L’Ensorceleuse (recueil)/La Nuit tragique

Traduction par René Lécuyer.
L’Ensorceleuse (recueil)F. Rouff éditeurNouvelle collection nationale, n°10 (p. 44-48).


LA NUIT TRAGIQUE




Robinson, le patron te demande !

« Le diable l’emporte ! » bougonnai-je en moi-même ; car M. Dickson, représentant à Odessa de la maison Bailey et Cie, les gros marchands de blé, était un homme particulièrement irascible, comme j’avais déjà eu l’occasion de l’apprendre à mes dépens.

— Qu’est-ce qu’il y a encore de cassé ? — demandai-je à mon collègue ; — est-ce qu’il a déjà eu vent de notre escapade à Nicolaïeff, ou bien s’agit-il d’autre chose ?

— Je n’en ai pas la moindre idée, — me répondit Gregory ; — mais le vieux m’a paru d’assez bonne humeur. Seulement je te conseille de ne pas te faire attendre.

Pour être prêt à toute éventualité je m’efforçai donc de prendre la mine scandalisée d’un homme qu’on accuse injustement, et j’entrai résolument dans la cage du lion.

M. Dickson était debout ; le dos au feu, dans cette attitude chère aux négociants britanniques ; il m’invita d’un geste à m’asseoir.

— Monsieur Robinson, — commença-t-il ; — j’ai beaucoup de confiance dans votre bon sens et votre discrétion. Sans doute, il faut que jeunesse se passe, mais je crois que, malgré vos apparences de légèreté, vous avez au fond le caractère très sérieux.

Je m’inclinai.

— Il me semble, — poursuit-il, — que vous parlez le russe assez couramment.

Je m’inclinai encore.

— Eh bien, voici, — continua-t-il ; — j’ai une mission à vous confier ; votre avancement pourra dépendre de l’habileté avec laquelle vous la remplirez, car c’est une affaire de la plus haute importance, et je m’en serais chargé moi-même si ma présence ici n’était absolument indispensable.

— Soyez certain, monsieur, que je m’y emploierai de mon mieux, — répondis-je.

— Bien, monsieur, très bien ! Voici en deux mots ce dont il s’agit. La ligne du chemin de fer vient d’être prolongée jusqu’à Solteff, à quelques centaines de milles vers le nord. Or, je désirerais prendre les devants sur les autres firmes d’Odessa pour m’assurer la récolte de cette région, récolte qui pourra, j’ai tout lieu de le croire, s’acquérir à très bas prix. Vous pousserez donc jusqu’à Solteff, et là, vous irez rendre visite à un certain M. Dimidoff, qui est le plus grand propriétaire foncier de la ville. Vous traiterez avec lui au mieux de nos intérêts. Nous tenons, M. Dimidoff et moi, à ce que l’affaire se fasse sans bruit et aussi secrètement que possible… il sera même préférable qu’on en ignore tout jusqu’au moment où le grain arrivera à Odessa. Nous y tenons : moi, dans l’intérêt de la maison, et M. Dimidoff en raison des préjugés qu’entretiennent ses cultivateurs à l’égard de l’exportation. Vous partirez ce soir même ; on sera prévenu de votre arrivée là-bas, et il y aura quelqu’un pour vous attendre. Je vous ouvrirai un crédit pour vos frais de voyage. C’est tout. Monsieur Robinson, je vous salue, et je compte que vous saurez vous montrer digne de la bonne opinion que j’ai toujours eue de vous.

— Gregory, — dis-je en rentrant tout fier dans le bureau, — je pars ; je suis chargé d’une mission… d’une mission secrète, mon vieux, il s’agit d’une affaire de plusieurs mille livres. Prête-moi la petite valise (la mienne est trop prétentieuse) et dis à Ivan d’y empaqueter mes affaires. Un millionnaire russe m’attend au terme de mon voyage. Surtout, pas un mot de tout cela aux employés de Simpkins, sans quoi tout serait perdu.

