Lucrezia Floriani/Chapitre 18

Lucrezia Floriani
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XVIII.

« Les hommes ne sont jamais logiques et complets dans leurs meilleures ni dans leurs plus mauvaises qualités, dit la Floriani ; et, pour ne point passer, envers eux, d’un excès d’estime à un excès de blâme, pour conserver de l’affection et de la confiance à ceux que le devoir nous prescrit d’aimer, il faut se faire d’eux une juste idée, voir avec un certain calme le bien et le mal, et ne pas oublier surtout que, chez la plupart des hommes, un vice est parfois l’excès d’une vertu.

« Le vice de mon père, c’est la parcimonie ; je veux le dire bien vite, puisqu’il le faut pour reconnaître que sa vertu, c’est l’esprit d’équité et le respect fanatique de la règle établie. Aimant l’argent avec passion, comme tous les paysans, il se distingue d’eux en ce que le vol d’un fétu lui paraît un crime. Sa petitesse, c’est l’éternelle crainte du gaspillage qui amène la misère. Sa grandeur, c’est ce même instinct d’avarice mis au service de ceux qu’il aime, au détriment de son bien-être, de sa santé, et presque de sa vie.

« Ainsi il amasse mesquinement et vilainement, je l’avoue, je ne sais quel misérable trésor enfoui, je gage, dans quelque recoin de cette chaumière. De temps en temps il achète de petits morceaux de terrain, croyant placer là l’honneur et la dignité future de ses petits-enfants. Essayer de lui persuader qu’une bonne éducation, un noble caractère et des talents sont un meilleur fonds à leur assurer, c’est chose fort inutile. Resté paysan de corps et d’âme, il ne comprend que ce qu’il voit. Il sait comment l’herbe croît et comment le blé germe, et, ne se doutant pas qu’il y a là un plus grand miracle que dans toutes les œuvres humaines, il dit tranquillement que c’est un fait naturel. Parlez-lui de ces choses qui peuvent se démontrer et s’expliquer, d’un bateau à vapeur, par exemple, ou d’un chemin de fer, il sourit et ne répond pas. Il ne croit pas à l’existence de ce qu’il n’a pas vu, et si on lui disait d’aller à l’autre rive du lac pour s’en convaincre par ses yeux, il n’irait pas, dans la crainte d’une mystification.



À ton âge je gagnais déjà cela. (Page 42.)

« Ma vie ne lui a rien appris du monde, des arts, de la puissance des dons intellectuels, de l’échange des idées. Il n’a jamais fait de questions là-dessus, et n’entendrait pas parler sans déplaisir de ce qui lui est absolument étranger. Il pense que si j’ai fait fortune dans la carrière de l’art, c’est grâce à des circonstances fortuites qu’il ne me conseillerait pas de tenter une seconde fois. Et puis, il fait ce raisonnement très-spécieux et très-naïf à la fois : « Vous autres artistes, vous gagnez beaucoup d’argent, mais vous avez besoin d’en dépenser encore plus. Ce goût-là vous vient en vous fréquentant les uns les autres et en courant le monde. De sorte que vous travaillez à outrance pour arriver à vous amuser un peu. Moi, qui ne dépense rien, qui n’ai pas le goût du plaisir, je gagne moins, mais ce que j’ai acquis, je le conserve. Ma profession est donc plus agréable et plus lucrative que la vôtre ; vous êtes pauvres, et je suis riche ; vous êtes esclaves, et je suis libre. »

