Lyon en l’an 2000/Sur l’autel

Lyon en l'an 2000
SUR L’AUTEL (p. 23-33).

SUR L’AUTEL


Chronique de l’An 2000

Depuis l’aube, sous l’ironie d’un printemps glacé, cet homme errait.

Son visage était jeune et pâle ; de longs cheveux bouclaient sur sa nuque. Dans ses yeux ardents et cernés luisait une immense inquiétude. Tous les doutes, tous les désespoirs, toutes les souffrances avaient meurtri son front trop large. Toutes les fièvres agitaient ses membres humiliés, ses mains sans chair. Toutes les hontes courbaient son dos. Et les joues creuses, et le linge douteux, et les habits flottants disaient d’autres douleurs plus urgentes.

Par les larges avenues de la ville, marchant au hasard et d’un pas halluciné, il allait, fréquemment heurté par d’autres hommes, car chacun se hâtait vers son plaisir ou vers son labeur, et, pour faire place à ce rêve ambulant, nulle de ces volontés tendues n’eût dévié de sa route. On n’accordait au triste promeneur ni l’aumône d’un regard, ni la grâce d’une excuse et les multiples dynamies de la cité, poussées par de communes audaces, également rapides, farouches, impitoyables, se pressaient, se croisaient, s’évitaient autour de lui.

Rien d’humain ne semblait animer la poitrine de ces êtres : le siècle avait fait d’eux des machines. Les rouages de la société, savamment engrenés, excellaient à broyer les cœurs, car les cœurs faussent l’arithmétique et dérangent l’équilibre des ambitions. La Raison même, trop élastique, avait disparu. Le droit chemin — borné jadis par la morale — était tracé par les lois, et les lois, continuellement plus précises, plus étroites, n’épargnaient pas les mauvais citoyens.

Au reste, les mauvais citoyens étaient rares.

Dès son berceau, l’Etat s’emparait de l’enfant. Après examen des physiologues officiels, les infirmes, les tarés, les dégénérés, les fils d’artistes ou d’alcooliques étaient jetés au barathre. Les sains, au contraire, dès qu’on avait mesuré leurs cerveaux, sondé leurs reins, jaugé leurs facultés, étaient envoyés dans les écoles spéciales où l’on s’appliquait à les développer.

Ces écoles, merveilleusement administrées, répondaient à toutes les nécessités de la vie. Il y avait l’école des législateurs et celle des juges, où l’on enseignait l’art de diriger les hommes et de réduire les passions : un enfant de dix ans rédigeait un projet de loi ou rendait un jugement, dans les classes primaires, avec autant de facilité qu’un gamin du XIXe siècle déclinait rosa, la rose. Il y avait l’école des journalistes où l’on apprenait à réformer la syntaxe et à fabriquer des opinions. Il y avait l’école des génies où l’on cultivait, pour le bien public, les meilleurs espoirs de la nation, et l’école des médiocres, l’une des plus estimées et des plus recherchées, parce qu’elle procurait généralement à ses diplômés les plus hautes charges du gouvernement. L’école des fonctionnaires était aussi très demandée malgré qu’on imposât à tous ses élèves la prévoyante obligation d’être châtrés, car jamais l’Etat n’avait été mieux servi que par des eunuques.

Au sommet de l’échelle pédagogique se trouvaient les collèges des sciences manuelles, réservés à un petit nombre d’élus. L’immense majorité des citoyens naissait intellectuelle, incapable d’exprimer autrement son activité que par des équations ou par des phrases, tourbe immense de professeurs, d’avocats, de sociologues, de médecins, de polytechniciens et de gratte-papier qui luttaient âprement pour une existence avare. L’acuité des sens et la force physique, au contraire, apanages d’une élite sans cesse plus rare, destinaient au bonheur leurs orgueilleux bénéficiaires : le mécanicien, le forgeron, le charpentier, le maçon jouissaient de toutes les faveurs et goûtaient commodément à toutes les joies de ce monde. Dans le prolétariat intellectuel grondaient parfois de sourdes révoltes contre cette oligarchie du muscle, mais celle-ci, supérieurement organisée, défiait toute révolution. Entre ses mains se trouvait, d’ailleurs, l’Institut de Calligénésie qui, par des accouplements judicieux, perpétuait les types essentiels de l’espèce et présidait au recrutement des Écoles. L’Institut constituait la clé de voûte, la forteresse, le symbole du régime : le commander, c’était gouverner. Les anarchistes de ce temps-là ne projetaient point de marcher contre l’Élysée, mais de s’emparer du grand Haras national.