J’étais tellement flatté d’être, comme on dit, « dans la coulisse », que toute la journée, je me pavanai dans le bureau avec l’air d’un héros de roman de cape et d’épée, en feignant le plus possible d’être l’objet de préoccupations et de responsabilités sans nombre ; et, lorsque je sortis, le soir, pour me rendre à la gare, quiconque m’eût observé aurait pu croire, à mes allures cauteleuses et inquiètes, que j’emportais tout le contenu du coffre-fort dans la petite valise de Gregory. Je me fis la réflexion qu’il avait été bien imprudent de laisser subsister toutes les étiquettes anglaises qui y étaient collées. Mais enfin, il fallait espérer que tous ces « Londres » et ces « Birmingham » n’éveilleraient la curiosité de personne, ou que, du moins, aucun concurrent de mon patron n’en pourrait déduire qui j’étais et ce que j’allais faire.

Ayant acquitté le nombre de roubles voulu et reçu mon billet en échange, je m’installai dans le coin d’un confortable wagon russe, et m’absorbai dans les réflexions béates que m’inspirait mon extraordinaire bonne fortune. Dickson commençait à vieillir à présent, et si je parvenais à conduire cette affaire d’une façon satisfaisante, les conséquences les plus heureuses pourraient en résulter pour moi. J’entrevis la perspective de devenir bientôt associé de la maison, et tout à ma rêverie, il me sembla que le rythme du train ronronnait continuellement : « Bailey, Robinson et Cie » et recommençait : « Bailey, Robinson et Cie » en un refrain monotone qui, peu à peu, ne devint plus qu’un murmure et finit par cesser tout à fait, tandis que je m’abandonnais au sommeil.

Si j’avais pu prévoir l’aventure qui m’attendait au terme de mon voyage, il n’aurait à coup sûr pas été si paisible.

Je m’éveillai avec cette instinctive sensation de gêne que l’on éprouve à se sentir étroitement épié par quelqu’un, et en ouvrant les yeux, je m’aperçus tout de suite que je ne m’étais pas trompé.

Un homme de haute taille, brun, s’était assis sur la banquette en face de moi, et ses yeux noirs et sinistres m’examinaient avec une attention si grande que l’on aurait dit qu’ils voulaient regarder jusqu’au fond de moi-même. Son attention se porta ensuite sur la petite valise que j’avais déposée à terre à côté de moi.

« Grand Dieu, » pensai-je, « je parie que cet homme est l’agent de Simpkins. Je le disais bien que Gregory avait été négligent de ne pas arracher ces étiquettes. »

Je refermai les yeux pendant quelques temps, mais lorsque je les rouvris ensuite, je trouvai encore mon compagnon en train de m’observer.

— Vous venez d’Angleterre, à ce que je vois, — me dit-il en russe, découvrant une grimace qui cherchait à être un aimable sourire.

— Oui, — répondis-je.

J’avais essayé de prendre un ton détaché, mais je sentais bien que je n’y avais nullement réussi.

— Et… vous voyagez pour votre plaisir ? — insista l’inconnu.

— Oui, — répondis-je avec empressement, — pour mon plaisir et pas pour autre chose.

— Bien entendu, — répliqua-t-il d’une voix légèrement ironique, — c’est toujours pour leur plaisir que les Anglais voyagent, n’est-il pas vrai ?

Son attitude était mystérieuse, pour ne pas dire plus. Il n’y avait que deux hypothèses possibles pour l’expliquer : où cet homme était un fou, ou bien c’était l’agent d’une maison similaire à la mienne, voyageant dans le même but que moi et désireux de me montrer qu’il devinait mon secret.

L’une était aussi désagréable que l’autre, et, somme toute, ce fut avec soulagement que je vis le train s’arrêter sous le hangar branlant qui tenait lieu de gare à la ville naissante de Solteff, — Solteff dont j’étais sur le point de découvrir les ressources et au commerce de qui j’aillais faire prendre un nouvel essor. Pour un peu, je me serais attendu à voir un arc de triomphe dressé sur le quai en mon honneur.

M. Dickson m’avait prévenu qu’il y aurait quelqu’un pour me recevoir. Je me mis donc à regarder autour de moi dans la foule bigarrée, mais sans y découvrir personne qui pût passer de près ou de loin pour M. Dimidoff.

Tout à coup, un homme de mise négligée, ayant une barbe de huit jours, passa devant moi, regardant ma figure, puis ma valise — cette maudite valise, cause de tout le mal. Presque tout de suite il disparut dans la foule, mais un instant après, il revint à moi d’une démarche plus lente, et me chuchota sans en avoir l’air :

— Suivez-moi, mais à distance.

Et aussitôt, il sortit de la gare et s’engagea d’un pas vif dans la rue en face.

Quel était ce nouveau mystère ?

