Mélange d’histoire (Renan)/Les Prairies d’or de Maçoudi

Calmann-Lévy (p. 253-275).

LES PRAIRIES D’OR

DE MAÇOUDI[1].





I.

La Société asiatique, fondée il y a cinquante ans et entretenue par les seules cotisations de ses membres, trouve moyen, grâce à l’esprit d’économie et de bonne administration qui la dirige, de publier, outre son journal, une collection d’ouvrages orientaux dont elle confie la traduction aux personnes les plus autorisées. M. Barbier de Meynard approche du terme de la grande tâche qu’il s’est imposée en choisissant pour sa part les Prairies d’or de Maçoudi. Le septième volume de cette belle publication vient de paraître ; encore deux volumes, et l’ouvrage sera complet. Peu de travaux feront plus d’honneur à la solide école d’orientalistes qui continue encore chez nous les excellentes traditions de Silvestre de Sacy, et lutte, non sans peine, avec l’appui de l’Institut, contre l’envahissement du charlatanisme, auquel la légèreté du public et parfois la faiblesse de l’administration donnent une si forte prime d’encouragement. M. Barbier de Meynard a su parfaitement trouver le style que demandait une pareille traduction, à l’exactitude de laquelle son autorité comme arabisant donne la meilleure des garanties.

La grande compilation d’histoire et de biographie à laquelle Maçoudi a donné le titre de Prairies d’or est un des plus importants écrits de l’Orient. Dans le vaste champ de l’histoire et de la polygraphie arabe, il n’y a pas un livre aussi instructif. La méthode de Maçoudi est assurément singulière. Jamais on ne vit un manque plus complet d’ordre et de classification. Omettant les événements principaux, qu’il suppose connus du lecteur, l’auteur insiste sur les détails, sur les cancans de la ville et les médisances du seraï. L’histoire littéraire surtout occupe une très-large place dans ses récits. On dirait que Maçoudi, devinant les procédés de la critique moderne, a compris quelle lumière les œuvres de la littérature jettent sur l’histoire politique et sociale d’un siècle. Malheureusement, les Prairies d’or ne sont qu’une très-petite partie de l’œuvre de Maçoudi. Aux yeux de leur auteur, ils n’étaient qu’un supplément, une sorte d’index, accompagné d’addenda, à deux autres grands ouvrages qu’il avait composés et que nous n’avons plus. Les Prairies d’or elles-mêmes reçurent un nouveau supplément. L’œuvre totale de Maçoudi formait ainsi une vaste encyclopédie d’histoire anecdotique, divisée en quatre compilations successives, se complétant l’une l’autre, et renfermant tout ce qu’une lecture immense et des relations étendues lui avaient offert de renseignements sur les siècles antérieurs. La perte plus ou moins irréparable des recueils dont les Prairies d’or ne sont que la continuation ne saurait être assez regrettée.

Tel qu’il est, malgré ses lacunes et ses choquants défauts, le recueil de Maçoudi est un livre d’un rare intérêt. Je ne connais pas de lecture plus attachante que celle de cette longue causerie, pleine de parenthèses, rappelant la manière d’un Sainte-Beuve, par l’aisance, l’ampleur des informations, la curiosité éveillée, sinon, par le goût et la délicatesse. Ce chapelet d’anecdotes et de digressions, rattachées entre elles au moyen du fil le plus léger, tient toujours l’attention sous le charme. Le septième volume des Prairies d’or, que vient de publier M. Barbier de Meynard, contient la suite de l’histoire des Abbasides, dont le sixième volume, publié en 1871, nous avait donné le commencement. Celui-ci s’ouvre à l’avènement définitif de Mamoun (813 après J.-C), et se termine au meurtre de Motaz (869). Il comprend donc une période d’environ un demi-siècle, et nous fait assister à la période la plus brillante, puis à la décadence du khalifat de Bagdad. Jamais temps ne fut si bien fait pour occuper un Tallemant des Réaux, et jamais homme ne fut mieux préparé que Maçoudi, par sa philosophie facile et son insouciance morale, à ce rôle de collecteur d’ana et de chroniqueur indiscret.

