Méditations métaphysiques/Méditation quatrième

Œuvres de Descartes, Texte établi par Victor CousinLevraulttome I (p. 293-308).


MÉDITATION QUATRIÈME.


DU VRAI ET DU FAUX.

Je me suis tellement accoutumé ces jours passés à détacher mon esprit des sens, et j’ai si exactement remarqué qu’il y a fort peu de choses que l’on connoisse avec certitude touchant les choses corporelles, qu’il y en a beaucoup plus qui nous sont connues touchant l’esprit humain, et beaucoup plus encore de Dieu même, qu’il me sera maintenant aisé de détourner ma pensée de la considération des choses sensibles ou imaginables, pour la porter à celles qui, étant dégagées de toute matière, sont purement intelligibles. Et certes, l’idée que j’ai de l’esprit humain, en tant qu’il est une chose qui pense, et non étendue en longueur, largeur et profondeur, et qui ne participe à rien de ce qui appartient au corps, est incomparablement plus distincte que l’idée d’aucune chose corporelle : et lorsque je considère que je doute, c’est-à-dire que je suis une chose incomplète et dépendante, l’idée d’un être complet et indépendant, c’est-à-dire de Dieu, se présente à mon esprit avec tant de distinction et de clarté : et de cela seul que cette idée se trouve en moi, ou bien que je suis ou existe, moi qui possède cette idée, je conclus si évidemment l’existence de Dieu, et que la mienne dépend entièrement de lui en tous les moments de ma vie, que je ne pense pas que l’esprit humain puisse rien connoître avec plus d’évidence et de certitude. Et déjà il me semble que je découvre un chemin qui nous conduira de cette contemplation du vrai Dieu, dans lequel tous les trésors de la science et de la sagesse sont renfermés, à la connoissance des autres choses de l’univers.

Car premièrement, je reconnois qu’il est impossible que jamais il me trompe, puisqu’en toute fraude et tromperie il se rencontre quelque sorte d’imperfection : et quoiqu’il semble que pouvoir tromper soit une marque de subtilité ou de puissance, toutefois vouloir tromper témoigne sans doute de la foiblesse ou de la malice ; et, partant, cela ne peut se rencontrer en Dieu. Ensuite, je connois par ma propre expérience qu’il y a en moi une certaine faculté de juger, ou de discerner le vrai d’avec le faux, laquelle sans doute j’ai reçue de Dieu, aussi bien que tout le reste des choses qui sont en moi et que je possède ; et puisqu’il est impossible qu’il veuille me tromper, il est certain aussi qu’il ne me l’a pas donnée telle que je puisse jamais faillir lorsque j’en userai comme il faut.

Et il ne resteroit aucun doute touchant cela, si l’on n’en pouvoit, ce semble, tirer cette conséquence, qu’ainsi je ne me puis jamais tromper ; car, si tout ce qui est en moi vient de Dieu, et s’il n’a mis en moi aucune faculté de faillir, il semble que je ne me doive jamais abuser. Aussi est-il vrai que, lorsque je me regarde seulement comme venant de Dieu, et que je me tourne tout entier vers lui, je ne découvre en moi aucune cause d’erreur ou de fausseté : mais aussitôt après, revenant à moi, l’expérience me fait connoître que je suis néanmoins sujet à une infinité d’erreurs, desquelles venant à rechercher la cause, je remarque qu’il ne se présente pas seulement à ma pensée une réelle et positive idée de Dieu, ou bien d’un être souverainement parfait ; mais aussi, pour ainsi parler, une certaine idée négative du néant, c’est-à-dire de ce qui est infiniment éloigné de toute sorte de perfection ; et que je suis comme un milieu entre Dieu et le néant, c’est-à-dire placé de telle sorte entre le souverain Être et le non-être, qu’il ne se rencontre de vrai rien en moi qui me puisse conduire dans l’erreur, en tant qu’un souverain Être m’a produit : mais que, si je me considère comme participant en quelque façon du néant ou du non-être, c’est-à-dire en tant que je ne suis pas moi-même le souverain Être et qu’il me manque plusieurs choses, je me trouve exposé à une infinité de manquements ; de façon que je ne me dois pas étonner si je me trompe. Et ainsi je connois que l’erreur, en tant que telle, n’est pas quelque chose de réel qui dépende de Dieu, mais que c’est seulement un défaut ; et partant que, pour faillir, je n’ai pas besoin d’une faculté qui m’ait été donnée de Dieu particulièrement pour cet effet : mais qu’il arrive que je me trompe de ce que la puissance que Dieu m’a donnée pour discerner le vrai d’avec le faux n’est pas en moi infinie.

