A. Quantin, imprimeur-éditeur (Célébrités contemporaines).

CÉLÉBRITÉS CONTEMPORAINES


Lud. HALÉVY


PAR


JULES CLARETIE



PARIS
A. QUANTIN, IMPRIMEUR-ÉDITEUR
7, RUE SAINT-BENOIT, 7
1883


LUDOVIC HALÉVY


Lorsque M. Ludovic Halévy sera reçu membre de l’Académie française, — ce qui ne tardera guère, — celui de ses collègues chargé de lui souhaiter la bienvenue ne manquera point de lui dire : « C’est l’Abbé Constantin, monsieur, ce bon et charmant abbé Constantin qui vous a pris par la main et vous a tout droit conduit parmi nous : vous ne pouviez choisir un meilleur guide. » Et le public qui applaudira à cette élection ne manquera pas certes de penser : « Oui, l’Abbé Constantin a peut-être ouvert définitivement la porte, mais tant de petits chefs-d’œuvre donnés au théâtre, mais plus d’une comédie vraiment haute et de premier ordre, mais telles satires aristophanesques, tels récits affinés et parfaits, tel maître livre comme l’Invasion, avaient déjà préparé la voie, assuré le succès, emporté la place. L’Abbé Constantin a béni le mariage, mais le mariage était conclu et jamais l’Académie ne s’était fiancée plus sympathiquement. »

Je crois bien que c’est à l’Artiste que Ludovic Halévy a débuté, au moins dans la nouvelle.

En commençant l’année 1857, — la vingt-huitième de son existence, — l’Artiste se vantait, auprès de ses lecteurs, d’avoir ouvert ses portes à des débutants de grand avenir. « Quelques jeunes écrivains, disait M. Édouard Houssaye, ont fait à l’Artiste un brillant début : M. Erckmann nous a donné l’Œil invisible, un conte qui présage un autre Hoffmann ; M. Aurélien Scholl nous a donné Gertrude, un petit chef-d’œuvre ; M. Ludovic Halévy, le neveu de l’illustre compositeur, une jolie nouvelle intitulée Une Maladresse. » Il y a vingt-cinq ans, Ludovic Halévy n’était encore que « le neveu de l’illustre compositeur ».

Il y a donc vingt-cinq ans, dans le journal, alors dirigé par Édouard Houssaye et Xavier Aubryet, il publiait (numéros de Novembre 1857) cette nouvelle intitulée Une Maladresse qui est déjà de l’Halévy excellent, spirituel et narquois, l’histoire d’un Parisien décavé quittant la vie de high life pour s’aller enterrer en province. Il a un oncle, ce clubman, comme Henri Heine, le poète, en avait un et il était en droit de compter sur la générosité avunculaire. Mais l’oncle est marié et le Parisien devenu rural ne connaît point sa tante. Dans le village où il se retire, il rencontre une exquise Parisienne, en devient amoureux, et… On devine le dénouement : cette inconnue est sa tante et c’est le neveu qui se donne à lui-même un cousin, héritier naturel de la fortune de l’oncle. Voilà la Maladresse. Il y a là déjà comme une ironie élégante qui fait songer, par avance, aux nouvelles du journal de Marcelin et au ton des Petites Cardinal.

Mais cette jolie Maladresse, que Ludovic Halévy réimprimera quelque jour, n’est pas, à tout prendre, le début initial, si je puis dire, de l’auteur de Criquette. Ses premiers pas furent faits au théâtre.

Sur les états de service de certains militaires, on lit : « Âge : quarante-neuf ans. « Service : quarante-deux ans. » On arrive à ce résultat, grâce au calcul qui fait compter double les années de campagne devant l’ennemi. Ludovic Halévy pourrait, lui aussi, écrire : quarante-neuf ans d’âge, et quarante-deux ans de théâtre, sans avoir besoin pour cela de compter les années doubles. Ses souvenirs de théâtre se perdent, en effet, dans le brouillard de ses souvenirs d’enfance.

C’était vers 1840. Le père de Ludovic Halévy, M. Léon Halévy, homme d’un talent rare, d’une haute science et d’une variété remarquable en ses écrits d’une valeur considérable, donc M. Halévy père faisait des tragédies pour le Théâtre-Français, et des vaudevilles pour les Variétés. L’oncle de Ludovic Halévy était directeur du chant à l’Opéra. Toute la famille demeurait à l’Opéra. Le futur auteur de Monsieur et Madame Cardinal avait six ans et pouvait déjà compter parmi les habitués de l’Opéra, car très souvent on le conduisait dans une petite loge sur le théâtre ; là il entendait le premier acte, et puis on l’emmenait coucher. Avec son père, il allait au Théâtre-Français et aux Variétés, il s’essayait dans tous les genres.

À quatorze ans, Ludovic Halévy avait ses entrées à l’Opéra, à l’Opéra-Comique et à l’Odéon. Il était tout fier de jeter négligemment son nom quand il passait devant le contrôle en uniforme de collégien. C’est à l’Odéon qu’il allait le plus souvent, l’Odéon étant sur le chemin du lycée Louis-le-Grand. Là ce n’étaient plus des premiers actes d’opéra qu’il entendait, mais des premiers actes de tragédie, le dimanche de sept heures à huit heures et demie, avant de rentrer au collège. Il entendait aussi la Marseillaise, en 1848, après la révolution, Bocage étant directeur. Voilà comment il eut, très jeune, le pied marin dans le théâtre.

