Lucrezia Floriani/Chapitre 13

Lucrezia Floriani
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XIII.


La Lucrezia se persuadait de très-bonne foi que Salvator se trompait. Elle sentait bien qu’il avait, lui-même, pour elle un gros amour bon enfant, si l’on peut parler ainsi, amour bien sincère, mais bien positif, qui n’eût imposé aucune chaîne et qui n’en eût pas accepté non plus ; en un mot, une solide et généreuse amitié, avec quelques plaisirs en passant, et autant d’infidélités qu’on pourrait ou qu’on voudrait s’en permettre de part et d’autre.

La Floriani ne voulait plus de chaînes, et se croyait à l’abri de toute passion ; mais elle s’était fait une trop grande idée de l’amour, elle l’avait ressenti avec trop d’énergie, enfin c’était une nature trop franche et trop passionnée pour qu’un pareil contrat ne lui parût pas révoltant. Elle ne savait rien être à demi, et si, à son insu, elle avait encore des sens, elle aimait mieux les vaincre et leur imposer silence que de les satisfaire sans enthousiasme, sans la conviction, peut-être illusoire chez elle, mais sincère, d’une vie commune et d’une fidélité éternelle. C’est ainsi qu’elle avait longtemps aimé, et quand elle avait eu des passions de huit jours, ou peut-être même d’une heure, comme disait Salvator, ç’avait été avec la ferme croyance qu’elle y mettait toute sa vie. Une grande facilité d’illusions, une aveugle bienveillance de jugement, une tendresse de cœur inépuisable, par conséquent beaucoup de précipitation, d’erreurs et de faiblesse, des dévouements héroïques pour d’indignes objets, une force inouïe appliquée à un but misérable dans le fait, sublime dans sa pensée ; telle était l’œuvre généreuse, insensée et déplorable de toute son existence.

Aussi prompte et aussi absolue dans le renoncement que dans le désir, elle croyait, depuis un an, qu’elle était délivrée de l’amour, que rien ne pourrait l’y ramener. Elle se persuadait même, tant son esprit embrassait vite une résolution et s’habituait à une manière d’être, que la victoire était à jamais remportée, et si elle eût mesuré la durée du temps à l’intensité de sa conviction, elle eût fait serment que vingt ans s’étaient déjà écoulés depuis qu’elle n’aimait plus.

Et pourtant, la dernière blessure était à peine cicatrisée, et, comme un brave soldat qui se remet en campagne lorsque ses jambes peuvent à peine le soutenir sur le seuil de l’ambulance, la Floriani affrontait courageusement le contact journalier de deux hommes épris d’elle, chacun à sa manière. Elle se rassurait en se disant qu’elle n’avait jamais eu d’amour pour l’un, qu’elle n’en pourrait jamais avoir pour l’autre, et que, la Providence ayant voulu qu’elle leur fût nécessaire, il n’y avait point à se tourmenter des dangers possibles de cette situation.

Puis, en songeant à tout ce que Salvator Albani venait de lui dire, elle s’assit dans son boudoir avant d’entrer dans sa chambre, et se mit à dérouler ses cheveux et à les arranger pour la nuit avec une admirable insouciance. « Peut-être, se disait-elle, est-ce une ruse naïve de Salvator pour savoir ce que je pense de son ami, et si c’est par l’impertinence ou par le sentiment qu’il faut m’attaquer ? Il invente cet amour de Karol pour ramener des épanchements que je lui ai interdits ! »

Bien des mots échappés au prince, de simples exclamations, certains regards eussent dû pourtant éclairer une femme de l’âge et de l’expérience de la Floriani. Mais elle avait conservé une modestie et une candeur d’enfant, en dépit de tout ce qui eût dû les lui faire perdre, et cette particularité de son caractère n’en était pas un des moindres charmes. C’est peut-être là ce qui la faisait paraître toujours jeune, et ce qui la faisait plaire si soudainement.

En arrangeant ses cheveux devant une glace, à la clarté d’une seule bougie, elle se regarda un instant avec attention, comme elle ne s’était pas regardée depuis un an ; mais elle avait si peu l’instinct de vivre pour elle-même, qu’elle ne vit dans sa propre figure que le souvenir des hommes qui l’avaient aimée. « Bah ! se dit-elle, ceux là ne m’aimeraient plus s’ils me voyaient maintenant. Comment donc pourrais-je plaire réellement à d’autres, quand ceux qui avaient, pour m’être attachés, tant d’autres motifs plus importants que ma jeunesse et ma beauté, ne se soucient plus de moi ? » Elle n’avait pas été heureuse en amour, et pourtant elle avait allumé des passions si violentes, qu’elle ne pouvait pas être flattée d’inspirer des caprices, et, après avoir été une idole, de devenir un amusement.

