L’Ensorceleuse (recueil)/Le Marchand de fantômes


Traduction par René Lécuyer.
L’Ensorceleuse (recueil)F. Rouff éditeurNouvelle collection nationale, n°10 (p. 27-33).


LE MARCHAND DE FANTÔMES



La nature, j’en suis certain, ne m’avait pas destiné à jamais faire mon chemin tout seul dans la vie. Aussi, il y a des moments où je me demande si je ne rêve pas, si c’est bien vrai que j’ai passé quatre lustres de mon existence derrière un comptoir d’épicerie dans un quartier populeux de Londres, et que c’est grâce à cela que je me suis enrichi, que j’ai conquis l’indépendance douce dont je jouis à l’heure actuelle, et que je suis devenu le propriétaire de Goresthorpe Grange.

Mes habitudes sont éminemment conservatrices, mes goûts tout ce qu’il y a de plus aristocratiques et de plus raffinés, et je nourris en outre un dédain profond pour la vulgaire roture.

L’origine de notre famille, les D’Odd, doit assurément remonter à la plus haute antiquité puisqu’aucun auteur digne de foi m’a commenté leur apparition dans l’Histoire d’Angleterre. D’ailleurs, une sorte d’instinct me dit bien que le sang d’un Croisé coule dans mes veines, car aujourd’hui encore, après tant et tant d’années, des exclamations comme : « Par Notre-Dame ! » me viennent tout naturellement aux lèvres, et je sens que, si les circonstances l’exigeaient, je serais capable de me dresser sur mes étriers et d’asséner à un infidèle — avec une masse, par exemple, — un coup qui l’étonnerait, d’une façon considérable.

Goresthorpe Grange est un château féodal — ou du moins, était qualifié comme tel sur l’annonce qui attira pour la première fois mon attention sur lui. Son droit à cet adjectif eut une répercussion notoire sur le prix qu’il me coûta, et les avantages que j’en ai retirés sont peut-être, à vrai dire, plus imaginaires que réels.

Il m’est doux néanmoins, de savoir que j’ai, dans mon escalier, des meurtrières à travers lesquelles je puis tirer des flèches, et c’est une grande satisfaction pour moi de songer que je possède un mécanisme compliqué me permettant de verser du plomb fondu sur la tête de ceux qui, par aventure, me viennent rendre visite. Ces choses sont en harmonie avec les penchants qui me sont particuliers, et je ne lésine pas pour les payer. Je suis fier de ma herse et de mon donjon, il ne manque qu’une chose pour compléter le cachet moyenâgeux de ma demeure et établir la preuve irréfutable de son authenticité. Goresthorpe Grange n’a pas de fantôme.

N’importe qui, ayant des goûts et des idées à l’ancienne mode sur la façon dont de pareilles habitations doivent être agencées aurait été désagréablement frappé d’un oubli semblable ; mais ce fut pour moi, étant donné la situation spéciale dans laquelle je me trouve, une véritable déception.

Depuis ma plus tendre enfance je me suis adonné avec passion à l’étude du surnaturel, et j’y crois fermement J’ai dévoré tant d’histoires de revenants qu’il n’y a guère de livres sur ce sujet que je n’aie point savourés. J’ai appris l’allemand dans le seul et unique but d’étudier un livre sur la démonologie. Quand j’étais tout petit, je m’enfermais dans des chambres obscures avec l’espoir d’y voir apparaître quelqu’un de ces redoutables croquemitaines dont me parlait ma nourrice pour me faire peur ; et le même sentiment est aussi prononcé en moi aujourd’hui qu’il l’était alors. Je vous laisse donc à penser si je fus fier le jour où je compris que l’un des luxes que je pouvais m’offrir avec mon argent était un fantôme.

Il est vrai qu’il n’était nullement question d’apparition dans l’annonce. Mais lorsqu’on m’eut fait passer en revue toutes ces murailles moisies, tous ces corridors ténébreux, je jugeai superflu de demander s’il y en avait, pensant bien que c’était une chose entendue.

De même que l’existence d’un chenil laisse à supposer celle d’un chien, de même je considérais comme inadmissible qu’un séjour aussi propice ne fût pas hanté par une ombre inquiète.

Grand Dieu ! qu’a donc bien pu faire pendant tous ces siècles la noble famille à qui je l’ai acheté ? Ne s’est-il donc jamais trouvé parmi elle un ancêtre assez fougueux pour avoir enlevé sa mie ou fait quelque autre coup d’éclat capable d’avoir engendré un spectre héréditaire ? Rien que d’y songer, je frémis encore en écrivant.

Pendant longtemps je me cramponnai à l’espérance. Jamais rat ne poussa de cri derrière les lambris, jamais goutte de pluie ne tomba sur le plancher du grenier, sans qu’un frisson d’émoi ne me parcourût tout entier, sans que l’idée ne me vînt que j’avais enfin découvert la trace de quelque âme vagabonde.

Dans ces moments-là je ne ressentais pas la moindre frayeur. Si cela se passait la nuit, j’envoyais Mme D’Odd — qui est une femme résolue — approfondir le mystère, pendant que je me couvrais la tête avec les draps, et que j’attendais en proie au plus délicieux ravissement.

Hélas, le résultat était invariablement le même ! On finissait toujours par s’apercevoir que le bruit suspect était causé par une chose à ce point naturelle et banale que l’imagination la plus enfiévrée ne l’aurait pu revêtir d’un charme romanesque.

Peut-être aurais-je fini par me résigner à cet état de choses si nous n’avions pour voisin un certain Jorrocks qui habitait la ferme de Havistock.

Jorrocks est un gros bonhomme vulgaire et mesquin dont j’ai fait la connaissance uniquement parce que le hasard a voulu que ses champs fussent contigus à mon domaine. Et pourtant, bien que totalement incapable d’apprécier une rareté archéologique, cet homme est en possession d’un spectre tout à fait authentique et incontestable. L’existence de ce revenant ne remonte, je crois, qu’au règne de George II — époque à laquelle une jeune femme s’est coupé la gorge en apprenant la mort de son bien-aimé, tué à la bataille de Dettingen. Néanmoins, cela suffit à donner à la maison un air respectable.