Toutefois, cela ne me satisfait pas encore tout-à-fait, car l’erreur n’est pas une pure négation, c’est-à-dire n’est pas le simple défaut ou manquement de quelque perfection qui ne m’est point due, mais c’est une privation de quelque connoissance qu’il semble que je devrois avoir. Or, en considérant la nature de Dieu, il ne semble pas possible qu’il ait mis en moi quelque faculté qui ne soit pas parfaite en son genre, c’est-à-dire qui manque de quelque perfection qui lui soit due : car, s’il est vrai que plus l’artisan est expert, plus les ouvrages qui sortent de ses mains sont parfaits et accomplis, quelle chose peut avoir été produite par ce souverain Créateur de l’univers qui ne soit parfaite et entièrement achevée en toutes ses parties ? Et certes, il n’y a point de doute que Dieu n’ait pu me créer tel que je ne me trompasse jamais : il est certain aussi qu’il veut toujours ce qui est le meilleur : est-ce donc une chose meilleure que je puisse me tromper que de ne le pouvoir pas ?

Considérant cela avec attention, il me vient d’abord en la pensée que je ne me dois pas étonner si je ne suis pas capable de comprendre pourquoi Dieu fait ce qu’il fait, et qu’il ne faut pas pour cela douter de son existence, de ce que peut-être je vois par expérience beaucoup d’autres choses qui existent, bien que je ne puisse comprendre pour quelle raison ni comment Dieu les a faites : car, sachant déjà que ma nature est extrêmement foible et limitée, et que celle de Dieu au contraire est immense, incompréhensible et infinie, je n’ai plus de peine à reconnoître qu’il y a une infinité de choses en sa puissance desquelles les causes surpassent la portée de mon esprit ; et cette seule raison est suffisante pour me persuader que tout ce genre de causes, qu’on a coutume de tirer de la fin, n’est d’aucun usage dans les choses physiques ou naturelles ; car il ne me semble pas que je puisse sans témérité rechercher et entreprendre de découvrir les fins impénétrables de Dieu.

De plus, il me vient encore en l’esprit qu’on ne doit pas considérer une seule créature séparément, lorsqu’on recherche si les ouvrages de Dieu sont parfaits, mais généralement toutes les créatures ensemble : car la même chose qui pourroit peut-être avec quelque sorte de raison sembler fort imparfaite si elle étoit seule dans le monde, ne laisse pas d’être très parfaite étant considérée comme faisant partie de tout cet univers ; et quoique, depuis que j’ai fait dessein de douter de toutes choses, je n’aie encore connu certainement que mon existence et celle de Dieu, toutefois aussi, depuis que j’ai reconnu l’infinie puissance de Dieu, je ne saurois nier qu’il n’ait produit beaucoup d’autres choses, ou du moins qu’il n’en puisse produire, en sorte que j’existe et sois placé dans le monde comme faisant partie de l’universalité de tous les êtres.