Elle se sentit donc bien forte lorsqu’elle rabattit les rideaux de gaze sur la glace de sa toilette, en se disant que personne n’aurait plus de droit sur elle ; mais, comme elle reprenait sa bougie pour retourner auprès de ses enfants, elle tressaillit en se trouvant en face d’un spectre.

— Quoi ! mon cher prince, dit-elle après un instant d’effroi involontaire, vous voilà relevé quand on vous croyait si bien endormi ! Qu’y a-t-il ? vous êtes donc souffrant ? et vous étiez seul ! Salvator vient de me quitter, et il n’est pas retourné auprès de vous ? Parlez donc, vous m’inquiétez beaucoup !

Le prince était si pâle, si tremblant, si agité, qu’il y avait de quoi s’inquiéter en effet. Il eut de la peine à répondre ; enfin il s’y décida.

— N’ayez pas peur de moi, ni pour moi, dit-il, je suis bien, très-bien… Seulement, je ne dormais pas, je me suis mis à la fenêtre. J’ai entendu parler… j’étais bien tenté de descendre et de me mêler à votre conversation. Je ne l’osais pas… j’ai longtemps hésité ! Enfin, n’entendant plus rien, et voyant Salvator errer seul dans le fond du jardin, j’ai pris une grande résolution… je suis venu vous trouver… Pardonnez-moi, je suis si troublé que je ne sais pas ce que je fais, ni où je suis, ni comment j’ai eu l’audace de pénétrer jusque dans votre appartement…

— Rassurez-vous, dit la Floriani en le faisant asseoir sur son divan, je ne suis pas offensée, je vois bien que vous êtes souffrant, vous vous soutenez à peine. Voyons, mon cher prince, vous avez eu quelque mauvais rêve. J’avais laissé Antonia auprès de vous. Pourquoi cette jeune étourdie vous a-t-elle quitté ?

— C’est moi qui l’ai priée de me laisser seul. Je m’en vais… Pardon encore, je suis fou, ce soir, je le crains !

— Non, non, restez ici et remettez-vous. Je vais chercher Salvator ; à nous deux, nous vous distrairons, vous oublierez votre malaise en causant avec nous, et quand vous vous sentirez bien, Salvator vous emmènera. Vous dormirez tranquille quand il sera près de vous.

— N’allez pas chercher Salvator, dit le prince en saisissant d’un mouvement impétueux les deux mains de la Floriani. Il ne peut rien pour moi, vous seule pouvez tout. Écoutez, écoutez-moi, et que je meure après, si le peu de force que j’ai recouvrée s’exhale dans l’effort suprême qu’il me faut faire pour vous parler. J’ai entendu tout ce que Salvator vous a dit ce soir et tout ce que vous lui avez répondu. Ma fenêtre était ouverte, vous étiez au-dessous : la nuit, la voix porte dans ce silence solennel. Je sais donc tout, vous ne m’aimez pas, vous ne croyez seulement pas que je vous aime !

Nous y voici donc, pensa la Floriani saisie de chagrin et fatiguée d’avance de tout ce qu’il lui faudrait dire pour se défendre sans blesser ce triste cœur. — Mon cher enfant, dit-elle, écoutez…

— Non, non, s’écria-t-il avec une énergie dont il ne semblait pas capable, je n’ai rien à écouter. Je sais tout ce que vous me direz, je n’ai pas besoin de l’entendre, et il n’est pas certain que j’en eusse la force. C’est moi qui dois parler. Je ne vous demande rien. Vous ai-je jamais rien demandé ? Connaîtriez-vous ma pensée, si Salvator ne l’eût devinée et trahie ? Mais il y a quelque chose, dans tout cela, qui m’est insupportable, quelque chose qui m’a percé le cœur, parce que c’est vous qui l’avez dit. Vous prétendez que je ne peux pas aimer une femme comme vous. Vous dites du mal de vous-même pour prouver que j’en dois penser. Vous croyez enfin que je vous oublierai, et que, quand on dira du mal de vous en ma présence, je soupirerai lâchement en regrettant d’être lié à vous par la reconnaissance… Ces pensées-là sont affreuses, elles me tuent ! Dites-moi que vous les abjurez, ou je ne sais ce que je ferai dans mon désespoir.