Ma valise à la main, je m’efforçai de le suivre aussi rapidement que je pus, et, en tournant le coin, je vis un grossier droschki qui attendait.

Mon singulier compagnon m’en ouvrit la portière, et j’y montai :

— Est-ce que monsieur Dim… — commençai-je.

— Chut ! — interrompit-il. — Pas de noms, pas de noms. Les murs eux-mêmes ont des oreilles. Vous saurez tout, ce soir.

Et sur cette promesse, il referma la portière et saisit les rênes. Nous partîmes immédiatement à une allure rapide — si rapide même que je vis mon compagnon de voyage aux yeux noirs nous regarder jusqu’à ce que nous eussions disparu.

Tandis que nous filions ainsi, ballottés par cet abominable véhicule sans ressort, je me pris à réfléchir sérieusement.

« Est-il possible qu’il faille avoir recours à tant de mystère pour vendre du bien qui vous appartient ? Ma parole, c’est pire qu’un propriétaire irlandais. C’est monstrueux !… Hum, il n’a pas l’air d’habiter un quartier bien aristocratique non plus, » monologuai-je en regardant les ruelles étroites et tortueuses par lesquelles nous passions, et les habitants misérables et malpropres qui les peuplaient. « Je voudrais bien être accompagné de Gregory ou d’un autre de mes collègues, car cela me fait l’effet d’un vrai coupe-gorge ! Sapristi, le voilà qui s’arrête. Il faut croire que nous sommes rendus ! »

Nous l’étions sans doute en effet, car le droschki stoppa, et la tête hirsute de mon conducteur se montra à la portière.

— C’est ici, très honoré maître, — me dit-il, en m’aidant à descendre.

— Est-ce que M. Dimi… — commençai-je pour la seconde fois ; mais il m’interrompit encore.

— Tout ce que vous voudrez, mais pas de noms, — murmura-t-il ; — tout ce que vous voudrez, excepté cela. De la prudence, ô très vénéré maître!

Et il me poussa à travers un corridor dallé, et me fit monter ensuite un escalier qui se trouvait au fond.

— Donnez-vous la peine de vous asseoir un instant ; — reprit-il en ouvrant une porte. — On va vous servir à manger.

Là-dessus, il se retira, m’abandonnant à mes réflexions.

« Ma foi, » me dis-je, « il est un fait certain, c’est que si la maison de M. Dimidoff n’a pas un aspect très engageant, ses domestiques sont, du moins, on ne peut mieux stylés. « Très vénéré, maître ! » « Très honoré, maître ! » Je me demande quel titre il pourrait bien employer s’il avait affaire au vieux Dickson en personne, mais ce ne serait sans doute pas convenable. Au fait, je n’avais pas remarqué… c’est singulier : cela ressemble à une prison ! »

La pièce en avait, certes, bien l’air, en effet. La porte était en fer d’une solidité à toute épreuve ; la fenêtre unique et garnie de barreaux très ,serrés. Le plancher était en bois et paraissait un peu branlant sous les pieds. Plancher et murs étaient copieusement éclaboussés de café et de je ne sais quel autre liquide de couleur sombre. Bref, c’était là un séjour qui n’invitait pas à la gaieté.

J’avais à peine terminé mon inspection, lorsque j’entendis des pas résonner dans le couloir ; un instant après, la porte s’ouvrit, et je vis reparaître l’homme qui m’avait amené ; il venait m’annoncer que le dîner était servi, en s’excusant, avec force saluts et politesses, de m’avoir fait attendre dans ce qu’il appelait « la chambre de congé. »

Il me fit repasser le corridor et m’introduisit dans une pièce fort convenablement meublée. Au milieu de cette pièce était dressée une table pour deux convives, et, près du feu, se tenait un homme guère plus âgé que moi.

Ce dernier, en m’entendant entrer, se retourna et s’avança à ma rencontre avec toutes les marques du plus profond respect.

— Si jeune et pourtant comblé déjà d’un tel honneur ! — s’exclama-t-il.

Puis, comme s’il repensait tout à coup à quelque chose qu’il avait oubliée, il continua :

— Veuillez vous asseoir, je vous en prie. Vous devez être fatigué de votre long et pénible voyage. Nous allons dîner en tête-à-tête ; mais les autres s’assembleront ensuite.

— C’est à M. Dimidoff, sans doute, que j’ai l’honneur de parler ? — lui demandai-je.