Il n’est pas donné à toutes les époques ni à tous les pays d’être poétiques ou romanesques. Le genre particulier de plaisir d’imagination que les Mille et une nuits ont fait accepter au monde entier, et qui a répandu autour du khalifat de Bagdad une si brillante auréole de fantaisie, se retrouve dans Maçoudi, non rattaché à une fiction, mais résultant de tableaux historiques. On conçoit quelle importance doivent avoir, pour la critique, de pareils tableaux tracés par un érudit arabe, postérieur seulement d’un siècle à l’époque dont il parle. Les Mille et une nuits, dans leur rédaction dernière, sont d’une médiocre ancienneté. Elles sont l’ouvrage d’un compilateur, homme de goût, qui a su grouper autour d’un centre brillant tous les contes qu’il savait. Quant à la couleur historique, l’auteur n’a rien inventé. L’idéal romanesque du khalifat était vieux de sept ou huit cents ans quand il l’a pris pour fond de ses récits. Le livre de Maçoudi, écrit l’an 332 de l’hégire (944 de J.-C), prouve que l’éblouissement causé par tant de splendeur et de prospérité se produisit chez la génération même qui suivit la disparition de ce rapide météore. Le siècle qui s’écoula de l’avènement d’Almansour à l’assassinat de Motéwakkil (754-861) laissa une impression qui ne s’effaça plus. Les Sassanides étaient bien dépassés. À l’éclat de leur domination, les Abbasides avaient joint un esprit, une finesse, un abandon, une familiarité qui ne s’étaient jamais vus chez les souverains de l’Orient. Des dons que l’esprit arabe n’avait pas encore montrés à ce point se révélèrent ; la conversation devint le plaisir suprême ; les nuances les plus exquises du ton de l’homme du monde furent observées, décrites, analysées ; la théorie de l’art se vit poussée à ses dernières finesses. Les lettrés, pour qui ces règnes glorieux furent un âge d’or, n’eurent plus d’autre rêve. Ainsi se forma une série d’anecdotes, en partie vraies, en partie fausses ; certains types comme celui du khalife Haroun-al-Raschid, du prince-poëte Ibrahim, fils de Mehdi, donnèrent le ton pour le reste, et de tout cela résulta un tableau vrai dans sa couleur générale, quoique la fantaisie ait seule présidé à l’arrangement des détails.

La part de fiction se voit surtout dans le soin avec lequel Maçoudi varie ses portraits, quand il s’agit de présentations au khalife. On sent un art analogue à celui de La Bruyère, travaillant sur des mœurs réelles et les exprimant en caractères généraux. À côté du lettré courtisan, qui fait tout avec aisance par habitude du monde, il y a l’homme instruit, capable, par l’effet de sa bonne éducation, de se tenir parfaitement à la cour, sans cesser d’être grave et sans s’associer aux légèretés dont il est témoin, sachant qu’il dérange un peu les jeunes fous, et néanmoins restant jusqu’à ce qu’il ait épuisé les motifs qui l’ont amené, faisant tout avec bonne grâce, sans sortir de son sérieux, excellent causeur ; tel est le kadhi Ahmed Ibn-Abi-Douad : « On raconte que le khalife Motacem avait réuni quelques courtisans à Djauçak (palais près de Bagdad) pour boire le vin du matin, et leur avait ordonné de préparer chacun un plat de leur façon, lorsqu’il aperçut Sallamah, le page d’Ibn-Abi-Douad : « Voici, dit-il, le page d’Ibn-Abi-Douad qui vient s’enquérir de ce que nous faisons ; dans un moment son maître va se présenter ; il me parlera d’un tel de la famille de Hachem, d’un tel de Koreich, et d’un Ansar[2], et d’un Arabe, de sorte qu’avec ses requêtes il troublera nos projets de plaisir. Je vous prends à témoin que je n’accueillerai pas une seule de ses demandes aujourd’hui. » Il venait de prononcer ces paroles, lorsque le chambellan Itakh annonça Ibn-Abi-Douad : « Que vous disais-je ? » ajouta le prince en s’adressant à ses convives ; et, comme ceux-ci l’engageaient à ne pas recevoir le kadhi, ce dernier entra et salua. À