Telle était la société de l’an 2000, société pondérée, mathématique, fatale, élevant jusqu’à la hauteur d’un culte son amour du réel, du nécessaire, du légal, et, par là, dure aux oisifs, aux inutiles, féroce aux abstracteurs de quintessence et constructeurs de chimères qui se fourvoyaient parfois dans ses rangs et troublaient sa lourde sérénité.

Lion, jadis seconde ville de la France, en était devenue la capitale.

L’homme déboucha sur une place où s’élevaient d’énormes palais. Au fronton de l’un d’eux se détachaient ces mots : « Hôtel des Distributions » et des gens affairés montaient et descendaient continuellement le grand escalier qui aboutissait au péristyle. Leurs figures ne trahissaient ni joie, ni douleur, ni émotion d’aucune sorte : on eût dit des membres d’une même famille accomplissant en commun quelque tâche résignée. Des policiers décisifs et respectables canalisaient la foule.

Arrêté par un barrage, l’homme parut hésiter un instant. Puis, ballotté par le remous populaire, froissé par les mains rudes des policiers, entraîné comme un fétu par le flot des arrivants, il échoua, malgré lui, sur les premières marches de l’escalier monumental. Il eut un haut-le-corps de dégoût et d’effroi, mais retourner en arrière était désormais impossible. On l’attirait, on le poussait, on l’absorbait : il faisait partie intégrante de l’innombrable concours. Alors, il haussa les épaules et s’abandonna.

Bientôt il pénétrait dans l’édifice.

Sur une vaste galerie s’ouvraient des guichets uniformes, à perte de vue, et derrière ces guichets siégeaient les eunuques de l’administration. Avec beaucoup de dignité — car leur mission les bombait de superbe — MM. les distributeurs recevaient, interrogeaient et munissaient les citoyens. De brefs propos s’échangeaient :

— Je veux du travail.

— Fort bien. De quelle école sortez-vous ?

L’impétrant exhibait son diplôme et sa plaque matricule d’identité. Le préposé prenait note, cherchait dans les fiches qu’il avait à portée de sa main et, selon les cas, on l’entendait prononcer :

— Vous irez à l’atelier de sociologie, no 112, série A, où l’on étudie : « L’abstinence obligatoire aux vieillards. »

— Vous travaillerez aux usines de législation section 37, où l’on prépare un « Statut des négresses employées dans les maisons de soulagement ».

— Vous serez incorporé dans les laboratoires de psychologie, classe K, où l’on procède à « l’analyse qualitative et quantitative des soupirs pendant l’orgasme vénérien ».

La décision du fonctionnaire était acceptée d’un cœur indifférent et soumis. Quand ce fut le tour de l’homme :

— J’ai faim, dit-il simplement.

Il grelottait d’inanition et de honte.

— Diplôme ? questionna l’eunuque, machinal.

— Je n’en ai pas, répondit l’homme, et je ne sors d’aucune école. J’ai faim.

Étonné, le distributeur dévisagea l’inconnu :

— Vous êtes étranger ?

— Non. Je suis poète. J’ai faim.

Du coup, l’eunuque éprouva la plus vive stupéfaction que son existence banale et laborieuse lui eût jamais procurée. Sa face grasse et béate, subitement ravagée d’angoisse, s’inséra dans l’encadrement du guichet. Entre la crainte d’avoir mal compris et celle d’être mystifié, son âme obscure balançait jusqu’à lui donner à lui-même la nausée. Il put à peine bégayer :

— Vous… vous… moquez-vous de la Loi ?