Jorrocks est tellement stupide qu’il n’a pas conscience de sa bonne fortune, et lorsqu’il fait allusion à son fantôme, il emploie un langage à faire frémir. Il est loin de se douter quelle convoitise éveille en moi chacun de ces gémissements et de ces longs sanglots nocturnes dont il parle avec tant d’objurgations superflues. Où irons-nous, grand Dieu ! si l’on permet aux spectres démocratiques de déserter les propriétaires fonciers et d’annuler toutes les distinctions sociales en allant se réfugier dans les maisons de gens de rien.

Heureusement pour moi, je possède une forte dose de persévérance. Cela seul pouvait m’élever jusqu’à la hauteur de ma sphère légitime, étant donné l’atmosphère défavorable dans laquelle j’ai passé la première partie de mon existence. Je comprenais maintenant qu’il me faudrait me procurer un fantôme par mes propres moyens puisque Goresthorpe Grange n’en avait aucun à m’offrir, mais comment m’y prendre ? nous n’en avions pas la moindre idée, ma femme ni moi. J’avais appris, au cours de mes lectures que les phénomènes de ce genre sont généralement la conséquence d’un crime. Mais quel crime fallait-il au juste commettre, et qui devait s’en rendre l’auteur ? Une solution barbare se présenta à mon esprit : on pourrait peut-être — moyennant finances — décider Watkins le majordome à s’immoler lui-même ou immoler quelqu’un d’autre pour la bonne renommée du château. Je tentai une fois de lui exposer ce projet, un peu comme si je voulais simplement plaisanter ; mais il ne me parut pas l’envisager d’un œil favorable. Les autres serviteurs se rangèrent à son avis, — tout me porte à le croire du moins, car autrement je ne m’explique pas pourquoi ils me rendirent tous leur tablier le soir-même.

— Mon ami, — me raconta Mme D’Odd un jour après déjeuner, tandis que je buvais une tasse de cervoise — (j’aime les bons vieux noms) — mon ami, l’odieux fantôme de Jorrocks a encore parlé.

— Eh bien, laisse-le parler tant qu’il voudra ! répondis-je avec insouciance.

Mme D’Odd frappa quelques notes sur son épinette et regarda pensivement le feu.

— Écoute, Argentine, — me dit-elle enfin en me donnant le petit nom d’amitié que nous avions pour habitude de substituer à mon véritable nom de Silas, — il faut que nous fassions venir un revenant, de Londres.

— Comment peux-tu dire des insanités pareilles, Matilda ? — me récriai-je avec sévérité. — Qui veux-tu qui nous procure une chose pareille ?

— Mon cousin, Jack Brocket, s’en chargerait bien, — me répliqua-t-elle sur un ton confidentiel.

Or, ce cousin de Matilda suscitait entre nous des discussions fréquentes. C’était un jeune garçon intelligent, mais débauché, qui avait tâté de bien des métiers et à qui la persévérance avait toujours manqué pour réussir dans aucun. Il occupait à cette époque un logement à Londres et se donnait comme agent d’affaires ; mais en réalité, il vivait surtout d’expédients.

Matilda s’était arrangée pour faire passer entre ses mains la plupart de nos affaires, ce qui, certes, m’épargna beaucoup d’ennuis ; mais je m’aperçus que la commission prise par Jack figurait, en général, pour une très grosse part dans le détail de ses comptes au point d’éclipser parfois tout le reste. Aussi me souciais-je assez peu de recourir encore une fois aux bons offices de ce jeune homme.

— Oh oui, il s’en chargerait très volontiers, insista ma femme en voyant mon air désapprobateur. Tu te rappelles comme il s’en est bien tiré pour cette question des armoiries ?

— Mais, ma chérie, protestai-je, il s’est tout bonnement borné à retrouver l’écusson de l’ancienne famille.

— Il a retrouvé aussi les anciens portraits de famille, mon ami, — me fit-elle remarquer —. Conviens que Jack a su les choisir d’une manière fort judicieuse.

Je songeai à la longue rangée d’ancêtres qui ornaient les murs de ma salle de banquet, depuis le grand et gros voleur normand, en passant par toutes les époques du casque, de la plume et de la dentelle, jusqu’au sombre personnage à la Chesterfield, qui a l’air d’avoir trébuché contre un pilier dans l’angoisse où l’a plongé le refus d’un manuscrit inédit qu’il serre convulsivement dans sa main droite.

Cet argument me laissa sans réplique ; je fus obligé de convenir qu’il avait effectivement bien accompli sa tâche cette fois-là, et que par conséquent il ne serait que juste de lui adresser une commande — en le gratifiant naturellement de la commission d’usage — pour un spectre de famille, en admettant que cet article fut négociable.

J’ai pour principe qu’il faut être prompt en affaires et agir aussitôt que l’on s’est arrêté à une décision quelconque. Le lendemain même, à midi tapant, je gravissais l’escalier de pierre en spirale qui conduit à l’appartement de M. Brocket, admirant au passage toute la séquelle de flèches et de doigts tendus peints sur le mur blanchi à la chaux, qui indiquent tous la direction du sanctuaire de ce monsieur. Ce jour-là pourtant, tout concours artificiel de ce genre devenait absolument superflu, car la danse du scalp effrénée que l’on entendait au-dessus de soi ne pouvait avoir lieu autre part que chez lui, bien qu’un silence de mort l’eût aussitôt remplacée dès que je fus arrivé en haut de l’escalier. La porte me fut ouverte par un gamin que l’apparition insolite d’un client plongea dans la plus évidente stupeur, et je fus introduit en présence de mon jeune ami, qui écrivait fiévreusement sur un grand registre — d’ailleurs posé à l’envers, comme j’eus l’occasion de m’en apercevoir.

Les premières salutations échangées, j’exposai immédiatement le but de ma visite.

