Méditations métaphysiques/Abrégé des six méditations

Œuvres de Descartes, Texte établi par Victor CousinLevraulttome I (p. 229-234).



ABRÉGÉ


DES


SIX MÉDITATIONS SUIVANTES.


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Dans la première, je mets en avant les raisons pour lesquelles nous pouvons douter généralement de toutes choses, et particulièrement des choses matérielles, au moins tant que nous n’aurons point d’autres fondements dans les sciences que ceux que nous avons eus jusqu’à présent. Or, bien que l’utilité d’un doute si général ne paroisse pas d’abord, elle est toutefois en cela très grande, qu’il nous délivre de toutes sortes de préjugés, et nous prépare un chemin très facile pour accoutumer notre esprit à se détacher des sens, et enfin en ce qu’il fait qu’il n’est pas possible que nous puissions jamais plus douter des choses que nous découvrirons par après être véritable.




Dans la seconde, l’esprit, qui, usant de sa propre liberté, suppose que toutes les choses ne sont point, de l’existence desquelles il a le moindre doute, reconnoît qu’il est absolument impossible que cependant il n’existe pas lui-même. Ce qui est aussi d’une très grande utilité, d’autant que par ce moyen il fait aisément distinction des choses qui lui appartiennent, c’est-à-dire à la nature intellectuelle, et de celles qui appartiennent au corps.

Mais, parcequ’il peut arriver que quelques uns attendront de moi en ce lieu-là des raisons pour prouver l’immortalité de l’âme, j’estime les devoir ici avertir qu’ayant tâché de ne rien écrire dans ce traité dont je n’eusse des démonstrations très exactes, je me suis vu obligé de suivre un ordre semblable à celui dont se servent les géomètres, qui est d’avancer premièrement toutes les choses desquelles dépend la proposition que l’on cherche, avant que d’en rien conclure.

Or la première et principale chose qui est requise pour bien connoître l’immortalité de l’âme est d’en former une conception claire et nette, et entièrement distincte de toutes les conceptions que l’on peut avoir du corps ; ce qui a été fait en ce lieu-là. Il est requis, outre cela, de savoir que toutes les choses que nous concevons clairement et distinctement sont vraies, de la façon que nous les concevons ; ce qui n’a pu être prouvé avant la quatrième Méditation. De plus, il faut avoir une conception distincte de la nature corporelle, laquelle se forme partie dans cette seconde, et partie dans la cinquième et sixième Méditation. Et enfin, l’on doit conclure de tout cela que les choses que l’on conçoit clairement et distinctement être des substances diverses, ainsi que l’on conçoit l’esprit et le corps, sont en effet des substances réellement distinctes les unes des autres, et c’est ce que l’on conclut dans la sixième Méditation ; ce qui se confirme encore, dans cette même Méditation, de ce que nous ne concevons aucun corps que comme divisible, au lieu que l’esprit ou l’âme de l’homme ne se peut concevoir que comme indivisible ; car, en effet, nous ne saurions concevoir la moitié d’aucune âme, comme nous pouvons faire du plus petit de tous les corps ; en sorte que l’on reconnoît que leurs natures ne sont pas seulement diverses, mais même en quelque façon contraires. Or je n’ai pas traité plus avant de cette matière dans cet écrit, tant parceque cela suffit pour montrer assez clairement que de la corruption du corps la mort de l’âme ne s’ensuit pas, et ainsi pour donner aux hommes l’espérance d’une seconde vie après la mort ; comme aussi parceque les prémisses desquelles on peut conclure l’immortalité de l’âme dépendent de l’explication de toute la physique : premièrement, pour savoir que généralement toutes les substances, c’est-à-dire toutes les choses qui ne peuvent exister sans être créées de Dieu, sont de leur nature incorruptibles, et qu’elles ne peuvent jamais cesser d’être, si Dieu même en leur déniant son concours ne les réduit au néant ; et ensuite pour remarquer que le corps pris en général est une substance, c’est pourquoi aussi il ne périt point ; mais que le corps humain, en tant qu’il diffère des autres corps, n’est composé que d’une certaine configuration de membres et d’autres semblables accidents, là où l’âme humaine n’est point ainsi composée d’aucuns accidents, mais est une pure substance. Car, encore que tous ses accidents se changent, par exemple encore qu’elle conçoive de certaines choses, qu’elle en veuille d’autres, et qu’elle en sente d’autres, etc., l’âme pourtant ne devient point autre ; au lieu que le corps humain devient une autre chose, de cela seul que la figure de quelques-unes de ses parties se trouve changée ; d’où il s’ensuit que le corps humain peut bien facilement périr, mais que l’esprit ou l’âme de l’homme (ce que je ne distingue point) est immortelle de sa nature.