Halévy était entré, en 1845, à Louis-le-Grand, interne en sixième. Il débuta par deux années de paresse et d’ennui avec de vieux professeurs qui l’assommaient et l’accablaient de pensums. Vers le milieu de la quatrième, violente distraction : c’est la révolution de 1848. Voilà que les collégiens commencent à s’occuper de politique. Ils deviennent tous brusquement républicains ; sinon tous, presque tous. La révolution avait remplacé par des képis galonnés d’or et par des tuniques militaires leurs affreux habits à queue de morue et leurs affreux chapeaux à tuyau de poêle. Le dimanche, dans les premiers temps, les factionnaires de la rue portaient les armes aux lycéens qui avaient l’air de petits officiers, ce qui les ravissait. Les collégiens s’amusaient, d’ailleurs, à singer au dedans la révolution du dehors.

En troisième, malgré la politique et tout le désordre qu’elle mettait dans sa jeune tête, Ludovic Halévy commence à travailler, comprenant que faire quelque chose n’est pas, à la rigueur, plus ennuyeux que ne rien faire. Il n’avait eu jusque-là, je l’ai dit, que de vieux professeurs insupportables. Mais, en troisième, à la première leçon d’histoire, Halévy voit monter à la chaire un professeur à tête blonde ; ce professeur parle, et, dès les premiers mots, l’écolier dresse l’oreille ; ce sont des considérations générales sur l’histoire. « Oh ! oh ! qu’est-ce que cela ? » Le collégien n’y comprend rien : c’est intéressant ! Qu’est-ce que c’est que ce professeur qui s’avise d’être jeune et pas ennuyeux ? Ce n’est pas un mort, celui-là ; c’est un vivant ! Très vivant, en effet, car ce professeur se nommait Auguste Geffroy. Il est aujourd’hui membre de l’Institut et directeur de l’École française à Rome. Le maître et l’écolier devaient se retrouver trente-trois ans plus tard, côte à côte, parmi les collaborateurs de la Revue des Deux Mondes.

Halévy eut un autre professeur admirable en rhétorique, Eugène Despois, que nous avons nous-même appris à aimer, à estimer profondément. Despois était un homme de premier ordre ; la distinction et la bonté mêmes et un des rares républicains qui n’aient rien voulu être en 1870 après le triomphe de la République. On lui a tout offert, il a tout refusé. C’était un original et un sage.

Ludovic Halévy, lorsqu’il parle de ces temps lointains, si chers à tout homme qui pense, reconnaît qu’il a dû beaucoup à MM. Despois et Geffroy ; mais cependant son vrai maître, celui dont il évoque le souvenir avec attendrissement, c’est Prévost-Paradol. « C’est lui, dit-il, qui m’a appris à lire. » Voyant que, dans ses premières années de collège, Ludovic Halévy ne pouvait mordre au grec et au latin, Paradol réussit à le faire mordre au français. J’ai publié jadis dans le journal le Temps une lettre que Paradol écrivait à Halévy et où il lui disait à peu près : « Si tu es paresseux, tâche d’avoir au moins la paresse intelligente. Lis, lis beaucoup, mais très bien ; tiens, voilà ce qu’il faut lire. »

« C’est le grand service qu’il m’a rendu, dit encore Halévy en parlant de Paradol ; il avait quatre ans de plus que moi, il m’a fait bien lire. »

Il n’y a rien, je crois, en effet, de plus fâcheux que de mal lire, quand on est jeune, rien de meilleur que de bien lire. Que de dimanches passés par Ludovic Halévy avec Paradol, enfoncés tous deux dans La Bruyère, Saint-Simon, Pascal, Voltaire, Rousseau, Balzac, Musset, George Sand, Mérimée ! Voilà ce que lisaient les jeunes gens aux environs de 1848. Que lisent-ils aujourd’hui ? Pour la plupart, du moins, des livres à scandale et des journaux de courses. Je regrette pour eux les conseillers de l’exquisité de Paradol.

Je voudrais, à propos de l’écrivain très parisien qui a signé, créé, fait vivre la Famille Cardinal et buriné les scènes de l’Invasion, évoquer la physionomie de ce moraliste lettré qui s’appelait Prévost-Paradol et dont l’influence, je le répète, fut si profonde sur l’esprit d’Halévy. Mais ce portrait d’un délicat, — malheureux comme tous les délicats, — nous entraînerait trop loin. Jusqu’en 1870, l’auteur de Criquette a, pour ainsi dire, vécu de la vie de Paradol autant que de la sienne, jusqu’au jour (c’était le 2 juillet 1870) où ils se séparèrent dans la rade de Brest. Il y a même là un tragique souvenir à noter avant d’aller plus loin. Halévy était allé avec Paradol du Havre à Brest sur le Lafayette, le transatlantique qui conduisait à New-York le publiciste devenu ambassadeur. Le Lafayette devait faire escale à Brest de onze heures du matin à trois heures. Henri Rivière, le héros d’Hanoï, était alors à Brest, second à bord de la Thétis. Halévy l’avait averti ; il vint prendre les deux amis dans son canot ; on déjeuna à Brest : Paradol, la fille aînée de Paradol, son fils, Henri Rivière et Halévy. Cinq ! Et des cinq il ne reste que celui dont j’esquisse la physionomie. Les autres sont tous morts tragiquement, car n’est-ce pas une mort tragique que la mort de la fille aînée, religieuse, dans une cellule chez les Dames de la Retraite ? Et au mois de juillet dernier, Halévy recevait une lettre d’Henri Rivière, une lettre d’un mort, comme il avait reçu le 23 juillet 1870 une lettre de Paradol mort depuis huit jours. Voilà ce qu’on ne connaissait pas avant le télégraphe : recevoir des lettres d’outre-tombe !