— Écoutez, Jack, — déclarai-je, — je désire que vous me procuriez un esprit, si la chose est possible.

— Des esprits,[1] vous voulez dire ! — s’exclama le cousin de ma femme en plongeant la main dans la corbeille à papier et en en ressortant une bouteille avec autant de promptitude et de dextérité qu’un prestidigitateur. Buvons un coup !

Je levai le bras dans un geste de muette protestation pour exprimer l’horreur que m’inspirait une pareille libation ; mais en reposant ma main sur le bureau, je m’aperçus que mes doigts s’étaient presque involontairement refermés sur le verre que mon conseiller me tendait. Je me hâtai donc d’en absorber le contenu, de peur que quelqu’un entrât à ce moment, et me prît pour un ivrogne. Somme toute, il y avait quelque chose de très amusant dans les excentricités de ce jeune homme.

— Pas des esprits, — lui expliquai-je en souriant, — une apparition… un fantôme. Si c’est une chose que l’on puisse trouver sur le marché, je serais très heureux d’entrer en négociations.

— Un fantôme pour Goresthorpe Grange ? s’informa M. Brocket avec autant d’imperturbabilité que si je lui avais demandé un ameublement.

— Parfaitement, — lui répondis-je.

— Rien de plus facile, — m’assura mon compagnon en emplissant de nouveau mon verre malgré mes protestations —. Voyons un peu !

Il prit alors sur un rayon un grand mémorandum rouge avec toutes les lettres de l’alphabet échelonnées en marge.

— Vous m’avez dit : un fantôme, n’est-ce pas ? Attendez ; c’est à la lettre F. que nous allons trouver cela… farine… forêts… fourneaux… fichus… fusils… felouques. Ah, nous y sommes. Fantômes. Volume neuf, division six, page quarante et une. Excusez-moi !

Et, ce disant, Jack grimpa à une échelle et se mit à fouiller dans une pile de registres sur l’un des rayons les plus élevés. J’eus envie de profiter de ce que mon compagnon me tournait le dos pour vider mon verre dans le crachoir ; mais, toute réflexion faite, j’employai son contenu à l’usage auquel il était destiné.

— Le voilà ! — s’écria mon agent londonien, en sautant à bas de l’échelle avec fracas et en déposant sur la table un énorme in-folio manuscrit. Je tiens une nomenclature détaillée de toutes ces choses-là, afin de pouvoir mettre la main dessus dès que j’en ai besoin. Laissez-vous donc faire… cette eau-de-vie n’est pas méchante, allez (ici il remplit une troisième fois nos verres). Qu’est-ce que nous cherchions donc ?

— Les fantômes, lui rappelai-je.

— Ah, c’est juste ; page 41. Nous y sommes. « T.H. Fowler et fils, Dunkel Street, fournisseurs de médiums pour la noblesse et la bourgeoisie ; vente de charmes… philtres d’amour… momies… horoscopes. » Il n’y a rien là-dedans qui fasse votre affaire, n’est-ce pas ?

Je hochai la tête.

Frederick Tabb, — continua le cousin de ma femme, — seule entreprise de communication entre les vivants et les morts. Propriétaire des esprits de Byron, Kirke White, Grimaldi, Tom Cribb et Inigo Jones. C’est à peu près ce que vous demandez, il me semble ?

— Je ne vois là rien de suffisamment romanesque — objectai-je. — Seigneur Dieu ! Imaginez-vous un fantôme de champion de boxe, avec un œil au beurre noir et un mouchoir autour de la ceinture, ou bien un spectre de clown faisant des sauts périlleux et vous demandant : « Comment vous portez-vous, demain ? »

Rien que d’y songer, je sentis une telle chaleur me monter à la tête que je vidai mon verre d’un seul trait et le remplis de nouveau.

— En voici un autre, — reprit mon interlocuteur. — « Christopher Mc Carthy ; séances bi-hebdomadaires… avec la présence des esprits les plus éminents des temps anciens et modernes. Astrologie… charmes… abracadabras, message des morts. » Il pourrait peut-être nous être utile. Mais je vais me mettre en campagne dès demain, et j’irai voir plusieurs de ces individus. Je sais où les trouver, et ce serait bien le diable si je ne vous dénichais pas quelque chose à bon marché. Voilà donc l’affaire réglée, — conclut-il en jetant le registre dans un coin, — et à présent, nous allons boire un coup.

Nous en bûmes même plusieurs — à ce point que le lendemain matin mes facultés inventives étaient encore assoupies, et que j’éprouvai une certaine difficulté à expliquer à Mme D’Odd pourquoi j’avais accroché mes chaussures et mes lunettes à une patère avec mes vêtements, avant de me coucher.

Les nouvelles espérances qu’avait réveillées en moi l’attitude pleine de confiance avec laquelle mon agent avait entrepris de négocier mon affaire, me permirent de vaincre la réaction produite par l’alcool, et j’arpentai les corridors et les salles anciennes, essayant de me représenter quel aspect aurait ma future emplette et cherchant quelle partie du château serait le mieux en harmonie avec ses apparitions.

Après avoir mûrement réfléchi, je finis par opter pour la salle de banquet.

C’était une longue salle basse aux murs tendus d’une tapisserie de valeur et garnie d’intéressantes reliques provenant de l’ancienne famille à laquelle elle avait appartenu. La lueur du feu, se jouant sur les cottes de mailles et l’attirail guerrier qui s’y trouvaient l’emplissait de reflets indécis, et le vent soufflait sous la porte, agitant les tentures avec un bruissement effrayant. À l’une des extrémités s’érigeait l’estrade surélevée où l’on avait jadis coutume de dresser la table du Seigneur et de ses hôtes, tandis qu’en descendant une couple de marches on arrivait à la partie plus basse de la salle, où les vassaux et les serviteurs faisaient bombance. Il n’y avait par terre aucune espèce de tapis, mais à la place, et sur mon ordre, on y avait étalé de la paille. Dans la salle tout entière, rien, absolument rien ne rappelait que l’on vivait au dix-neuvième siècle, exception faite, néanmoins, pour ma vaisselle en argent massif aux armoiries retrouvées, qui était disposée sur une table en chêne placée au centre.

