Méditation sur une goutte de rosée

Société du Mercure de France (p. 113-123).


C’était une adorable vieille fille qui est morte dans un petit castel qui eût plu à Jean-Jacques Rousseau. Un torrent frissonne au bas de la tourelle fleurie de roses jaunes, et, non loin, la digue d’un moulin abandonné poétise encore ce site ombragé de bosquets.

Çà et là des champs fertiles. Au coin de l’un d’eux, je vis naguère un vieillard assis sur une borne, au déclin de la journée. Il tenait une canne à bec de corbin. Du lieu où il était, il surveillait doucement la moisson. J’envie cet âge où le regard ne se reporte plus qu’avec lenteur aux choses familières. Peut-être le passé devient-il alors le présent ?

Ce vieillard paisible, qui me fit songer à cet autre vieillard qui figure noblement dans Paul et Virginie évoquait peut-être, en observant les belles moissonneuses, l’époque suggérée par les lectures de sa jeunesse… Peut-être Ruth lui apparaissait-elle couronnée de bluets et d’épis, ou bien Chloë parfumée de myrte et donnant le sel à ses chevreaux ?

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Déjà, depuis longtemps, lorsque j’entrevis dans la sérénité du jour qui va finir le patriarche de ces champs, la vieille fille était morte.

Elle avait vécu là toute sa jeunesse et, plus tard, ne cessa guère non plus d’y habiter. Car, devenue orpheline, ses soins allèrent à une sœur maniaque. Ses seules absences avaient été quelques séjours annuels à Paris. Et, lorsque je pense la revoir telle que je l’ai connue, octogénaire, avec ses bandeaux neigeux qu’ornaient des violettes de Parme, avec son grand nez, son menton de galoche et ses yeux ardents, il ne m’est pas trop difficile de l’évoquer à dix-huit ans, coiffée de quelque vaste chapeau flexible orné de fleurs des moissons, vêtue de quelque robe de mousseline gonflée par les révérences et nouée de rubans couleur de colibri.

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Dans ce château, ces jours derniers, j’ai feuilleté avec tendresse, avec lenteur, sentant monter en moi l’indicible nostalgie du passé, l’album où Mlle Sophie F. de B. a laissé déborder son cœur…

Durant qu’elle était à Paris, c’était vers 1840, elle prenait des leçons de botanique au Jardin des Plantes ! Oh ! de quel charme ne la vois-je pas entourée alors ? Qui sait de quelle âme ardemment élégante cette jeune provinciale accueillit ces couleurs qui s’irradiaient, ces parfums qui s’exhalaient de ces nouvelles ombellifères que les Laurent de Jussieu rapportaient des îles sauvages ! Je crois voir cette ancienne adolescente, dans quelque allée de ce Jardin botanique, se haussant sur la pointe d’une bottine lilas afin d’examiner la gorge de quelque campanule velue.

Son cœur, elle l’a confié à cet album où elle a patiemment dessiné, peint, verni d’admirables gerbes. Je dis admirables, je ne veux certes point affirmer qu’elle a possédé ce génie qui, dans le tissu des corolles, enferme le mystère des sèves, mais je veux exprimer que, en dehors de toute prétention à l’art, cette peinture rococo porte l’empreinte d’une âme si haute et si pure qu’aucune œuvre célèbre ne saurait me toucher davantage.

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Il faudrait évoquer une à une les journées durant lesquelles cette âme tendre et contrainte mit dans chacun de ces calices un peu de son éternité. Ce que l’on dit, ce que l’on disait alors à son fiancé — elle n’en voulut point par dévouement à cette sœur dont j’ai parlé — elle l’a confessé à ces brûlantes corolles. Il est des roses qui semblent éclater, jaillir de leurs vertes gaînes ainsi que des cœurs d’adolescentes dans l’exaltation des soirs de Mai. L’une de ces roses entre autres m’a douloureusement parlé. Je suis bien sûr qu’elle la peignit dans une matinée limpide où elle demanda grâce à Dieu. Aucun mot ne saurait rendre la pureté passionnée de ces pétales jaunes d’où, lentement, coule une larme de rosée. Ah ! que je l’ai comprise, cette larme !