Halévy était sorti du collège en juillet 1852. Le lendemain de sa sortie du collège, il entrait au ministère d’État comme attaché au cabinet du secrétaire général, et là commençait sa carrière administrative qui a été très brillante et qui l’aurait été bien davantage s’il avait voulu ; mais cet employé singulier n’avait qu’une ambition : arriver à donner sa démission. Il n’en est venu à bout qu’en 1865, après avoir été successivement attaché au ministre d’État, chef du cabinet du secrétaire général, secrétaire-adjoint du conseil des bâtiments civils, sous-chef et chef de bureau au ministère de l’Algérie et des colonies, secrétaire-rédacteur du Corps législatif ; toutes places sérieuses et non des sinécures.

Il travaillait, travaillait beaucoup, et cela ne l’ennuyait pas. Il a appris beaucoup de choses dans l’administration, surtout au Corps législatif. « J’ai vu de près, me disait-il, la cuisine politique ; cela ne m’a pas donné envie d’en manger. » C’est après la mort de M. de Morny, en 1865, que Ludovic Halévy donna sa démission. Il avait trente et un ans et treize ans de services. On l’avait décoré en 1864, comme ancien chef de bureau. Ancien chef de bureau en 1864, ancien chef de bureau, il y a près de vingt ans !

Dans l’énumération de ses nombreuses fonctions, j’ai oublié la plus originale et la plus amusante de ses occupations administratives : Halévy était, en 1854, attaché au ministère d’État, quand le gouvernement chargea des sénateurs et des conseillers d’État d’aller examiner l’état de la France et de constater la situation de l’esprit public. Un de ces missi dominici le prit pour secrétaire. C’était M. Villemain, ancien intendant militaire, conseiller d’État, frère de M. Villemain, le secrétaire perpétuel de l’Académie française, homme d’infiniment d’esprit et qui aimait le whist à la folie. Si j’appuie sur ce détail, on va comprendre pourquoi.

M. Villemain et son secrétaire avaient à parcourir seize départements. Leur tournée devait durer et dura quatre ou cinq mois. Or, pendant ces quatre ou cinq mois, la grande affaire du secrétaire était d’organiser le whist de son conseiller d’État. En effet, la liberté du soir était à ce prix pour Ludovic Halévy ; quand il avait installé son chef à sa table de whist avec trois Périgourdins, ou trois Limousins ou trois Bordelais, il redevenait son maître.

M. Villemain et lui consacraient généralement une dizaine de jours à chaque département, trois ou quatre jours au chef-lieu du département, un ou deux au chef-lieu d’arrondissement. Or, la première phrase de M. le secrétaire à tout nouveau préfet ou sous-préfet était une invariable exhortation à trouver le moyen d’arranger le soir le whist de Monsieur le conseiller d’État. Cela n’était pas toujours facile. Une fois même, Halévy s’en souvient, la partie de whist faillit avoir des conséquences désastreuses pour un malheureux petit sous-préfet, perdu dans un vilain trou de troisième classe et grillant d’en sortir ; j’imagine que, vues de près ainsi, ces petites misères du fonctionnarisme ont dû rendre Halévy quelque peu sceptique sur les grandeurs humaines. La machine administrative a besoin, pour marcher, d’une certaine huile, et cette huile tache les doigts.

Pendant que, le soir, le conseiller d’État de Ludovic Halévy faisait son whist, lui rentrait à l’hôtel et écrivait, sur le grand papier en tête de la mission, une comédie en trois actes, intitulée : la Fille d’un Mécène.

On revint à Paris au mois d’octobre 1854. M. Villemain rapportait seize rapports constatant que, dans seize départements, « les masses profondes du suffrage universel étaient foncièrement impérialistes » ; sous tous les gouvernements, on se grise ainsi d’optimisme et on se guide sur les rapports puisés dans quelque partie de whist. Bref, tandis que son chef revenait avec ces seize beaux rapports sur les sentiments dynastiques de seize départements, lui, Halévy, rapportait la Fille d’un Mécène et rentrait à Paris avec sa comédie.

« Dès son arrivée — a-t-on raconté déjà, — l’auteur envoya son « œuvre » à Alphonse Royer, alors directeur de l’Odéon. Royer lui répond : « Ce n’est pas l’affaire de l’Odéon ; ce serait charmant au Gymnase. » Halévy envoie la pièce à Montigny. Montigny lui répond : « Ce n’est pas l’affaire du Gymnase ; ce serait charmant à l’Odéon. » Le débutant pouvait envoyer la pièce au Vaudeville, qui l’eût à la fois renvoyée à l’Odéon et au Gymnase. Il s’en tint là et mit la Fille d’un Mécène dans un tiroir ; elle y est encore.

