Lucrezia Floriani/Chapitre 10

Lucrezia Floriani
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X.

Karol était d’une finesse prodigieuse ; les tempéraments délicats et concentrés ont une sorte de divination, qui les trompe souvent parce qu’elle va au delà de la vérité, mais qui ne reste jamais en deçà, et qui, par conséquent, semble magique quand elle tombe juste.

— Ami, lui dit-il en essayant de se remettre sur son oreiller sans agitation, ce qui ne lui était pas facile, vu qu’il tremblait comme un homme pris de fièvre ; tu es cruel ! Dieu sait pourtant que j’ai bien souffert pour toi depuis trois heures, et qu’on souffre en proportion de l’affection qu’on porte aux gens. Je ne puis supporter l’idée d’une faute de ta part. Elle m’est plus cruelle, elle me cause plus de honte et de regret que si je la commettais moi-même.

— Je n’en crois rien, reprit Salvator avec sécheresse. Tu te brûlerais la cervelle, si tu avais seulement une pensée légère. Aussi tu es implacable pour celles des autres !

— Je ne me suis donc pas trompé ! dit Karol, tu as fait commettre à cette malheureuse créature une erreur de plus, et toi…

— Moi, je suis un vaurien, un drôle, tout ce que tu voudras, s’écria Salvator en s’asseyant sur son lit, et en écartant son rideau pour parler en face à Karol ; mais cette femme, vois-tu, c’est un ange, et tant pis pour toi si tu n’as pas assez de cœur et d’esprit pour la comprendre.

C’était la première fois que Salvator disait une parole dure et outrageante à son ami. Il était vivement excité par les émotions de la soirée, et il ne pouvait supporter ce blâme, qu’il n’avait pas mérité d’une manière agréable.

Il n’eut pas plus tôt exhalé son dépit, qu’il s’en repentit amèrement ; car il vit la figure expressive de Karol pâlir, se décomposer, et trahir une douleur profonde.

— Écoute, Karol, dit-il en donnant un grand coup de pied à la muraille pour faire rouler son lit auprès de celui de son ami, ne te fâche pas, n’aie pas de chagrin ! c’est bien assez pour moi d’en avoir causé déjà, ce soir, à un être que j’aime presque autant que toi… autant que toi, s’il est possible ! Plains-moi, gronde-moi, je le veux bien, je le mérite ; mais n’accuse pas cette excellente et admirable amie… je vais tout te raconter.

Et Salvator, incapable de résister à la muette domination de son ami, lui rapporta de point en point, avec la plus grande véracité, et en entrant dans les moindres détails, tout ce qui s’était passé entre leur hôtesse et lui.

Karol l’écouta avec une grande émotion intérieure, que Salvator, troublé par sa propre confession, ne remarqua pas assez. Cette peinture des instincts sublimes et de la vie insensée de la Floriani lui porta le dernier coup, et son imagination en fut fortement impressionnée. Il crut la voir aux bras du misérable Tealdo Soavi, puis la compagne d’un comédien vulgaire, complaisante par bonté, avilie par grandeur d’âme. Outragée bientôt par les désirs aveugles de ce bon Salvator, qui, selon lui, aurait aussi bien courtisé la servante de l’auberge d’Iseo, s’il eût passé la nuit sur l’autre rive du lac. Puis il vit Lucrezia dans sa chambre, au milieu de ses enfants endormis. Il la vit partout grande par nature et dégradée par le fait. Il se sentit transir et brûler, bondir vers elle et défaillir à son approche. Quand Salvator eut cessé de parler, une sueur froide baignait le front de Karol.

Pourquoi t’en étonnerais-tu, lecteur perspicace ? Tu as bien déjà deviné que le prince de Roswald était tombé éperdument amoureux à la première vue et pour toute sa vie, de la Lucrezia Floriani ?