— Non, monsieur, — me répliqua-t-il en fixant sur moi ses yeux gris pleins de perspicacité. — Mon nom est Petrokine ; vous me confondez sans doute avec un des autres. Nous laissons cela ; qu’il ne soit pas question de nos affaires tant que le Conseil ne sera pas réuni. Goûtez un peu à la soupe de notre chef ; j’ai tout lieu de penser que vous la trouverez excellente.

Qui était ce M. Petrokine, et quels pouvaient être les autres dont il me parlait, je n’en avais pas la moindre idée. Quelque gérant de propriétés de Dimidoff, peut-être, bien que le nom ne parût pas être familier à mon compagnon. Néanmoins, comme il semblait désireux, pour l’instant, d’esquiver toute question relative à nos affaires, je me conformai à son caprice, et nous nous mîmes à causer de la vie sociale en Angleterre, sujet qu’il possédait à fond et qu’il paraissait avoir étudié avec la plus grande subtilité. Les réflexions que je lui entendis faire également sur Malthus et les lois de la repopulation étaient toutes excellentes, quoique frisant un peu le radicalisme.

— À propos, — constata-t-il, tandis que nous fumions un cigare en dégustant une bouteille de bon vin ; — nous ne vous aurions jamais reconnu sans les étiquettes anglaises qui se trouvaient sur vos bagages ; c’est un heureux hasard qu’Alexandre les ait remarquées. On ne nous avait donné de vous aucun signalement, et nous nous attendions même à avoir affaire à un homme un peu plus âgé. Il faut convenir, en effet, Monsieur, que vous êtes bien jeune pour être chargé d’une mission pareille.

— Mon chef a confiance en moi, — repartis-je, — et nous avons eu maintes fois l’occasion de constater dans notre commerce que la perspicacité n’était pas incompatible avec la jeunesse.

— Votre observation est juste, Monsieur, — reconnut mon nouvel ami ; toutefois, je m’étonne que vous appliquiez le nom de commerce à notre glorieuse association ! Un terme pareil est vraiment par trop vulgaire pour qu’on l’attribue à une réunion d’hommes associés pour donner au monde ce qu’il souhaite le plus ardemment, mais qu’il ne pourrait jamais espérer goûter, si nous ne consacrions pas tous nos efforts à le lui fournir. Il serait plus convenable d’appeler cela une confrérie spirituelle.

« Fichtre ! » pensai-je in petto, « ce qu’il serait fier, le patron, s’il entendait ! Quel que soit cet homme il a certainement dû être de la partie. »

— Maintenant, Monsieur, — me fit observer M. Petrokine, — la pendule marque huit heures, et il est probable que le Conseil siège déjà. Montons ensemble, et je vous présenterai. Je crois superflu de vous rappeler qu’on observe chez nous le plus grand secret, et que l’on attend votre arrivée avec impatience.

Tout en le suivant, je ruminais dans ma cervelle le moyen le meilleur de remplir ma mission et de m’assurer les conditions les plus avantageuses. Ils avaient l’air aussi anxieux que moi de mener à bien cette affaire et ne semblaient pas vouloir y mettre la moindre opposition : le plus sage serait donc peut-être de les laisser venir afin de voir ce qu’ils me proposeraient.

Je venais à peine d’opiner en faveur de cette dernière tactique lorsque mon guide ouvrit une large porte au fond du corridor, et me fit entrer dans une pièce encore plus luxueusement meublée que celle où j’avais dîné. Une longue table, recouverte de serge verte et jonchée de papiers, courait dans le milieu.

Autour de cette table étaient assis quatorze ou quinze hommes qui causaient avec animation.

En nous voyant entrer, toute la compagnie se leva et salua. Je ne pus m’empêcher de constater que mon compagnon n’attirait pas la moindre attention, tandis qu’au contraire tous les yeux se fixaient sur moi avec un singulier mélange de surprise et de respect quasi servile. Celui qui occupait la place d’honneur et dont le teint très pâle présentait un contraste frappant avec ses cheveux et sa moustache d’un noir bleuté, m’invita à prendre le siège qui se trouvait à côté de lui.

— Je n’ai pas besoin de vous annoncer, — dit M. Petrokine lorsque je fus assis, — que vous avez maintenant l’honneur de recevoir parmi vous l’agent anglais Gustave Berger. Il est jeune assurément, Alexis, — continua-t-il en s’adressant à mon blême voisin, et, cependant sa réputation s’étend déjà à l’Europe entière.