À ce nom respecté, généralement, tout rentrait sous terre, mais l’homme n’en parut avoir cure, et d’une voix atrocement vraie, d’une voix où vibraient toutes les détresses, il reprit sa lamentable prière :

— Je suis poète. J’ai faim.

Cependant, sous le hall, une rumeur montait. L’étrange nouvelle, portée de bouche en bouche, agitait tout le personnel et toute la clientèle de la maison, suspendant le service, transportant fonctionnaires et visiteurs d’une même invincible curiosité.

— Un poète !… Il y a un poète !… Avez-vous vu le poète ?… Les femmes gloussaient d’une joie féroce. Les hommes poussaient de petits ricanements imbéciles. On se bousculait pour mieux voir, et bientôt l’exceptionnel quémandeur se vit au centre d’une multitude sarcastique et déchaînée. Ballotté par la vague hostile, il étouffait.

Fort heureusement, M. le Distributeur en chef du Travail, averti, survenait en personne pour mettre un terme au scandale. Cet éminent castrat auquel, par surcroît de précaution, l’État avait coupé les deux mains, était un des piliers du régime. Il ne se dérangeait que dans les cas d’extrême gravité, et sa seule apparition révélait que la patrie était en danger.

À coups de bâton, les policiers lui frayèrent passage et il se trouva face à face avec l’inconnu.

Trente ans de chasteté professionnelle et de nécessaire paresse avaient gratifié M. le Distributeur en chef d’un embonpoint mélancolique et malsain qui rehaussait encore, aux yeux du public, l’incontestable prestige de ses fonctions. Il était court, gras et blême. À son corps de cire molle s’adaptaient sans art des membres de boudin. Mais son crâne était prodigieusement pointu comme pour défendre sa cervelle contre l’obésité menaçante.

Cet opulent chef-d’œuvre se campa devant la longue et chétive stature du misérable qui venait de braver la Loi. Quelques secondes, il le parcourut d’un regard à la fois circonspect et méprisant, puis cet examen l’ayant assuré que la bête n’était pas méchante, il attaqua :

— Que voulez-vous ? Que faites-vous ici ?

Humblement, l’affamé répondit :

— Je demande du travail, comme tout le monde.

Un rire forcené secoua la multitude. M. le Distributeur en chef, malgré toute la gravité de son caractère, ne put réprimer deux ou trois hoquets hilares. Cependant, d’un geste sévère, il imposa silence et reprit :

— Quel travail comptez-vous fournir à la société ?

— Je suis poète. — La poésie ne sert à rien. Nos législateurs l’ont condamnée. Ne le saviez-vous pas ?

— Je le savais, avoua le malheureux, baissant la tête, mais j’allais mourir de faim.

— Ah ! ah ! la faim fait sortir le loup du bois, riposta le haut fonctionnaire.

Et, se tournant vers la foule, il lui jeta ce mot d’esprit :

— Ça mange donc, un poète ?

De nouveau le rire bestial, le rire effroyable du peuple excité monta sous les voûtes du palais. La cause était entendue. Mais, levant impérieusement ses deux moignons, M. le Distributeur en chef fit signe qu’il allait juger. Quand on fut calmé, il prononça :

— Je pourrais, en vertu de mon pouvoir discrétionnaire, vous envoyer au supplice, et toute la ville m’approuverait. Car vous êtes inutile, partant dangereux. Nos ancêtres, pour des crimes moins grands, ont crucifié, tenaillé, brûlé, décapité. Mais ces moyens répugnent à toute société civilisée et que, d’ailleurs, protège suffisamment la Loi souveraine.

« Je vous invite seulement à sortir de cette demeure, que vous déshonorez. Et je vous livre à vos concitoyens. Si l’un d’eux consent à se payer de votre poésie, c’est-à-dire à vous nourrir, qu’il le dise, et je le laisse libre de vous recevoir en sa demeure. Allons, qui veut d’un poète ? »

Un silence tragique régna. Toutes les attentions se tendaient vers les improbables enchères, Et, l’expérience étant faite, M. le Distributeur en chef glapit :

— Pas d’amateurs ? Tant pis. Je le regrette pour vous, mon ami. Vous voyez que votre monnaie n’a plus cours. Allez en paix !