peine avait-il pris place et commencé de parler, que le visage du khalife se dérida ; la joie se répandit dans tout son être. « Père d’Abd-Allah[3] », dit-il ensuite au dernier entré, « chacun de ceux qui sont ici vient d’apprêter un plat de sa façon, et nous te prenons pour kadhi en cette affaire. — Qu’on me serve ces mets, » répondit Ibn-Abi-Douad, « afin que je puisse les goûter et prononcer en connaissance de cause. » On apporta les plats et on les posa devant lui. Il se mit à manger copieusement du premier qui lui fut présenté. « Voilà qui est injuste, » lui dit Motaçem. « Et pourquoi, prince des croyants ? — Il me semble que, après avoir mangé de ce plat avec tant de plaisir, tu trancheras la question en faveur de celui qui l’a préparé. — Prince des croyants », répliqua Ibn-Abi-Douad, « je m’engage à faire honneur aux autres plats tout autant qu’à celui-ci. — Soit, » dit le khalife en souriant, « cela te regarde. » Le kadhi tint sa promesse et prononça ensuite ses arrêts : « Le mérite de celui qui a préparé ce mets, c’est qu’il y a prodigué le poivre en ménageant le cumin ; le mérite de cet autre, c’est qu’il y a prodigué le vinaigre et ménagé l’huile. Ce qui rend cet autre plat excellent, c’est que les épices y sont mélangées en égale proportion ; quant à celui-ci, l’auteur a fait preuve de goût en y mettant moins d’eau que de bouillon. » Et il signala ainsi le mérite de chaque plat avec des éloges qui charmaient celui qui l’avait accommodé. Puis il se mit à table avec les convives et mangea de la meilleure grâce et du meilleur appétit, en rappelant les prouesses des grands mangeurs des premiers âges de l’islam, comme Moâviah fils d’Abou-Solian, Obeïd-Allah fils de Ziad, Haddjadj fils de Youçouf, Suleïman fils d’Abd-el-Mélik, ou bien celles des plus fameux gourmands contemporains, comme Meïçarah le marchand de dattes, Dawrak le boucher, Hatem le mesureur de grains et Ishak le baigneur. Quand la table fut enlevée, le khalife lui demanda : « Père d’Abd-Allah, as-tu quelque requête à m’adresser ? — Oui, Sire », répondit le juge. « Parle, car nos convives sont impatients de se divertir. — Eh bien, prince des croyants, un membre de votre famille est disgracié de la fortune ; il se trouve dans une situation pénible ; il vit misérablement. — Qui est-ce ? » demanda Motaçem. Le kadhi nomma Suleïman, fils d’Abd-Allah Naufeli. « Estime ce qu’il lui faut. — Cinquante mille dirhems. — Je les lui donne. — J’ai une autre requête, » reprit le juge. « Quelle est-elle ? — Veuillez rendre à Ibrahim, fils de Motamer, ses biens domaniaux. — J’y consens, » répondit le prince. « Voici une troisième demande. — Accordé », répliqua Motaçem. De sorte que le kadhi ne s’éloigna que après avoir exposé treize affaires pour lesquelles il n’essuya pas un seul refus. Il se leva alors et prononça l’allocution suivante : « Prince des croyants, que Dieu vous accorde de longues années ; car votre existence donne à vos sujets des campagnes fertiles, une vie heureuse et des richesses abondantes ! Puissiez-vous jouir d’une félicité parfaite, être comblé des faveurs de Dieu et préservé de toute disgrâce ! » Quand il se fut éloigné, Motaçem ajouta : « En vérité, on est fier de connaître un homme tel que lui, et heureux de le fréquenter ; il l’emporte sur mille de ses égaux. Avez-vous remarqué comme il s’est présenté, comme il a salué et pris la parole ? Avec quel art il a su goûter et louer les mets, et s’étendre dans l’entretien, enfin quelle gaieté il a répandue sur notre repas ? Pour repousser une demande venant de lui, il faudrait être un homme vil et de basse origine. Vrai Dieu ! s’il m’eût demandé, séance tenante, la valeur de dix millions de dirhems, je n’aurais su les lui refuser, parce que je suis convaincu qu’en retour de ce don il m’aurait acquis de la gloire en ce monde et une récompense dans la vie future. »

