Lucrezia Floriani/Chapitre 16

Lucrezia Floriani
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XVI.

Il faut dire aussi que le prince aida la destinée par l’heureuse disposition de son esprit, et qu’il ne fit rien pour s’apercevoir de l’étrangeté de sa situation. Habile à se torturer, dans l’habitude de ses sombres et taciturnes rêveries, il laissa le facile caractère et l’aimable sérénité de la Floriani chasser ses tristes pensées et entretenir son bien-être intellectuel.

Ils ne causèrent presque point ensemble : admirable et unique moyen de s’entendre toujours et sur tous les points ! leur amour étant à son zénith, ne s’exprima guère qu’en brûlantes divagations, en caresses échangées, en contemplations muettes ou en apostrophes passionnées, en regards extatiques, en douces rêveries à deux.

Si l’on eût pu lire dans ces deux âmes ainsi plongées dans les rêves de l’idéal, on eût pourtant signalé une grande absence de similitude et d’unité entre elles. Tandis que la Floriani, éprise de la nature, associait à son ivresse le ciel et la terre, la lune et le lac, les fleurs et la brise, ses enfants surtout, et souvent aussi le souvenir de ses douleurs passées, Karol, insensible à la beauté extérieure des choses et aux réalités de sa propre vie, noyait son imagination plus exquise ou plus libre dans un monologue exalté avec Dieu même. Il n’était plus sur la terre, il était dans un empyrée de nuages d’or et de parfums, aux pieds de l’Éternel, entre sa mère chérie et sa maîtresse adorée. Si un rayon embrasait la campagne, si un parfum de plantes traversait les airs, et que la Lucrezia en fît la remarque, il voyait cette splendeur et respirait ces délices dans son rêve ; mais il n’avait, en réalité, rien vu et rien senti. Quelquefois, quand elle lui disait : « Vois comme la terre est belle ! » il lui répondait : « Je ne vois pas la terre, je ne vois que le ciel. » Et elle admirait la profondeur passionnée de cette réponse sans la bien comprendre. Elle regardait les nuages de pourpre du couchant, et ne songeait pas que l’âme de Karol voyait, bien au-dessus des nuages, un Éden fantastique où il croyait se promener avec elle, mais où il était véritablement seul. Enfin, on peut dire que la Floriani voyait la réalité avec le sentiment poétique de l’auteur de Waverley, tandis que son amant, idéalisant la poésie même, peuplait l’infini de ses propres créations, à la manière de Manfred.

Malgré ces différences, leur vol s’était élevé aussi haut que possible, et les choses d’ici-bas ne trouvaient point de place dans leurs épanchements. Ceci était tout à fait opposé aux instincts actifs, secourables, et pour ainsi dire militants de Lucrezia ; elle voyageait dans ces espaces comme un aveugle-né qui recouvrerait tout à coup la vue, et qui s’essaierait en vain à comprendre tous ces objets nouveaux et inconnus. Le prince ne pouvait lui donner qu’un aperçu vague de sa propre vision. Il eût cru lui faire injure en pensant qu’elle n’avait pas la vue plus longue que lui, et qu’elle ne s’expliquait pas le prodige à elle-même mille fois mieux qu’il n’eût pu le lui expliquer. Quant à elle, perdue dans cette immensité, mais ravie de cette course aventureuse à travers un nouveau monde, elle ne songeait guère à l’interroger sur ce qu’il éprouvait. Elle sentait l’insuffisance de la parole humaine pour la première fois, elle qui l’avait tant étudiée et qui s’en était si bien servie ! Mais, humble comme on l’est quand on idolâtre un autre que soi-même, elle croyait que tout ce qu’elle eût pu dire ou entendre n’était rien auprès de ce que pensait et sentait son amant.

Elle n’avait pas encore éprouvé la fatigue attachée à cette tension de l’âme au-dessus de la région qu’elle habite naturellement, lorsque Salvator vint rompre le tête-à-tête, et, cependant, elle le vit arriver avec une satisfaction instinctive, et le reçut à bras ouverts. Il tombait à l’improviste, il n’avait point écrit depuis huit jours ; on était un peu inquiet de lui, la Floriani plus que Karol pourtant, bien qu’elle ne l’aimât pas autant que le prince devait l’aimer, mais par suite de cette sollicitude naturelle qui trouvait moins de place dans le ravissement surhumain du jeune prince.