Je t’ai promis, ou plutôt je t’ai menacé de n’avoir pas le plaisir de la plus petite surprise, dans tout le cours de ce récit. Il eût été assez facile de te dissimuler les angoisses de mon héros, avant l’explosion d’un sentiment de plus en plus invraisemblable et difficile à prévoir. Mais tu n’es pas si simple qu’on le croit, mon bon lecteur, et, connaissant le cœur humain tout aussi bien que ceux qui s’en font les historiens, sachant fort bien, d’après ta propre expérience, peut-être, que les amours réputés impossibles sont précisément ceux qui éclatent avec le plus de violence, tu n’aurais pas été la dupe de ce prétendu stratagème de romancier. À quoi bon, dès lors, t’impatienter par de savantes manœuvres et de perfides ménagements ? Tu lis tant de romans, que tu en connais bien toutes les ficelles, et, quant à moi, j’ai résolu de ne point me jouer de toi, dusses-tu me tenir pour un niais et m’en savoir mauvais gré.

Pourquoi cette femme, qui n’était plus ni très-jeune, ni très-belle, dont le caractère était précisément l’opposé du sien, dont les mœurs imprudentes, les dévouements effrénés, la faiblesse du cœur et l’audace d’esprit semblaient une violente protestation contre tous les principes du monde et de la religion officielle : pourquoi enfin la comédienne Floriani avait-elle, sans le vouloir, et sans même y songer, exercé un tel prestige sur le prince de Roswald ? Comment cet homme, si beau, si jeune, si chaste, si pieux, si poétique, si fervent et si recherché dans toutes ses pensées, dans toutes ses affections, dans toute sa conduite, tomba-t-il inopinément et presque sans combat, sous l’empire d’une femme usée par tant de passions, désabusée de tant de choses, sceptique et rebelle à l’égard de celles qu’il respectait le plus, crédule jusqu’au fanatisme à l’égard de celles qu’il avait toujours niées, et qu’il devait nier toujours ? Ceci, et je ne me charge point de vous le dire, c’est ce qu’il y a de plus inexplicable au moyen de la logique ; c’est ce qu’il y a de plus vraisemblable dans mon roman, puisque la vie de tous les pauvres cœurs humains offre pour chacun une page, sinon un volume, de cette expérience funeste.

Ne serait-ce point que la Floriani, au milieu de ses paradoxes, avait touché à vif quelque point de la vérité, lorsqu’en parlant de l’amour avec Salvator Albani, elle avait dit que les âmes généreuses ou tendres sont condamnées à n’aimer que ce qu’elles plaignent et redoutent ?

Il y a longtemps qu’on a dit que l’amour attirait les éléments les plus contraires, et lorsque Salvator rapporta à son jeune ami les théories un peu confuses, un peu folles, mais enthousiastes et peut-être sublimes de la Lucrezia, il est certain que Karol se sentit tombé sous la loi de cette épouvantable fatalité. L’effroi et l’horreur qu’il en ressentit furent si violents, et, en même temps, la fascination que son pressentiment lui avait vaguement annoncée livrèrent de tels combats à sa pauvre âme, qu’il n’eut pas la force de faire la moindre réflexion à son ami. — Nous partirons donc dans une heure, lui dit-il : repose-toi au moins un instant, Salvator ; je ne me sens point assoupi : je te réveillerai quand le jour sera venu.

Salvator, cédant à la puissance de la jeunesse, s’endormit profondément, soulagé, sans doute, d’avoir ouvert son cœur et résumé ses émotions. Il n’était point honteux d’avoir fait auprès de Lucrezia ce qu’un roué eût appelé un pas de clerc. Il s’en repentait sincèrement ; mais la sachant bonne et vraie, il comptait sur son pardon et ne prononçait pas le vœu téméraire de ne jamais recommencer la même tentative auprès des autres femmes.