Ensuite de quoi, venant à me regarder de plus près, et à considérer quelles sont mes erreurs, lesquelles seules témoignent quil y a en moi de l’imperfection, je trouve qu’elles dépendent du concours de deux causes, à savoir, de la faculté de connoître, qui est en moi, et de la faculté d’élire, ou bien de mon libre arbitre, c’est-à-dire de mon entendement, et ensemble de ma volonté. Car par l’entendement seul je n’assure ni ne nie aucune chose, mais je conçois seulement les idées des choses, que je puis assurer ou nier. Or, en le considérant ainsi précisément, on peut dire qu’il ne se trouve jamais en lui aucune erreur, pourvu qu’on prenne le mot d’erreur en sa propre signification. Et encore qu’il y ait peut-être une infinité de choses dans le monde, dont je n’ai aucune idée en mon entendement, on ne peut pas dire pour cela qu’il soit privé de ces idées, comme de quelque chose qui soit due à sa nature, mais seulement qu’il ne les a pas ; parcequ’en effet il n’y a aucune raison qui puisse prouver que Dieu ait dû me donner une plus grande et plus ample faculté de connoître que celle qu’il m’a donnée : et, quelque adroit et savant ouvrier que je me le représente, je ne dois pas pour cela penser qu’il ait dû mettre dans chacun de ses ouvrages toutes les perfections qu’il peut mettre dans quelques uns. Je ne puis pas aussi me plaindre que Dieu ne m’ait pas donné un libre arbitre ou une volonté assez ample et assez parfaite, puisqu’en effet je l’expérimente si ample et si étendue qu’elle n’est renfermée dans aucunes bornes. Et ce qui me semble ici bien remarquable, est que, de toutes les autres choses qui sont en moi, il n’y en a aucune si parfaite et si grande, que je ne reconnoisse bien qu’elle pourroit être encore plus grande et plus parfaite. Car, par exemple, si je considère la faculté de concevoir qui est en moi, je trouve qu’elle est d’une fort petite étendue, et grandement limitée, et tout ensemble je me représente l’idée d’une autre faculté beaucoup plus ample et même infinie ; et de cela seul que je puis me représenter son idée, je connois sans difficulté qu’elle appartient à la nature de Dieu. En même façon si j’examine la mémoire, ou l’imagination, ou quelque autre faculté qui soit en moi, je n’en trouve aucune qui ne soit très petite et bornée, et qui en Dieu ne soit immense et infinie. Il n’y a que la volonté seule ou la seule liberté du franc arbitre que j’expérimente en moi être si grande, que je ne conçois point l’idée d’aucune autre plus ample et plus étendue : en sorte que c’est elle principalement qui me fait connoître que je porte l’image et la ressemblance de Dieu. Car encore qu’elle soit incomparablement plus grande dans Dieu que dans moi, soit à raison de la connoissance et de la puissance qui se trouvent jointes avec elle et qui la rendent plus ferme et plus efficace, soit à raison de l’objet, d’autant qu’elle se porte et s’étend infiniment à plus de choses, elle ne me semble pas toutefois plus grande, si je la considère formellement et précisément en elle-même. Car elle consiste seulement en ce que nous pouvons faire une même chose ou ne la faire pas, c’est-à-dire affirmer ou nier, poursuivre ou fuir une même chose, ou plutôt elle consiste seulement en ce que, pour affirmer ou nier, poursuivre ou fuir les choses que l’entendement nous propose, nous agissons de telle sorte que nous ne sentons point qu’aucune force extérieure nous y contraigne. Car, afin que je sois libre, il n’est pas nécessaire que je sois indifférent à choisir l’un ou l’autre des deux contraires ; mais plutôt, d’autant plus que je penche vers l’un, soit que je connoisse évidemment que le bien et le vrai s’y rencontrent, soit que Dieu dispose ainsi l’intérieur de ma pensée, d’autant plus librement j’en fais choix et je l’embrasse : et certes, la grâce divine et la connoissance naturelle, bien loin de diminuer ma liberté, l’augmentent plutôt et la fortifient ; de façon que cette indifférence que je sens lorsque je ne suis point emporté vers un côté plutôt que vers un autre par le poids d’aucune raison, est le plus bas degré de la liberté, et fait plutôt paroître un défaut dans la connoissance qu’une perfection dans la volonté ; car si je connoissois toujours clairement ce qui est vrai et ce qui est bon, je ne serois jamais en peine de délibérer quel jugement et quel choix je devrois faire ; et ainsi je serois entièrement libre, sans jamais être indifférent.

De tout ceci je reconnois que ni la puissance de vouloir, laquelle j’ai reçue de Dieu, n’est point d’elle-même la cause de mes erreurs, car elle est très ample et très parfaite en son genre ; ni aussi la puissance d’entendre ou de concevoir, car ne concevant rien que par le moyen de cette puissance que Dieu m’a donnée pour concevoir, sans doute que tout ce que je conçois, je le conçois comme il faut, et il n’est pas possible qu’en cela je me trompe.

D’où est-ce donc que naissent mes erreurs ? c’est à savoir de cela seul que la volonté étant beaucoup plus ample et plus étendue que l’entendement, je ne la contiens pas dans les mêmes limites, mais que je l’étends aussi aux choses que je n’entends pas ; auxquelles étant de soi indifférente, elle s’égare fort aisément, et choisit le faux pour le vrai, et le mal pour le bien : ce qui fait que je me trompe et que je pèche.