L’homme de talent d’une naissance obscure, aux dehors humbles, qui ne se rend à la cour que contraint par ses amis, qu’on force, avant d’y venir, à se couper la barbe et à prendre un bain, mais qui, introduit, se comporte avec tact, montre son mérite presque malgré lui, se lève quand celui qui l’a introduit, fier de l’estime qu’on a pour son protégé, lui fait un signe, c’est Mani, surnommé Movasvis. Le bouffon grossier est Ali, fils de Djoneid, Eskafi. Le bouffon plus distingué est Aboul-Anbas, qui amuse le khalife par des parodies de l’amour héroïque, et en particulier par une complainte burlesque de l’Âne amoureux, fondée sur un genre de ridicule qui n’a que trop réussi de nos jours. Maçoudi rend ces diversités dans la perfection ; il a au plus haut degré le talent de l’anecdote littéraire, l’art de grouper les circonstances, de donner aux traits les plus déliés leur valeur significative. L’histoire du parasite fourvoyé parmi les manichéens, l’aventure de jeunesse d’Ibrahim Ibn-Mehdi, les traits du quémandeur Sammam, sont de véritables petits chefs-d’œuvre de narration, supérieurs, même comme agrément, aux meilleurs récits des Mille et une nuits.

Mais où je trouve Maçoudi par-dessus tout peintre habile et profond moraliste, c’est quand il s’agit d’expliquer ce qu’a d’étrange et d’unique dans l’histoire le caractère du khalife abbaside, dont Haroun al-Raschid restera longtemps le type populaire. Ce mélange bizarre, à la fois attachant et légèrement comique, de fine bonhomie, de scepticisme et de malignité, ces goûts alternativement vulgaires et distingués, cette férocité sans méchanceté et qu’un trait d’esprit désarme, ce chef de religion, gourmand, ivrogne, causeur, avide surtout des plaisirs intellectuels, vivant au milieu de compagnons de débauche, de savants et de joyeux esprits, se montre dans Maçoudi avec autant de relief et de vie, et avec moins de monotonie que chez les conteurs. Gaie et superficielle façon de prendre la vie, résignation facile sur ses petites misères, plaisir d’enfant trouvé à ce qu’elle a d’imprévu, dose de philosophie suffisante pour voir la vanité du fanatisme, insuffisante pour donner du sérieux à la conduite, parti absolu d’envisager le monde comme incurable et de ne pas se tourmenter pour le guérir, on n’a jamais mieux rendu tout cela que ne font les Prairies d’or. Certes elle aura toujours sa place en esthétique, cette société arabe du ixe siècle, dernier fruit d’une race spirituelle, riche d’images et de sensations, ayant abusé de tout sans avoir rien approfondi, et dont l’expression la plus élevée est un prince des croyants qui ne croit pas en lui-même, un vice-prophète qui rappelle assez bien ce que serait chez nous un pape faisant ses délices des poésies de Théophile Gautier ou d’Alfred de Musset. Mais une telle civilisation devait être éphémère. Il paraît que les ruines du vieux Bagdad sont dénuées de grandeur, que l’emplacement de tant de palais est méconnaissable. Sans suite, sans énergie, l’esprit du khalifat abbaside n’était pas ce qu’il fallait pour fonder une dynastie honnête, gardée par une armée fidèle. On n’est pas surpris de voir, dès le règne de Motaçem, les milices turques devenir indispensables à la société arabe, toujours légère, anarchique, incomplète. On sent que la pesante race tartare deviendra le lest d’un monde incapable de trouver en son sein les conditions de la stabilité, ou plutôt que cette soldatesque rude, grossière, susceptible d’être entraînée à tous les crimes, mais obéissante et disciplinée, se substituera à la race étourdie qui ne possède pas en elle-même le principe de l’autorité et du commandement.

On est surpris de voir à quel degré de libéralisme les idées en étaient venues à Bagdad, surtout sous le khalifat de Mamoun. Le khalife, tous les mardis, présidait une conférence de droit. Mamoun entretenait avec les assistants la discussion la plus belle, la plus modérée, la plus dépourvue de morgue et de pédantisme. Un jour. pendant la séance, le chambellan Ali, fils de Salih, se présenta : « Prince des croyants, dit-il, un homme revêtu d’un pagne grossier, qu’il porte relevé, est au seuil du palais ; il demande à être admis, afin de prendre part à la discussion. » Les personnes présentes virent que c’était un soufi et voulurent empêcher de l’introduire ; mais le khalife en avait déjà donné l’ordre. Quand il fut assis : « Me permets-tu, dit-il au prince, de t’adresser la parole ? — Parle, lui répondit Mamoun, mais de manière à être approuvé de Dieu. » L’inconnu continua ainsi : « Ce trône sur lequel tu es assis, le dois-tu au suffrage, au consentement des musulmans, ou bien à la violence que tu aurais exercée sur eux en abusant de ta force ? » Mamoun répondit : « Je ne le dois ni au suffrage ni à la violence. Celui qui dirigeait avec moi les affaires des musulmans, et qu’ils supportaient de gré ou de force, m’a transmis l’autorité et m’a fait prêter serment. Devenu seul maître de l’empire, j’ai bien pensé qu’il était nécessaire d’être reconnu par le suffrage unanime et librement exprimé des musulmans. Mais, après y avoir réfléchi, j’ai craint que, si je les abandonnais à eux-mêmes, l’islam ne fût mis en péril, la guerre sainte abandonnée, le faible livré sans défense à l’oppresseur. En conséquence, je garde le pouvoir afin de protéger le peuple, de combattre ses ennemis, d’assurer la sécurité des routes. J’espère amener ainsi les musulmans par la main jusqu’à un état où, leurs suffrages se réunissant sur un souverain de leur choix, je puisse résigner mon pouvoir et devenir un simple sujet. Sois donc l’interprète de mes sentiments auprès de la communauté musulmane, et, quand elle se sera mise d’accord, j’abdiquerai. » Le personnage mystérieux se leva. Ali, fils de Salih, rentra peu après : « Prince des croyants, dit-il, j’ai dépêché quelques agents sur les traces de cet homme. Il s’est dirigé vers une mosquée où une quinzaine d’individus de même apparence que lui étaient réunis. « Eh bien, tu l’as vu ? » lui ont-ils demandé. « Oui, » a-t-il répondu. « Que t’a-t-il dit ? — Rien que de sages paroles ; il m’a dit qu’il ne retenait entre ses mains le gouvernement des musulmans que pour assurer la sécurité des routes, pour maintenir le pèlerinage et la guerre sainte, mais que, lorsque le peuple réunirait ses suffrages sur un chef librement élu, il remettrait le pouvoir à ce dernier et abdiquerait. — Voilà qui est bien », ont-ils dit. Et ils se sont séparés. — « Tu le vois, Abou-Mohammed, dit le khalife, en se tournant vers un de ses favoris, nous avons contenté ces gens-là en leur parlant simplement. »

L’accueil qu’il faisait aux faux prophètes était d’une ironie non moins piquante. Un imposteur de ce genre ayant été enchaîné et traduit devant lui : « Tu es donc prophète et chargé d’une mission ? dit Mamoun. — Pour le moment chargé de chaînes, lui répondit cet homme. — Malheureux, reprit le khalife, qui t’a séduit ? — Est-ce ainsi qu’on parle aux prophètes ? répliqua l’autre ; en vérité, si je n’étais garrotté, j’ordonnerais à Gabriel de vous anéantir tous. » Mamoun se mit à rire. « Nous te ferons délier, dit-il ; mais, après cela, tu ordonneras à Gabriel d’exécuter ta menace ; s’il t’obéit, nous croirons en toi et à la vérité de ta mission. » On le débarrassa de ses chaînes. Heureux de se sentir libre, l’imposteur s’écria en haussant la voix, comme s’il s’adressait au ciel : « Envoie désormais qui tu voudras, et qu’il n’y ait plus rien de commun entre toi et moi. Quoi ! un autre possède les biens de ce monde, et moi, je n’ai rien ! Il faut être entremetteur pour se charger de tes affaires. » On lui rendit la liberté, et il reçut des secours.