« Tout beau, tout beau, n’exagérons rien, » murmurai-je intérieurement.

Et j’ajoutai tout haut :

— Si c’est à moi que vous voulez faire allusion, Monsieur, je dois vous prévenir que, si je suis en effet anglais, comme vous le dites, mon nom n’est pas Berger, mais Robinson… M. Tom Robinson, pour vous servir.

Un éclat de rire parcourut le tour de la table.

— Soit, soit, — acquiesça celui qu’on appelait Alexis. — Je loue fort votre discrétion, ami très honoré. On ne saurait trop se tenir sur ses gardes. Conservez votre sobriquet anglais puisque vous le jugez bon ; moi, je n’y vois aucun inconvénient. En attendant, je regrette qu’il nous faille accomplir un pénible devoir en cette mémorable soirée qui sera, sans doute, si grosse de conséquences pour nous ; mais il faut, coûte que coûte, que les règles de notre association soient observées, et il est indispensable que nous donnions, ce soir, un congé.

« Où diantre veut-il en venir ? » me demandai-je. « Qu’est-ce que cela peut me faire qu’il flanque son domestique à la porte ? Je ne sais pas où peut nicher ce Dimidoff qu’on ne voit nulle part, mais je commence à croire qu’il a installé ici un asile d’aliénés. »

Ôtez-lui son bâillon !

En entendant ces mots, je sursautai comme si l’on m’avait braqué un pistolet sous le nez.

C’est Petrokine qui avait parlé. Pour la première fois, je remarquai qu’un homme corpulent et bouffi, assis au bout de la table, avait les mains attachées autour de sa chaise et un mouchoir noué sur la bouche.

D’horribles soupçons commencèrent à me ronger le cœur. Où étais-je ? Étais-je chez M. Dimidoff ? Quels étaient ces individus avec leurs singulières façons de parler ?

— Maintenant, Paul Ivanovitch, — reprit Petrokine, — qu’avez-vous à dire avant de vous en aller ?

— Ne me congédiez pas, Messieurs, — implora-t-il ; — ne me congédiez pas. Tout ce que vous voudrez, mais pas cela ! Je m’exilerai dans quelque pays lointain, et ma bouche restera muette pour toujours. Je ferai tout ce que la société exigera de moi ! mais je vous en conjure, ne me congédiez pas.

— Vous savez quelles sont nos lois, et vous savez quel est votre crime, — répondit Alexis d’une voix froide et dure. — Qui s’est fait chasser d’Odessa grâce à sa langue traîtresse et à son double visage ? Qui a écrit la lettre anonyme au Gouverneur ? Qui a coupé le fil qui aurait supprimé le tyran trois fois maudit ? C’est vous, Paul Ivanovitch, vous le savez bien, et pour cela, il va vous falloir mourir.

Je me renversai en arrière, — complètement suffoqué.

— Emmenez-le, ordonna Petrokine.

Et l’homme du droschki, secondé par deux autres, força le malheureux à sortir.

J’entendis leurs pas s’éloigner le long du corridor, puis une porte s’ouvrir et se refermer. Ensuite il y eut comme un bruit de lutte, terminé par un coup retentissant suivi d’un choc sourd.

— Ainsi périssent tous ceux qui manquent à leurs serments, — prononça Alexis d’un ton solennel.

— La mort seule peut nous congédier et nous faire quitter l’ordre auquel nous appartenons ; — dit un autre homme un peu plus loin que lui ; — mais M. Berg… M. Robinson est pâle. Cette scène a été trop impressionnante pour lui après le long voyage qu’il vient de faire.

« Oh! Tom, Tom, mon vieux, » pensai-je à part moi, « si jamais tu te tires de ce guêpier, tu ne risqueras rien de faire amende honorable de toutes tes fautes. En ce moment, tu n’es guère préparé à comparaître devant le Grand Juge ».

Ce qui était non moins évident aussi, : hélas ! c’est que, par suite de je ne sais quelle erreur inexplicable, je me trouvais maintenant au beau milieu d’une bande de nihilistes implacables, qui me prenaient pour un membre de leur confrérie. Après la scène dont je venais d’être témoin, je compris que ma seule chance de salut consisterait à jouer le rôle qui m’était imposé jusqu’à ce que l’occasion de m’évader se présentât. Je fis donc tous mes efforts pour reprendre possession de mon sang-froid qui venait d’être ébranlé de si rude manière.