« L’auteur de Criquette reprit alors philosophiquement sa place au ministère d’État, et, toujours sur le papier du gouvernement, il se mit à écrire un petit roman intitulé : le Petit Bossu de Nizerolles. Il l’envoie à un journal ; on lui répond : « C’est trop court pour un roman. » À un autre journal, on lui répond : « C’est trop long pour une nouvelle. » Le Petit Bossu de Nizerolles va rejoindre dans le tiroir la Fille d’un Mécène. Je voudrais bien que ce tiroir nous rendît ce qu’il nous a pris.

« Halévy, du reste, se sentait un peu découragé ; les abords de la carrière dramatique et littéraire lui apparaissaient très durs. Son père ne lui cachait point qu’il est malaisé de réussir du premier coup. Et Ludovic inédit, ou à peu près, avait déjà doublé le cap de la majorité !…

« Un jour, vers le milieu du mois de juin 1855, il était au ministère, dans son bureau… Il avait un bureau à lui, tout seul !… Sa porte s’ouvre, quelqu’un entre. C’était Offenbach ; Ludovic ne le connaissait que de vue. Il y avait alors un orchestre au Théâtre-Français, Offenbach en était le chef ; et les jeunes employés du ministère d’État, Halévy en tête, passaient la plupart de leurs soirées au Théâtre-Français. On recevait, en effet, tous les jours, au ministère, des montagnes de billets de faveur. Quand Rachel ne jouait pas, la salle était vide ; et elle ne jouait presque jamais.

« Ce n’était qu’un cri alors sur la décadence irrémédiable du Théâtre-Français. Le ministre gémissait, et la critique disait à l’administrateur du Théâtre-Français :

« Attirez les auteurs à succès ; jouez des pièces nouvelles. Quand vous donnez des comédies de l’ancien répertoire, obligez les chefs d’emploi à en tenir les rôles principaux !… Vous ne nous montrez que des doublures ; or, les doublures sont là pour doubler, non pour jouer ! Faites de l’argent, enfin faites de l’argent ! La Comédie-Française doit faire de l’argent ! »

« Il y a de cela bientôt trente ans. Or on crie aujourd’hui à l’irrémédiable décadence de la Comédie-Française. Mais combien le langage est différent pour arriver à la même conclusion.

« Vous jouez trop de pièces à sensation, vous avez trop de succès et de trop longs succès ; c’est scandaleux ! quand on donne des pièces de l’ancien répertoire, vous faites jouer les chefs d’emploi… Nous demandons les doublures ! Et alors le Théâtre-Français reverra la salle vide d’autrefois ; c’est ce que nous voulons. Le Théâtre-Français ne doit pas faire d’argent !… »

« Donc, vers le milieu du mois de juin 1855, Offenbach entre dans le bureau de Ludovic Halévy. Ludovic lui offre une chaise. Offenbach s’assied et commence :

« Il paraît, monsieur, que vous avez de grandes dispositions pour le théâtre. »

« Et alors, Ludovic, ravi :

« Qui vous a dit cela ? Alphonse Royer ?

— Non.

M. Montigny ?

— Non.

— Qui donc alors ?

— C’est Duponchel.

M. Duponchel ?… Ah ! oui, je comprends ! Mais cela ne prouve pas grand’chose.

— Parce que ?

— Parce que c’est moi qui le lui ai dit.

— Je suis dans l’embarras, continue Offenbach ; je vais ouvrir dans quinze jours un petit théâtre aux Champs-Élysées ; Lambert Thiboust s’était chargé de m’écrire un prologue ; mais il est écrasé de travail. Voulez-vous écrire ce prologue à sa place ? »

« Halévy était ébloui. Un directeur venait à lui, lui faisait des propositions ; il allait travailler sur commande ! La tête lui tournait ! Il accepta avec enthousiasme.

« Eh bien ! mettez-vous tout de suite à la besogne… dit Offenbach. Un petit acte avec couplets, tout ce que vous voudrez. Ah ! seulement, il faudra intercaler les cent vers que voici dans le milieu de l’acte, à la place d’honneur. »

Il tendait au jeune homme un petit papier.

« Ces cent vers ?

— Oui, ils sont de mon ami Méry… C’est lui d’abord qui devait faire ce prologue : il a commencé ; il a écrit ces cent vers qui doivent être débités par La Fantaisie ! le fabuliste. Un de vos personnages s’appellera La Fantaisie ! Cela vous est égal ?

— Absolument égal. »

« Débuter au théâtre ! Débuter au théâtre ! Halévy ne pensait qu’à cela ! Il aurait mis tout ce qu’Offenbach aurait voulu dans son prologue : non seulement La Fontaine, mais Charlemagne, Robert Macaire, Sémiramis, Annibal, une foule !

« Quand Méry en est arrivé à la prose, continuait Offenbach, il dut être découragé, il écrit en vers plus facilement qu’en prose. C’est alors que je me suis adressé à Lambert Thiboust pour la prose et pour les couplets. Eh bien ! vous remplacez aujourd’hui Thiboust !