L’infortuné se collait au mur, défaillant. Il balbutia :

— Je vais donc mourir ?…

— S’il vous plait, conclut paisiblement le justicier.

Alors, du sein de la foule, un cri partit :

— À Forvière !

Comme si ce mot eût exactement traduit leurs désirs obscurs, tous éclatèrent d’enthousiasme : « À Forvière ! ». Happé par des bras vigoureux, le poète fut entraîné vers la sortie du palais.

Forvière était l’acropole de la cité. Au gré des hommes, tous les dieux avaient habité, jadis, la fameuse colline, depuis ceux de l’Olympe jusqu’à ceux du Paradis. Aujourd’hui, le sanctuaire illustre de la Vierge, désaffecté, s’appelait le Temple de la Loi. Une sorte de terreur superstitieuse environnait le pieux édifice et, dans ses fêtes comme dans ses deuils, le peuple de Lion, instinctivement, tournait ses regards vers l’énorme éléphant de marbre, qui, vautré sur le sommet fatal, la panse au soleil et les jambes en prière, symbolisait la triomphante et brutale majesté des lois souveraines.

Aussitôt, une procession s’organisa. En tête marchait la victime que, respectueux de la sentence directoriale, encadraient et protégeaient des policiers. Précaution superflue, d’ailleurs, car nul ne songeait à porter la main sur elle : on lui réservait une mort plus exemplaire. Assez loin derrière, comme s’ils eussent redouté la contagion du sublime pestiféré, marchaient les Lionnais frénétiques.

Ce peuple, qui n’avait jamais passé pour bruyant et dont les colères mêmes, au cours des âges, furent toujours rigoureuses et froides, semblait agité d’une bouillante folie. Des lambeaux d’hymnes guerriers, d’imprécations parlementaires, de refrains obscènes, depuis longtemps enfouis dans les mémoires, mais rappelés soudain, par ces circonstances extravagantes, aux honneurs de l’actualité, enflaient les gorges oppressées, tordaient les bouches éperdues. C’était un concert affreux de hurlements affamés et de clameurs satisfaites, un rut gesticulant de haine et de joie. Il semblait que l’abstinence et l’immobilité de vingt générations successives s’épanchassent tout à coup dans ce vertigineux délire.

Le cortège, ainsi, traversa la ville, entraînant tout sur son passage et se prolongeant continuellement de nouvelles recrues. Les citoyens étaient ramassés, conquis par le flux épouvantable qu’ils augmentaient de leurs passions toutes neuves. Et, tranchant sur l’indistincte et mugissante cacophonie, ces mêmes cris jaillissaient continuellement des poitrines frémissantes :

— À Forvière ! À Forvière, le poète !

Lui, sans se plaindre, poursuivait sa route. Il allait, maintenant, les yeux au ciel et le front radieux. Il allait, très calme et très droit, bien qu’il portât sur son dos la lourde croix des réalités à laquelle ses concitoyens allaient le pendre. Il allait, insoucieux du sort qu’on lui réservait, sans rien entendre ni rien voir, entré déjà dans la paix surnaturelle et dans l’oubli du monde. Son cœur chantait assurément le cantique des délivrances et peut-être sentait-il, à ce moment, l’immense orgueil d’expier tous les poètes et toutes les poésies de l’humanité.

— À Forvière, le poète ! À Forvière !

Sans hésiter, quand il fut au bas de la sainte colline, il se mit à gravir son Golgotha. Il ne tomba point, car nul soldat ne l’eût relevé, nulle femme apitoyée n’eût essuyé son pauvre visage, et le temps des miracles était passé. À sa suite, et gardant toujours ses distances, le peuple envahit les jardins qui conduisaient en pente douce jusqu’au Temple de la Loi, et ce sol sacré, gonflé de traditions, planté de gloire, tremblait sous les pas turbulents des profanateurs.