« J’étais à une réception chez Mamoun, raconte Tomamah, fils d’Achras, lorsqu’on lui amena un homme qui se donnait pour Abraham, l’ami de Dieu. — « Je n’ai jamais entendu, » s’écria Mamoun, « une pareille insolence à l’adresse de Dieu. — Sire, » lui dis-je, « me permettez-vous de parler à cet homme ? — Je te l’abandonne. — Tu sais, » dis-je au prétendu prophète, « que Abraham (sur qui soit le salut !) attesta sa mission par des miracles. — Lesquels ? — On alluma un grand feu dans lequel on le jeta, et il y trouva la fraîcheur et le bien-être. Nous allons allumer un bûcher et t’y précipiter ; si le feu te traite comme il a traité Abraham, nous croirons en toi et à tes paroles. — Demandez-moi des preuves plus faciles. — Eh bien, repris-je, les preuves fournies par Moïse. — Quelles sont-elles ? — Il jeta son bâton, qui, se changeant en serpent, courut et dévora ceux des magiciens ; il frappa la mer avec ce bâton et les flots s’écartèrent ; enfin sa main devint toute blanche sans qu’il en souffrît. — C’est encore trop difficile ; citez-moi quelque chose de plus commode. — Les miracles de Jésus ? — Quels sont ces miracles ? — il ressuscita des morts. » Notre homme ne me permit pas de continuer la série de ces miracles et s’écria : « Laissez-moi donc tranquille avec les preuves de Jésus, puisque j’apporte la grande catastrophe. — Non, » répliquai-je, « il nous faut absolument des preuves. — Je n’ai rien de tout cela, » dit-il ; « j’avais pourtant dit à Gabriel : Puisque vous m’envoyez chez des démons, donnez-moi du moins quelque signe que je puisse emporter ; sinon, je ne bouge pas. Mais l’ange s’est fâché et m’a répondu : Tu emportes une catastrophe plus terrible que l’heure du jugement ; pars toujours, et vois ce que ces gens-là te répondront. » Mamoun se mit à rire : « Voilà, dit-il, un de ces prophètes comme il en faut aux heures d’amusement. »


II.

On a souvent relevé ce fait important que les khalifes abbasides, bien que du plus pur sang arabe, ont en réalité beaucoup de traits du caractère persan. Un de ces traits est la perpétuelle préoccupation de la mort. À la suite d’une longue discussion de physique et de métaphysique qui eut lieu un soir chez le khalife Watik, le khalife, dont l’attention commençait à se lasser, pria chacun des savants qui avaient pris part à la conférence de citer de mémoire quelques sentences sur le renoncement à un monde où tout passe et s’anéantit. Ils dirent les uns après les autres ce qu’ils savaient en ce genre, et racontèrent des traits tirés de la vie des anciens philosophes et des sages de la Grèce, comme Socrate et Diogène, Watik leur dit alors : « Vous avez développé ce sujet et vous l’avez orné du charme de votre éloquence ; je désire maintenant que l’un d’entre vous me cite la plus belle sentence qui fut prononcée par les sages qui entouraient le cercueil d’or massif où Alexandre venait d’être déposé. » Un des docteurs répondit alors au khalife : « Toutes leurs paroles sont dignes d’admiration ; mais la plus belle sentence prononcée parmi les sages convoqués à cette cérémonie fut celle de Diogène, sentence que d’autres attribuent à un sage de l’Inde ; la voici : « Alexandre était hier moins silencieux qu’aujourd’hui ; mais, aujourd’hui, il nous instruit mieux qu’hier. » Watik répandit des larmes abondantes et sanglota avec force ; tous les assistants mêlèrent leurs larmes aux siennes. Puis il se leva brusquement et improvisa ces vers :


« Dans les vicissitudes capricieuses de la destinée, il y a des chutes
et des effondrements.

L’homme était au faîte de sa fortune, et le voilà qui tombe au
fond de l’abîme.