— Très bien !

— Ah ! ajouta encore Offenbach avec un nouveau seulement… — Seulement Thiboust avait fait les paroles d’un rondeau, et j’en ai écrit la musique. Intercalez ce rondeau dans votre prologue, n’est-ce pas ? Ce sera toujours ça de moins à faire.

— Certainement, certainement. »

« Ludovic Halévy devenait cependant un peu inquiet ; il se disait :

« Mais il n’y aura rien de moi dans ma première pièce ! »

« Offenbach reprend :

« Ce rondeau est chanté par Bilboquet, le Bilboquet des Saltimbanques, vous savez ! Bilboquet sera donc le second personnage de votre prologue.

— Bon. Va pour Bilboquet ! Bilboquet ne me déplaît pas !

— Quant au troisième… Ah ! au fait, vous ne savez peut-être pas : je ne peux jouer que des pièces à trois personnages ! Trois personnages, pas un de plus.— Alors, fait Halévy, je n’ai qu’un personnage à trouver ? »

« Offenbach souriait.

— À trouver… Mon Dieu non, pas précisément… parce que… Je vais vous expliquer. La Fantaisie sera jouée par Mlle Macé (aujourd’hui Mme Macé-Montrouge), Bilboquet par un très bon acteur de province que j’ai engagé : il s’appelle Pradeau (ce fut le début de Pradeau à Paris). Quant au troisième personnage… il faudra que vous utilisiez un mime excellent nommé Derudder, qui fait partie de ma troupe ; vous lui donnerez un rôle muet. Il est parfait dans les Polichinelles, Derudder !… cela doit vous être égal de lui faire un rôle de Polichinelle ? »

« Le pauvre Ludovic était écrasé ; il ne lui restait qu’un personnage, et c’était un personnage muet ! Et ce devait être un Polichinelle ! Dans un théâtre aux Champs-Élysées ! Il lui semblait qu’il allait travailler pour Guignol !

« Tomber de la Fille d’un Mécène à Derudder ! Avoir un père qui popularise les tragiques grecs, et faire danser la polichinelle à Polichinelle ! Ludovic Halévy accepta cependant. On accepte tout quand on débute. Son prologue fut joué dans le spectacle d’ouverture des Bouffes-Parisiens, le 5 juillet 1855. Il était intitulé : Entrer, messieurs, mesdames. Ne demandez pas la brochure chez Calmann Lévy ; la pièce n’a pas été imprimée ; elle méritait peut-être mieux pourtant que cette autre forme de tiroir.

« Bref, Halévy avait le pied à l’étrier, et sous le nom de Jules Servières (il n’avait pas signé ce prologue étonnant), il se mit à donner presque tous les mois une saynète aux Bouffes-Parisiens. Au mois de novembre il était reçu membre de la Société des auteurs dramatiques et dernièrement, en feuilletant un vieux registre, pendant une des séances de notre commission dont Halévy est vice-président, je retrouvais le procès-verbal de son admission. Trois signatures sur cette feuille et trois fois le nom applaudi d’Halévy, car ses deux parrains étaient son oncle et son père.

« Le 31 décembre de cette même année 1855, à l’ouverture des Bouffes-Parisiens, transportés des Champs-Élysées au passage Choiseul, on donnait Ba-Ta-Clan, de lui et d’Offenbach ; c’était le gros morceau de la soirée. La pièce réussissait et Offenbach (on avait encore nommé Jules Servières), mettait le lendemain d’autorité le vrai nom de l’auteur sur l’affiche.

« C’était précisément le 1er janvier ; — bon jour et bon an ! — et l’auteur de l’Abbé Constantin se rappelle que ce jour-là il courut tout Paris pour voir son nom : Ludovic Halévy ! sur des affiches de théâtre.

« Que de fois, depuis, ce nom y a été imprimé, sur les affiches ! L’auteur dramatique est un des plus fins et des plus aimés de ce temps, d’un temps où le théâtre aura été une des formes souveraines de la littérature. Pourtant il a quitté les coulisses pour le cabinet de travail, la comédie pour le roman. Il y a en lui un observateur qui s’est dégoûté de la scène, mais chez le conteur il y a un auteur comique qui retournera sur les planches, fatalement, un jour ou l’autre. En attendant, il nous y conduit. Criquette, son dernier volume, est une étude de la vie de théâtre. C’est vivant et vécu, comme disent les poseurs ; mais c’est très simple et fort émouvant. »

Qui mieux que lui pouvait écrire ces scènes de la vie de théâtre ? Il a, avec M. H. Meilhac, donné des œuvres durables et achevées, FrouFrou, les Sonnettes, le Roi Candaule, la Boule, Fanny Lear, et ces épiques bouffonneries qui furent, à leur heure, la protestation de l’ironie contre les solennités et les niaiseries : Barbe-Bleu, les Brigands, la Grande Duchesse de Gérolstein, la Belle Hélène. Avec M. Hector Crémieux, Ludovic Halévy avait commencé le défilé en faisant jouer aux Bouffes Orphée aux Enfers. L’opérette fut, à son heure, une satire en action, — avec trop d’irrévérence, parlant, cette maraude, des dieux et des héros et des enthousiasmes, — mais spirituelle, alerte, amusante, affolée. Ne l’accusons pas de tous nos malheurs. Les Allemands ont joué encore plus d’opérettes que nous et pourtant !…

Mais ce n’est point là, du reste, qu’est l’originalité même du théâtre composé par Ludovic Halévy avec Henri Meilhac. Il est assez piquant, avant d’essayer de le caractériser, ce théâtre, de savoir comment les deux auteurs ont lié connaissance. Le nom de Lambert Thiboust va encore reparaître dans ces feuilles.