— Il est de fait que je suis fatigué, — répondis-je ; — mais je me sens plus fort à présent. Excusez ce moment de défaillance involontaire.

— Nous l’excuserons d’autant plus volontiers qu’il était bien naturel, — dit un homme fort barbu assis à ma droite. — Et maintenant, ami très honoré, expliquez-nous comment se comporte notre cause en Angleterre.

— À merveille, — repartis-je.

— Le grand commissaire a-t-il eu la condescendance d’envoyer un message à la section de Solteff ? questionna Petrokine.

— Il ne m’a rien donné par écrit, — répliquai-je.

— Mais de vive voix ?

— Oui, il m’a assuré qu’il l’avait regardée agir avec la plus vive satisfaction, — répondis-je.

— C’est bien ! c’est bien ! — prononcèrent plusieurs voix autour de la table.

Ma situation m’apparaissait si critique que j’en avais la nausée et des étourdissements. D’un moment à l’autre, on pourrait me poser une question embarrassante qui me ferait tout de suite voir sous mon véritable jour. Je me levai et, prenant un carafon d’eau-de-vie qui se trouvait sur un guéridon, je m’en versai un petit verre. Cela me donna un coup de fouet qui me remit à peu près d’aplomb, et lorsque je repris ma place, j’avais regagné suffisamment d’insouciance pour juger presque drôle la position où je me trouvais et avoir envie de jouer au plus fin avec mes bourreaux. Néanmoins, j’avais gardé toute ma présence d’esprit.

— Vous êtes allé à Birmingham ? — interrogea l’homme barbu.

— Plusieurs fois, — répondis-je.

— En ce cas, vous avez dû voir l’atelier et l’arsenal privés.

— Je les ai visités tous deux à diverses reprises.

— La police ignore toujours complètement leur existence, j’imagine, — continua l’autre.

— Complètement, — repartis-je.

— Pourriez-vous nous expliquer comment il se fait qu’une aussi vaste entreprise passe si absolument inaperçue ?

Cette fois, c’était bien ce qui s’appelle « une colle » ; cependant, mon impudence innée, jointe à l’influence de l’eau-de-vie, me vinrent en aide.

— C’est là une chose, — répondis-je, — que je ne me considère pas comme autorisé à révéler, même ici. En refusant de vous fournir l’explication que vous me demandez, je ne fais que me conformer aux instructions que j’ai reçues du grand commissaire.

— Vous avez raison… vous avez parfaitement raison, — déclara Petrokine. — Avant d’entrer dans de tels détails, vous irez sans doute présenter votre rapport au bureau central de Moscou.

— Parfaitement, — m’empressai-je de répondre, trop heureux de voir qu’il m’aidait lui-même à me tirer d’affaire.

— Nous avons appris, — dit Alexis, — que l’on vous avait envoyé inspecter le Livadia. Pouvez-vous nous fournir quelques renseignements à ce propos ?

— Je m’efforcerai de répondre à toutes les questions que vous me poserez, déclarai-je, en désespoir de cause.

— Des ordres ont-ils été donnés à Birmingham à ce sujet ?

— On n’en avait pas encore donné quand j’ai quitté l’Angleterre.

— Enfin, enfin, il y a encore bien du temps… dit l’homme à la grosse barbe, plusieurs mois. La carène sera-t-elle en bois ou en fer ?

— En bois, répondis-je à tout hasard.

— Tant mieux ! s’écria une autre voix. Et quelle est la largeur de la Clyde en aval de Greenock ?

— Elle est très variable répliquai-je ; généralement de quatre-vingts mètres environ.

— Combien d’hommes y aura-t-il à bord ? s’informa un jeune homme d’aspect anémique, qui aurait été plus à sa place dans un collège universitaire que dans ce repaire d’assassins.

— Environ trois cents, ripostai-je.

— Un vrai cercueil flottant ! s’exclama le jeune nihiliste d’une voix sépulcrale.

— La soute aux vivres se trouve-t-elle au même niveau que les cabines, ou bien au-dessous ? demanda Petrokine.

— Au-dessous, répondis-je catégoriquement, bien que, cela va sans dire, je n’en eusse pas la moindre idée.

— Et maintenant, ami très honoré, reprit Alexis, racontez-nous un peu quelle réponse Bauer, le socialiste allemand, a faite à la proclamation de Ravinsky.

