance de la ville où se publie l’Universe — nous savons très bien que les masses du peuple américain ne sont pas d’un caractère belliqueux, n’aspirent pas après un agrandissement de territoire, surtout par la conquête. Mais nous savons qu’il existe aux États-Unis une école dont le rêve est de voir toute l’Amérique septentrionale soumise au gouvernement de Washington. C’est ainsi que plus d’un politique américain jette des yeux de convoitise sur le Mexique et le Cuba. Et notre confrère n’ignore pas que, même dans une république, c’est très souvent, pour ne pas dire toujours, une petite minorité remuante qui conduit la majorité, qui façonne les destinées d’un peuple.

Nous voulons bien croire que l’école entreprenante dont nous avons parlé n’aura jamais la haute main aux États-Unis, mais il n’en est pas moins certain que cette école existe.,

Nous partageons l’avis de notre confrère, que le Canada indépendant serait moins exposé à l’annexion que le Canada colonie, et c’est pour cette raison que nous ne considérons pas le lien colonial comme une protection pour nous, mais plutôt comme un danger.

L’Universe dit que si jamais le Canada était annexé aux États, nous aurions le droit de nous constituer en États indépendants ayant leur autonomie propre. Oui, si nous entrions librement dans l’Union, à la suite de négociations pacifiques ; mais non, si, à la suite d’une guerre entre les États-Unis et l’Angleterre, notre pays était cédé à la République à titre d’indemnité. Le vainqueur nous imposerait alors ses conditions.

Du reste, il y a une très forte tendance aux États-Unis à supprimer entièrement les droits souverains des États, au profit du pouvoir central. Depuis le commencement de la guerre civile, on a porté à ces droits des coups terribles, peut-être mortels. Le parti démocratique, qui luttait autrefois avec tant d’ardeur pour le maintien de ces droits, ne nous parait plus à hauteur de sa mission ; tout nous porte à croire que l’idée de centralisation est destinée à triompher, et que l’Union américaine perdra peu à peu son caractère fédératif. On conçoit que nous ayons tout à craindre de l’annexion aux États-Unis devenus un pays de centralisation.

L’Universe constate, comme nous, cette tendance à la centralisation aux États-Unis, et il ajoute qu’elle pourra bien un jour amener la rupture de l’Union. Et notre confrère entrevoit la formation d’un état indépendant composé du Canada et de la Nouvelle-Angleterre. C’est aussi l’idée de plusieurs autres penseurs. Nous la soumettons à la sérieuse considération de nos compatriotes établis dans les États de l’Est. Qu’ils conservent intactes, non-seulement leur foi, mais leur langue et leurs traditions nationales. Ils auront plus tard un rôle très important à jouer dans la formation de ce nouvel État qui se fondera peut-être un jour. Car si cet État doit exister, nous devrions avoir l’ambition bien légitime d’en faire un état catholique et canadien-français.

L’article de l’Universe nous inspire plusieurs autres réflexions, mais cet écrit est déjà trop long. Nous dirons seulement à notre excellent confrère, qu’en dehors de la province de Québec il n’existe pas, en effet, de sentiment national au Canada. Notre distingué correspondant de New-York, M. Farrer, l’a déjà constaté, et c’est strictement vrai. Le Canada, c’est la province de Québec ; elle seule a une histoire, des traditions ; elle seule est une patrie. Les autres provinces, si l’on excepte les centres acadiens et les établissements français du Nord-Ouest, ne sont que des possessions britanniques, riches et prospères, si vous voulez, mais habitées par des gens qui ne les considèrent pas comme leur home.


8 juillet 1882


Le Chronicle vient de publier une communication d’un nommé I. R. Eckart, sur le lien colonial versus l’indépendance du Canada. Le correspondant qualifie l’idée de l’indépendance de chimérique, et se prononce, non seulement en faveur du lien colonial, mais même en faveur d’une confédération britannique, composée de toutes les colonies anglaises. C’est le rêve de M. Blake, rêve chimérique, s’il en fût jamais.[1]

Nos lecteurs savent ce que nous pensons de cette question de l’indépendance du Canada. Pour nous, ce n’est pas une question très actuelle. Notre position vis-à-vis de l’Angleterre est satisfaisante, et nous aurions bien tort de commencer une agitation dans le but de la l’aire modifier.

Le lien colonial, il est vrai, présente de graves inconvénients que nous avons déjà signalés : Dans le cas de guerre, par exemple, entre l’Angleterre et les États-Unis, le Canada serait indubitablement le théâtre des hostilités, ce qui serait peu agréable pour nous, surtout s’il s’agissait d’une question où nous ne serions pas intéressés ; advenant une victoire de la république voisine, notre pays serait probablement, annexé aux États-Unis, résultat très fâcheux, selon nous.

Nous croyons que l’indépendance du Canada se produira graduellement, sans secousse, par la force même des événements, avec le plein consentement de l’Angleterre. Nous voudrions que l’on s’habituât ; à cette pensée, : que le Canada sera un jour appelé à se gouverner tout seul. Le lien colonial est de sa nature même destiné tôt ou tard à se rompre. Il est grandement à désirer que le peuple canadien ait assez, conscience de sa propre dignité pour que, advenant cette rupture, il n’aille pas se jeter entre les bras de notre puissante voisine.

Les écrits comme ceux de M. Eckart sont déplorables parce qu’ils ont pour but de faire croire aux Canadiens que, le lien colonial cessant, nous serons nécessairement et infailliblement absorbés par les États-Unis. C’est un sentiment peu patriotique qu’au lieu d’entretenir il faudrait combattre.

Quant à la fédération de toutes lus colonies de la Grande-Bretagne, encore une fois, c’est une chimère. Il ne faut pas être un profond observateur des événements pour se convaincre que l’Angleterre a atteint et dépassé l’apogée de sa puissance et de sa gloire ; elle décline visiblement, son prestige diminue, elle est sourdement minée par l’esprit révolutionnaire agissant au moyen des sociétés secrètes, et le jour n’est peut-être, pas éloigné où elle sera le théâtre de bouleversements sociaux et politiques très graves. Rêver pour elle en ce moment un accroissement de pouvoir, c’est une folie sans nom.


  1. Ce rêve est devenu, dans ces derniers temps, celui de sir John A. MacDonald.