Les jouissances humaines sont éphémères ; la vie de l’homme
n’est qu’un vêtement d’emprunt. »


Un immense ennui, une sorte de mélancolie profonde qui cherche à s’étourdir, se cachaient, en effet, au-dessous de ces enfantillages. Le khalife qui trouvait son divertissement dans un déjeuner champêtre, dans un plat de viande hachée volé à des matelots, dans des pasquinades de rôdeurs de nuit, était, au fond, poursuivi par un invincible dégoût de toutes choses et par la vue claire du néant universel. Il s’y joignait, au moins chez Motéwakkil, le sentiment de la fragilité d’un pouvoir qui ne reposait que sur la fidélité de mercenaires étrangers. Ce khalife passe sa vie à fondre en larmes. Il essaye de la réaction religieuse. Le libre examen et les discussions philosophiques, qui avaient passionné l’opinion sous Watik et sous Motaçem, furent interdits pendant quelque temps. On sentait la faiblesse du libéralisme pour fonder quelque chose, et l’on pensait se donner de la force en rendant une valeur officielle à des routines auxquelles on ne croyait pas. La frivolité n’y perdit rien, et le goût baissa. Les divertissements de la cour devinrent bouffons. La mode se tourna vers une poésie légère, élégante parfois, souvent grossière ; derrière ces puérilités usées, apparaissaient comme des menaces le fanatisme musulman grandissant chaque jour et la protestation souterraine des partisans d’Ali. L’assassinat nocturne de Motéwakkil est un récit frappant, que Maçoudi a emprunté au poëte Bohtori, qui passa la soirée au château. Le matin, le khalife avait paru plus gai que de coutume. Il se réveilla dispos, crut sentir un certain mouvement de sang et se fit saigner ; puis il réunit ses familiers, ses musiciens, et s’abandonna tout entier à la bonne humeur. Le soir, il eut des pressentiments. L’entretien roula sur l’orgueil et les façons hautaines des souverains. Le khalife témoigna l’horreur que ce défaut lui inspirait, se tourna vers la Mecque, prit une poignée de terre et la répandit sur sa tête, ce qu’on trouva excessif. Il se fit ensuite servir à boire, et, quand les fumées du vin eurent commencé à troubler sa raison, ses chanteurs lui exécutèrent un morceau qu’il loua fort. Il se retourna vers son ami le plus intime : « De tous ceux qui ont entendu cet air chanté par Moukharik[4], il ne reste plus que toi et moi ! », et il pleura. À ce moment, le serviteur de Kabiha, l’une de ses favorites, entra portant enveloppée dans une serviette une robe de chambre que Kabiha lui offrait. Le khalife s’en revêtit. Bohtori avoue qu’il en eut envie, et qu’il cherchait l’occasion de quelque compliment improvisé qui lui aurait valu le don de la robe, lorsque Motéwakkil, faisant un mouvement brusque, la déchira d’un bout à l’autre, puis la prit, la roula, et, la remettant au valet, lui dit : « Va et dis à ta maîtresse qu’elle conserve ce manteau pour m’en faire un linceul après ma mort. » Bohtori, ému, se dit en lui-même la phrase que les musulmans répètent volontiers dans les moments graves : « Certes, nous appartenons à Dieu, et nous retournons à lui. »

Cependant, le khalife s’était fortement enivré. Les valets qui se tenaient à son chevet avaient coutume de le remettre sur son séant lorsque le corps s’inclinait. En ce moment, il était à peu près trois heures de nuit ; tout à coup parut Baguir, accompagné de dix Turcs. Leur visage était voilé, et les sabres qu’ils tenaient dans leur main étincelaient à la lueur des flambeaux. Tout le monde s’enfuit, Bohtori comme les autres. Seul, un chambellan fidèle lutta contre les assassins et fut percé de part en part. Baguir porta au khalife un grand coup de sabre, promptement suivi d’un autre. Les deux cadavres, roulés dans le tapis sur lequel ils avaient été frappés, furent poussés dans un coin où ils restèrent cette nuit-là et une grande partie du jour suivant. Kabiha les ensevelit ensuite dans le manteau même qui avait été déchiré par Motéwakkil.

La touchante histoire de Mahboubé (p. 281-286) montre, chez une musicienne du harem, des qualités de cœur et une culture d’esprit qu’on est surpris d’y trouver. Les additions que fait Maçoudi aux aventures des poëtes morts d’amour (p. 223-228, 351-360), sujet toujours cher aux historiens de la littérature arabe, ont un grand charme romanesque. Après les journées des Arabes, les récits sur ceux d’entre eux qui moururent du mal d’amour étaient un des sujets les plus ordinaires dans les conversations des hommes instruits. Mostaïn, surtout, en raffolait, et la meilleure manière de lui plaire était de lui apporter quelque nouveau détail sur ces martyrs, dont les Actes furent recueillis avec presque autant de soin que ceux des témoins de l’islam. L’histoire de Medjnoun, en particulier, est un morceau exquis, empreint de toute la poésie du désert.