Ponsard venait de donner au théâtre du Vaudeville sa pièce shakspeariano-réaliste Ce qui plaît aux dames, et M. Cogniard, directeur des Variétés, vers 1860, avait demandé à ce gai Thiboust et à Ludovic Halévy de lui faire une petite pièce sous ce titre : Ce qui plaît aux hommes. Thiboust donne à Halévy trois rendez-vous et manque aux trois rendez-vous. Puis il écrit à son pseudo-collaborateur, que décidément il est trop occupé, n’a pas le temps, et Halévy s’en va voir Cogniard avec cette lettre de Thiboust. Sur les marches des Variétés il rencontre Henri Meilhac qu’il connaissait à peine : il n’y avait eu jusque-là que quelques mots échangés entre eux. Une inspiration lui vient, pleine de hardiesse et de résolution ; il propose à Meilhac de prendre la place de Thiboust ; Meilhac accepte, et ce fut le point de départ de cette très lumineuse, brillante, entraînante et très applaudie collaboration. Elle est interrompue aujourd’hui ; « mais ce n’est qu’une raison de plus pour déclarer, — me disait Halévy, — que je n’ai jamais fait plus heureuse rencontre que cette rencontre de Meilhac sur le perron d’un théâtre qui devait nous revoir si souvent ensemble tous les deux ! »

Je n’énumérerai pas toutes les pièces que les deux collaborateurs ont faites en commun, depuis ce premier à-propos jusqu’à la Roussotte. Que de succès dans tous les genres ! Je ne connais rien dans le théâtre contemporain de supérieur aux trois premiers actes de Frou-Frou. D’autres ont fait plus violent, plus fort, plus nerveux, plus amer ou plus mâle, nul n’a fait plus distingué et plus exquis. La femme mondaine d’aujourd’hui, la folle sans amour, la capricieuse et la fébrile créature qu’ont pétrie dans un certain milieu les mœurs nouvelles, la déséquilibrée et l’hystérique à la Charcot dont devait, plus tard, s’emparer le roman contemporain, est peinte là avec toutes ses fantaisies d’enfant gâtée et inoccupée.

Je puis réimprimer, à des années de distance, ce que j’écrivais à propos de Frou-Frou lorsque la pièce fut jouée pour la première fois :

« Frou-Frou a épousé, sans savoir pourquoi, un brave et loyal garçon, un galant homme qu’elle n’aime pas, qu’elle rend malheureux, qu’elle va tromper. Elle a une sœur, Louise, qui aime profondément, noblement cet homme martyrisé par la pauvre et inconsciente Frou-Frou. Jalouse de sa sœur, Frou-Frou, qui n’est ni épouse, ni fille, ni mère, s’imagine qu’elle adore un monsieur qui joue avec elle Indiana et Charlemagne sur les théâtres de société. Elle quitte son mari, son enfant, son foyer et part pour Venise avec le blondin. Le mari tombe malade, malade à en mourir, puis une fois guéri, il court à Venise, et tue en duel l’amant de sa femme, et, repentante, Frou-Frou s’en vient mourir chez elle, demandant pardon à l’homme outragé, et embrasser son enfant avant de disparaître. Voilà toute la pièce, mais quelle vie en cette simple histoire !

« Il y a deux pièces d’ailleurs et bien distinctes dans cette œuvre : la première, en trois actes, étonnante de verve, d’acuité, de désinvolture, de grâce parisienne et moderne ; l’autre, larmoyante et un peu mélodramatique. Celle-ci refroidit le succès de la première représentation, et le décupla aux représentations suivantes, et je n’ai pas vu une femme, une seule, ne point pleurer à la mort de Frou-Frou.

« Elle est pourtant peu digne de tant d’émotion cette femme qui brise son bonheur, compromet son honneur et force deux braves gens à s’entre-tuer, simplement parce qu’elle a une crise de nerfs, et qu’elle se croit malheureuse. Mais elle est vraie et vivante. La vie, c’est la vertu de l’œuvre d’art. Ces trois premiers actes ont l’intensité de l’existence parisienne même, avec ce je ne sais quoi de fin et de tout particulier. La rivalité des deux sœurs est étudiée et analysée avec une exquise délicatesse de main. Et comme, sans avoir l’air d’y toucher, les auteurs enfoncent le scalpel dans le membre gangrené ! Nos mœurs faciles sont là ironiquement peintes ! L’ironie est une arme terrible. Un jour, c’était vers 1848, le directeur d’un journal socialiste demanda à Léon Gozlan un roman où fussent traités les problèmes qu’on agitait alors et qu’on agite encore aujourd’hui.

« Le voulez-vous sérieux ou gai ? dit Gozlan.

— À votre aise !