Par exemple, examinant ces jours passés si quelque chose existoit véritablement dans le monde, et connoissant que de cela seul que j’examinois cette question, il suivoit très évidemment que j’existois moi-même, je ne pouvois pas m’empêcher de juger qu’une chose que je concevois si clairement étoit vraie ; non que je m’y trouvasse forcé par aucune cause extérieure, mais seulement parceque d’une grande clarté qui étoit en mon entendement, a suivi une grande inclination en ma volonté ; et je me suis porté à croire avec d’autant plus de liberté, que je me suis trouvé avec moins d’indifférence. Au contraire, à présent je ne connois pas seulement que j’existe, en tant que je suis quelque chose qui pense ; mais il se présente aussi à mon esprit une certaine idée de la nature corporelle : ce qui fait que je doute si cette nature qui pense qui est en moi, ou plutôt que je suis moi-même, est différente de cette nature corporelle, ou bien si toutes deux ne sont qu’une même chose ; et je suppose ici que je ne connois encore aucune raison qui me persuade plutôt l’un que l’autre : d’où il suit que je suis entièrement indifférent à le nier ou à l’assurer, ou bien même à m’abstenir d’en donner aucun jugement.

Et cette indifférence ne s’étend pas seulement aux choses dont l’entendement n’a aucune connoissance, mais généralement aussi à toutes celles qu’il ne découvre pas avec une parfaite clarté, au moment que la volonté en délibère ; car pour probables que soient les conjectures qui me rendent enclin à juger quelque chose, la seule connoissance que j’ai que ce ne sont que des conjectures et non des raisons certaines et indubitables, suffit pour me donner occasion de juger le contraire : ce que j’ai suffisamment expérimenté ces jours passés, lorsque j’ai posé pour faux tout ce que j’avois tenu auparavant pour très véritable, pour cela seul que j’ai remarqué que l’on en pouvoit en quelque façon douter. Or, si je m’abstiens de donner mon jugement sur une chose, lorsque je ne la conçois pas avec assez de clarté et de distinction, il est évident que je fais bien, et que je ne suis point trompé ; mais si je me détermine à la nier ou assurer, alors je ne me sers pas comme je dois de mon libre arbitre ; et si j’assure ce qui n’est pas vrai, il est évident que je me trompe : même aussi, encore que je juge selon la vérité, cela n’arrive que par hasard, et je ne laisse pas de faillir et d’user mal de mon libre arbitre ; car la lumière naturelle nous enseigne que la connoissance de l’entendement doit toujours précéder la détermination de la volonté.

Et c’est dans ce mauvais usage du libre arbitre que se rencontre la privation qui constitue la forme de l’erreur. La privation, dis-je, se rencontre dans l’opération, en tant qu’elle procède de moi, mais elle ne se trouve pas dans la faculté que j’ai reçue de Dieu, ni même dans l’opération, en tant qu’elle dépend de lui. Car je n’ai certes aucun sujet de me plaindre de ce que Dieu ne m’a pas donné une intelligence plus ample, ou une lumière naturelle plus parfaite que celle qu’il m’a donnée, puisqu’il est de la nature d’un entendement fini de ne pas entendre plusieurs choses, et de la nature d’un entendement créé d’être fini : mais j’ai tout sujet de lui rendre grâces de ce que ne m’ayant jamais rien dû, il m’a néanmoins donné tout le peu de perfections qui est en moi ; bien loin de concevoir des sentiments si injustes que de m’imaginer qu’il m’ait ôté ou retenu injustement les autres perfections qu’il ne m’a point données.

Je n’ai pas aussi sujet de me plaindre de ce qu’il m’a donné une volonté plus ample que l’entendement, puisque la volonté ne consistant que dans une seule chose et comme dans un indivisible, il semble que sa nature est telle qu’on ne lui sauroit rien ôter sans la détruire ; et certes, plus elle a d’étendue, et plus ai-je à remercier la bonté de celui qui me l’a donnée.