« J’étais allé chez les Benou-Amir uniquement pour y rencontrer Medjnoun. Je trouvai là son père, un vieillard, et ses frères, hommes dans la force de l’âge ; on voyait que le bien-être et l’aisance régnaient dans cette famille. Je leur parlai de Medjnoun ; ils pleurèrent, et son père me répondit : « En vérité, c’était, de mes enfants, celui que je préférais ; il tomba amoureux d’une femme de sa tribu, qui certes n’aurait pu prétendre à un tel parti ; cependant, lorsque la passion qu’ils éprouvaient l’un pour l’autre s’ébruita, le père de cette femme refusa de la donner en mariage à mon fils et lui choisit un autre époux. Nous avons alors enchaîné Medjnoun ; il se mordait la langue et les lèvres avec une telle fureur, que nous craignîmes qu’il ne se les coupât ; nous lui rendîmes donc la liberté. Il s’est enfui dans ces plaines désertes ; chaque jour on lui porte son repas, que l’on place en évidence ; quand il le voit, il s’approche et mange ; lorsque ses vêtements sont usés, on lui en apporte d’autres, et on les place à portée de sa vue. » Je les priai de me conduire près de lui ; ils m’indiquèrent un jeune homme de la tribu. « Il a toujours été son ami », me dirent-ils, « et Medjnoun ne se familiarise qu’avec lui seul. » J’allai trouver ce jeune homme et le priai de me servir de guide. « Si vous voulez ses vers », me répondit-il, « je les possède tous, jusqu’à ceux qu’il fit hier ; demain, j’irai le trouver, et, s’il en a improvisé d’autres, je vous les apporterai. » Comme je le priais de vouloir bien m’y conduire, il reprit : « Dès qu’il vous verra, il prendra la fuite ; je crains aussi qu’il ne m’évite désormais, et que ses vers ne soient perdus pour moi. » Mais j’insistai avec tant d’opiniâtreté qu’il ajouta : « Eh bien, allez à sa recherche dans ces solitudes ; quand vous l’apercevrez, approchez-vous doucement de lui ; il cherchera à vous intimider et fera mine de vous lancer ce qu’il aura sous la main ; asseyez-vous sans faire attention à lui ; mais observez-le à la dérobée, et, lorsque vous le trouverez plus calme, tâchez de lui réciter quelque passage de Kaïs, fils de Doreïh ; c’est un poëte qu’il affectionne. » Je me mis en route le jour même, et, dans l’après-midi, je trouvai Medjnoun. Assis sur un monticule, il traçait des lignes sur le sable avec ses doigts. Je m’approchai sans hésitation ; il s’enfuit comme un animal sauvage à la vue de l’homme, et ramassa une des pierres qui étaient sur le sol. Je continuai cependant, à m’avancer, je me plaçai près de lui et demeurai tranquille quelques instants, tant qu’il parut vouloir m’éviter. Quand il vit que je restais, il se calma et se rapprocha en jouant avec ses doigts. Alors je le regardai et lui dis : « Qu’ils sont beaux, ces vers de Kaïs ben-Doreïh :

« Je répandrai toutes les larmes de mes yeux, tant est grande
l’épouvante que m’inspirent le présent et le passé.

Demain, me dit-on, ou la nuit d’après, partira une amante qui
ne s’était jamais éloignée, mais dont le départ est résolu.

Je n’aurais jamais pensé que mes propres mains me donneraient
la mort ; ce qui doit arriver arrive. »


Le fou pleurait à chaudes larmes et me dit : « Vrai Dieu ! j’ai été, moi, meilleur poëte en ces vers :


« Mon cœur n’aimera jamais que la belle Amirite, dont le surnom
est Oumm-Amr.

Ma main, en la touchant, semblait humide de rosée et prête à
se couronner de feuilles verdissantes.

J’admire l’acharnement de la destinée à nous désunir ; elle ne
s’apaisera qu’après nous avoir séparés.

Amour, redouble mes tortures chaque nuit, et toi, ô consolation
de mes jours, je t’attends au jour de la résurrection. »


Après cela, il s’échappa et je partis. Je revins le lendemain, et, quand je l’eus rencontré, la même scène que la veille se passa entre nous. Dès qu’il se fut radouci, je lui dis : « Quels beaux vers, vraiment, que ceux de Kaïs ! — Lesquels ? » fit-il. Je repris :


« Voyez en moi un homme qui est reconnaissant de vos bontés et
qui excuse vos rigueurs.

Si la tribu a décidé que nous serions séparés, du moins entre
toi et moi les relations sont restées pures. »


Medjoun pleura et me dit : « Je jure que j’ai été supérieur à Kaïs dans les vers suivants :


« Tu m’as attiré vers toi, et, quand tu as eu captivé mon cœur
par des paroles qui forceraient les chamois de descendre dans les
plaines rocailleuses,

Tu m’as abandonné, incapable de me défendre, et tu as laissé
dans mes flancs le mal qui les consume. »


En ce moment une gazelle passa devant nous, et il s’élança à sa poursuite ; quant à moi, je m’éloignai. Je revins le troisième jour et ne le rencontrai point ; je courus en informer sa famille. On dépêcha l’homme qui avait coutume de lui porter sa nourriture ; il revint en disant que les mets étaient restés intacts. Je me mis alors en route avec ses frères ; nous passâmes une journée et une nuit entières à sa recherche, et nous le trouvâmes, le lendemain matin, étendu mort dans le lit d’un torrent. Ses frères le transportèrent chez eux, et je retournai dans mon pays. »