« Gozlan le fit terriblement gai, ce roman. Il écrivit Aristide Froissart où, tout en plaisantant, il montra la décomposition sociale, et traita la question du mariage indissoluble, du divorce et de la famille. On pourrait dire que MM. Meilhac et Halévy dans Frou-Frou ont agi comme Léon Gozlan. Quelle satire plus terrible de la famille, telle que nous l’ont faite les mœurs, que ce portrait de vieux viveur si bien joué par Ravel ? Point de dignité, partant point de respect. « Je m’en vais en Bohême », dit-il à sa fille. Et la fille, qui songe à la vie dissipée de ce père prodigue, fait un jeu de mots et se met à rire. Le père accompagne à Prague une danseuse sifflée à Paris. Il revient pour faire répéter Indiana et Charlemagne à sa fille, qui jouera en débardeur.

« Avec quel art toutes ces scènes, cruelles au fond, sont traitées, enlevées par les auteurs de Frou-Frou ! C’est plaisir de voir tant de délicatesse au théâtre. Notez que rien ne s’évapore de cet esprit un peu subtil. Tout est arôme, mais tout passe la rampe. Les travers de la femme actuelle sont fustigés d’une main légère, mais qui ne fait point grâce. Ce qui me plaît là, c’est que les auteurs, qui n’ont pas l’air d’y toucher, sont vraiment des moralistes. Ce pastel d’un monde plus léger que leur crayon, et qui tombera plus vite en poussière, a le ton de la causerie et la puissance du sermon. Leur œuvre est un fer rouge trempé dans la poudre de riz. Il sent bon, mais il cautérise. »

Ce que je dis là d’une œuvre seule, je le pourrais dire du théâtre tout entier des deux collaborateurs. J’aurais voulu m’arrêter encore sur Fanny Lear, cette œuvre forte, bizarre, hautaine où Mme Pasca fut si supérieure, comme la pauvre Desclée avait été si admirable dans Frou-Frou. Mais, pour caractériser le théâtre d’Halévy et de Meilhac, peut-être vaut-il mieux choisir telle comédie leste et courte comme, par exemple, les Sonnettes. C’est, comme le Roi Candaule, un modèle du genre. Là l’esprit fait rage et court au bout de chaque phrase avec une vivacité charmante. C’est comme un proverbe d’Octave Feuillet joué au cinquième étage par une femme de chambre et un valet de pied, du Feuillet parisien et endiablé. Ou plutôt c’est du Marivaux en livrée, du Marivaux point guindé, décravaté, libre de ton, libre d’allures, un Marivaux qui aurait lu Musset et la Vie parisienne. Et ce même esprit, ce même ton, cette même langue exquise et brève, ce style rapide, si français, si parfait, on retrouve toutes ces qualités rares dans ces articles enjoués et mordants pareils à ceux que Meilhac et Halévy ont donnés tour à tour, l’un et l’autre, à la Vie parisienne et qu’ils ont, au lieu de l’envoyer au journal de Marcelin, apportés au théâtre. D’une plume acérée et délicate, toute parisienne et douée à un degré infini d’un accent de contemporanéité vraiment séduisant, ils ont écrit plus d’une fois, avec Toto chez Tata, avec Madame attend Monsieur, un feuilleton de journal, une nouvelle dialoguée, ce qu’on voudra, et ils ont donné à cette piquante esquisse le nom de comédie. Croquis tant qu’on voudra ! Le croquis est un art, une chose parfaitement exquise et qui souvent rend plus exactement, plus sûrement que l’œuvre plus considérable ou le tableau achevé la manière et le tempérament personnel du peintre. Un dessin de Gavarni ou de Fragonard vaut mieux que toutes les grandes machines ambitieuses ! Madame attend Monsieur et Toto chez Tata, aussi bien que les Sonnettes ou le Roi Candaule, caractérisent, je le répète, excellemment le talent essentiellement moderne et actuel des auteurs de Frou-Frou. Tout cela est absolument signé et daté. C’est la comédie vive, preste et pressée, fébrile, nerveuse, lestement troussée et retroussée, qui léguera à l’avenir la tournure, même les tics et les élégances, élégances charmantes ou vicieuses, de ce temps-ci. Et les auteurs ne s’arrêtent pas à la surface, et vont plus profond que l’épiderme. Ne trouverait-on point dans leur œuvre commune des hardiesses qui les montrent familiers aussi avec le drame poignant et la comédie hautaine ? En résumé, avec un grain de fantaisie et de caprice, ce sont des réalistes, et ce que fut avec Meilhac et ce que sera, quelque jour, seul Ludovic Halévy au théâtre, il l’est dans ses romans : un réaliste à sa manière et sans manière.

Quand je dis réaliste, je me sers d’un mot qui n’est pas tout à fait juste. Le réalisme de l’auteur des Petites Cardinal, loin de rappeler ce qu’on a entendu longtemps par réalisme en littérature et en art, — les romans de Champfleury, par exemple, ou les tableaux de Courbet, — est, au contraire, un réalisme élégant, à la Musset ou à la Stendhal. Ce n’est pas sans cause que Ludovic Halévy lit avec passion Henri Beyle et le grand novelliere Mérimée. « Dis-moi qui tu aimes et je te dirai qui tu es. »

Ludovic Halévy, d’ailleurs, lit beaucoup. C’est un lettré et, mieux qu’un lettré, un curieux. Il a cette aimable religion des souvenirs, de l’inédit, des autographes, des découvertes. Il prend des notes, qui sont délicates, au courant de ses lectures qui sont choisies. Il a fait, un jour, œuvre de causeur achevé. C’était à Saint-Germain où, l’été, en regardant le magnifique panorama qu’on voit de sa maison comme de la Terrasse même, il va se reposer des fatigues de l’hiver.