Ce dernier avait paru et cru désirer sans doute le retour de son fidèle ami ; mais quand il entendit les grelots des chevaux de poste s’arrêter à la grille de la villa, sans qu’il sût de quoi il s’agissait, son cœur se serra. L’ancien pressentiment effacé et oublié se réveilla tout à coup. « Mon Dieu ! s’écria-t-il en pressant convulsivement le bras de la Lucrezia, nous ne sommes plus seuls ; je suis perdu ! Ah ! je voudrais mourir maintenant !

— Mais non ! répondit-elle ; si c’est un étranger, je ne le reçois pas ; mais ce ne peut être que Salvator, mon cœur me l’annonce, et c’est le complément de notre bonheur. »

Le cœur de Karol ne l’avertissait pas, et, malgré lui, il souhaitait que ce fût un étranger, afin qu’on le renvoyât. Il reçut pourtant son ami avec un profond attendrissement ; mais une tristesse involontaire s’était déjà emparée de lui. C’était un changement dans cette existence qu’il savourait si complète, et qui ne pouvait que perdre à une modification quelconque.

Salvator lui sembla plus bruyant, plus vivant que jamais, dans le sens matériel du mot. Il ne s’était point trouvé heureux loin d’eux, mais il s’était distrait et amusé, en dépit des contrariétés et des mécomptes que l’on trouve dans la vie de plaisir. Il raconta tout ce qu’il pouvait raconter de son séjour à Venise. Il parla de bals dans les vieux palais, de promenades sur les lagunes, de musique dans les églises, et de processions autour de la place Saint-Marc ; puis de rencontres fortuites et agréables, d’un ami Français, d’une belle Anglaise de sa connaissance, de hauts personnages allemands et slaves, parents de Karol ; enfin, il fit passer, sur le prisme radieux où Karol s’était oublié, la petite lanterne magique du monde.

Dans tout ce qu’il disait, il n’y avait rien de désagréable ni d’émouvant en aucune sorte. Mais Karol sentit pourtant un affreux malaise, comme si, au milieu d’un concert sublime, une vielle criarde venait mêler des sons aigus et un motif musical vulgaire, aux pensées divines des grands maîtres. On ne pouvait lui parler de personne qui l’intéressât désormais, ni de rien qui ne lui semblât au-dessous de sa situation morale et indigne d’être mentionné. Il essaya de ne pas écouter ; mais, malgré lui, il entendit Salvator dire à la Floriani : « Ah çà, que je te donne donc des nouvelles qui t’intéressent à ton tour ! J’ai rencontré beaucoup de tes amis, je devrais dire tout le monde, car tout le monde t’adore, et aucun de ceux qui t’ont vue, ne fût-ce qu’un soir et sur le théâtre, ne peut t’oublier. J’ai vu Lamberti, ton ancien associé de direction, qui pleure ta retraite et dit que le théâtre est maintenant perdu en Italie. J’ai vu le comte Montanari, de Bergame, qui ne parlera jusqu’à son dernier soupir, que de la journée que tu as bien voulu passer dans sa villa ; et le petit Santorelli qui est toujours amoureux de toi !… et la comtesse Corsini qui t’a connue à Rome, et chez laquelle tu as bien voulu lire, un soir, un drame de son ami l’abbé Varini ! une mauvaise pièce, à ce qu’il paraît, mais que tu as si bien dite, que tout le monde l’a crue bonne et que tous les yeux ont été baignés de pleurs.

— Ne me rappelle pas mes vieux péchés, répondit la Lucrezia. C’en est un mortel, peut-être, que de déclamer avec soin et conscience une platitude. C’est tromper l’auteur et l’auditoire. Dieu merci, je ne suis plus exposée à commettre de pareilles fautes ! Et dis-moi, qui as-tu rencontré encore ?

Le prince soupira. Il ne concevait pas que tout cela pût intéresser sa maîtresse. Salvator nomma encore une demi-douzaine de personnes, et la Floriani, qui n’y mettait réellement aucun intérêt marqué, l’écouta cependant avec cette obligeance qu’on doit à ses amis. Mais il y eut un nom qu’elle recueillit pourtant avec une certaine sollicitude. C’était celui de Boccaferri, un pauvre artiste qu’elle avait sauvé plusieurs fois des désastres de la misère, quoiqu’elle n’eût jamais eu pour lui le moindre amour, ni la plus légère velléité d’engouement.

— Quoi ! encore une fois endetté à ce point ? dit-elle, lorsque Salvator lui eut donné de ses nouvelles avec un certain détail ; il est donc impossible de le sauver de son désordre et de son imprévoyance, ce malheureux !