Je résolus donc que cette salle deviendrait la salle hantée au cas où le cousin de ma femme réussirait dans ses négociations avec les marchands d’esprits. Il ne me restait plus, désormais, qu’à attendre patiemment des nouvelles de ses recherches.

Au bout de quelques jours, je reçus une lettre qui, pour être courte, n’en était pas moins encourageante. Elle était griffonnée au crayon sur le verso d’une affiche de théâtre et paraissait avoir été cachetée à l’aide d’un fouloir à tabac.

« Je suis sur la piste, » m’annonçait ce billet. « On ne peut rien trouver, dans le genre que vous cherchez, chez un spirite professionnel, mais j’ai rencontré hier chez un liquoriste quelqu’un qui m’a assuré pouvoir vous fournir ce que vous désiriez. Je vais vous l’envoyer, sauf avis contraire de votre part : dans ce cas, il faudrait me prévenir par dépêche. Cet individu s’appelle Abrahams, et il a déjà traité une ou deux affaires comme la vôtre. »

La lettre se terminait par quelques allusions incohérentes à un chèque à payer, et elle était signée : votre affectueux cousin, Jack Brocket.

Inutile de dire que je ne télégraphiai aucun contre-ordre, et que j’attendis avec une impatience fébrile l’arrivée de ce M. Abrahams. Malgré la foi que j’avais dans le surnaturel, j’avais peine à croire qu’un simple mortel eût assez d’empire sur le monde des esprits pour pouvoir en faire le commerce et les troquer prosaïquement contre du vil métal de ce bas monde. Et pourtant, Jack ne m’avait-il pas affirmé que ce genre de commerce existait réellement, et n’allais-je point recevoir la visite d’un homme au nom hébraïque tout prêt à me le démontrer par des preuves positives ?

Comme il allait devenir tout à coup banal et vulgaire le fantôme dix-huitième siècle de Jorrocks si je réussissais à me procurer un véritable revenant moyenâgeux !

Je faillis croire qu’on m’en avait envoyé un d’avance, car en faisant le tour du fossé, ce soir-là, avant d’aller me coucher, je surpris une sombre silhouette occupée à examiner le mécanisme de ma herse et de mon pont-levis. Mais son tressaillement de surprise et sa façon précipitée de se sauver à travers les ténèbres ne tardèrent pas à me convaincre qu’elle appartenait au monde terrestre, et j’en conclus que ce devait être quelque galant admirateur d’une de mes servantes chagriné par le boueux Hellespont qui le séparait de sa belle. Quoi qu’il en soit, la silhouette disparut et ne revint pas, bien que je me fusse attardé un certain temps dans l’espoir d’exercer sur elle mes droits féodaux.

Jack Brocket tint parole. Les ombres d’un autre soir commençaient à s’épaissir aux alentours de Goresthorpe Grange, lorsque le son de la cloche extérieure et le bruit d’une voiture qui s’arrêtait, m’annoncèrent l’arrivée de M. Abrahams. Je me hâtai de descendre à sa rencontre, m’attendant à le voir escorté d’un assortiment de fantômes.

Au lieu de l’individu au teint rougeâtre et au regard mélancolique que je croyais trouver devant moi ; je m’aperçus que le marchand de spectres était un petit bonhomme replet, d’aspect robuste, ayant une paire d’yeux d’un éclat et d’une vivacité extraordinaires et une bouche constamment élargie par un ricanement bon-enfant. Je ne lui vis, en fait de marchandises, qu’un petit sac en cuir, jalousement fermé à clef et bouclé par des courroies, qui rendit un son métallique lorsqu’il, le déposa sur les dalles, en pierre de la salle.

— Comment allez-vous, monsieur ? — me demanda-t-il en me serrant la main avec la plus grande effusion. — Et Mme D’Odd, comment va-t-elle ? Et tous les autres… comment se portent-ils ?

Lorsqu’il se fut enfin pleinement assuré que nous n’étions malades ni l’un ni l’autre, M. Abrahams me permit de le conduire au premier étage, où on lui servit un repas auquel il fit beaucoup d’honneur. Quant à son mystérieux petit sac, il ne s’en sépara pas un seul instant et le mit sous sa chaise pendant le repas. Ce fut seulement quand on eut débarrassé la table et que nous restâmes seuls ensemble qu’il se mit à parler de l’affaire qui l’amenait.

— Ainsi donc, — me dit-il en tirant des bouffées d’une pipe, — vous voulez que je vous aide à installer un fantôme dans cette maison ?

Je lui répondis que c’était, précisément ce que je désirais, tout en m’étonnant en moi-même de ces yeux toujours en éveil qui continuaient à fureter tout autour de la pièce comme s’il cherchait à faire l’inventaire de ce qu’elle contenait.

— Eh bien, vous ne trouverez personne de plus qualifié que moi pour m’occuper de votre affaire. Si je vous, dis cela, — continua mon interlocuteur, — ce n’est pas pour me vanter, comprenez-vous. Tenez, voulez-vous savoir ce que j’ai dit au jeune monsieur qui m’a parlé de vous dans le bar du Chien Boiteux ? « Êtes-vous capable de faire ce que je vous demande ? » qu’il me dit. « Essayez plutôt », que je lui dis : « Mettez-nous à l’épreuve tous les deux : moi et mon sac. Faites en seulement l’essai, et vous verrez. » Je ne pouvais pas lui proposer un marché plus loyal, n’est-ce pas ?

Mon respect pour les capacités commerciales de Jack Brocket s’accrut considérablement. Il semblait, certes, avoir conduit l’affaire d’une façon merveilleuse.

— Comment ? Comment ? Vous n’allez pas me raconter que vous transportez des fantômes dans votre sac, voyons ? — me récriai-je avec méfiance.