Cependant, à mesure qu’ils approchaient du but, ils criaient moins fort. Ils savaient que la Déesse, trônant dans un perpétuel huis-clos, détestait les émeutes et les bagarres. Ses pontifes, en guise d’encens, l’enivraient de silence, de ténèbre et de solitude. Une fois l’an, on célébrait ses mystères, en grande pompe, et tandis que les eunuques, seuls admis à la contempler, rendaient leurs devoirs à la Loi divine, les citoyens, dans toute la ville, en signe de communion, observaient, durant vingt-quatre heures, un jeûne de parole absolu.

C’est pourquoi, saisie de respect, la cohue disciplinait ses ardeurs. Et, quand ses premiers rangs aboutirent à la vaste place de Forvière, devant le parvis du Temple, on n’entendait plus qu’un dévot murmure s’exhaler des lèvres crispées. Quelques audacieux proclamèrent :

— Prêtres de la Loi, recevez le poète !

En robe rouge et les épaules couvertes d’hermine, des vieillards parurent sous l’inviolable portique. Ils aperçurent le peloton des policiers, toujours encadrant l’holocauste, et, plus loin, ces milliers de visages convulsés, de doigts tendus, de poings brandis qui précisaient, avec une éloquence immédiate, l’objet de cette surprenante irruption.

Les vieillards comprirent ce que le peuple attendait d’eux.

Ils firent signe d’avancer, et l’horrible procession, lentement, pieusement, précédé de son vivant trophée, inonda les degrés du sanctuaire. Les portes de bronze s’ouvrirent et des flots de lumière, avec le poète, entrèrent dans la basilique.

Les robes rouges des prêtres barrèrent le seuil à la multitude et nul ne tenta de franchir cet auguste rempart

Pourtant les yeux les plus favorisés purent suivre, entre les toges de pourpre, la cérémonie expiatoire.

Le poète, très ferme et d’un pas léger soutenu par d’invisibles puissances, s’avançait vers le transept. Les cristaux des verrières, les gemmes des mosaïques, les ors des candélabres s’allumaient sur son passage et lui faisaient une réception triomphale. Aux architraves, les oiseaux et les anges de pierre frissonnaient, et leurs ailes étonnées se penchaient vers l’extraordinaire visite. Le mufle des taureaux fabuleux, aux murs des chapelles, palpitaient pour cette apocalypse restituée. Cependant, l’antechrist marchait vers sa mort.

L’autel de la Loi s’élevait au fond du chœur, entre dix colonnes de marbre rouge, et rien n’avait été changé, sauf sa consécration, depuis le crépuscule des chapelains et l’aurore des magistrats. Seulement, une statue colossale et bissexuée, mais décapitée, tenant d’une main les tables suprêmes où ces mots étaient gravés : « Droits de l’État », et, de l’autre, le fouet salutaire dominait l’autel de toute sa majestueuse hideur : c’était la Loi, la Loi magnifique, inexpressible, universelle, suffisante, implacable.

Le poète considérait l’idole sans effroi et quand il fut à ses pieds, se tournant, il embrassa d’un regard douloureux la nef immensément déserte, cet asile dérisoire où le peuple l’avait poussé et dont nulle violence humaine ne pouvait désormais l’arracher. Au fond, vers les portes solennelles, il distinguait les robes sanglantes des pontifes et les faces anxieuses et cruelles des citoyens qui se bousculaient pour mieux voir.

Alors, comme si l’esprit de la cité l’eût inspiré, comme s’il eût senti toute l’horreur de son criminel égoïsme et voulu dévouer son inévitable trépas à la juste satisfaction du génie populaire, le poète, en un geste suprême de lassitude et d’abandon, inclina son maigre corps sur l’autel.

Et là, tandis que les colombes et les séraphins un instant émus de souvenir et d’espoir, pétrifiaient à nouveau leurs ailes meurtries, tandis qu’au dehors, la conscience populaire se dégonflait irrésistiblement en un long cri de furieuse et victorieuse allégresse, le poète expira.

Ainsi mourut, en l’an 2000, à Lion, capitale de la France, et sous la protection de la Loi, le dernier adversaire du progrès.

Charles Fénestrier.