Dans la troisième Méditation, j’ai, ce me semble, expliqué assez au long le principal argument dont je me sers pour prouver l’existence de Dieu. Mais néanmoins, parceque je n’ai point voulu me servir en ce lieu-là d’aucunes comparaisons tirées des choses corporelles, afin d’éloigner autant que je pourrois les esprits des lecteurs de l’usage et du commerce des sens, peut-être y est-il resté beaucoup d’obscurités (lesquelles, comme j’espère, seront entièrement éclaircies dans les réponses que j’ai faites aux objections qui m’ont depuis été proposées), comme entre autres celle-ci, Comment l’idée d’un être souverainement parfait, laquelle se trouve en nous, contient tant de réalité objective, c’est-à-dire participe par représentation à tant de degrés d’être et de perfection, qu’elle doit venir d’une cause souverainement parfaite : ce que j’ai éclairci dans ces réponses par la comparaison d’une machine fort ingénieuse et artificielle, dont l’idée se rencontre dans l’esprit de quelque ouvrier ; car, comme l’artifice objectif de cette idée doit avoir quelque cause, savoir est ou la science de cet ouvrier, ou celle de quelque autre de qui il ait reçu cette idée, de même il est impossible que l’idée de Dieu qui est en nous n’ait pas Dieu même pour sa cause.




Dans la quatrième, il est prouvé que toutes les choses que nous concevons fort clairement et fort distinctement sont toutes vraies ; et ensemble est expliqué en quoi consiste la nature de l’erreur ou fausseté ; ce qui doit nécessairement être su, tant pour confirmer les vérités précédentes que pour mieux entendre celles qui suivent. Mais cependant il est à remarquer que je ne traite nullement en ce lieu-là du péché, c’est-à-dire de l’erreur qui se commet dans la poursuite du bien et du mal, mais seulement de celle qui arrive dans le jugement et le discernement du vrai et du faux ; et que je n’entends point y parler des choses qui appartiennent à la foi ou à la conduite de la vie, mais seulement de celles qui regardent les vérités spéculatives, et qui peuvent être connues par l’aide de la seule lumière naturelle.




Dans la cinquième Méditation, outre que la nature corporelle prise en général y est expliquée, l’existence de Dieu y est encore démontrée par une nouvelle raison, dans laquelle néanmoins peut-être s’y rencontrera-t-il aussi quelques difficultés, mais on en verra la solution dans les réponses aux objections qui m’ont été faites ; et de plus je fais voir de quelle façon il est véritable que la certitude même des démonstrations géométriques dépend de la connoissance de Dieu.




Enfin, dans la sixième, je distingue l’action de l’entendement d’avec celle de l’imagination ; les marques de cette distinction y sont décrites ; j’y montre que l’âme de l’homme est réellement distincte du corps, et toutefois qu’elle lui est si étroitement conjointe et unie, qu’elle ne compose que comme une même chose avec lui. Toutes les erreurs qui procèdent des sens y sont exposées, avec les moyens de les éviter ; et enfin j’y apporte toutes les raisons desquelles on peut conclure l’existence des choses matérielles : non que je les juge fort utiles pour prouver ce qu’elles prouvent, à savoir, qu’il y a un monde, que les hommes ont des corps, et autres choses semblables, qui n’ont jamais été mises en doute par aucun homme de bon sens ; mais parcequ’en les considérant de près, l’on vient à connoître qu’elles ne sont pas si fermes ni si évidentes que celles qui nous conduisent à la connoissance de Dieu et de notre âme ; en sorte que celles-ci sont les plus certaines et les plus évidentes qui puissent tomber en la connoissance de l’esprit humain, et c’est tout ce que j’ai eu dessein de prouver dans ces six Méditations ; ce qui fait que j’omets ici beaucoup d’autres questions, dont j’ai aussi parlé par occasion dans ce traité.


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