M. Abrahams m’adressa un sourire plein de condescendance.

— Vous verrez, vous verrez, — répliqua-t-il ; — pourvu que vous me laissiez choisir mon endroit et mon heure, et pourvu que je fasse usage d’un peu de cette essence de Lucoptolycus — (ici, il sortit du gousset de son gilet une petite fiole et me la montra) — vous verrez qu’il n’y a pas de spectre qui puisse me résister. Vous les passerez en revue vous-même et vous ferez votre choix. Je ne peux pas vous proposer un marché plus loyal.

— Et à quel moment allez-vous commencer ? — lui demandai-je avec déférence.

— À une heure moins dix du matin, — me répondit Abrahams d’un ton résolu. — Il y en a qui aiment mieux minuit, mais moi, je préfère une heure moins dix parce qu’il n’y a pas tant de foule et qu’on peut choisir plus aisément le fantôme que l’on veut. Et maintenant, — poursuivit-il en se levant, — si vous voulez bien, nous allons faire le tour de vos appartements, et vous me montrerez où vous, désirez qu’il apparaisse ; parce que, vous savez, il y a des endroits qui les attirent, et il y en a d’autres dont ils ne veulent pas entendre parler…

M. Abrahams inspecta nos corridors et nos salles, d’un œil qui observait et critiquait tout, palpant les vieilles tapisseries d’un air connaisseur et se faisant à mi-voix la réflexion que « cela s’adapterait admirablement bien. » Mais ce fut seulement quand nous arrivâmes à la salle de banquet sur laquelle j’avais moi-même arrêté mon choix, que son enthousiasme parvint à son comble.

— Voilà l’endroit qu’il nous faut ! — s’exclama-t-il, en dansant, pareil lui-même à un petit gnome, autour de la table où était disposée mon argenterie. — Voilà l’endroit qu’il nous faut ; nous ne trouverons jamais de meilleur emplacement que celui-ci ! Une belle pièce… d’aspect solide et noble ; pas de ces blagues nickelées comme on en voit tant ! Voilà comment on doit faire les choses, monsieur ! À la bonne heure, au moins, ici, il y a de la place pour les faire glisser. Demandez qu’on m’apporte de l’eau-de-vie et la boîte de cigares ; moi, je vais m’asseoir ici, près du feu et exécuter les préliminaires, ce qui est plus compliqué que vous ne sauriez l’imaginer, car ces diables de fantômes se comportent parfois d’une manière épouvantable tant qu’ils ne savent pas à qui ils ont affaire. En restant ici, vous risqueriez fort d’être écharpé par eux. Laissez-moi me débrouiller tout seul avec eux, et à minuit et demie, revenez me trouver : à ce moment-là, ils seront redevenus calmes.

La requête de M. Abrahams paraissait assez raisonnable en somme. Je le laissai donc assis sur sa chaise devant le feu, les pieds sur le manteau de la cheminée, et avec, à portée de sa main, une quantité de réconfortants suffisante pour lui permettre de tenir tête à ses réfractaires visiteurs.

De la pièce au-dessous dans laquelle j’étais descendu rejoindre Mme D’Odd pour y attendre l’heure fixée, j’entendis qu’après être resté assis un certain temps, il se levait et se mettait à arpenter la salle d’un pas rapide et impatient. Nous l’entendîmes ensuite essayer la serrure de la porte, puis dans la direction de la fenêtre un gros meuble lourd sur lequel il monta, selon toute vraisemblance, car j’entendis grincer les charnières rouillées des fenêtres à petits vitraux losangés, qu’il repliait en arrière ; et je savais qu’elle était située à plusieurs pieds au-dessus de la portée du petit homme. Ma femme prétend l’avoir entendu, après cela murmurer rapidement quelques mots incompréhensibles, mais peut-être n’était-ce qu’un effet de son imagination. J’avoue que je commençai à me sentir plus impressionné que je n’aurais supposé l’être en pareille circonstance. Une sorte de crainte respectueuse s’emparait de moi à la pensée de cet homme seul, debout à la fenêtre ouverte et convoquant les esprits d’outre-tombe qui flottaient dans les ténèbres du dehors. Aussi eus-je grand peine à dissimuler à Matilda l’émotion grandissante qui s’emparait de moi à mesure que je voyais l’aiguille de la pendule se rapprocher de la demie de minuit, — heure à laquelle il était convenu que j’irais retrouver mon hôte pour partager avec lui sa veillée.

Lorsque j’entrai, je le trouvai réinstallé dans sa position première, et il ne subsistait dans la salle aucun désordre susceptible de confirmer les mystérieuses allées et venues dont le bruit m’était parvenu aux oreilles à travers le plafond ; seule, sa figure joufflue était empourprée comme s’il venait de se livrer à quelque violent exercice.

— Tout va-t-il comme vous le désirez ? — lui demandai-je dès que je fus entré, en prenant un air aussi insouciant que possible, mais en jetant malgré moi un coup d’œil alentour pour voir si nous étions bien seuls.

— Je n’ai plus besoin que de votre concours pour terminer, — me répondit M. Abrahams d’une voix solennelle. — Asseyez-vous près de moi, et prenez aussi un peu de cette essence de Lucoptolycus grâce à laquelle tombent les écailles qui obscurcissent nos yeux d’humains. Quoiqu’il vous arrive de voir, ne prononcez pas une parole, ne faites pas un geste, de peur de rompre le charme.

Ses manières étaient devenues beaucoup plus douces, et la vulgarité de cockney qui le caractérisait habituellement avait tout à fait disparu. Je m’assis sur la chaise qu’il m’indiquait, et j’attendis les événements.

Mon compagnon écarta autour de nous la paille qui jonchait le sol, et, se mettant par terre, sur les genoux et sur les mains, décrivit, à l’aide d’un morceau de craie, un demi-cercle dans lequel nous étions enfermés ainsi que l’âtre. Sur le bord de ce demi-cercle il traça divers signes hiéroglyphiques qui n’étaient pas sans présenter quelque ressemblance avec ceux du Zodiaque. Ensuite il se releva et récita une longue invocation, débitée avec une telle rapidité qu’on aurait dit un seul mot gigantesque d’une langue bizarre et gutturale.