— Je le crains.

— C’est égal, il faudra l’essayer encore.

— J’ai prévenu ton désir, je lui ai donné quelques secours.

— Oh ! je t’en remercie, c’est bien de ta part ! Je te restituerai cela, Salvator.

— Quelle folie ! tu veux m’empêcher de faire la charité ?

— Non, mais celle-ci n’est peut-être pas très-bien placée, et c’est à ma considération que tu l’as faite, car tu connaissais très-peu Boccaferri, et je suis sûre qu’il s’est servi de mon nom pour t’intéresser à son sort.

— Qu’importe ! Il ne pouvait invoquer une patronne plus puissante. D’ailleurs, je l’aime, ce drôle-là, il m’amuse : il a tant d’esprit !

— Et tant de talent ! ajouta la Floriani, s’il voulait et s’il savait en faire usage ! Pauvre Boccaferri !…

Karol n’en entendit pas davantage ; il était resté un peu en arrière, dans l’allée du parc où l’on se promenait en causant ainsi. Puis, il s’arrêta, et regarda si, au détour de cette allée, Lucrezia se retournerait pour le regarder. Mais elle ne se retourna pas ; elle était occupée à chercher avec Salvator un moyen d’employer le savoir-faire de Boccaferri, comme peintre de décorations à tout autre théâtre que Milan, Naples, Florence, Rome, Venise, etc., tous lieux d’où son inconduite et son humeur fantasque l’avaient fait chasser successivement.

— Tu dis que trois cents francs de plus le décideraient peut-être à entreprendre le voyage de Sinigaglia où il trouverait de l’occupation, du moins pendant le temps des fêtes ? Eh bien ! je vais les lui envoyer, car je comprends bien le dégoût qu’il éprouve à arriver, pressé d’argent, et forcé de se mettre à la discrétion de ceux qui l’emploient. C’est ainsi que la misère engendre et décuple la misère !

En parlant ainsi, la Lucrezia ne songeait qu’à remplir un devoir de pitié et de charité ; et même, par un de ces instincts de pudeur qui sont propres à la bienfaisance, elle avait baissé la voix, et hâté un peu le pas pour n’être point entendue de Karol, peut-être aussi parce qu’elle pressentait que c’était là un sujet trop vulgaire pour l’intéresser.

Mais, par malheur, elle se trompa, pour la première fois, dans ce qui convenait à la disposition de son esprit. Il ne s’intéressait que trop à ce qu’elle disait ; il eût voulu n’en pas perdre un mot, et cependant il eût rougi d’essayer de l’entendre malgré elle. Il s’arrêta, hésita un instant, et quand il l’eut perdue de vue un vertige le saisit, et il s’imagina qu’un abîme venait de se creuser entre eux.

Que s’était-il donc passé, et qu’y avait-il là qui dût faire souffrir ? Rien ! mais il faut moins que rien pour faire tomber, du sommet de l’empyrée au fond des gouffres de l’enfer, celui qui aspire à la gloire des dieux. Ces vieux classiques, dont nous nous sommes si sottement moqués, imaginèrent qu’une mouche avait suffi pour précipiter dans les abîmes de l’espace l’audacieux mortel qui voulait guider le char de Phoebus dans sa route céleste. Trouvons donc aujourd’hui une métaphore plus juste et plus ingénieuse pour exprimer le peu que nous sommes, et le peu qu’il faut pour troubler nos ravissements sublimes ! mais je ne m’en charge pas ; je ne puis que dire en vile prose : le prince Karol avait pris trop haut son essor pour redescendre peu à peu. Il fallut tomber tout à coup et sans cause apparente. Ils étaient sans doute bien fougueux et bien robustes, les coursiers-géants du soleil ; et le taon qui leur fit prendre le mors aux dents est un bien pauvre et bien petit insecte !

Karol quitta le jardin, courut s’enfermer dans sa chambre, et s’y promena, poursuivi par les Furies. Cette âme, tout à l’heure si magnanime et si forte, n’était plus que le jouet des plus misérables illusions. Qu’était-ce donc que ce Boccaferri si intéressant aux yeux de Lucrezia ? Quelque ancien amant peut-être ! Il se rappelait ce que, depuis le premier jour de leur rencontre, il avait totalement oublié, à savoir qu’elle avait eu beaucoup d’amants. — Et pourquoi revenait-elle avec tant de sollicitude à un souvenir indigne d’elle, lorsque lui, le fiancé de Lucie, il avait sacrifié jusqu’au portrait de cette chaste vierge, pour n’avoir pas seulement l’image d’une autre que Lucrezia en sa possession ?

