Lyon en l’an 2000/Candide à Lyon

Lyon en l'an 2000
CANDIDE À LYON (p. 19-22).

CANDIDE À LYON


Chapitre trouvé avec d’autres fragments du manuscrit de l’histoire de Candide, dans la poche du Docteur Ralph, mais égaré ou négligé lors de la publication du roman et demeuré inédit.


Candide ne reconnaissait plus Lyon où il avait eu l’occasion de s’arrêter un jour, lorsqu’à son retour de Surinam, il avait traversé la France pour aller rejoindre à Venise cette chère et toujours insaisissable Cunégonde, qu’il s’obstinait à poursuivre à travers les deux hémisphères. Ses pensées, rendues plus tristes par les aventures et les déceptions de toute sorte qu’il avait subies, le disposaient mal, il est vrai, à juger alors avec bienveillance les hommes et les choses. Mais il avait gardé le souvenir d’une cité sombre et inhospitalière, où des maisons de hauteur démesurée, sans caractère et sans style, s’alignaient en désordre sur des rues étroites et tortueuses, et dont les habitants, presque aussi maussades que leurs demeures, semblaient fermés à tout autre souci que celui du négoce.

Il la retrouvait si différente et si nouvelle, qu’il pouvait croire que la baguette d’une fée eût opéré le prodige de sa métamorphose, et il en éprouvait une surprise qui allait jusqu’au ravissement.

Des avenues où circulaient à larges flots l’air et la lumière occupaient maintenant l’emplacement des vieux quartiers démolis. Sur les flancs des collines de Fourvière et de la Croix-Rousse, où s’entassaient naguère des bâtisses nauséabondes, mieux faites pour servir de tanières à des animaux que de logis à des êtres humains, s’étageaient des villas élégantes, entourées de jardins qui rappelaient ceux que Sémiramis, dit-on, suspendit autrefois aux murailles de Babylone. Entre les fleuves du Rhône et de la Saône, qui, avant de se réunir et de s’enlacer au confluent de la Mulatière, entourent amoureusement la presqu’île de leurs bras, on avait réalisé de plus belles choses encore, et Candide ne cessait de s’extasier devant les merveilles qui, à chaque pas, s’offraient à sa vue.

Ce qui l’étonnait le plus, c’est que dans cette ville grandiose, où des bosquets, des parcs, des places plantées d’arbres, des fontaines alimentées par des eaux jaillissantes entretenaient des courants de fraîcheur délicieux et faisaient surgir, au moindre carrefour, des visions de décors charmants, tout respirait la joie et le bien-être, et qu’il n’arrivait pas à y découvrir les indices des souffrances et des misères qui devaient pourtant s’y rencontrer comme partout où il y a des hommes.

« — Pangloss, mon cher Pangloss, s’écriait-il, je vous ai méconnu et je vous en fais amende honorable. Vous reconnaîtrez que j’avais quelque excuse, après les maux que j’ai soufferts, à m’inscrire en faux contre les conclusions de votre philosophie, et à contester que tout fût pour le mieux dans le meilleur des mondes. Je vois bien que je m’étais trop hâté de juger du reste de l’univers par moi-même, et qu’il est, sur le globe, un coin de terre au moins dont les habitants paraissent satisfaits de leur sort. Mais me direz-vous par quel miracle cette ville s’est soudain transformée et embellie, et comment il se fait que ces Lyonnais qui, jadis, auraient pu disputer à l’illustre Don Quichotte de la Manche le titre de chevaliers de la triste figure, montrent tous aujourd’hui des mines souriantes et épanouies ? « — Rien n’est plus aisé, répondit Pangloss, que de satisfaire votre curiosité. Mais il convient d’abord que je vous fasse un aveu. Je vous avais caché jusqu’ici l’existence d’un fils, héritier et apôtre de mes doctrines. C’est à lui que revient l’honneur des changements que vous admirez. Il s’appelle Pan, et ce nom qui, bien qu’il ne soit que la moitié du mien, en dit plus que lui dans ses trois lettres, aurait pu vous révéler déjà le secret de sa filiation. Instruit à mon école et pénétré de l’excellence de mes principes, il est venu un jour dans cette ville et, comme un autre Messie, il a entrepris d’y prêcher la bonne nouvelle de l’optimisme. Les braves gens un peu tristes que vous y avez connus s’imaginaient qu’il n’était rien au monde que d’examiner au compte-fil des flottes de soie, de fabriquer ou d’auner des étoffes et d’amasser à ces exercices beaucoup d’argent. Quand ils avaient fermé leurs boutiques ou leurs ateliers, ils étaient fort embarrassés de leurs loisirs, et le repos n’était pour eux qu’une forme de l’ennui. Sans méconnaître le mérite et l’utilité du travail, il s’est mis en tête de leur démontrer qu’ils devaient réserver une part de leur activité à d’autres occupations et à d’autres distractions que celles auxquelles ils se livraient. Ses leçons ont porté leurs fruits. Les arts fleurissent maintenant dans cette cité ; des académies sans nombre, qui sont autant de foyers de vie intellectuelle, y répandent et y entretiennent le goût de la beauté sous toutes ses formes. À mesure qu’ils se sont façonnés et affinés, les Lyonnais se sont avisés de la laideur des maisons et des monuments qu’ils avaient longtemps considérés comme supérieurs en élégance aux temples les plus beaux de l’ancienne Grèce, et ils ont peu à peu rebâti leur ville sur le plan dont la flatteuse harmonie réjouit vos yeux. Puis, comme l’éducation de l’esprit a presque toujours les plus heureux effets sur les sentiments et sur les mœurs, ils sont devenus meilleurs, plus tolérants, plus généreux, plus compatissants, en même temps que leurs aspirations s’élevaient et s’épuraient, et c’est ce qui vous explique l’expression de satisfaction et de contentement dont le reflet est peint sur leurs physionomies.

« — Ah ! Pangloss, mon ami, interrompit Candide, combien tout ce que vous m’apprenez m’étonne et m’enchante. Des académies qui ne sont point des cénacles fermés, mais qui projettent autour d’elles des rayons de lumière et de force, des hommes qui ne s’entre-déchirent pas, mais qui s’efforcent de mettre en commun parmi eux une somme sans cesse accrue de beauté et de bonheur, combien tout cela ressemble peu à ce que j’étais accoutumé de voir ici-bas ! Votre Pan est décidément un grand magicien, puisqu’il a réussi à accomplir une tâche que j’aurais jugée impossible. Lyon, d’après ce que vous me dites et d’après ce que je vois, est à la fois une Athènes et une Salente. Si vous le voulez, nous y fixerons désormais notre vie. Nous ne saurions trouver nulle part un endroit plus propice pour nous y retirer et y cultiver notre jardin. »


ANTOINE SALLÈS, traduit du Dr  Ralph.