Ayant terminé cette prière, — si toutefois c’en était une — il sortit la petite fiole qu’il m’avait déjà montrée et versa dans un récipient de verre deux cuillerées à café d’un liquide clair et transparent qu’il me tendit en m’invitant à le boire.

Ce liquide avait une odeur légèrement douce, assez analogue à l’arôme de certaines espèces de pommes. J’hésitai un instant avant d’y porter mes lèvres, mais le geste impatient que fit mon compagnon acheva de vaincre ma méfiance, et j’absorbai le contenu d’un seul trait. Ce n’était pas désagréable au goût, et comme cela ne me produisit aucun effet immédiat, je me renversai dans mon fauteuil et j’attendis ce qui allait se passer.

M. Abrahams s’assit à côté de moi, et je sentis qu’il observait de temps en temps ma physionomie, tout en répétant d’autres incantations dans le genre de la première.

Une sensation de chaleur et de langueur délicieuses recommença peu à peu à s’emparer de moi, provenant sans doute, en partie du feu qui brûlait dans la cheminée et en partie d’une autre cause inexplicable. Une invincible envie de dormir m’appesantit les paupières et, dans le même instant, ma cervelle se mit à travailler avec rapidité évoquant toute une foule d’idées charmantes et ingénieuses. J’étais en proie à un tel état d’engourdissement que, tout en ayant conscience que mon compagnon me mettait la main sur la région du cœur comme pour tâter comment il battait, je ne fis aucun effort pour l’en empêcher et ne lui demandai même pas d’explication sur sa manière d’agir. Tous les objets qui se trouvaient dans la salle se mirent à tourner en une sorte de danse très lente autour de moi. La grande tête d’élan qui était à l’autre bout se mit à se balancer solennellement en avant et en arrière, tandis que les plateaux massifs qui ornaient les tables exécutaient des cotillons avec le seau à glace et le surtout. Ma tête était si lourde qu’elle retomba mollement sur ma poitrine, et j’aurais certainement perdu connaissance si je n’avais été rappelé à la réalité des choses par le bruit d’une porte qui s’ouvrait à l’autre extrémité de la salle.

Cette porte donnait sur l’estrade élevée qui, ainsi que je l’ai précédemment expliqué, était autrefois exclusivement réservée aux maîtres du logis. Pendant qu’elle tournait avec lenteur sur ses gonds, je me redressai sur mon fauteuil, me cramponnant aux bras et regardant, les yeux fixes et remplis d’horreur, le couloir sombre qui se trouvait au dehors. Quelque chose avançait le long de ce couloir — quelque chose d’informe et d’intangible, mais enfin quelque chose. Obscur et tout environné d’ombre, je le vis, ce quelque chose, passer sur le seuil, tandis qu’une bouffée d’air glacé s’engouffrait dans la salle, semblant me traverser de part en part et me geler le cœur. J’eus conscience d’une présence mystérieuse, puis je l’entendis parler, d’une voix semblable au gémissement d’un vent d’est à travers les pins sur les rivages d’une mer désolée.

La voix disait :

— Je suis l’invisible non-entité. J’ai des affinités multiples, et je suis excessivement subtile. Je suis électrique, magnétique et esprit. Je suis le grand pousseur de soupirs éthérés. Je tue les chiens. Mortel, veux-tu me choisir ?

Je fus sur le point de prendre la parole pour répondre ; mais il me sembla que les mots s’étranglaient dans ma gorge ; et avant que j’aie pu réussir à les exprimer, l’ombre flotta à travers la salle et disparut à l’autre bout, dans l’obscurité, tandis qu’un long soupir plein de mélancolie s’exhalait dans la pièce.

Je dirigeai à nouveau mes yeux vers la porte, et à ma grande surprise je vis une vieille femme très petite, qui s’avançait en clopinant le long du couloir et entrait dans la salle. Elle fit d’abord plusieurs pas en avant et en arrière, puis s’accroupissant au bord même du cercle marqué sur le sol, elle découvrit sa figure dont l’expression horrible et maligne me restera toujours gravée dans la mémoire. Toutes les passions malsaines semblaient avoir laissé leur empreinte sur cette physionomie repoussante.

— Ah ! ah ! — hurla-t-elle, tendant ses mains desséchées, pareilles aux serres d’un oiseau immonde. — Vous voyez qui je suis. Je suis l’infernale mégère. Je porte de la soie couleur tabac. Mes malédictions s’abattent sur les gens au moment où ils s’y attendent le moins. Walter Scott s’est montré très flatteur vis-à-vis de moi. Veux-tu que je t’appartienne, mortel ?

Je m’efforçai de secouer négativement la tête avec horreur ; ce que voyant, elle fit le geste de me frapper avec sa béquille et disparut en proférant un hurlement affreux.

Cette fois, mes yeux se reportèrent tout naturellement vers la porte, et ce fut presque sans surprise que je vis un homme de haute taille et de noble prestance faire, à son tour, son entrée. Sa figure était d’une pâleur de cire, mais surmontée de cheveux noirs qui lui retombaient en boucles dans le dos. Une courte barbe en pointe lui masquait le menton. Il était habillé, avec des vêtements peu ajustés, qui semblaient faits de satin jaune, et il avait une large collerette blanche autour du cou. Il traversa la salle à grandes enjambées lentes et majestueuses, puis se tournant vers moi, il m’adressa la parole d’une voix douce et délicieusement modulée.

— Je suis le mousquetaire, — déclara-t-il. — Je transperce, et je suis transpercé. Voici ma rapière. J’émets un bruit d’acier entrechoqué. Ceci est une tache de sang, que j’ai sur le cœur. Je sais faire entendre des gémissements caverneux. Je suis patronné par beaucoup de vieilles familles conservatrices. Je suis l’antique apparition des vieux manoirs. Je travaille seul ou en compagnie de damoiselles hurlantes.