« De là son peu d’estime et d’admiration pour la gloire que j’ai acquise. Il n’en est point flatté, et si vous voulez que je vous le dise, cette sorte de dédain pour la fumée de mes triomphes me paraît un des côtés les plus intéressants et les plus respectables de son caractère. La carrière que j’ai fournie a trop contrarié ses idées d’ordre élémentaire pour qu’il m’ait conservé une grande tendresse ; d’ailleurs, la tendresse proprement dite n’a jamais habité son cœur. Tout se traduit chez lui en principes d’équité rigide et froide. Quand ma mère mourut en me donnant le jour, il fit serment de ne jamais se remarier si je vivais, persuadé qu’une belle-mère ne pouvait aimer les enfants d’un premier lit. Et il tint son serment, non par amour pour la mémoire de sa femme, mais par sentiment de son devoir envers moi. Il m’a élevée avec toutes sortes de soins et une surveillance dont peu d’hommes sont capables envers un petit enfant : mais je ne crois pas qu’il m’ait jamais donné un baiser. Il n’y a jamais pensé. Il n’a jamais senti le besoin de me presser contre son cœur, et il trouve que je gâte mes enfants parce que je les caresse. Il demande quel bien cela leur fait, et quels avantages ils en retirent. Quand, après quinze ans d’absence, je suis venue me jeter à ses pieds, en me confessant à lui avec ferveur, et en tâchant de justifier ma conduite : « Tout cela ne me regarde pas, m’a-t-il répondu, je n’entends rien à ce qui est permis ou défendu dans le monde dont tu me parles. Tu as refusé le mari que je te destinais, tu m’as désobéi : voilà ce que j’ai à te reprocher. Tu as aimé le fils de ton maître, et tu l’as détourné de l’obéissance qu’il devait à son père, cela est mal et pouvait me faire du tort. Ces gens-là n’y sont plus, tu reviens, et tu m’as fait beaucoup de cadeaux. Je sais comment je dois me conduire avec toi. Ne parlons jamais du passé, il y a une fin à tout, et je te pardonne, à condition que tu élèveras tes enfants dans des idées d’ordre et de sagesse. » Là-dessus, il me donna une poignée de main, et tout fut dit.

« Eh bien, mon ami, j’ai vu, dans ma vie de théâtre, l’intérieur de bien des familles d’artistes, et je vais vous dire ce qui s’y passe dix fois sur douze. L’artiste, surtout l’artiste dramatique, est toujours sorti des rangs les plus pauvres et les plus obscurs de la société. Soit que ses parents l’aient destiné à leur servir de gagne-pain, soit que le hasard et des protections étrangères aient révélé et utilisé ses aptitudes, dès son premier succès, fût-il encore enfant, le voilà chargé de soutenir, de transporter, de vêtir, de nourrir et même d’amuser sa famille. C’est lui qui paiera les dettes de ses frères, c’est lui qui établira ses sœurs, c’est lui qui placera en rentes tout le fruit de son travail pour assurer une belle pension à ses père et mère, le jour où il voudra leur acheter sa liberté.

« Ce sont les femmes surtout qui subissent ces dures nécessités, et ce serait juste et bien, si on n’abusait pas indignement de leurs forces, de leur santé, et pis encore, hélas ! de leur honneur, pour rendre le gain plus rapide, et les mettre, par la prostitution, à l’abri d’une chute devant le public. Le théâtre, dans ce cas-là, sert encore d’étalage de vente, et telle fille stupide et belle paie pour se montrer, ne fût-ce qu’un instant, sur les tréteaux, dans un costume équivoque, afin de se faire connaître et de trouver des chalands.

« Quand, par hasard, cette fille, cette dupe, cette victime a du caractère et de la fierté, soit qu’elle ait su préserver son innocence, soit qu’elle ait le juste ressentiment d’avoir cédé à d’infâmes suggestions, dès qu’elle menace de rompre avec sa famille, la famille plie, tremble, adule et rampe. Je les ai vus, ces pères éhontés, ces mères odieuses, tenir le cachemire et le vitchoura dans la coulisse, baiser presque les pieds qui avaient dansé à mille francs par soirée, remplir, à la maison, l’office de laquais, faire un nid d’ouate à la poule aux œufs d’or, enfin descendre à une servilité sans exemple, aux plus lâches complaisances, aux flatteries les plus viles, pour conserver l’honneur et le profit d’être attachés à la grande coquette, à la prima dona, ou seulement à la courtisane à la mode.

« Ces familles-là m’auraient fait pleurer de honte, et, quand je songeais à mon vieux père, le paysan, qui n’avait pas voulu quitter ses filets pour venir partager mon luxe, qui refusait de répondre à mes lettres, qui recevait mes envois d’argent pour faire une dot à mes filles, mais qui persistait à se lever devant le jour, à dormir sous le chaume et à vivre avec deux sous de riz par jour, il me semblait que j’étais d’une naissance illustre, et que je me sentais encore fière du sang plébéien qui coulait dans mes veines.