Et enfin je ne dois pas aussi me plaindre de ce que Dieu concourt avec moi pour former les actes de cette volonté, c’est-à-dire les jugements dans lesquels je me trompe, parceque ces actes-là sont entièrement vrais et absolument bons, en tant qu’ils dépendent de Dieu ; et il y a en quelque sorte plus de perfection en ma nature, de ce que je les puis former, que si je ne le pouvois pas. Pour la privation, dans laquelle seule consiste la raison formelle de l’erreur et du péché, elle n’a besoin d’aucun concours de Dieu, parceque ce n’est pas une chose ou un être, et que si on la rapporte à Dieu comme à sa cause, elle ne doit pas être nommée privation, mais seulement négation, selon la signification qu’on donne à ces mots dans l’école. Car en effet ce n’est point une imperfection en Dieu de ce qu’il m’a donné la liberté de donner mon jugement, ou de ne le pas donner sur certaines choses dont il n’a pas mis une claire et distincte connoissance en mon entendement ; mais sans doute c’est en moi une imperfection de ce que je n’use pas bien de cette liberté, et que je donne témérairement mon jugement sur des choses que je ne conçois qu’avec obscurité et confusion.

Je vois néanmoins qu’il étoit aisé à Dieu de faire en sorte que je ne me trompasse jamais, quoi que je demeurasse libre et d’une connoissance bornée : à savoir, s’il eût donné à mon entendement une claire et distincte intelligence de toutes les choses dont je devois jamais délibérer, ou bien seulement s’il eût si profondément gravé dans ma mémoire la résolution de ne juger jamais d’aucune chose sans la concevoir clairement et distinctement, que je ne la pusse jamais oublier. Et je remarque bien qu’en tant que je me considère tout seul, comme s’il n’y avoit que moi au monde, j’aurois été beaucoup plus parfait que je ne suis, si Dieu m’avoit créé tel que je ne faillisse jamais ; mais je ne puis pas pour cela nier que ce ne soit en quelque façon une plus grande perfection dans l’univers, de ce que quelques unes de ses parties ne sont pas exemptes de défaut, que d’autres le sont, que si elles étoient toutes semblables.

Et je n’ai aucun droit de me plaindre que Dieu, m’ayant mis au monde, n’ait pas voulu me mettre au rang des choses les plus nobles et les plus parfaites : même j’ai sujet de me contenter de ce que, s’il ne m’a pas donné la perfection de ne point faillir par le premier moyen que j’ai ci-dessus déclaré, qui dépend d’une claire et évidente connoissance de toutes les choses dont je puis délibérer, il a au moins laissé en ma puissance l’autre moyen, qui est de retenir fermement la résolution de ne jamais donner mon jugement sur les choses dont la vérité ne m’est pas clairement connue ; car quoique j’expérimente en moi cette foiblesse de ne pouvoir attacher continuellement mon esprit à une même pensée, je puis toutefois, par une méditation attentive et souvent réitérée, me l’imprimer si fortement en la mémoire, que je ne manque jamais de m’en ressouvenir toutes les fois que j’en aurai besoin, et acquérir de cette façon l’habitude de ne point faillir ; et d’autant que c’est en cela que consiste la plus grande et la principale perfection de l’homme, j’estime n’avoir pas aujourd’hui peu gagné par cette méditation, d’avoir découvert la cause de l’erreur et de la fausseté.

Et certes il n’y en peut avoir d’autres que celle que je viens d’expliquer : car toutes les fois que je retiens tellement ma volonté dans les bornes de ma connoissance, qu’elle ne fait aucun jugement que des choses qui lui sont clairement et distinctement représentées par l’entendement, il ne se peut faire que je me trompe ; parceque toute conception claire et distincte est sans doute quelque chose, et partant elle ne peut tirer son origine du néant, mais doit nécessairement avoir Dieu pour son auteur ; Dieu, dis-je, qui étant souverainement parfait ne peut être cause d’aucune erreur ; et par conséquent il faut conclure qu’une telle conception ou un tel jugement est véritable. Au reste je n’ai pas seulement appris aujourd’hui ce que je dois éviter pour ne plus faillir, mais aussi ce que je dois faire pour parvenir à la connoissance de la vérité. Car certainement j’y parviendrai si j’arrête suffisamment mon attention sur toutes les choses que je conçois parfaitement, et si je les sépare des autres que je ne conçois qu’avec confusion et obscurité : à quoi dorénavant je prendrai soigneusement garde.


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