Karol ne s’endormit pas : une fièvre réelle, assez forte, s’empara de lui, et, en se sentant malade de corps, il essaya de se rassurer un peu sur l’invasion de cette maladie morale qu’il regarda comme un symptôme de maladie physique. « Ce sont des hallucinations, se disait-il. La dernière figure nouvelle que j’ai rencontrée dans ce voyage s’est fixée dans mon cerveau, et elle m’assiége maintenant comme un fantôme de la fièvre. Ce pourrait être toute autre personne, dont l’image eût ainsi tourmenté mon insomnie. »

Le jour naissant blanchit l’horizon, et Karol se leva, afin de s’habiller lentement avant de réveiller son compagnon ; car il se sentait extrêmement faible, et, à diverses reprises, il fut forcé de s’asseoir. Lorsque Salvator, remarquant l’animation de ses joues et quelques frissons convulsifs, lui demanda s’il souffrait, il le nia, bien décidé qu’il était à ne point se laisser retenir. Au moment où ils sortaient de leur chambre, ils entendirent du bruit en bas. On était déjà éveillé dans la maison. Il fallait traverser l’étage inférieur pour gagner le jardin et le rivage, où ils comptaient profiter de quelque barque de pêcheur. Au moment où ils mettaient le pied dehors, ils se trouvèrent en face de la Floriani.

— Où allez-vous si vite ? leur dit-elle en prenant la main à l’un et à l’autre ; on met les chevaux à ma voiture, et Célio, qui mène à ravir, se fait grande fête d’être votre cocher jusqu’à Iseo. Je ne veux pas que vous traversiez le lac à cette heure ; il y a encore une petite brume fraîche et très-malfaisante, non pas pour toi, Salvator, mais pour ton ami qui ne se porte pas très-bien. Non ! vous n’êtes pas bien, monsieur de Roswald ! ajouta-t-elle en reprenant la main de Karol, et en la retenant dans les siennes avec la candeur d’un instinct maternel. J’ai été frappée, tout à l’heure, de la chaleur de votre main, et je crains que vous n’ayez un peu de fièvre. Les nuits et les matinées sont froides, ici ; rentrez, rentrez, je le veux ! Pendant que vous prendrez le chocolat, la voiture sera prête, vous vous y renfermerez bien, et vous aurez, à Iseo, le premier rayon du soleil, qui dissipera la mauvaise influence du lac.

— Il est donc vrai que votre miroir, chère sirène, a une influence un peu perfide ? dit Salvator en se laissant ramener dans l’intérieur de la maison. Mon ami prétendait, dès hier, s’en apercevoir, et moi je n’y croyais point.

— Si c’est le lac que tu appelles mon miroir, cher Ulysse, répondit Lucrezia en riant, je te dirai qu’il est comme tous les lacs du monde, et que quand on n’est pas né sur ses rives, il faut s’en méfier un peu. Mais je n’aime pas la sécheresse de cette main, dit-elle en interrogeant le pouls de Karol, de cette petite main, car c’est la main d’une femme… Che manina ! ajouta-t-elle en se tournant vers Salvator avec naïveté : mais prends-y garde ! ton ami n’est pas bien. Je m’y connais, moi, mes enfants n’ont jamais eu d’autre médecin que moi.

Salvator voulut à son tour tâter le pouls du prince : mais celui-ci affecta de prendre un peu d’humeur de cette inquiétude. Il retira brusquement des mains du comte, celle qu’il avait abandonnée en tremblant à la Floriani. — Je t’en prie, mon bon Salvator, dit-il, n’essaie pas de me persuader que je suis malade, et ne me rappelle pas trop que je ne suis jamais en bonne santé. J’ai assez mal dormi ; je suis un peu agité, et voilà tout. Le mouvement de la voiture me remettra. La signora est trop bonne, ajouta-t-il du bout des dents et d’un ton un peu sec, qui semblait dire : « Je vous serais fort obligé de me laisser partir au plus vite. »

La Floriani fut frappée de son accent : elle le regarda avec surprise, et crut voir dans la brièveté de sa parole un nouvel indice de fièvre. Il avait une forte fièvre, en effet, mais la bonne Lucrezia était à cent lieues de s’imaginer que le siége du mal était dans l’âme, et qu’elle en était la cause.