— Ne vous affectez pas ainsi pour quelques paroles irréfléchies, et dont je ne me souviens même pas, dit Lucrezia effrayée de l’émotion croissante du prince ; je ne songe pas à vous accuser de morgue, et je vous sais incapable d’ingratitude. Quoi ! n’ai-je pas dit plutôt que votre reconnaissance pour moi était bien plus grande que les services si naturels que je vous ai rendus ? Oubliez les mots qui vous ont blessé, je vous en supplie ; je les rétracte et je suis prête à vous en demander pardon. Calmez-vous, et prouvez-moi la sincérité de votre amitié en ne vous faisant pas gratuitement souffrir vous-même !

— Oui, oui, vous êtes bonne, parfaitement bonne, reprit Karol en s’attachant convulsivement à elle ; car il voyait qu’elle avait hâte de rompre ce tête à tête ; mais une seule fois, la première et la dernière fois de ma vie, sans doute, il faut que je parle… Sachez bien que si quelqu’un… que ce soit Salvator lui-même ou tout autre !… si quelqu’un vous dit jamais que je n’ai pas pour vous du respect, de l’adoration… un culte !… le même culte que je rendis à la mémoire de ma mère… celui-là aura menti lâchement, ce sera mon ennemi, je le tuerai si je le rencontre… Moi qui suis doux, faible, réservé, je deviendrai haineux, violent, implacable, et plus fort pour le punir que tous ces hommes robustes et batailleurs. Je sais bien que j’ai l’apparence d’un enfant, les traits d’une femme… mais ils ne savent pas ce qu’il y a en moi. Ils ne peuvent le savoir, je ne parle jamais de moi !… Je ne prétends pas être remarqué, je ne sais pas chercher à me faire aimer. Je ne le suis pas, je ne le serai jamais. Je ne demande même pas qu’on me croie capable d’aimer beaucoup… que m’importe ? Mais vous ? mais vous ?… Ah ! vous, du moins, il faut que vous sachiez que ce moribond vous appartient, comme l’esclave appartient à son maître, comme le sang au cœur, comme le corps à l’âme. Ce que je ne peux pas accepter, c’est que vous ne soyez pas sûre de cela, c’est que vous disiez que je ne peux aimer un être semblable à moi. Je ne suis donc pas un homme ? Tous les hommes aiment Dieu, et moi, je vous aime comme l’idéal, comme la perfection ; je vous crains comme je crains Dieu, je vous vénère au point que je mourrais à vos pieds plutôt que de vous exprimer un désir outrageant.

Et ce n’est pas que je voie en vous un fantôme comme celui que j’ai porté en moi si longtemps. Je sais fort bien que vous êtes une femme, que vous avez aimé, que vous pouvez aimer encore… tout autre que moi ? Eh bien ! soit ! j’accepte tout cela, et je n’ai pas besoin de comprendre les mystères de votre cœur et de votre vie pour vous adorer. Soyez tout ce que vous voudrez, abandonnez vos enfants, reniez Dieu, chassez-moi, aimez l’homme qui vous en semblera digne… Si Salvator vous plaît, s’il peut vous donner un instant de bonheur, écoutez-le, rendez-le heureux ; j’en mourrai certainement, mais sans qu’une pensée de blâme puisse entrer dans mon esprit, sans qu’un sentiment de vengeance puisse approcher de mon cœur. Je mourrai en vous bénissant, en proclamant que vous avez le droit de faire tout ce qui est défendu aux autres, que ce qui est crime et reproche chez eux, est vertu et gloire chez vous. Tenez, je suis tellement malheureux en ce monde, et l’amour que je vous porte me ronge tellement les entrailles, que j’ai, en ce moment, un désir, un besoin effréné de mourir. Mais si vous voulez que je m’en aille demain, que je ne vous revoie jamais et que je vive, je vivrai et je serai content de vivre dans les tourments pour vous obéir. Vous croyez que j’ai aimé quelqu’un plus que vous ? c’est faux ! je n’ai jamais aimé personne. Je le sens maintenant, j’avais rêvé l’amour ; car, comme vous l’a dit Salvator, il était dans mon cerveau, je ne l’avais pas senti dévorer mon cœur. C’était une femme pure, et je respecte tellement son souvenir, que je ne veux plus lui faire un mensonge en portant son image sur ma poitrine. Prenez-le, cachez-le, gardez-le, ce portrait que je ne comprends plus, et où je vois toujours vos traits maintenant à la place des siens ! je vous le donne et vous prie de l’accepter, parce qu’il ne doit pas être profané, et qu’il n’y a que deux endroits où il puisse être sanctifié désormais. Votre main, ou la tombe de ma mère… Ne croyez pas que je parle dans le délire. Si j’étais calme, je n’aurais pas le courage de parler ; mais ce courage trahit la vérité et proclame ce que je pense à toute heure depuis que je vous connais. Et je le dirais à la face du monde, j’en ferais le serment sur la tête de vos enfants… je le dirai à Salvator lui-même : qu’il m’entende, qu’il le sache, et qu’il n’ait jamais la folie de le nier. Je vous aime, ô vous ! ô toi, qui n’as pas de nom pour moi, et que je ne pourrais qualifier dans aucune langue… je t’aime !… j’ai du feu dans la poitrine… je meurs !