« Il est bien vrai que, comme dans toutes les choses humaines, il y a des misères et des ridicules mêlés à tout cela. Il est vrai que mon père refusait mes lettres, quand j’oubliais de les affranchir ; il est vrai qu’aujourd’hui il déplore ce qu’il appelle ma prodigalité, et que, quand il a vendu son poisson, il montre une pièce d’argent à Célio d’un air de triomphe, en lui disant : « À ton âge, je gagnais déjà cela, et, à l’âge que j’ai maintenant, je le gagne encore. Je te donnerai cela pour t’aider, quand tu commenceras à avoir un état et à vouloir gagner aussi. » Il est vrai encore que, s’il me voyait donner cent francs à un malheureux camarade sans ressources, il m’accablerait presque de sa malédiction. Je suis forcée de tolérer souvent ses travers, mais je suis toujours forcée aussi de respecter son orgueil et sa rustique opiniâtreté. S’il est dur aux autres, c’est qu’il l’est à lui-même encore plus. Il travaille avec l’ardeur d’un jeune homme, il n’est jamais indiscret ni importun, il vit dans son stoïcisme, sans jamais contrôler ce qu’il ne comprend pas. Combien d’autres, à sa place, eussent rempli mon existence de tracasseries, tout en s’enivrant à ma table et en me faisant rougir de leur grossièreté ou de leur bassesse ! La situation de mon père vis-à-vis de moi était bien délicate, et, sans rien raisonner ni calculer à cet égard, il l’a conservée digne, indépendante, et généreuse à son sens. Comblé de mes dons, il peut encore se considérer comme chef de famille et protecteur, puisqu’il travaille et amasse pour faire le bonheur de ses enfants. Je souris de ses moyens, mais non de ses intentions. Et maintenant, Karol, ne comprends-tu pas que j’aime et bénisse encore mon vieux père ? N’as-tu pas remarqué que je lui ressemble de figure, et crois-tu que je n’aie rien de son caractère ? »

— Vous ? s’écria Karol : oh ciel ! rien !

— Oui, moi. Je dois quelque chose à la fierté du sang qu’il m’a transmis, reprit Lucrezia. Je me suis trouvée dans des situations difficiles ; j’ai été aimée par des hommes riches ; j’ai eu des amis dont j’aurais pu accepter l’aide sans manquer à l’honneur. Mais l’idée d’imposer aux autres des privations ou un surcroît de travail, lorsque je me sentais jeune, forte et laborieuse, m’eût été insupportable. On m’a accusée de bien des fautes, on a exagéré cruellement celles que j’ai commises ; mais jamais l’ombre d’un soupçon pour mon indépendance et ma probité n’a pu se présenter à l’esprit des gens les plus malveillants pour moi. J’ai été directrice de théâtre, j’ai manié des intérêts matériels, et fait ce qu’on appelle des affaires. Elles étaient même compliquées, difficiles et délicates. Aux prises avec tant de prétentions, de vanités et d’exigences, j’ai toujours eu pour principe de donner plutôt le double de ce que je devais, que de contester dans un cas douteux ; sans être économe, j’ai eu de l’ordre, et, en faisant beaucoup de bien, je ne me suis pas ruinée et compromise. C’est que je n’ai point fait de folies par complaisance pour moi-même. Elle est plus rangée et plus sage, la femme qui donne aux malheureux ce qu’elle a, que celle qui engage ce qu’elle n’a pas pour se procurer des bijoux et des équipages. Je n’ai jamais eu le goût d’un vain luxe. La possession d’un petit objet sans valeur, où se révèlent l’intelligence et le goût de l’ouvrier, m’est plus chère que celle d’une parure de diamants. J’aime ce qui est bon et vrai plus que ce qui est éclatant et envié. Sans m’astreindre à vivre aussi frugalement que mon père, j’ai porté de la sobriété dans tous mes instincts. Il n’y a que l’affection que je ne gouverne pas par la tempérance de l’esprit, et, en cela seulement, je diffère de lui : mais si je n’ai pas été une fille entretenue, si les présents de la corruption ne m’ont pas tentée, lorsque, à seize ans, je me suis trouvée aux prises avec les difficultés de l’existence, si je peux commander encore le respect à ceux qui me blâment, c’est, sois-en bien sûr, parce que je suis la fille du vieux Menapace. Conviens donc que l’apparence trompe, et que la nature établit des liens solides et des rapports profonds entre les êtres qui diffèrent le plus au premier coup d’œil.

— Tout ce que vous dites est admirable, répondit le prince, accablé de tristesse, et vous devez avoir raison en tout. Mais allons rejoindre Salvator qui nous cherche sans doute.