Une collation était servie. Pendant que Salvator se laissait aller à son bon appétit ordinaire, Karol prit du café à la dérobée. Rien ne lui était plus contraire dans ce moment-là, et il n’en prenait jamais. Mais il se sentait défaillir si rapidement qu’il voulait absolument se donner une force factice pour s’en aller sans laisser voir son profond malaise.

En effet, il crut se sentir mieux après avoir pris cet excitant, et, en voyant Salvator qui s’oubliait à dire une foule de tendresses à la Floriani, il éprouva une vive impatience ; il eut bien de la peine, même, à ne pas l’interrompre par des paroles de dépit. Enfin, la voiture roula sur le sable devant la maison, et le beau Célio, bondissant de plaisir, prit les guides de deux jolis petits chevaux corses qui traînaient une calèche légère. Un domestique, attentif et dévoué, était assis à ses côtés, sur le siége.

Au moment de quitter Lucrezia, le comte Albani, qui l’aimait véritablement, éprouva un chagrin et un redoublement d’affection qui se manifestèrent en caresses expansives, suivant son habitude. Après lui avoir mille fois demandé pardon tout bas, il s’arracha à une émotion qui réveillait, malgré lui, la pensée de ses torts, car il prenait un singulier plaisir à embrasser les joues calmes, les douces mains et le cou velouté de sa belle amie. Elle, sans pruderie, comme sans coquetterie, souffrait ces adieux voluptueux et tendres, avec un peu trop d’obligeance ou de distraction au gré de Karol, et, en ce moment, il lui sembla qu’il la haïssait. Pour ne pas voir la dernière embrassade, qui fut presque passionnée de la part de son ami, il se jeta au fond de la voiture et détourna la tête. Mais, au moment où la voiture partait, il rencontra le visage de Lucrezia tout auprès de la portière. Elle lui adressait un adieu amical, et lui tendait une boîte de chocolat qu’il prit machinalement avec un profond salut glacé, et qu’il jeta ensuite avec humeur sur la banquette devant lui.

Salvator ne vit point ce mouvement. À moitié hors de la voiture, il envoyait encore des baisers à la Floriani et à ses petites-filles, qui, sortant de leurs lits, et à demi vêtues, lui faisaient de gracieux signes avec leurs jolis bras nus.

Quand il ne vit plus que les arbres et les murs de la villa, il sentit son bon cœur italien, volage mais sincère, se gonfler et se fendre. Il couvrit sa figure de son mouchoir et versa quelques larmes. Puis, honteux de cette faiblesse, et craignant qu’elle ne semblât ridicule au prince, il essuya ses yeux et se tourna vers lui avec un peu d’embarras, pour lui dire :

— N’est-ce pas, voyons, que la Floriani n’est pas ce que tu croyais ?

Mais la parole expira sur ses lèvres, lorsqu’il vit la figure contractée et la pâleur livide de son ami. Karol avait les lèvres blanches comme ses joues, les yeux fixes et ternes, les dents serrées. Salvator l’appela et le secoua en vain ; il ne sentait et n’entendait rien : il avait perdu connaissance. Pendant quelques instants, Salvator espéra le ranimer en lui frottant les mains. Mais, voyant qu’il était glacé et comme mort, il fut pris d’une grande terreur. Il appela Célio, fit arrêter la voiture, ouvrit toutes les portières pour donner de l’air. Tout fut inutile ; Karol ne donnait d’autre signe de vie que des frissons étranges et des soupirs oppressés.

Le petit Célio, qui avait le courage et la présence d’esprit de sa mère, remonta sur le siège, fouetta les chevaux, et ramena le prince Karol dans cette maison où la fatalité avait décidé qu’il connaîtrait une existence nouvelle.