Ludovic Halévy a parlé, un jour, sur le théâtre de Saint-Germain-en-Laye au bénéfice d’une œuvre de bienfaisance. Il avait pris pour sujet : Molière à Saint-Germain. « Je monte quelquefois sur la scène, disait-il alors, comme pour s’excuser, mais quand le rideau n’est pas levé. » Et le souvenir de cette jolie causerie montre qu’il y a un orateur chez ce fin causeur. Très finement, le conférencier, ce jour-là, fit revivre la cour de Louis, et les rivalités de Louis XIV et de Lauzun, le grand roi se trouvant trompé lui-même par ceux qui trompaient Molière et laissant à l’auteur dramatique le soin de venger la majesté royale sur les marquis, en vengeant sa propre offense maritale. C’était peut-être un paradoxe, mais c’était piquant et nouveau. Halévy eut de très curieux aperçus à propos de Racine écrivant de Néron qu’

Il excelle à conduire un char dans la carrière,


et appliquant le reproche à Louis XIV. Pourquoi ? parce que Louis figurait dans les pièces de Molière et non dans celles de Racine. Ah ! qu’il avait paradé dans les tragédies raciniennes, le tragique lui eût tout pardonné !

Un auteur dramatique seul et un peintre de la nature humaine pouvait percer à jour chez Racine ce sentiment d’homme de théâtre.

Peut-être l’auteur de l’Invasion s’était-il déjà décidé à devenir, — et du premier coup, — un des premiers romanciers de son temps.

Ludovic Halévy, dont je viens d’apprécier, un peu rapidement, les dons multiples, semble, en effet, s’être décidément concentré dans le roman où il vient de trouver, coup sur coup, des succès décisifs. C’est le roman mondain qu’il affectionne et surtout le roman simple. Il va systématiquement ou plutôt amoureusement, par volonté et par goût, aux sujets de choix et aux héros les plus agréables. Il a peu de propension pour les grands événements à la Walter Scott et concentre plus volontiers son attention et son art sur l’épisode, comme Mérimée. « Songez aux menus faits ! » répétait Stendhal. C’est le menu fait et le détail que Ludovic Halévy recherche avec une sorte de scrupule passionné. Une goutte d’eau contient un monde et une perle fine vaut toutes les lourdes joailleries du monde.

Les souvenirs de jeunesse de l’auteur de Criquette, de l’Abbé Constantin, de la Famille Cardinal et de Deux Mariages m’ont entraîné un peu trop loin ; mais, dans la vie de tout contemporain, n’est-ce pas l’aurore, l’heure de début qui préoccupe l’attention ? Les œuvres de l’auteur de l’Invasion sont dans toutes les mains., Je n’avais pas à les analyser. Tout le monde connaît M. Cardinal, ce puritain corrompu, ce Prudhomme du vice, qui ne ressemble qu’à lui-même pourtant (en littérature, veux-je dire, car, dans la vie, M. Cardinal pullule) et qui incarne toute une maladie sociale, j’ai entendu dire le mot à M. Taine. Tout le monde a été séduit par les jolies Américaines de l’Abbé Constantin et a souri, puis un peu pleuré à l’histoire de la petite Criquette. Le succès complet, entraînant de l’Abbé Constantin fut la protestation du goût public contre des études volontairement repoussantes, agressives dans leur pessimisme. Une source fraîche coulant sur un sable d’or fin et rencontrée après une journée de chaleur accablante. L’Abbé Constantin fit relire l’Invasion et assura la fortune du romancier nouveau qui venait, avec tant d’art, d’agrandir ses petits cadres si habilement ciselés. Criquette et l’Abbé Constantin ont dépassé la vogue des nouvelles d’Halévy, mais ne les ont pas fait oublier de ceux qu’elles avaient charmés. Quelques-uns de ceux-là restent fidèles aux infidèles du foyer de la danse. Les nouvelles d’Halévy, l’Insurgé, la Petite Caille plucheuse, le Mariage d’Amour, le Mariage dans le Monde, sont achevées et célèbres, et, dans leur forme concentrée, enferment un volume tout entier où l’art est d’autant plus parfait qu’il se dissimule avec plus de soin, que la langue est moins surchargée d’adjectifs, la phrase plus alerte et plus française.

Oui, un Français de la famille de Mérimée et de Stendhal, un Parisien de l’école de Musset, tel réapparaît Ludovic Halévy dont l’œuvre inachevée encore, Dieu merci, est faite pour les délicats et dont le caractère, ce qui ne gâte rien, est des plus sûrs que je connaisse dans notre monde littéraire. Correct comme sa phrase, net comme son style, avec beaucoup d’esprit et une raillerie bienveillante dont le fond serait volontiers mélancolique, voilà l’homme. C’est un narquois attendri.