— Non, non ! dit la Floriani ; il était fatigué de son voyage, il s’est endormi à l’ombre des myrtes du jardin. Allons rejoindre les enfants, que je n’ai pas vus depuis une heure. »

Elle avait beaucoup parlé à Karol de choses réelles pour la première fois, et elle se flattait d’avoir profité d’une bonne occasion pour réhabiliter dans son esprit ce père qu’elle aimait sincèrement. Mais il est des thèses que l’esprit accepte sans qu’elles s’emparent du cœur. Karol sentait que la Floriani venait de faire un sage plaidoyer en faveur de la tolérance et en vue de la réhabilitation de la nature humaine. Il n’en était pas moins révolté de la réalité, et incapable d’accepter les travers humains avec un autre sentiment que celui de la politesse, cette générosité perfide qui laisse le cœur froid et les répugnances victorieuses.

Il eût fallu à la Floriani, selon lui, un milieu plus digne d’elle, c’est-à-dire un milieu tel qu’il n’en existe pour personne ; un lac plus vaste sans cesser d’être aussi paisible, une demeure plus pittoresque sans cesser d’être aussi commode et aussi saine, une gloire moins chèrement acquise sans cesser d’être aussi brillante, et surtout un père plus distingué, plus poétique, sans cesser d’être un pêcheur de truites. Il n’avait point le sens aristocratique étroit : il aimait cette origine rustique, cette chaumière natale, ces filets suspendus aux saules du rivage ; mais un paysan de poëme ou de théâtre, un montagnard de Schiller ou de Byron, lui eût été nécessaire pour mettre à cet égard son esprit à l’aise. Il n’aimait pas Shakspeare sans de fortes restrictions : il trouvait ses caractères trop étudiés sur le vif, et parlant un langage trop vrai. Il aimait mieux les synthèses épiques et lyriques, qui laissent dans l’ombre les pauvres détails de l’humanité : c’est pourquoi il parlait peu et n’écoutait guère, ne voulant formuler ses pensées ou recueillir celles des autres que quand elles étaient arrivées à une certaine élévation. Fouiller le sein de la terre pour analyser les sucs généreux et malfaisants qu’elle contient, afin de planter à propos et de tirer parti de ce qu’elle peut produire, eût été pour lui œuvre vile et révoltante. Mais cueillir de belles fleurs, admirer leur éclat et leur parfum, sans se soucier de la peine et de la science du jardinier, tel était le doux emploi qu’il se réservait dans la vie.

La Floriani avait donc parlé dans le désert en croyant le convaincre. Il l’avait écoutée avec recueillement, et, dans tout ce qu’elle avait dit, il avait admiré la rédaction, la partie ingénieuse de son système de tolérance, la beauté de son instinct. Mais il ne trouvait pas qu’elle eût raison d’accepter le mal pour ne pas méconnaître le bien. C’était l’antipode de sa manière de sentir les rapports humains. Il avait pourtant une haute idée du devoir filial ; mais il savait faire, entre le devoir et le sentiment, entre les actions et les sympathies, une distinction qui était tout à fait inconnue à la Floriani. Ainsi, à sa place, il n’eût pas cherché à justifier l’avarice de Menapace, parce que, pour trouver à ce vice un côté estimable, il fallait commencer par avouer qu’il existait en lui. Il l’eût nié, au contraire, ou il eût gardé un profond silence, ce qui est bien plus facile, il faut en convenir.

Et puis, la Floriani, en parlant d’elle-même, lui avait fait encore beaucoup de mal. Elle avait prononcé des mots qui l’avaient brûlé comme un fer rouge. Elle avait dit qu’elle n’avait jamais été une fille entretenue, elle avait peint les mœurs de ses pareilles avec une terrible vérité. Elle avait raconté ses premières amours et nommé elle-même son premier amant. Karol aurait voulu qu’elle n’en eût pas seulement l’idée, qu’elle ignorât que le mal existe ici-bas, ou qu’elle ne s’en souvînt pas en lui parlant. Enfin, il aurait voulu, pour compléter la somme de ses exigences fantastiques, que, sans cesser d’être la bonne, la tendre, la dévouée, la voluptueuse et la maternelle Lucrezia, elle fût la pâle, l’innocente, la sévère et la virginale Lucie. Il n’eût demandé que cela, ce pauvre amant de l’impossible !