Pour le coup, j’étais positivement réduit à quia. Mon astuce m’aurait-elle permis ou non de me tirer de ce mauvais pas ? C’est ce que je ne saurai jamais, car à ce moment, la main de la Providence m’arracha à ce dilemme pour me précipiter dans un autre bien plus redoutable encore.

Une porte venait de claquer en bas et l’on entendit des pas se rapprocher avec rapidité. Puis on frappa, d’abord un grand coup, et ensuite deux autres moins forts.

— Le signal de la société, fit observer Petrokine ; et cependant nous sommes au complet. Qui cela peut-il être ?

La porte s’ouvrit brusquement, et nous vîmes entrer un homme en costume de voyage, tout poudreux, mais dont les traits, à la fois durs et expressifs, portaient les marques de l’autorité et de la puissance. Son regard parcourut le tour de la table, scrutant avec attention les visages de chacun de ceux qui étaient assis. Il y eut parmi l’assistance un tressaillement de surprise. À n’en pas douter, cet homme n’était connu d’aucun des membres de la société secrète dans laquelle il venait de s’introduire.

— De quel droit entrez-vous ici, monsieur ? demanda l’homme à la grosse barbe.

— De quel droit ? répéta l’inconnu. On m’avait laissé entendre qu’on m’attendait, et j’avais compté sur une réception plus chaleureuse de la part de mes camarades. Ma physionomie vous est inconnue, messieurs, mais j’ose croire que mon nom éveillera chez vous le respect qui lui est dû. Je suis Gustave Berger, l’agent d’Angleterre, chargé d’apporter les lettres du grand commissaire à ses frères bien-aimés de Solteff.

Si l’une de leurs bombes avait éclaté au milieu d’eux, la surprise des anarchistes n’aurait, certes, pas été plus grande. Tous les yeux se fixèrent alternativement sur moi et sur le nouveau venu.

— Si vous êtes véritablement Gustave Berger, s’écria Petrokine, quel est donc cet homme ?

— Si je suis Gustave Berger ? Vous l’allez voir tout de suite par ces lettres de crédit qui en font foi ; quant à cet homme, j’ignore qui il peut être ; mais s’il est avéré qu’il se soit introduit ici au moyen d’un subterfuge quelconque, il est bien évident qu’il ne faudra pas le laisser colporter ailleurs ce qu’il a pu apprendre dans cette maison. Parlez, monsieur, ajouta-t-il en s’adressant à moi. Qui êtes-vous, et quel est votre nom ?

Je compris que le moment d’agir était venu. J’avais mon revolver dans la poche de derrière de mon pantalon ; mais à quoi me servirait-il contre tant d’hommes résolus à tout ? Néanmoins, je crispai mes doigts sur la crosse, comme un homme qui se noie se cramponne à un fétu de paille, et je m’efforçai de rester aussi calme que possible pour affronter les regards froidement vindicatifs rivés sur moi.

— Messieurs, expliquai-je, c’est tout à fait indépendamment de ma volonté que j’ai joué le rôle que vous m’avez vu jouer, ici, ce soir. Détrompez-vous, je ne suis pas un espion de la police, comme vous paraissez le soupçonner ; par contre, je n’ai pas non plus l’honneur d’appartenir à votre association. Je ne suis qu’un inoffensif négociant en blé, qui, par suite d’une méprise extraordinaire, s’est vu tout à coup placé dans cette situation désagréable et embarrassante.

Je m’arrêtai un instant pour écouter. Était-ce une illusion, ou bien n’entendait-on pas, en bas, dans la rue, un bruit particulier — celui de pas nombreux s’avançant avec précaution ? Non, j’avais dû me tromper. Ce ne devaient être que les battements précipités de mon cœur.

— Je n’ai pas besoin de vous certifier, poursuivis-je, que rien de ce que j’ai pu entendre ce soir ne sera révélé par moi. Je vous donne ma parole d’honneur que pas un seul mot n’en transpirera par ma faute.

Il faut croire que lorsqu’on se trouve en péril de mort, vos sens se développent d’une façon anormale ou bien que votre imagination vous procure des illusions singulières. J’étais assis, le dos tourné à la porte, mais j’aurais juré entendre derrière cette porte le souffle d’une respiration haletante. Étaient-ce les trois bourreaux que j’avais vus naguère dans l’exercice de leurs sinistres fonctions et qui, tels des vautours, venaient de flairer une nouvelle victime ?