Plus il s’efforçait d’expliquer naturellement un fait si simple, plus il y trouvait de mystère et de complications désespérantes. Elle avait baissé la voix, elle avait doublé le pas en parlant avec Salvator. Cela était bien certain. Elle ne s’était pas retournée au bout de l’allée pour voir s’il la suivait ; elle qui, depuis un mois, n’avait pas perdu une seconde du temps qu’elle pouvait lui consacrer sans négliger ses devoirs de famille ! Et maintenant elle marchait encore, appuyée sur le bras du comte, parlant avec chaleur sans doute de ce terrible souvenir, de ce mystérieux personnage dont elle ne lui avait jamais dit un mot ! Il s’étonnait de cela, comme si la Floriani ne lui avait jamais rien raconté de sa vie, comme s’il ne l’avait pas cent fois conjurée, au contraire, de ne jamais s’accuser devant lui, et d’oublier en masse toutes les émotions du passé, pour se concentrer dans la jouissance du présent.

Enfin elle ne revenait pas, elle ne se demandait pas où il pouvait être, pourquoi il l’avait quittée. Les minutes duraient des heures, des années ! Et Salvator, cet ami sans délicatesse, qui venait la distraire par de pareils soucis et jeter des noms empoisonnés dans la coupe de leur bonheur ! Karol souffrit tant dans l’espace d’un quart d’heure, qu’il lui sembla avoir vieilli d’un siècle, quand il entendit, en frissonnant, les voix de la Floriani et du comte passer sous sa fenêtre. Elle riait ! Salvator lui rappelait des bons mots, des traits d’originalité de Boccaferri. Vraiment elle en riait, et son amant subissait la torture sans qu’elle daignât s’en douter !

Certainement, elle était bien loin de s’en douter, la pauvre Lucrezia ! elle n’était guère inquiète de ne pas le voir à ses côtés, et se disait seulement que, ce sujet de conversation lui étant étranger, il avait préféré s’ensevelir dans ses rêveries accoutumées. Combien de fois, lorsqu’elle approchait de la chaumière de Menapace, ne lui avait-il pas dit qu’il aimait mieux ne pas y entrer, et attendre sous les acacias roses, au bord du lac, pour continuer à s’entretenir avec elle en imagination !

Cependant l’instinct du cœur la ramenait vers lui plus vite que Salvator ne l’eût souhaité. Il eût voulu la retenir dans le parc et la faire parler de son amour. Mais elle avait fait assez de pas dans la voie d’exclusion que Karol lui avait ouverte, pour n’être pas aussi pressée qu’elle l’était ordinairement de s’abandonner avec franchise à la confiance et à l’amitié. Elle craignait, cette fois, de mal exprimer l’immensité de son bonheur, ou de n’être pas assez complètement comprise. Elle répondit en peu de mots ; et, avec plus de finesse qu’elle n’en avait de son propre mouvement, elle ramena la conversation sur Boccaferri et la promenade vers la maison, car elle cherchait en vain Karol dans le jardin. Ses regards ne l’y découvraient point.

À peine rentrée au salon, elle prit le premier prétexte, et monta à l’appartement du prince. Il était dans un état si violent, que sa figure en était bouleversée. Il sentait, d’ailleurs, une sourde fureur gronder au fond de sa poitrine. Craignant de ne pouvoir feindre, ne voulant pas se montrer ainsi et perdant la tête, dès qu’il entendit marcher dans la galerie, il se précipita dans l’escalier par une autre porte, et, laissant la Floriani le chercher et l’appeler, il s’enfuit sur la grève du lac.

Mais bientôt, voyant sortir des bosquets voisins le nuage de tabac que Salvator promenait toujours comme une auréole autour de sa tête, il pensa que son ami allait le rejoindre, et, craignant ses regards encore plus que ceux de Lucrezia, il se jeta dans la cabane de roseaux du vieux Menapace, certain qu’on ne viendrait pas le chercher là où il ne pénétrait jamais. Il venait de voir le vieillard quitter le rivage sur sa barque, avec Biffi, et Karol se flattait de pouvoir rester seul encore le temps nécessaire pour retrouver l’empire de sa volonté et l’apparence du calme.