Et Karol, épuisé par cette ardente protestation, tomba aux pieds de la Floriani et s’y roula en tordant ses mains avec tant de violence qu’il les déchira et en fit jaillir le sang.

— Aime-le ! aime-le ! prends pitié de lui ! s’écria Salvator qui, après avoir cherché vainement le prince dans sa chambre et dans toute la maison, venait d’entrer, effrayé, et d’entendre ses dernières paroles. Aime-le, Floriani, ou tu n’es plus toi-même, ou un affreux égoïsme a desséché ton sein généreux. Il se meurt, sauve-le ! Il n’a jamais aimé, fais-le vivre, ou je te maudis !

Et cet homme étrangement généreux et enthousiaste, au milieu de son âpreté personnelle aux jouissances de la vie, cet inappréciable ami, qui préférait Karol à tout, à la Floriani et à lui-même, le releva du parquet où il se tordait dans une sorte d’agonie, et le jetant, pour ainsi dire, dans les bras de la Lucrezia, il s’élança vers la porte, comme pour ne pas entendre la réponse et ne pas assister à un bonheur auquel il ne renonçait pas sans effort.

La Floriani, éperdue, reçut Karol contre son cœur et l’y pressa avec tendresse ; mais, plus effrayée encore que vaincue, elle fit à Salvator un geste absolu pour qu’il eût à rester. — Je l’aimerai, dit-elle, en couvrant d’un long et puissant baiser le front pâle du jeune prince, mais ce sera comme sa mère l’aimait ! aussi ardemment, aussi constamment qu’elle, je le jure ! Je vois bien qu’il a besoin d’être aimé ainsi, et je sais qu’il le mérite. Cette tendresse maternelle, dont je m’étais prise pour lui, d’instinct, et sans songer à la prolonger au delà de sa guérison, je la lui voue pour toujours, et à l’exclusion de tout autre homme. Je renouvelle pour toi, mon fils, le vœu de chasteté et de dévouement que j’ai fait pour Célio et pour mes autres enfants. Je garderai saintement et respectueusement le portrait de ta fiancée, et quand tu voudras le voir, nous parlerons d’elle ensemble. Nous pleurerons ensemble ta mère chérie, et tu ne l’oublieras pas en retrouvant son cœur dans le mien. J’accepte ton amour à ce prix, et j’y crois, quelque désabusée que je sois de tout le reste. Voilà la plus grande preuve d’affection que je puisse te donner !

Cet engagement parut à Salvator un remède bien incomplet, et plus dangereux qu’utile. Il allait demander davantage, lorsque le prince, retrouvant la force avec la parole, s’écria, fondant en larmes :

— Bénie sois-tu, femme adorée ! je ne te demanderai jamais rien de plus, et mon bonheur est si grand que je n’ai pas de parole pour t’en remercier.

Il se prosterna devant elle et embrassa ses genoux avec transport. Puis, s’arrachant de ses bras, il suivit Salvator et alla dormir avec un calme dont il n’avait jamais joui jusqu’à cette heure.

— Étranges et impossibles amours ! se disait Salvator en essayant de dormir aussi.