Cependant, autour de la table, je voyais toujours les mêmes visages cruels et durs. Pas un regard de pitié. J’armai mon revolver dans ma poche.

Il y eut un silence pénible, bientôt rompu par la voix âpre et discordante de Petrokine.

— Les promesses sont faciles à faire et non moins faciles à oublier, dit-il. Il n’existe qu’un seul moyen de s’assurer d’une façon certaine du silence de quelqu’un. Ce sont nos existences à nous, ou la vôtre qui sont en jeu. Que le plus illustre parmi nous donne son avis.

— Vous avez raison, Monsieur, approuva l’agent anglais ; il n’y a qu’un seul parti à adopter. Il faut congédier cet homme.

Sachant ce que, dans leur infernal jargon, cela voulait dire, je me levai d’un bond.

— Par le ciel, m’écriai-je en m’adossant à la porte, il ne sera pas dit qu’un citoyen de la libre Angleterre s’est laissé ainsi égorger comme un poulet. Prenez garde ! Le premier qui bouge est un homme mort !

Quelqu’un bondit sur moi. Derrière le point de mire de mon revolver, je vis briller la lame d’un couteau et grimacer la figure démoniaque de Gustave Berger. Alors, je pressai la détente et, tandis que son cri rauque retentissait à mes oreilles, je fus immédiatement terrassé par un coup formidable qui me frappa dans le dos. À demi-évanoui et accablé par je ne sais quel poids effrayant, j’entends vaguement un vacarme de cris et de coups échangés au-dessus de moi, puis je perdis tout à fait connaissance.

Lorsque je revins à moi, je m’aperçus que j’étais étendu par terre au milieu des débris de la porte qu’on avait enfoncée et qui s’était renversée sur moi. Une douzaine des hommes qui, tout à l’heure, se disposaient à me condamner à mort, me faisaient maintenant face, attachés deux par deux et gardés par des soldats russes. À mes côtés gisait le corps de l’agent anglais, la figure toute déchiquetée par la violence de l’explosion. Quant à Alexis et à Petrokine, ils étaient comme moi, couchés par terre et perdaient du sang en abondance.

Eh bien, jeune homme, vous l’avez échappé belle, il me semble, murmura tout près de moi une voix bon enfant.

Je reconnus mon compagnon de voyage.

— Relevez-vous, continua-t-il ; vous êtes encore tout étourdi, mais ce ne sera rien ; vous n’avez rien de cassé. Je ne m’étonne plus que je vous aie pris pour l’agent anarchiste, puisque ses associés eux-mêmes s’y sont trompés. Mais c’est égal, vous pouvez vous vanter de revenir de loin : aucun étranger avant vous n’était ressorti vivant de ce repaire. Accompagnez-moi en bas. Je sais à présent qui vous êtes et ce que vous cherchez. Dans un instant, je vous conduirai chez M. Dimidoff. Non, non, n’entrez pas là-dedans, s’interposa-t-il en me voyant me diriger vers la porte de l’espèce de prison où l’on m’avait introduit en premier lieu, n’entrez pas là-dedans : vous avez vu assez d’horreurs pour aujourd’hui. Venez, nous allons prendre un verre de liqueur ensemble : cela vous remontera.

Chemin faisant, tandis que nous nous dirigions vers l’hôtel, il m’expliqua que la police de Solteff, dont il était le chef, avait été depuis quelque temps déjà prévenue de l’arrivée de cet émissaire nihiliste et s’attendait à le voir débarquer d’un jour à l’autre. Mon arrivée inopinée dans ce pays perdu, mes allures plutôt mystérieuses et les étiquettes anglaises dont la mauvaise valise de Gregory était revêtue avaient achevé de donner le change et de faire croire que j’étais Gustave Berger.

Il me reste peu de chose à ajouter. Les tristes personnages dont j’avais fait la connaissance malgré moi furent tous déportés en Sibérie ou exécutés. Quant à la mission dont j’étais chargé, elle se trouva remplie à l’entière satisfaction de mes chefs qui approuvèrent fort le sang-froid et la présence d’esprit dont j’avais fait preuve en toute cette épineuse affaire, si bien que ma situation s’est beaucoup améliorée depuis cette nuit horrible, dont le seul souvenir suffit encore aujourd’hui à me donner le frisson.


FIN