Il inclina la tête avec courtoisie comme s’il attendait ma décision, mais le même suffoquement qu’auparavant m’empêcha de parler, et m’ayant adressé une profonde révérence, il disparut.

À peine s’était-il retiré qu’une sensation d’horreur intense me saisit : je venais de remarquer la présence dans la salle d’une créature fantomatique aux contours imprécis et de proportions inappréciables. Tantôt, elle me semblait remplir la pièce entière, tantôt au contraire, elle devenait invisible, mais j’avais toujours la sensation très nette qu’elle était là. Sa voix, quand elle se mit à parler, était tremblante et orageuse. Elle dit :

— Je suis celui qui laisse des traces de pas humides, et qui répand des gouttes de sang. Je fais retentir un bruit de pas dans les corridors. Charles Dickens a fait allusion à moi. Je produis des sons étranges et désagréables. Je dérobe les lettres et serre les poignets des gens avec des mains invisibles. Je suis gai. Je lance des éclats de rire hideux. Faut-il que j’en jette un maintenant pour t’en faire juge ?

J’élevai la main pour lui signifier que non, mais trop tard pour empêcher son rire discordant de se répercuter dans la salle. Avant que j’aie pu abaisser à nouveau le bras, l’apparition avait disparu.

Je tournai la tête vers la porte, juste à temps pour voir un homme entrer d’une manière furtive et précipitée. C’était un gaillard solide, au teint hâlé, avec des boucles d’oreilles et un foulard espagnol noué autour du cou. Il avait la tête penchée sur la poitrine, et toute son attitude était celle de quelqu’un affligé par un remords intolérable. Il se mit à se promener rapidement de long en large comme un tigre en cage, et je remarquai qu’il tenait dans une de ses mains un couteau ouvert, tandis que, de l’autre, il serrait quelque chose qui ressemblait à un morceau de parchemin. Sa voix, lorsqu’il parla était profonde et sonore.

— Je suis l’assassin. Je suis un bandit. Je rampe quand je marche. J’avance sans bruit. Je connais quelque peu les Caraïbes espagnoles. Je peux faire l’affaire du trésor perdu. J’ai des cartes marines. Je suis vigoureux et bon marcheur. Je suis capable de hanter un grand parc.

Il me considéra d’un air suppliant, mais avant d’avoir pu faire un signe, je fus pétrifié d’épouvante par l’horrible spectacle que je vis à la porte.

C’était un homme de très haute taille, — si toutefois l’on peut dire un homme, — car ses os décharnés passaient à travers sa peau rongée, et sa figure avait une teinte gris de plomb. Il était enveloppé d’un drap qui s’enroulait autour de lui, et qui formait au-dessus de sa tête un capuchon dans l’ombre duquel des yeux méchants profondément enfoncés dans des orbites effrayantes étincelaient et pétillaient comme des braises rouges. Sa mâchoire inférieure était retombée sur sa poitrine, laissant voir une langue sèche et noire. Je frissonnai et me reculai en voyant cette apparition s’avancer jusqu’au bord du cercle.

— Je suis le glaceur de sang américain, — expliqua-t-elle d’une voix qui semblait provenir de dessous terre. — Tous les autres sont faux. Je suis l’incarnation d’Edgar Poe. Je suis d’une méticuleuse atrocité. Je suis un spectre qui soumet les gens de basse caste. Remarque mon sang et mes os. Je sème l’effroi et la nausée. Je n’ai besoin d’aucun secours artificiel. Je travaille avec des linceuls, un couvercle de cercueil et une batterie galvanique. Je fais blanchir les cheveux en une nuit.

La créature tendit vers moi ses bras décharnés d’un geste implorant ; mais je secouai la tête, et elle disparut, laissant derrière elle une odeur écœurante et pestilentielle.

Je retombai au fond de mon fauteuil, si accablé de terreur et de dégoût que je me serais volontiers résigné à renoncer complètement à avoir un fantôme si je n’avais eu la certitude que cette apparition fût la dernière de la hideuse procession.

Un léger bruit de vêtement traînant à terre m’avertit qu’il n’en était pas ainsi. Ayant relevé la tête, je vis une silhouette blanche sortir du corridor et s’avancer dans la lumière. Comme elle franchissait le seuil, je constatai que c’était celle d’une jeune et jolie femme, vêtue à la mode d’une époque disparue. Elle tenait ses mains jointes devant elle, et son visage pâle et fier portait des marques de passion et de souffrance. Elle traversa la salle, et sous le glissement léger de ses pas, s’éleva un bruit doux pareil au bruissement des feuilles d’automne, puis tournant vers moi ses yeux remplis d’une tristesse indicible, elle me dit :

— Je suis la plaintive et la sentimentale, la jolie et la maltraitée. J’ai été abandonnée et trahie. La nuit, s’élèvent mes sanglots, et je rôde le long des corridors. Mes antécédents sont éminemment respectables, et en général, aristocratiques. Mes goûts sont esthétiques. Je me plairais bien au milieu de vieux meubles de chêne comme ceux-ci, avec un peu plus de cottes de mailles, peut-être, et beaucoup de tapisseries. Ne voulez-vous pas me prendre ?

Sa voix, lorsqu’elle termina, s’éteignit en une belle cadence, et la jeune femme allongea les mains vers moi comme pour me supplier. J’ai toujours été sensible aux influences féminines. Et puis, que serait le fantôme de Jorrocks auprès de celui-ci ? Pouvais-je rien trouver de meilleur goût ? Ne m’exposais-je pas à endommager mon système nerveux en laissant défiler encore devant moi d’autres créatures comme la précédente si je ne me décidais pas tout de suite ? Elle m’adressa un sourire séraphique, comme si elle devinait ce qui se passait dans ma cervelle. Ce sourire acheva de me décider.

— Elle fera mon affaire ! — m’écriai-je.