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Ô jeune fille du siècle passé ! Te doutais-tu, lorsque dans le salon toujours ombreux tu laissas tomber cette larme, que je l’honorerais un jour ? Elle a été recueillie et rien n’a altéré son eau précieuse. Cette pierre brillante de ton cœur — sois en paix dans le sein de Dieu ! — a été déposée par des mains dignes et pieuses dans le coffre chinois du grand salon. Je la redemanderai parfois aux amis qui la conservent, ô toi qui as souffert peut-être de ce même mal dont je suis atteint, de cette impossible et muette passion que seules comprendraient tes contemporaines dans leur grâce éteinte et leur farouche pureté.

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Que de calvaires se sont dressés, que de chemins de croix ont été suivis que nous ignorons ! Lorsque, parmi les dés, les ciseaux, les fragments de broderie, les déchets de soie, les petits miroirs, les boucles de cheveux, les dents enfantines, les fleurs artificielles, les flacons, les bijoux démodés, nous posons les doigts sur quelque vieille Imitation de Jésus-Christ il semble que ce parfum de renfermé qui imprègne ses pages ne possède qu’une infinie douceur…

Eh ! pourtant… Que de mains, jeunes ou pas, ont dû trembler d’attente et de douleur tandis qu’elles tenaient ce livre !… À l’aube de son destin, cette adolescente n’entr’ouvrait ces pages qu’avec le secret espoir que l’amertume n’est point répartie entre tous et que, peut-être, la destinée l’épargnerait. Ce n’était donc qu’avec une piété charmante qu’au réveil elle étendait vers l’Imitation son bras déjà robuste. Plus tard, dans le milieu de l’existence, elle reprit le livre. Les pommiers chargés de fruits n’étaient plus gais comme autrefois… Une joie les avait quittés, je ne sais laquelle. Et puis jamais elle n’avait revu sur la pelouse ce papillon si coloré qui s’était éployé devant elle dans la torride splendeur d’un jour de grandes vacances…

Et l’âge s’avançait. Et voici qu’au déclin de la Destinée elle n’interrompit guère plus sa lecture. Il neigeait au dehors. Il était sept heures du soir. La glace, éclairée par la lampe dont chaque pleur battait la mesure au silence, renvoyait à la vieille fille l’image troublée des métamorphoses humaines. Plus de cheveux de miel qu’en se jouant jadis elle enroulait à la grâce de son poignet fragile… Mais deux bandeaux sévères qui évoquaient ces autres bandeaux qui servent à ensevelir les morts… Plus de sourire clair comme un jardin d’Avril sur la joue épanouie, mais le sillon que forme peu à peu l’amère coulée des larmes.

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Que la paix de Dieu descende sur ces existences anciennes qui ont pour moi la jeunesse encore de cette rose où ruisselle un pleur si pur que l’on hésite entre la goutte de rosée et la larme d’une enfant confuse de son premier émoi !

Que l’on est bien, ici, pour vénérer les morts et se les remémorer quotidiennement ! Pas une averse bruissant sur les dômes des bois, pas un arc-en-ciel qui se voûte sur le village assombri, pas une clarine pastorale perdue dans le vent d’automne qui ne livre à mon esprit un sujet de méditation.

… Ici, pensé-je, dans cette petite caverne tapissée de fougères, de violettes, ils durent se réfugier parfois pour laisser passer la frémissante ondée... Et c’est alors que flotta dans le dernier ruissellement de l’orage l’écharpe diaprée d’Iris… Là me dis-je encore, dans ce coin isolé du parc, la jeune fille rêva peut-être de celui qui, dans la grotte, lui avait paru le plus charmant. Et, tandis qu’elle interrogeait sa mélancolie, voici que la cloche d’un agneau perdu lui répondit…

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Comme chaque détail devient un monde si, dans ce détail, l’on poursuit non pas un jeu poétique, mais l’empreinte de Dieu sur les moindres événements quotidiens. Ah ! pense-t-on que cela ne soit pas d’une grande importance que, plutôt à telle heure qu’à telle autre, tel jour que tel jour, une enfant ait cueilli des fraises dans un bois ?

N’est-ce rien que, dans une matinée que j’ignore, une ancienne jeune fille ait enfermé, à son insu, dans une goutte de rosée qu’elle fit briller sur une rose, le motif de ma rêverie qui s’achève ?