Comme critique littéraire, Maçoudi a souvent beaucoup de justesse. Ce qui concerne Abou-Temmam, le poëte le plus célèbre du temps avec Bohtori, est plein d’intérêt. Cet homme de talent ne pratiquait pas les devoirs de l’islam. « Abou-Temmam, racontait un de ses amis, vint me trouver pendant mon séjour en Perse et demeura longtemps chez moi. Il me revint de différents côtés qu’il ne faisait pas la prière ; je chargeai donc quelqu’un de le surveiller aux heures canoniques et je trouvai que l’information était exacte. Comme je censurais sévèrement sa conduite, il me répondit : « Crois-tu qu’après être accouru de Bagdad jusque chez toi, après avoir supporté les fatigues de cette longue route, je négligerais quelques génuflexions faciles, si je croyais qu’une récompense est réservée à celui qui les accomplit, et une peine à celui qui les néglige ? » — « Je songeai à le tuer, ajoute le narrateur, et je ne renonçai à ce projet que dans la crainte qu’on n’attribuât le meurtre à un autre motif. » — Une jolie page, citée par Maçoudi, est celle-ci : « Abou-Temmam se distingue par des inventions gracieuses et des pensées délicates ; quand il est excellent, il l’emporte sur Bohtori et sur tous ceux qui l’ont précédé parmi les modernes. Mais la poésie de Bohtori est d’un ton plus soutenu et plus égal ; ce poëte composait une kaçida tout entière sans laisser la moindre prise aux sévérités de la critique, tandis qu’Abou-Temmam, après avoir trouvé un vers d’une beauté rare, le fait suivre d’un vers assez faible. Je ne saurais mieux le comparer qu’au plongeur qui retire du fond de la mer perles et fucus, et les étale sur la même ligne. Si Abou-Temmam n’était suspect, comme beaucoup d’autres poëtes, d’aimer ses productions d’une façon peu éclairée, et qu’il fût permis d’effacer de ses œuvres tout ce qui choque le goût, il resterait le plus grand parmi ses émules. » Abou-Temmam avait des admirateurs fanatiques et des détracteurs enragés. Maçoudi, modéré en tout, veut qu’on observe à son égard un sage éclectisme, et surtout qu’on se défie des jugements passionnés des orthodoxes. Il rappelle à ce sujet un beau mot attribué à Ali : « La science est la brebis égarée du croyant ; reprends ta brebis égarée, même chez les infidèles. » — « La passion, ajoute-t-il, est une divinité qu’on adore ; l’homme passionné est, à sa manière, l’adorateur d’un faux dieu. »

La vivacité, l’esprit, le talent, la largeur de jugement qui résulte de la liberté des mœurs et de la liberté de croyance, coulent à pleins bords dans ces récits décousus, mais pleins de charme. L’histoire doit rendre avec égards les derniers honneurs à cette civilisation brillante, l’une de celles où, en certaines heures, l’on se surprend à désirer d’avoir vécu. Mais elle eut des vices incurables, qui devaient la faire mourir jeune. Un manque général de caractère, de dignité sérieuse chez presque tous, condamnait cette société à ne durer qu’un jour. Les premières milices de l’islam, avec leur entraînante bravoure, avaient disparu ; l’Arabe n’est pas capable de former des armées permanentes ; on fut obligé de chercher l’élément de la force publique dans les esclaves achetés au Turkestan. Les milices soudoyées firent ce qu’elles ont toujours fait : elles s’emparèrent du pouvoir. Il resta de ce monde évanoui un ravissant souvenir, comme d’une époque de plaisir, de mœurs élégantes, de culture littéraire ; le monde en rêvera éternellement. Bagdad fut durant un siècle le centre du mouvement de l’humanité, et, comme tout éveil, même sous sa forme la plus frivole, profite à la philosophie et à la science, ces khalifes, qu’on serait tenté parfois d’appeler de grands enfants, ont rendu à l’esprit humain un service de premier ordre. C’est sous leurs auspices que se firent les traductions du grec et du syriaque en arabe des principaux monuments de la science et de la philosophie grecques. Il y a eu dans l’histoire peu d’événements plus considérables ; car ce fut par ces traductions arabes que notre Occident, au xiie siècle, eut la première connaissance des écrits fondamentaux de toute science, dont il ne posséda les originaux grecs que lors de la grande renaissance du xve siècle.

  1. Société asiatique. — Collection d’auteurs orientaux. Maçoudi. Les Prairies d’or, texte et traduction, par M. C. Barbier de Meynard. — Tome VI. Paris, Imprimerie Nationale, 1873.
  2. Les Ansars étaient les descendants de ceux qui prirent la défense de Mahomet contre ses adversaires ; ils constituaient, la première noblesse musulmane.
  3. Une manière flatteuse d’interpeller quelqu’un, en Orient, est de l’appeler père du fils qu’on suppose devoir lui être le plus cher.
  4. Chanteur célèbre.