Et tandis que, dans mon enthousiasme, je faisais un pas vers elle, je sortis du cercle magique tracé autour de moi.

— Argentine, nous sommes volés !

J’ai vaguement conscience d’avoir entendu prononcer, ou plutôt hurler, ces mots à mes oreilles un grand nombre de fois, sans pouvoir parvenir à en comprendre la signification. Il me semblait que le violent battement de mes tempes se rythmait avec eux, et je fermai les paupières, bercé par ce murmure : « Volés, volés, volés ! » Une vigoureuse secousse me les fit cependant rouvrir, et la vue de Mme D’Odd, dans le costume le plus sommaire et l’humeur la plus furibonde, me fit une impression suffisante pour me permettre de rassembler mes idées éparses et de me rendre compte que j’étais étendu par terre sur le dos, la tête au milieu des cendres tombées du feu de la veille au soir, et tenant à la main un petit flacon de verre.

J’essayai en chancelant de me remettre sur pied, mais je me sentis dans un tel état de faiblesse et de vertige que je fus obligé de me rasseoir dans un fauteuil. À mesure que mon cerveau s’éclaircissait, stimulé par les exclamations de Matilda, je commençais à me remémorer petit à petit les incidents de la nuit. Il y avait là la porte par laquelle avaient défilé les visiteurs surnaturels ; là, la boîte à cigares et la bouteille d’eau-de-vie qui avaient eu l’honneur de recevoir les attentions de M. Abrahams. Mais le clairvoyant lui-même — où était-il donc ? Et qu’était-ce que cette fenêtre d’où pendait extérieurement une corde ? Et où donc — oh où donc ? — était passée la gloire de Goresthorpe Grange, la meilleure vaisselle d’argent qui devait faire les délices de tant de générations de D’Odd ? Et pourquoi Mme D’Odd était-elle debout dans le jour blême de l’aube, et se tordait-elle les mains en répétant son refrain monotone ? Ce ne fut que très lentement que mon cerveau obscurci parvint à remarquer toutes ces choses et à établir les rapports qui existaient entre elles.

Lecteur, je n’ai jamais revu M. Abrahams depuis lors ; je n’ai jamais revu la vaisselle d’argent avec l’écusson de famille retrouvé ; et ce qui est pire que tout le reste, je n’ai jamais entrevu une seconde fois le spectre mélancolique à la robe traînante, et je ne suppose pas que cela m’advienne jamais à l’avenir. Il est de fait que mon aventure de cette nuit mémorable m’a guéri pour toujours de ma manie du surnaturel et m’a tout à fait réconcilié avec l’idée d’habiter un morne édifice de Londres et auquel songe depuis longtemps Mme D’Odd.

Quant à l’explication de ce qui s’est passé, c’est une chose qui donne le champ libre à plusieurs hypothèses. Que M. Abrahams, le chasseur de fantômes, fût le même individu que Jenny Wilson, alias le cambrioleur de Nottingham, c’est une supposition que l’on considère, à Scotland Yard, comme plus que probable, et il est certain que le signalement de ce remarquable filou concorde fort bien avec la physionomie de mon visiteur. On ramassa le lendemain, dans un champ voisin, le petit sac en cuir dont j’ai donné la description, et l’on s’aperçut qu’il renfermait un assortiment de premier ordre de pinces-monseigneur et de mèches anglaises. Des empreintes de pas profondément marquées dans la boue du fossé montraient qu’un complice resté en bas avait reçu le sac de précieuse argenterie qui avait été descendu par la fenêtre ouverte. À n’en point douter, les deux coquins cherchaient un coup à faire, avaient entendu les indiscrètes demandes de renseignements faites par Jack Brocket et avaient promptement profité de l’aubaine.

Et maintenant, en ce qui concerne mes visiteurs moins substantiels et la vision curieuse et grotesque que j’ai eue — dois-je l’attribuer à quelque réel pouvoir occulte de mon ami de Nottingham ? J’ai pendant longtemps conservé des doutes sur ce point, et j’ai fini par m’efforcer de résoudre le problème en consultant un médecin et analyste bien connu, et en lui envoyant les quelques gouttes de prétendue essence de Lucoptolycus qui restaient dans mon flacon.

Voici la lettre que j’ai reçue de lui, trop heureux encore de pouvoir terminer mon récit par les paroles pondérées d’un savant :

« M. Argentine D’Odd,
« les Ormes,
« Brixton.
« Arundel Street ».
« Monsieur,

« Votre cas fort singulier m’a vivement intéressé. La bouteille que vous m’avez envoyée contenait une forte solution de chloral, et la quantité que vous en avez absorbée d’après ce que vous me dites, doit s’élever à au moins quatre-vingt grammes d’hydrate pur. Cela vous a mis, bien entendu, dans un état d’insensibilité partielle et vous a fait passer peu à peu dans le complet coma. Dans le demi-évanouissement provoqué par l’intoxication du chloral, il n’est pas rare que des visions circonstanciées et bizarres se présentent, et cela plus particulièrement chez ceux qui ne sont pas habitués à se servir de ce médicament.

« Vous m’écrivez que vous aviez l’esprit saturé de littérature traitant de fantômes, et que vous preniez depuis longtemps un intérêt morbide à les classifier et à vous rappeler les diverses formes sous lesquelles on raconte que ces apparitions se révèlent. Souvenez-vous en outre, que vous étiez préparé à voir quelque chose de cette nature, et que vous aviez mis votre système nerveux dans un état de tension pas naturel.

« Étant données ces circonstances, j’estime que, loin de trouver étrange ce qui vous est arrivé, quiconque a fait des études sur les narcotiques, aurait trouvé plutôt matière à s’étonner si vous n’aviez pas ressenti certains effets de ce genre.

« Agréez, monsieur, l’expression de mes sentiments les plus distingués.

« Dr. T. E. Stube. »


  1. Il y a là un jeu de mots intraduisible en français : spirit (esprit), signifie au singulier : fantôme et au pluriel, il a, en outre, le sens de : liqueurs.