imprimerie de la Vérité (Ip. 289-292).

THÉORIE ET PRATIQUE


25 août 1881


Il parait que le chemin de fer du nord sera vendu à des capitalistes français. Certains journaux ayant affirmé que M. Chapleau est allé en France dans le dessein de nous débarrasser de notre voie ferrée, la Minerve, qui est reconnue comme l’organe du premier ministre, a fait la déclaration suivante :

Que M. Chapleau prenne en France des renseignements sur les avantages que le gouvernement pourrait retirer en affermant, louant, ou vendant le chemin de fer du Nord, il semble qu’il n’y a rien en cela de bien irrégulier. Du moment que la question, comme décision finale, est laissée à la législature, que pouvons-nous avoir à craindre ?

Les ministres peuvent toujours préparer un contrat ; c’est même leur devoir, puisqu’ils sont chargés de l’administration des affaires de notre province. Quand ils voudront le faire accepter par la législation, celle-ci donnera son opinion et rendra son verdict.

Four nous, cela veut dire clairement que c’est l’intention du premier ministre de vendre le chemin, s’il le peut.

Nous ne voulons pas discuter la question de savoir s’il est à propos de vendre notre voie ferrée ou de l’exploiter nous-mêmes. Si la vente se fait honnêtement et à des conditions avantageuses, nous ne voyons pas quel principe s’y oppose.

Si la voie ferrée est vendue à un syndicat français, il y a une chose dont nous sommes certain et qui nous réjouit : C’est que l’on parlera français tout le long du chemin, depuis Québec jusqu’à Ottawa. Car nous avons lieu de croire qu’une compagnie française se montrera plus ferme que le gouvernement ne s’est montré, et ne permettra pas que l’on ostracise notre langue.

Mais ce n’est pas là le point sur lequel nous désirons insister. Nous voulons appeler l’attention sur la belle théorie constitutionnelle que la Minerve expose avec tant de complaisance et faire voir combien cette théorie diffère de la pratique.

La Minerve dit que nous n’avons rien à craindre du moment que la question, comme décision finale, est laissée à la législature, que la législature donnera son opinion sur le contrat et rendra son verdict. C’est précisément là où l’organe du premier ministre se trompe et trompe ses lecteurs. Avec le système de gouvernement dit responsable, les législatures ne sont pas libres de donner leur opinion, de rendre leur verdict, et de décider en dernier ressort. Ce ne sont pas les ministres qui sont responsables à la chambre, c’est la chambre qui est un simple instrument entre les mains des ministres.

Nous ne parlons pas des intrigues auxquelles les ministres ont souvent recours pour s’assurer une majorité, nous ne parlons pas des achats de consciences ; nous prenons une chambre composée d’hommes honorables, et nous disons que même cette chambre là n’est pas libre. Et voici pourquoi.

De nos jours on a poussé la « responsabilité ministérielle » tellement loin qu’elle est devenue nuisible, loin d’être un bienfait.

Le cabinet se présente devant la chambre avec un projet ministériel Qu’arrive-t-il ? Les députés qui appuient le cabinet sont forcés d’accepter ce projet, quelque défectueux, quelque extravagant qu’il soit. S’ils ne l’acceptent point, il y aura une crise gouvernementale, un changement de ministère, des élections générales, probablement. Obligés de choisir entre deux maux, les représentants choisissent ce qu’ils considèrent le moindre : ils votent le mauvais bill, ils ratifient le contrat défectueux.

Un système qui nous oblige à choisir sans cesse entre deux maux est mauvais et doit être condamné.

Nous voulons la responsabilité ministérielle véritable, mais il est temps de se débarrasser de la prétendue « responsabilité » au moyen de laquelle le cabinet tient la députation par la gorge. C’est un abus criant, il faut une réforme radicale.

Que le gouvernement ne soit tenu de se démettre que sur un vote direct de non confiance, et non sur le rejet d’un projet de loi ou d’un contrat.

Nous savons fort bien que ce que nous disons là ne plaira pas aux « constitutionnels » outrés, aux gens qui croient qu’il nous faut singer l’Angleterre en toutes choses. Nous n’écrivons pas pour eux, mais pour ceux qui pensent que les Européens n’ont pas le monopole du bon sens.